Inédits
7190-393 posted 18-08-21 13:41:09
© photo NChaurette 2004 (Vuillaume, propriété de Canimex, instrument prêté au Quatuor Caminex-Claudel)
Le Chemin de la vie
Texte créé le 15 novembre 2004 pour le 20e anniversaire du Quatuor Claudel
Comédienne: Macha Limonchik
N. Chaurette 2004
1ère partie
1. HAYDN ET LE PARADIS
Haydn op. 3 No 5 Sérénade.
Une femme entre (au paradis) pendant l’introduction. Elle contemple les quatre instrumentistes du quatuor. Elle écoute.
À la fin des quelques minutes que dure la sérénade, elle parle d’une voix sereine :
On me l’avait déjà dit, mais je ne pouvais pas imaginer combien c’est vrai :
Tout est si conforme aux premiers jours de l’enfance!
C’est à peine si je suis surprise de me retrouver là –
Elle regarde la chaise :
Elle prend place au milieu du quatuor, s’assoit.
2. SHAKESPEARE ET BORODINE
Aux quatre musiciennes du quatuor :
Je vous reconnais, comme si je vous avais déjà vues.
J’étais peut-être musicienne autrefois.
Je me souviens d’avoir joué … d’un instrument qui épousait la forme d’un être humain…
Je peux toucher ?
Elle caresse le violoncelle.
Dites-moi quelque chose…
Borodine – quatuor No 2 – début violoncelle seul.
Oui… peut-être… vous disiez?
Même jeu, qu’elle interrompt presque aussitôt …
À moins que ….
Attendez.
Elle regarde chacune des musiciennes qui se mettent à jouer à tour de rôle...
Je me souviens d’avoir joué…
Ça me revient…
Cela ressemble au grand théâtre qu’est la vie …
J’aurais été sporadiquement un personnage, parfois une soubrette, parfois une impératrice, je me revois tantôt courtisane, tantôt ingénue. Au cours d’une même année, j’aurais été autant de fois l’amoureuse que sa rivale. Rêver en contemplant la lune depuis mon balcon, ou maudire les étoiles en criant à la trahison. J’aurais été tour à tour l’empoisonnée et l’empoisonneuse, la mégère et la soumise, la veuve et la fiancée, la chose qu’on tasse dans un coin, ou le diamant qui scintille, un éclat de verre au milieu de la ménagerie, une chatte, un aiglon, une mouette… et ce pourquoi je me rappellerais de tout cela, à présent, c’est qu’à tous les soirs, la musique aurait été au rendez-vous….
“S'il est vrai que la musique
Est l'aliment de l'amour,
Jouez encore, donnez-m'en!
Donnez-m'en plus que toujours!
Borodine – quatuor No 2 – 2e mouvement, nocturne.
Ah, ce passage, encore, ah !
Cette résolution pénètre mon ouïe
Comme un vent tiède
Qui s'insinue dans un millier de jardins !
Rejouez-la, faites-moi mourir encore !
Non, arrêtez. Ce n'est pas ça.
C'était mieux tout à l'heure.
S’il vous plaît – recommencez !
On reprend le même passage et on écoute jusqu’à la fin.
Ô bel esprit de l'Art
Tu te dérobes et tu me fuis.
Tout, et puis rien !
Tel un rivage qui montre ses joyaux
Avant de ravaler dans son sein
Par caprice, les beautés qu'il contient.”
(Ce passage entre guillemets est un extrait de La Nuit des Rois de Shhakespeare.)
3. RAVEL EN 1902
Il paraît que, quand on quitte la vie pour s’envoler vers le ciel, on revoit d’un seul coup tout ce qui nous est arrivé, dans les moindres détails, sans rien oublier, pas même une journée, pas même une heure, pas même un instant.
C’est assez vrai. Même s’il y a trop de choses dans la vie pour que tout se déroule en une fraction de seconde. En tout cas c’est vrai, mais pas tout à fait de la manière qu’on croit. Ça vient par touche, par saccades, par un effleurement, une lumière, un coup de pinceau… un ange de Chagall, penché sur le berceau d’Eluard, des hirondelles à Montparnasse,
Qui voltigent - Qui tournoient
Gris
Perle
Flèche
Brume
Ciel
Feu !
RAVEL – QUATUOR – 2e mouvement, Vif et léger
Sur la musique :
Un passant de Prague sous la Tour moderne qui domine toutes les rues de Paris,
Puis, une adolescente,
non, une jeune adulte,
une artiste,
une femme accomplie en 1902,
c’est l’année où l’avant-garde est divisée, vous pensiez avoir tout lu, mais on n’avait encore rien entendu ! C’est comme ça, c’est la mode! On passe devant le Moulin-Rouge, devant les affiches, devant les lumières qui sentent le gaz, mais rien n’explose, que la musique! et les humains, qui voudraient bien pouvoir y flâner, mais vite ! On doit se rendre à Pelléas !
C’est que la musique moderne
Et pas seulement la musique,
L’art avec tous ses scandales
C’est ici que ça se passe!
Sur le passage plus lent :
Je me passionnais pour le personnage de Louise, dans un opéra qui se passe à Montmartre, et j’allais, comme elle, “ trembler délicieusement ” le soir, le long des rues sinueuses, Chemin des Saules, Allée du Brouillard…
“Louise est heureuse! Trop heureuse!”
Il m’arrivait aussi de déambuler le long des quais, longeant les bâtiments de tous les contrastes, et je m’absorbais dans la contemplation des couples, ivres sur les passerelles, libres entre les rives,
“ les mains dans les mains
restant face à face,
tandis que sous le pont de nos bras passe,
des éternels regards,
l’onde si lasse…
Vienne la nuit, sonne l’heure,
les jours s’en vont, je demeure… ”
(Apollinaire, Le Pont Mirabeau)
1902, c’est aussi l’année où je suis amoureuse.
4. WEBERN ET LE BONHEUR
C’était un artiste, lui aussi.
On parlait de nous avec des mots qui rivalisaient d’ampleur, tantôt c’était lui le génie, tantôt c’était moi. L’un procurait de la lumière à l’autre, et rien ne nous permettait de croire à la difficulté du travail, même si notre vie n’était qu’un immense labeur.
Il est vrai que l’amour avec lui, c’était à chaque seconde un enseignement, un regard sur le brouillon, une critique, une insatisfaction, non, ça ne va pas, on s’arrête un peu, on recommence en mieux, allez, on s’accorde! On observe, on écoute, on pose une question, pas grave s’il n’y a pas de réponse, d’ailleurs il n’y a jamais de réponse aux vraies questions qu’on se pose, alors on va avec le doute, avec l’invisible, avec ce qui devrait exister mais qui n’existe pas encore, était-il en train de me rendre folle ? Je crois que je l’étais déjà. Combien de temps cela a-t-il duré ? Aussi bien se demander combien de temps dure le bonheur!
Webern – Langsamer Satz
L’amour, ce chef-d’œuvre, il nous a fallu bien des années pour l’accomplir – des années de regards, des années d’étude, de silence, de mystère, et de confidences.
Tout s’effectuait dans la grâce, avec une aisance qui ressemblait à la vivacité de son intelligence, et une lenteur propice au frémissement d’un vent dans les bosquets, quand venait le soir, et avec la pénombre, le temps de la plénitude. Il était à la fois mon amant, mon comédien, mon frère, mon père, mon professeur, mon idole, mon inspirateur, en un mot, c’était mon maître, et j’étais sa maîtresse.
On écoute la pièce jusqu’à la dégringolade (3 min 40 environ).
J’avais appris de lui que l’art, ce n’est rien. Tout est une question de mathématique – de calcul, de géométrie, d’organisation sur le papier, et puis dans l’espace. Pour être un artiste, il faut savoir regarder comme il faut. Il faut s’adonner aussi à toutes sortes d’expériences. Je me souviens d’une journée entière où il avait parlé de la nécessité des pâtes au romarin additionnées d’un gros sel de Guérande pour sentir au fond de soi la nature exacte du tumulte.
5. PUCCINI ET LA TRAHISON
Cependant, maître, que faites-vous du génie?
Bof, ça peut toujours aider. Mais sans la force musculaire, comment un sculpteur pourrait-il travailler le bronze?
Et l’aptitude? Maître, que faites-vous du talent?
Bof, ça peut toujours aider. Mais sans l’étude approfondie de la musculature, comment l’artiste pourrait-il reproduire un visage dubitatif? Un souci qui porte ombrage à un sourire?
Musculation, musculature. Mon amant devenait de plus en plus terre à terre. C’est que sa carrière avait pris de l’envol et qu’il voyait augmenter le nombre de ses élèves. Je l’entendais mot pour mot dire aux autres ce qu’il m’avait enseigné, les mathématiques, l’organisation, les pâtes au romarin, le gros sel de Guérande, pour le tumulte, et la musculature.
Et puis… Et puis… vint ce jour où j’entendis s’élever une voix dans la classe, une voix plus jeune et plus sensuelle que toutes les autres :
Et l’ardeur?
Comment s’appelait-t-elle? Je vais lui en faire, de l’ardeur. Je veux connaître son nom. Avec quelle ostentation elle dégage son pied de sa chaussure, tiens, ce soir elle na pas enfilé ses bas, c’est pourtant le mois de septembre, elle se cabre, expose comme une jument son encolure, et ses paupières lourdes, on dirait de grands rideaux… elle répète en laissant tomber de ses lèvres humides :
Et l’ardeur ? Maître, que faites-vous du Désir?
Puccini, Chrysantemus, première partie.
Allô, mademoiselle? J’appelle de Paris. Pourrais-je avoir, s’il vous plaît, le numéro de Manon en Louisiane? Lescaut. Manon Lescaut.
Puccini, Chrysantemus, deuxième partie.
Allô Manon ? C’est moi.
Tu te croyais perdue, abandonnée?
Console-toi, tu n’es plus la seule.
Elle me parla longuement de ce qu’avaient été ses amours avec un chevalier. Il l’avait arrachée du couvent pour lui faire connaître la beauté du péché. Sa vie n’avait été que ça : une longue traversée clairsemée de chairs chaudes dans des lits défaits, et ponctuée d’ivresse au hasard des tableaux, des marbres, des joyaux, et d’une opulence capable d’anoblir à jamais le métier qu’elle exerçait, et qui l’avait conduite à sa gloire, à son bonheur, et finalement à sa perte.
Vie faite d’amour et de bijoux. Les robes griffées. Les grands parfums. Elle avait aimé l’argent autant qu’une chatte aime la crème, et pour me consoler, elle m’avait dit, avant de raccrocher, qu’en se désolant dans les marécages emplis d’alligators, car c’était là qu’on envoyait les putains pour les punir, elle pleurait davantage de ne plus pouvoir dépenser son argent que de ne plus pouvoir tarir le sexe de ses amants.
6. WAINWRIGHT ET LA SOLITUDE
Elle raccrocha.
Désormais j’étais toute seule.
“ Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire
Où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard
Ni connu la beauté des yeux, beauté des pierres,
Celle des gouttes d’eau, des perles en placard
Le soleil aveuglant te tient lieu de miroir
Et s’il semble obéir aux puissances du soir
C’est que ta tête est close… ”,
qu’il n’y a plus rien à voir.
Paul Éluard, L'Égalité des sexes
Rufus Wainwright – In a graveyard
Je n’avais jamais craint la solitude mais encore fallait-il contrer l’isolement.
J’ouvris la porte de ma maison à je ne sais trop combien d’amants.
Je n’avais jamais craint la fatigue mais encore fallait-il prévenir l’insomnie
J'avais du chagrin mais j’avais aussi de la codéine dans la pharmacie…
Sur le coup ça m’a donné mal au cœur alors j’ai pensé qu’un peu d’Halcyon…
J’ai commencé par huit comprimés de benzodiazépam
Avec un peu d’alprazolam et de l’acétaminophène
Et pour ne pas vomir, un flacon entier de gravol,
Encore une poignée de barbiturique
Et puis, tant qu’à faire, beaucoup d’alcool.
7. LA JEUNE FILLE ET LA MORT
Mon amant m’avait trahie, j’avais choisi de le tromper à mon tour.
Il y avait dans mon estomac et dans mes artères tant de chimie que je ne ressentis presque rien en ouvrant la porte à mon ultime visiteur. C’était un spectre étrange, dont on pouvait voir l’ossature à travers une grande tunique diaphane. Il m’engloba toute entière, en chuchotant à mon oreille des paroles invitantes, mais ses caresses, mon Dieu qu’elles étaient rudes…
J’ai résolu de me donner à lui. Mais au dernier moment, c’est comme si un sursaut d’énergie veut m’arracher de ses bras, bien que son regard me paralyse.
Ne me regarde pas : je suis jeune et si belle
Toi, en comparaison, ton regard est odieux
Fais mourir en premier ton cri qui m’interpelle.
Spectre, je t’en supplie! Va-t-en loin de mes yeux!
Et le spectre amoureux dit à la jeune fille :
Tu ne m’as pas compris – vois je t’ouvre les bras!
Laisse-moi t’emmener dans la nuit où je brille
Où pour l’éternité, dans la paix tu seras.
Schubert, Quatuor No 14 D. 810, 2e mouvement.
ENTRACTE
2e partie
8- BEETHOVEN ET LA RUPTURE.
Beethoven – op. 130 – cavatina.
Où pour l’éternité, dans la paix, tu seras…
C’était assez conforme aux premiers jours de l’enfance, le tapis de la vie qui se déroule, avec la rapidité de l’éclair, et la douceur d’une caresse, l’apparition d’un rêve…
À présent que j’étais morte, j’ai bien cru que ça y était: le bonheur éternel, la paix de l’esprit, le repos de l’âme, et toutes ces conneries qu’on entend.
Eh bien, laissez-moi vous dire que dans la réalité, la mort, ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe.
On est dans l’au-delà tel qu’on était sur terre. Si vous aimez le rire ici-bas, vous aurez beaucoup de plaisir là-haut. En revanche, si vous êtes de tempérament pessimiste, ne comptez pas sur une rémission sereine.
Je m’attendais au contraire de la vie, j’en fus quitte pour un décevant prolongement. Ayant été une femme anxieuse dans l’existence, je devins une morte agitée dans mon tombeau. Mon amant le Squelette avait été passionnément amoureux de moi au tout début, mais notre vie de couple devint problématique à peine l’éternité commencée.
Il faisait noir en permanence – je réclamais de la lumière.
Mon spectre me tendait une bougie, mais pas de briquet.
Je l’implorais :
Je m’ennuie, fais-moi rire.
Il me répondait :
Comment faire, tu n’as pas d’humour.
Je répliquais :
Si au moins j’étais angoissée, je ne me sentirais pas si désœuvrée.
Et la mort découragée d’agiter ses cubitus et ses phalanges :
“Je n’en peux plus de toi, et de ton éternel penchant pour l’angoisse. Je regrette de t’avoir choisie. Je vais ravir une jeune fille plus gaie.”
Où vas-tu ?
Adieu! Je déguerpis.
Quoi, tu m’abandonnes?
Et la mort de prendre les fémurs à ses vertèbres et de me fuir comme un lapin.
BEETHOVEN – op. 130 presto.
9. TCHEKHOV ET CHOSTAKOVITCH
Mon spectre avait disparu, je ne saurais dire “aussi vite que son ombre”, car il n’en avait pas. Il s’était volatilisé, comme une idée qui s’échappe alors qu’on s’apprête à l’énoncer. J’aurais voulu que Manon soit près de moi, non pas pour qu’elle me console, mais bien pour me vanter auprès d’elle d’être la plus rejetée des maîtresses.
Il n’y avait pas de téléphone dans l’au-delà, mais je parvins à lui communiquer une pensée comme quoi mon cas était pire que le sien. Un amant qui vous trahit, ce n’est jamais drôle, mais quand votre ultime compagnon est la mort en personne et qu’il vous délaisse, c’est le paroxysme de l’abandon.
Il revenait quelquefois m’observer comme un chacal qui vient fourrer son museau sur la carcasse d’une vieille proie. Je m’en rendais compte plus ou moins, même si j’étais dans un état de léthargie vacillante, ce qui ajoutait à mon impression de ne pas être une morte ordinaire. Je me conservais à merveille, et l’idée me vint plus d’une fois qu’on allait peut-être me béatifier.
Jusqu’à ce jour de novembre 1913 où je vis que mon tombeau était en réalité un lit d’hôpital, et que mon spectre avait les traits, non plus d’un squelette, mais bien d’un médecin. Une vague odeur de formol additionné d’une haleine éthylique flottait dans l’atmosphère.
Tout va bien madame, tout va bien.
Comment ça? Une morte, ce n’est pas sensé aller bien, ni mal. Normalement, je devrais être au neutre. Il s’est passé quelque chose?
En fait, c’est que votre dernière tentative a bien failli réussir, mais ce ne fut qu’un long coma.
Ah bon… ah bon… alors, si je ne suis pas morte, il y a fort à parier que je sois…
Mélancolique, madame.
Chostakovitch, quatuor No 8, 1er mouvement. (4 min. 40)
Et puis je me suis encore empoisonnée. Le docteur était alcoolique. Il me sauvait la vie au mieux de ses connaissances, c’était un miracle, chaque fois. Je revenais à moi, et je l’entendais se lamenter sur le sort de ses patients et sur sa propre misère. Un soir que je m’étais ouvert les poignets, il vint à ma rescousse et après avoir cicatrisé mes plaies, il se mit à pleurer :
"Vous ramener à la vie ne me console pas de ce qui m’est arrivé l’autre mercredi. Je suis allé soigner une femme dans le quartier voisin. Or elle est morte. Morte à cause de moi! Oui, autrefois j’avais encore quelques vagues connaissances, mais maintenant plus rien. Rien du tout. Au fond, je ne suis peut-être pas un homme, peut-être que tout simplement je fais semblant d’avoir des bras et des jambes, une tête. Possible que je n’existe pas du tout. Je crois seulement que je marche, que je mange, que je dors. Oh ! Si l’on pouvait ne pas exister. … Au club, avant-hier, on bavardait. Quelqu’un a cité Pouchkine, un autre a nommé Voltaire. Je n’ai rien lu, ni de l’un ni de l’autre, rien du tout, mais j’ai fait semblant de les connaître, et tous les autres ignorants de mon espèce ont fait semblant, eux aussi. Oh misère! Bassesse! Alors j’ai pensé à la femme qui est morte par ma faute l’autre mercredi, et je suis allé boire."
(Tchekhov, Les trois sœurs)
9. ELEANOR RIGBY
Chanson.
10. BACH ET LE RECOMMENCEMENT
Il ne suffit pas de rencontrer la mort pour mourir. Après avoir tout essayé, j’en étais venue à la conclusion que mon spectre était aussi stupide que n’importe quel séducteur. J’étais une proie trop facile, il ne voulait plus de moi. Pas plus que la mort ne voulait de ce pauvre médecin grâce à qui je pris la décision de me remettre à vivre.
Vivre, et tout recommencer.
Réapprendre à regarder. Retrouver au fond de moi l’instinct de la curiosité, et interroger, interroger le créateur, lui demander le nombre d’étoiles dans la nuit, le nom des constellations, le pourquoi des océans, quand on sait que tout provient d’un ruisseau.
Je sortais quelquefois prendre l’air dans le jardin de l’asile, et je posais des question, à l’infini, quelqu’un qui interroge les autres, c’est la preuve indéniable qu’il est en vie.
Cela doit faire au moins vingt fois que je suis ressuscitée, et vous ? Depuis combien de temps séjournez-vous ici ?
Alto (Annie):
Depuis quinze ans.
Et vous pratiquez la musique ensemble tous les jours ?
2e violon (Marie-Josée) :
Presque tous les jours.
Vos instruments n’ont que quatre cordes?
1er violon (Élaine) :
Sol, ré, la , mi.
Violoncelle (Chantale) :
Do, sol, ré, la.
Mais les autres notes? Les dièses, et les bémols? Comment vous faites?
LES QUATRE :
Avec nos doigts!
Tout ce qu’on peut faire avec les doigts ! Fabriquer des sons, fabriquer de la matière, attacher des cheveux, caresser la chair, évaluer les proportions d’un corps…
Poser un regard sur le brouillon, lever les mains au ciel, en guise d’insatisfaction, non, ça ne va pas, on s’arrête un peu, on recommence en mieux, allez, on s’accorde! On observe, on écoute, on pose une question, pas grave s’il n’y a pas de réponse, alors on va avec le doute, avec l’invisible, avec ce qui devrait exister mais qui n’existe pas encore, combien de temps cela pourrait-il durer? Aussi bien se demander combien de temps pourrait encore durer le bonheur!
Bach, Air de la suite No 3.
ÉPILOGUE
BARBER ET MA SŒUR CAMILLE
“ Je la revois, cette superbe jeune fille, dans l’éclat triomphal du génie et de la beauté, et dans l’ascendant, souvent cruel, qu’elle exerça sur les imaginations les plus fortes, et à la fois les plus naïves, car ce sont les plus innovatrices. Un front superbe surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare à rencontrer, cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité.
L’œuvre de ma sœur, ce qui lui donne son intérêt unique, c’est que tout entière, elle est l’histoire de sa vie. Son vestige, c’est une âme passionnée qui s’exprime. J’y vois cet instinct de l’animal qui se replie et se recourbe afin de trouver en lui-même un refuge contre le danger, et pas seulement contre le passé, mais contre le présent, le présent d’une jeunesse héroïque, munie de grandes ailes déjouées par le malheur. ”
Paul Claudel.
Barber, op. 11, adagio
Notes de l’auteur :
Références et citations :
Le Chemin de la Vie est le titre d’un bronze (1900, Musée d’Orsay) de Camille Claudel. Mon texte s’inspire très librement de la vie de cette artiste. Les repères historiques sont volontairement anachroniques pour s’accorder à l’atmosphère des pièces musicales interprétées par le Quatuor Claudel.
Citations :
La Nuit des Rois* de Shakespeare (Shakespeare et Borodine)
Le Pont Mirabeau d’Apollinaire (Ravel en 1902)
Mourir de ne pas mourir d’Eluard (Wainwright et la Solitude)
In a graveyard de Rufus Wainwright (Wainwright et la Solitude)
La Jeune fille et la mort* de Matthias Claudius
Les trois sœurs* de Tchekhov (Tchekhov et Chostakovitch)
Ma sœur Camille, de Paul Claudel (Barber et ma sœur Camille)
*Traduction de N. Chaurette.