Inédits

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UN ENNEMI DU PEUPLE

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UN ENNEMI DU PEUPLE

 

Pièce en cinq actes (1882)

 

de HENRIK IBSEN

 

 

Texte  français de Normand Chaurette (2005)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

Titre original : En folkefiende

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains

 

Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse

 

PETRA, leur fille, enseignante

 

EJLIF et MORTEN,

leurs deux fils, 13 et 10 ans

 

PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,

échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.

 

MORTEN KIIL, maître tanneur,

 et tuteur de Madame Stockmann

 

HOVSTAD,

rédacteur du journal Le Messager du Peuple

 

BILLING, membre de l'équipe du journal

 

HORSTER, un capitaine de bateau

 

L'imprimeur ASLAKSEN

 

Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,

 quelques femmes, et un groupe d'écoliers.

 

L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.

 

 

 

 

 

PREMIER ACTE

 

C'est le soir.  Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin.  Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule;  la porte la plus proche mène au bureau du docteur.  Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres.  Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et,  vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu.  Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis.  Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour.  Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.

 

Billing est assis à  table avec une serviette sous le menton.  Madame Stockmann, debout près de lui,  tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.

 

 

MADAME STOCKMANN

Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.

 

BILLING, mangeant

Mais c’est si bon ! Un pur délice !

 

MADAME STOCKMANN

Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.

 

BILLING

Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.

 

MADAME STOCKMANN

Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.

 

BILLING

Vous croyez?

 

L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.

 

MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule

Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...

 

MADAME STOCKMANN

Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.

 

MADAME STOCKMANN

Pas même un petit morceau?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.

 

MADAME STOCKMANN, souriant

N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?

 

MADAME STOCKMANN

Parti marcher. Avec les garçons.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.

 

MADAME STOCKMANN

Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.

 

On frappe.

 

MADAME STOCKMANN

Oui, entrez.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref

Monsieur le rédacteur.  Je parie que vous venez par affaires?

 

HOVSTAD

En partie.  Quelque chose qui doit aller sous presse.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.

 

HOVSTAD

Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.

 

MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger

Vous allez bien manger quelque chose ?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs  lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.

 

HOVSTAD

Je pense aussi comme vous.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.

 

HOVSTAD

Vous voulez parler des bains publics?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.

 

MADAME STOCKMANN

C’est ce que dit Thomas, lui aussi.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!

 

HOVSTAD

Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...

 

HOVSTAD

Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !

 

HOVSTAD

L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?

 

HOVSTAD

Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?

 

HOVSTAD

Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Vous avez tout à fait raison, Hovstad.

 

MADAME STOCKMANN

Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.

 

HOVSTAD

Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...

 

MADAME STOCKMANN

Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.

 

HOVSTAD

Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier,  nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins...  ici... dans cette maison...

 

MADAME STOCKMANN

Mais mon cher Peter !

 

HOVSTAD

Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...

 

MADAME STOCKMANN

Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad.  Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...

 

HOVSTAD

Je vais me faire une assiette.

 

Il passe dans la salle à manger.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur

Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.

 

MADAME STOCKMANN

À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.

 

MADAME STOCKMANN

Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.

 

Elle va vers le vestibule .

 

LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et  exubérante

Je t’amène encore de la visite,  Katrine. On s’en serait bien passé, hein ?  Venez, Capitaine Horster.  Enlevez votre manteau !  Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez !  Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars.  Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –

 

Il pousse Horster vers  la salle à manger.  Ejlif et Morten y entrent aussi.

 

KATRINE STOCKMANN

Regarde qui est là, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère

Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !

 

PETER STOCKMANN

Malheureusement, je dois déjà repartir !

 

THOMAS STOCKMANN

Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !

 

KATRINE, vers la salle à manger

J’allais justement chercher les cognacs.

 

PETER STOCKMANN, surpris

Les cognacs ... ! C’est pas donné...

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, tu as bien raison. Allez!  Assieds-toi.

 

PETER STOCKMANN

Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...

 

THOMAS STOCKMANN

Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !

 

PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger

Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !

 

THOMAS STOCKMANN, fier

Hé oui.  Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être.  Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.

 

PETER STOCKMANN

Nos... problèmes ?

 

THOMAS STOCKMANN

En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...

 

PETER STOCKMANN

Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?

 

THOMAS STOCKMANN

Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Tu trouves? Vraiment?

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Métropole ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais  il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?

 

VOIX DE KATRINE

Il n’est venu personne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis le niveau de vie, Peter.  On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.

 

PETER STOCKMANN

Quand même !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!

 

PETER STOCKMANN

Non, non. Je te crois.

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux au moins te montrer la nappe.

 

PETER STOCKMANN

Oui j’ai vu, elle est très bien.

 

THOMAS STOCKMANN

Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?

 

PETER STOCKMANN

C’est très luxueux.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.

 

PETER STOCKMANN

Presque?

 

THOMAS STOCKMANN

Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.

 

PETER STOCKMANN

Des gens haut placés, sans doute.

 

THOMAS STOCKMANN

Même des gens ordinaires.

 

PETER STOCKMANN

Oui.  Il y en a sûrement.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.

 

PETER STOCKMANN

Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un article ?

 

PETER STOCKMANN

Oui, à propos des bains.  Un papier que tu aurais écrit cet hiver.

 

THOMAS STOCKMANN

Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.

 

PETER STOCKMANN

Pourtant, c’est en plein le bon moment.

 

THOMAS STOCKMANN

En temps normal, oui, tu aurais raison.

 

Il se lève et fait les cent pas.

 

PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.

Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.

Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.

 

PETER STOCKMANN

Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et c’est quand même moi qui en suis  le médecin en chef ... bon  bon. Nous n’allons pas commencer.

 

PETER STOCKMANN

Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu m’accuses?

 

PETER STOCKMANN

Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?

 

PETER STOCKMANN

Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?

 

PETER STOCKMANN, le coupant

Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.

 

Il sort. Katrine entre au salon :

 

KATRINE

Parti?

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. Complètement hors de lui.

 

KATRINE

Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?

 

THOMAS STOCKMANN

Rien du tout.  Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.

 

KATRINE

Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.

 

Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.

 

BILLING, s’étirant

Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !

 

HOVSTAD

Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.

 

HOVSTAD

J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.

 

KATRINE

Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?

 

HOVSTAD

En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.

 

BILLING

Un mot qui décrit parfaitement la situation.

 

THOMAS STOCKMANN

N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?

 

KATRINE, allant vers la salle à manger

Je m’en viens avec le cognac.

 

THOMAS STOCKMANN

Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.

 

Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.

 

KATRINE

À votre santé tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà!   Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !

 

KATRINE, assise avec son tricot

Et vous repartez bientôt, capitaine ?

 

HORSTER

Dans huit jours.

 

KATRINE

Encore l’Amérique?

 

HORSTER

Oui, comme prévu..

 

BILLING

Donc vous ne serez pas ici pour les élections?

 

HORSTER

Les élections ?

 

BILLING

Vous n’êtes pas au courant ?

 

HORSTER

Non.

 

BILLING

Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?

 

HORSTER

Je n’y comprends rien.

 

BILLING

Quand même.  Tout le monde doit voter.

 

HORSTER

Même ceux que ça ne concerne pas ?

 

BILLING

Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.

 

HORSTER

C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !

 

HOVSTAD

Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.

 

BILLING

Ils ne sont pas terre à terre.

 

THOMAS STOCKMANN

Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?

 

HOVSTAD

Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?

 

HOVSTAD

J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.

 

Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.

 

PETRA

Bonsoir !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah te voilà, Petra !

 

Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.

 

PETRA

Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors viens te la couler douce avec nous !

 

BILLING

Je vous prépare un cognac.

 

PETRA, s’approchant de la table

Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.

 

Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.

 

THOMAS STOCKMANN

Une lettre?  De qui ?

 

PETRA, fouillant dans la poche de son manteau

J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Et c’est maintenant que tu me la donnes?

 

PETRA

Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre

Donne.

 

Il examine l’entête.

 

KATRINE

C’est bien ce que tu attendais?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.

 

Il rentre dans son bureau.

 

PETRA, à Katrine

Je me demande bien ce que ça peut être.

 

KATRINE

Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.

 

BILLING

Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.

 

PETRA

Il en a trop sur les épaules.

 

Elle se verse un cognac.

 

HOVSTAD

Vous enseignez aussi le soir?

 

PETRA

Deux fois la semaine.

 

BILLING

En plus des quatre jours à l’Institut ?

 

PETRA

Cinq jours.

 

KATRINE

Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?

 

PETRA, montrant la pile de cahiers

Tout ça, oui.

 

HORSTER

Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.

 

PETRA

Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.

 

BILLING

Qu’est-ce que ça vous procure?

 

PETRA

Un sommeil de plomb.

 

MORTEN

C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.

 

PETRA

Des péchés ?

 

MORTEN

Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.

 

EJLIF

Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !

 

MORTEN

Stupide toi-même, Ejlif.

 

BILLING, riant

Entendez-vous ça !

 

HOVSTAD

Et toi tu ne travailles pas, Morten ?

 

MORTEN

Pas question.

 

HOVSTAD

Et qu’est-ce que tu feras plus tard?

 

MORTEN

Je ferai un viking.

 

EJLIF

Quoi ? Comme un païen ?

 

MORTEN

Alors je ferai un païen.

 

BILLING

Tout à fait d’accord avec toi, Morten.

 

KATRINE, tout bas

N’allez pas l’encourager, Billing !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.

 

MORTEN

Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?

 

BILLING

Tout ce qu’on veut,  Morten.

 

KATRINE

Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?

 

EJLIF

Non, moi je veux rester encore!

 

KATRINE

Allez allez, dites bonsoir.

 

Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.

 

HOVSTAD

Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...

 

KATRINE

Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.

 

PETRA

Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.

 

KATRINE

Sans aller jusque là...

 

PETRA

Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.

 

HORSTER

Pourtant vous leur enseignez?

 

PETRA

Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.

 

BILLING

Quoi de surprenant !

 

PETRA

Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...

 

BILLING

Ah ! Avec les moyens !

 

HORSTER

Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.

 

PETRA, riant

Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.

 

HOVSTAD

J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.

 

PETRA

Et vous l’aurez à temps !

 

Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en  main.

 

THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre

À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.

 

BILLING

Des nouvelles ?

 

KATRINE

Quelle sorte de nouvelles?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une affaire, Katrine.

 

HOVSTAD

Eh bien ?

 

KATRINE

Tu y es pour quelque chose ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.

 

PETRA

Mais dis-nous ce que c'est.

 

THOMAS STOCKMANN

Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire par là, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant

Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?

 

HOVSTAD

Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.

 

THOMAS STOCKMANN

Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?

 

KATRINE

Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.

 

HOVSTAD

Bon! oui et puis?

 

THOMAS STOCKMANN

Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !

 

BILLING

Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal,  non ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?

 

HOVSTAD

Non.  Qu'est-ce que c'est?

 

KATRINE

Oui. Qu’est-ce que c’est?

 

THOMAS STOCKMANN

L’institution des Bains est rongée par la peste.

 

PETRA

Qu’est-ce que tu dis, papa ?

 

KATRINE, bouleversée

Notre institution ?

 

HOVSTAD, de même

Mais ... monsieur le docteur !

 

BILLING

C’est incroyable!

 

THOMAS STOCKMANN

Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.

 

HOVSTAD

Là où sont les  Bains publics?

 

THOMAS STOCKMANN

Juste là où sont les Bains publics.

 

HOVSTAD

Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.

 

KATRINE

Oui, je me souviens.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.

 

KATRINE

C'est donc cela qui te préoccupait tant?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.

 

HOVSTAD

Et c'est  lui  qui vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre

On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.

 

KATRINE

Dieu merci, tu l’as découvert à temps!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, heureusement.

 

HOVSTAD

Que comptez-vous faire maintenant, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

Corriger la situation, évidemment.

 

HOVSTAD

C’est donc faisable ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.

 

KATRINE

Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !

 

THOMAS STOCKMANN

J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.

 

PETRA

Mais à nous, ici, à la maison?

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.

 

KATRINE, réprobatrice

Thomas!

 

THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant

À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.

 

HOVSTAD, se levant

Tout l'aqueduc?

 

THOMAS STOCKMANN

Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.

 

PETRA

Alors, tu as eu raison, après tout.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.

 

Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.

 

PETRA

Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.

 

HOVSTAD

Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous en serais reconnaissant.

 

HOVSTAD

Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument.

 

KATRINE, revenant

Voilà, c’est parti.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, ravi

Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.

 

BILLING

Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

BILLING

J'en parlerai avec Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse.  Je te le dis Katrine. Tu es témoin.

 

KATRINE

Tu as raison, Thomas.

 

PETRA, levant son verre

Skool ! papa !

 

HOVSTAD ET BILLING

Skool ! skool ! monsieur le docteur.

 

HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur

Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!

 

Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME ACTE

 

Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.

 

Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :

 

KATRINE

Tu es là, Thomas?

 

THOMAS STOCKMANN, du bureau

Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?

 

KATRINE

Une lettre de ton frère.

 

Elle la lui tend.

 

THOMAS STOCKMANN

Ha ha !  (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...

 

KATRINE

Alors ?

 

THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche

Il sera ici vers midi.

 

KATRINE

Et tes visites?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai vu tous mes patients ce matin.

 

KATRINE

J’ai hâte de connaître sa réaction.

 

THOMAS STOCKMANN

Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.

 

KATRINE

C’est aussi ce que je crains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.

 

KATRINE

Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Fais-moi confiance.

 

Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :

 

MORTEN KIIL

Qui aurait pu le croire ?

 

KATRINE, allant vers lui

Papa !

 

THOMAS STOCKMANN

Si ce n’est pas mon beau-père!

 

KATRINE

Allez, entre !

 

MORTEN KIIL

Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi donc ?

 

MORTEN KIIL

Cette affaire-là, de pourriture?

 

THOMAS STOCKMANN

Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.

 

MORTEN KIIL, entrant

Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.

 

THOMAS STOCKMANN

Avant même d’aller travailler?

 

MORTEN KIIL

Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague.  Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Une blague?

 

MORTEN KIIL

Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.

 

MORTEN KIIL, riant malgré lui

Une fière chandelle !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. J’ai tout découvert à temps.

 

MORTEN KIIL, riant encore malgré lui

Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!

 

THOMAS STOCKMANN

Ridiculiser ?

 

KATRINE

Non mais papa...

 

MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards  sarcastiques vers Thomas

Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais oui, des « infusorus ».

 

MORTEN KIIL

Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Des centaines de milliers.

 

MORTEN KIIL

Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est invisible, bien sûr.

 

MORTEN KIIL, ricanant

Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ?

 

MORTEN KIIL

J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !

 

THOMAS STOCKMANN

On verra bien.

 

MORTEN KIIL

Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’espère que toute la ville va gober ça !

 

MORTEN KIIL

Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais beau-père...

 

MORTEN KIIL

Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin vous ferez une bonne action.

 

MORTEN KIIL

Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche,  si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, entrez.

 

MORTEN KIIL, ricanant toujours

Je parie que lui aussi, il est dans le coup !

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, il est au courant.

 

MORTEN KIIL

Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !

 

THOMAS STOCKMANN

Restez encore un peu.

 

MORTEN KIIL

Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!

 

Il sort. Katrine le reconduit.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.

 

HOVSTAD

Parce que vous parliez de...

 

THOMAS STOCKMANN

De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?

 

HOVSTAD

Oui. Auriez quelques minutes?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout le temps que vous voulez.

 

HOVSTAD

Est-ce que l’échevin vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pas encore.  Je l’attends pour midi.

 

HOVSTAD

J’ai pas mal repensé à cette histoire.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis ?

 

HOVSTAD

Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...

 

THOMAS STOCKMANN

Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).

 

Les deux s’assoient autour de la petite table.

 

THOMAS STOCKMANN

Que voulez-vous dire?

 

HOVSTAD

Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.

 

HOVSTAD

Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.

 

THOMAS STOCKMANN

Expliquez-vous.

 

HOVSTAD

Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?

 

HOVSTAD

Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

HOVSTAD

J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais s’ils en ont la compétence ?

 

HOVSTAD

Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ça, ils ont été stupides.

 

HOVSTAD

Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.

 

HOVSTAD

À condition que le journal s’implique.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.

 

HOVSTAD

Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.

 

THOMAS STOCKMANN

Par le biais du journal ?

 

HOVSTAD

Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.

 

HOVSTAD

J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?

 

HOVSTAD

Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être avez-vous raison.

 

HOVSTAD

Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !

 

HOVSTAD

Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais mon cher Hovstad !

 

HOVSTAD

Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal,  à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

Je comprends très bien.

 

HOVSTAD

Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...

 

On frappe à la porte.

 

THOMAS STOCKMANN

Entrez.

 

L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule.  Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.

 

ASLAKSEN, saluant

Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Si ce n’est pas notre cher imprimeur !

 

ASLAKSEN

Docteur !

 

HOVSTAD, se levant

C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

 

ASLAKSEN

Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, pour la protection des bains.

 

ASLAKSEN

C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.

 

HOVSTAD, à Stockmann

Vous voyez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous remercie.

 

ASLAKSEN

Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...

 

ASLAKSEN

Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

THOMAS STOCKMANN

Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?

 

ASLAKSEN

Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

J’ose le dire.  Cette affaire d'aqueduc,  elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.

 

THOMAS STOCKMANN

Félicitations.

 

ASLAKSEN

En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

La modération, oui.

 

ASLAKSEN

Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...

 

THOMAS STOCKMANN

Pourrait ?

 

ASLAKSEN

Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.

 

HOVSTAD

Et quand bien même qu’on nous en voudrait !

 

ASLAKSEN

Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?

 

ASLAKSEN

Non merci, pas d’alcool.

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne bière alors ?

 

ASLAKSEN

Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.

 

ASLAKSEN

C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.

 

HOVSTAD

De toute façon, demain, on y va avec le journal.

 

ASLAKSEN

Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.

 

Il lui tend la main et le reconduit.

 

ASLAKSEN

Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Oui, je vous vois tout à l’heure.

 

ASLAKSEN

Bien.

 

Il sort.

 

HOVSTAD, au docteur qui revient

Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.

 

THOMAS STOCKMANN

Lui ? Aslaksen ?

 

HOVSTAD

Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Il est quand même bien intentionné, non ?

 

HOVSTAD

Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, je vous l’accorde.

 

HOVSTAD

C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.

 

THOMAS STOCKMANN

Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.

 

HOVSTAD

Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

 

HOVSTAD

Je sais de quoi je parle.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.

 

HOVSTAD

Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout ira bien, vous verrez.

 

HOVSTAD

On verra.

 

Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu es là, Katrine ?

 

PETRA

Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.

 

Katrine sort de la salle à manger.

 

KATRINE

Peter n’est pas encore arrivé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.

 

KATRINE

Penses-tu que ce sera nécessaire?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.

 

KATRINE

Vraiment ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...

 

KATRINE

Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?

 

THOMAS STOCKMANN

La majorité compacte.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

THOMAS STOCKMANN

Hé mais oui  ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !

 

PETRA

Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.

 

Peter Stockmann paraît dans le vestibule.

 

PETER STOCKMANN

Bonjour.

 

THOMAS STOCKMANN

Allez, viens, Peter.

 

KATRINE

Comment va mon beau-frère ce matin ?

 

PETER STOCKMANN, froidement

Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Tu l'as lu ?

 

PETER STOCKMANN

Je l’ai lu.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.

 

KATRINE

Viens Petra.

 

Elles sortent.

 

PETER STOCKMANN, après une pause

Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?

 

THOMAS STOCKMANN

Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.

 

PETER STOCKMANN

Parce que maintenant, tu as cette certitude ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Ça ne te paraît pas évident ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?

 

THOMAS STOCKMANN

Il faut agir. Et rapidement.

 

PETER STOCKMANN

Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».

 

THOMAS STOCKMANN

Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.

 

PETER STOCKMANN

Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant mieux si tu as une meilleure solution.

 

PETER STOCKMANN

J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.

 

THOMAS STOCKMANN

Hypothétique ?

 

PETER STOCKMANN

Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ?  D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant que ça?

 

PETER STOCKMANN

Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu veux dire : deux années entières ?

 

PETER STOCKMANN

Au moins.  On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais, Peter, elle l’est.

 

PETER STOCKMANN

Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? ...  Moi ?

 

PETER STOCKMANN

Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?

 

PETER STOCKMANN

J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.

 

THOMAS STOCKMANN

Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.

 

PETER STOCKMANN

Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.

 

THOMAS STOCKMANN

Parce que tu crois ... ?

 

PETER STOCKMANN

La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.

 

THOMAS STOCKMANN

Ce serait un compromis !

 

PETER STOCKMANN

Compromis?

 

THOMAS STOCKMANN

Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge.  Un crime envers la société.

 

PETER STOCKMANN

Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.

 

PETER STOCKMANN

Il faut tout empêcher.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop de gens sont au courant.

 

PETER STOCKMANN

Au courant?  Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?

 

THOMAS STOCKMANN

Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.

 

PETER STOCKMANN, après une courte pause

Toi et tes étourderies, Thomas!  N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Toi, et ta famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça ?

 

PETER STOCKMANN

Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.

 

PETER STOCKMANN

Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?

 

THOMAS STOCKMANN

QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?

 

PETER STOCKMANN

En partie, je dis bien.  Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tu penses que c'est ce que je fais?

 

PETER STOCKMANN

Oui malheureusement.  Tu le fais sans que tu le saches.  Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle.  Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.

 

THOMAS STOCKMANN

Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?

 

PETER STOCKMANN

Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?

 

PETER STOCKMANN

Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Quelqu’un de compliqué ?

 

PETER STOCKMANN

Oui Thomas.  Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.

 

PETER STOCKMANN

Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.

 

PETER STOCKMANN

À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ! Tout simplement ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.

 

THOMAS STOCKMANN, stupéfié

Ne comptent pas ?

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, je dis.  En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?

 

PETER STOCKMANN

Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.

 

PETER STOCKMANN

Sauf sur les Bains.  Nous te le défendons.

 

THOMAS STOCKMANN, hurle :

Qui ça « Nous » ?

 

PETER STOCKMANN

Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...

 

Petra entre brusquement.

 

PETRA

Ah papa !

 

KATRINE, la suivant

Petra ! Petra!

 

PETER STOCKMANN

Elles nous écoutaient !

 

KATRINE

Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.

 

PETRA

Moi j'écoutais.

 

PETER STOCKMANN

Alors tant mieux.

 

THOMAS STOCKMANN, à son frère

Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?

 

PETER STOCKMANN

Désolé mais tu m’y as forcé.

 

THOMAS STOCKMANN

Et je dois me rétracter publiquement ?

 

PETER STOCKMANN

Ce serait souhaitable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et si je refuse ?

 

PETER STOCKMANN

Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?

 

PETER STOCKMANN

Tu seras congédié. Inévitablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié ?

 

PETRA

Papa ! Congédié ?

 

KATRINE

Congédié ?

 

PETER STOCKMANN

Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous feriez ça ?

 

PETER STOCKMANN

Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.

 

PETRA

Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.

 

KATRINE

Tais-toi, Petra.

 

PETER STOCKMANN, à Petra

Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.

 

PETER STOCKMANN

En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.

 

THOMAS STOCKMANN

Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.

 

PETER STOCKMANN

Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.

 

THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux

Répète !

 

Madame se jette entre les deux.

 

KATRINE

Thomas!

 

PETRA

Du calme, papa !

 

PETER STOCKMANN

Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?

 

KATRINE

Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !

 

PETRA

Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.

 

KATRINE

N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.

 

THOMAS STOCKMANN

N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !

 

KATRINE

Oui tu as raison, non mais toi! Et  tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.

 

PETRA

Ah maman, c’est pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?

 

KATRINE

Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Réaliser quoi ?

 

KATRINE

Que tu t’opposes à ton frère !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?

 

PETRA

Elle est correcte, elle est vraie.

 

KATRINE

À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Ho-ho,  Katrine.  Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.

 

KATRINE

Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.

 

KATRINE

Et travailler contre ta famille, Thomas?  Contre nous, ici à la maison?  Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?

 

PETRA

Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.

 

KATRINE

Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?

 

KATRINE

En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?

 

Thomas semble déchiré.

 

THOMAS STOCKMANN

La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?

 

KATRINE

Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –

 

Les garçons arrivent de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.

 

Il va vers son bureau.

 

KATRINE

Thomas, que veux-tu faire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.

 

Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.

 

KATRINE

Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !

 

PETRA

Papa est un homme qui sait se tenir debout.

 

Les garçons demandent étonnés:

 

EJLIF et MORTEN

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Petra leur fait signe de se taire.

 

 

 

 

 

TROISIÈME ACTE

 

 

Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ».  Au fond à gauche, la porte d'entrée.  À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie.  Sur le mur à droite, il y a une porte.  Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres.  En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute.  Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés.  Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.

 

Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.

 

BILLING

Hé ben... décidément !

 

HOVSTAD, écrivant

Vous l’avez lu ?

 

BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre

Si je l’ai lu !!!

 

HOVSTAD

Pas mal, n’est-ce pas ?

 

BILLING

Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.

 

HOVSTAD

Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !

 

BILLING

C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.

 

HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne

Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.

 

BILLING, baissant le ton

Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?

 

HOVSTAD

Oui.  En espérant que notre vertueux échevin...

 

BILLING

Ce serait bien le comble !

 

HOVSTAD

S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.

 

BILLING

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.

 

HOVSTAD

C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !

 

Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.

 

HOVSTAD

Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avons le feu vert !

 

HOVSTAD

Alors, on imprime !

 

BILLING

Bravo !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !

 

BILLING

Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?

 

BILLING, appelant vers l’imprimerie

Aslaksen!

 

HOVSTAD

Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?

 

THOMAS STOCKMANN

Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.

 

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie

Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?

 

HOVSTAD

Non, n’ayez pas peur.

 

THOMAS STOCKMANN

Hovstad, dites-moi franchement.  Mon article, il est comment ?

 

HOVSTAD

Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.

 

THOMAS STOCKMANN

N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.

 

HOVSTAD

Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.

 

ASLAKSEN

De même que les citoyens pondérés.

 

BILLING

Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.

 

ASLAKSEN

Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.

 

THOMAS STOCKMANN

Allons-y !

 

HOVSTAD

Pour demain à la première heure.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?

 

ASLAKSEN

Avec plaisir.

 

THOMAS STOCKMANN

Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !

 

BILLING

Un boulet de canon, vous allez voir !

 

THOMAS STOCKMANN

Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.

 

BILLING

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne!

 

HOVSTAD

Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.

 

ASLAKSEN

Oui mais écoutez...

 

BILLING

Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.

 

ASLAKSEN

Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !

 

BILLING

Mais non ! Mais non!  N'épargnez pas la dynamite.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.

 

BILLING

Là, vous touchez quelque chose !

 

THOMAS STOCKMANN

Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.

 

BILLING

Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !

 

THOMAS STOCKMANN

Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.

 

HOVSTAD

Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.

 

ASLAKSEN

Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.

 

THOMAS STOCKMANN

On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.

 

HOVSTAD

Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.

 

ASLAKSEN

Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !

 

ASLAKSEN

L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.

 

THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion

Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !

 

Salutations mutuelles; il sort.

 

HOVSTAD

Quel homme ! Son action me paraît inestimable.

 

ASLAKSEN

En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.

 

HOVSTAD

Mmmmm... ça reste à voir.

 

BILLING

Comme vous êtes peureux, Aslaksen!

 

ASLAKSEN

Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.

 

BILLING

Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.

 

ASLAKSEN

C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.

 

HOVSTAD

Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?

 

ASLAKSEN

Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !

 

HOVSTAD

Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !

 

BILLING

Et deux plutôt qu’une !

 

ASLAKSEN, pointant un pupitre

Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?

 

BILLING, méprisant

Tout un opportuniste !

 

HOVSTAD

Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.

 

ASLAKSEN

Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.

 

BILLING

C’est-à-dire que...

 

HOVSTAD

Quoi, Billing ?

 

BILLING

Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...

 

ASLAKSEN

Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.

 

Il retourne dans l'imprimerie.

 

BILLING

On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?

 

HOVSTAD

Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?

 

BILLING

Maudite pauvreté !

 

HOVSTAD, s’assoit au pupitre

Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !

 

BILLING

Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?

 

HOVSTAD

Il n’a pas un sou.

 

BILLING

Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?

 

HOVSTAD

Est-il si riche qu’on le prétend ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!

 

HOVSTAD

Vous compteriez sur ça ?

 

BILLING

Pas vraiment.

 

HOVSTAD

De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.

 

BILLING

Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.

 

HOVSTAD

Pour ça, vous avez raison.

 

BILLING

Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.

 

Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.

 

HOVSTAD

Vous Petra ? Quelle surprise !

 

PETRA

Vous devez m’excuser.

 

HOVSTAD, lui présentant un fauteuil

Asseyez-vous.

 

PETRA

Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.

 

HOVSTAD

Vous venez de la part de votre père ?

 

PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau

Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.

 

HOVSTAD

Vous me le rapportez ?

 

PETRA

J’ai décidé de ne pas le traduire.

 

HOVSTAD

Mais vous me l’avez promis !

 

PETRA

C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.

 

HOVSTAD

Je ne lis pas l’anglais.

 

PETRA, déposant le livre

Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.

 

HOVSTAD

Vraiment ?

 

PETRA

Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.

 

HOVSTAD

Ah bon ? Mais... quelle importance ?

 

PETRA

Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.

 

HOVSTAD

Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.

 

PETRA

Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.

 

HOVSTAD

Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.

 

PETRA

Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.

 

HOVSTAD, souriant

Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.

 

PETRA

De Billing?

 

HOVSTAD

En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.

 

PETRA

Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?

 

HOVSTAD

Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?

 

PETRA

Quoi ? Je ne vous crois pas !  Comment peut-il envisager une chose pareille ?

 

HOVSTAD

Vous n’avez qu’à lui demander !

 

PETRA

Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.

 

HOVSTAD, la regardant intensément

Ça vous bouleverse à ce point ?

 

PETRA

Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.

 

HOVSTAD

Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.

 

PETRA

Vous le pensez réellement ?

 

HOVSTAD

Il m’arrive de le penser, réellement.

 

PETRA

Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...

 

HOVSTAD

L’affaire de votre père, vous voulez dire ?

 

PETRA

Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?

 

HOVSTAD

Aujourd’hui ... peut-être.

 

PETRA

Comment, peut-être ?  Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.

 

HOVSTAD

Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?

 

PETRA

Foncièrement juste ? Honnête ?

 

HOVSTAD, avec un grave sous-entendu

Surtout lorsque cet homme... est votre père.

 

PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion

Quoi ???

 

HOVSTAD

Oui Petra.  Mademoiselle Petra.

 

PETRA

Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?

 

HOVSTAD

Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...

 

PETRA

Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.

 

HOVSTAD

Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.

 

PETRA

Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.

 

HOVSTAD

Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.

 

PETRA

Vous voulez dire ?

 

HOVSTAD

Votre père a réellement besoin de moi.

 

PETRA, le dévisageant avec mépris

C’est le comble ! Vous me dégoûtez.

 

HOVSTAD

Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.

 

PETRA

Pas la peine. Adieu.

 

Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :

 

ASLAKSEN

Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.

 

PETRA

Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.

 

HOVSTAD

Mais restez encore un peu.

 

PETRA, sortant

Adieu.

 

ASLAKSEN

Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Quoi donc ?

 

ASLAKSEN

L'échevin. Il est dans l'imprimerie.

 

HOVSTAD

L’échevin vous dites ?

 

ASLAKSEN

Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.

 

HOVSTAD

J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.

 

Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer.  Aslaksen retourne à l’imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Vous ne vous attendiez pas à me voir.

 

HOVSTAD

Pas vraiment.

 

PETER STOCKMANN, examinant les lieux

Pas mal comme installation. Très bien, même.

 

HOVSTAD

Si on veut.

 

PETER STOCKMANN

Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.

 

HOVSTAD

Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?

 

Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.

 

HOVSTAD

Asseyez-vous.

 

PETER STOCKMANN, prenant place

Merci.

.

Hovstad s'assoit également.

 

PETER STOCKMANN

Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.

 

HOVSTAD

Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...

 

PETER STOCKMANN

C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.

 

HOVSTAD

Vous voulez dire, votre frère le docteur ?

 

PETER STOCKMANN

Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.

 

HOVSTAD

Ah vraiment ?

 

PETER STOCKMANN

Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.

 

HOVSTAD

Une allusion, peut-être.

 

ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie

Où donc est passé le manuscrit ?

 

HOVSTAD, irrité

Il est juste là, sur le pupitre.

 

ASLAKSEN, le trouvant

Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.

 

HOVSTAD

Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?

 

PETER STOCKMANN

Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?

 

HOVSTAD

Moi vous savez, je suis pas un expert.  Je l'ai survolé comme ça.

 

PETER STOCKMANN

Mais vous acceptez de le publier ?

 

HOVSTAD

Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.

 

ASLAKSEN

Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Je vois.

 

ASLAKSEN

Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.

 

PETER STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Bon je vous laisse.

 

PETER STOCKMANN

Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?

 

HOVSTAD

Je vous en prie, monsieur l'Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.

 

ASLAKSEN

Auprès des petits propriétaires, oui.

 

PETER STOCKMANN

Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.

 

ASLAKSEN

Vrai.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?

 

ASLAKSEN

Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.

 

ASLAKSEN

Que voulez-vous dire ?

 

HOVSTAD

Un esprit de sacrifice ?

 

PETER STOCKMANN

C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.

 

ASLAKSEN

Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

 

PETER STOCKMANN

C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.

 

HOVSTAD

La ville ?

 

ASLAKSEN

Je ne comprends pas.  Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?

 

PETER STOCKMANN

D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

ASLAKSEN

Oh, c’est beaucoup...

 

PETER STOCKMANN

Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.

 

HOVSTAD, se levant

Une si grande perte pour la Ville ?

 

ASLAKSEN

Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?

 

PETER STOCKMANN

Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?

 

ASLAKSEN

Et les actionnaires du projet des Bains ?

 

PETER STOCKMANN

Ils ont déjà tout investi dans le projet.

 

ASLAKSEN

Vous en êtes sûr ?

 

PETER STOCKMANN

Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.

 

ASLAKSEN

Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !

 

HOVSTAD

Oui, en effet !

 

PETER STOCKMANN

Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.

 

HOVSTAD

Fermés ? Complètement ?

 

ASLAKSEN

Pendant deux ans?

 

PETER STOCKMANN

Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.

 

ASLAKSEN

Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?

 

PETER STOCKMANN

Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.

 

ASLAKSEN

Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?

 

PETER STOCKMANN

Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.

 

ASLAKSEN

Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.

 

PETER STOCKMANN

Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.

 

ASLAKSEN

Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Mais qui aurait pu penser que...

 

PETER STOCKMANN

J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.

 

HOVSTAD

Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?

 

PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche

Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.

 

ASLAKSEN, vivement

Pour l’amour du ciel, le voilà !

 

PETER STOCKMANN

Qui, mon frère?

 

HOVSTAD

Où est-il ?

 

ASLAKSEN

Il traverse l'imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.

 

HOVSTAD, désignant la porte à droite

Rentrez là en attendant.

 

PETER STOCKMANN

Mais ?

 

HOVSTAD

Entretenez-vous avec Billing.

 

ASLAKSEN

Dépêchez-vous. Il arrive.

 

PETER STOCKMANN

Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.

 

Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.

 

HOVSTAD

Faites comme si de rien n’était.

 

Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.

 

THOMAS STOCKMANN

Me revoilà.

 

Il dépose son chapeau et sa canne.

 

HOVSTAD, écrivant

Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen

Donc pas d’épreuves ?

 

ASLAKSEN, filant

Bon, à plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.

 

HOVSTAD

Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

J’ai bien peur que oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien mes amis. Alors je reviendrai.  Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.

 

HOVSTAD

Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.

 

HOVSTAD

Oui, mais monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN

Je sais ce que vous allez me dire.  Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...

 

ASLAKSEN

Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...

 

HOVSTAD, se lève

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.

 

HOVSTAD

Ah bon !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?

 

HOVSTAD

Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.

 

Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.

 

 KATRINE, vers le docteur

Je savais bien que tu étais là.

 

HOVSTAD, à sa rencontre

Non mais c’est madame Stockmann !

 

THOMAS STOCKMANN

Toi ici, Katrine?

 

KATRINE

Comme tu vois.

 

HOVSTAD

Venez vous asseoir.

 

KATRINE

Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Grande nouvelle.

 

KATRINE

Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu deviens complètement folle Katrine?  Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant?  Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?

 

KATRINE

Mais la modération, Thomas?

 

ASLAKSEN

Vous m’arrachez les mots de la bouche.

 

KATRINE

Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.

 

HOVSTAD

Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu crois que je suis victime d’une manigance ?

 

KATRINE

Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.

 

ASLAKSEN

Ah quelle histoire !

 

HOVSTAD

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?

 

KATRINE

Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?

 

ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés

Oh mon Dieu !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.

 

Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.

 

KATRINE

L’échevin est ici ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.

Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !

 

HOVSTAD

Quelle affaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.

 

KATRINE

Non, Thomas, je t'en supplie.

 

ASLAKSEN

Gare à vous monsieur le docteur.

 

Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.

 

PETER STOCKMANN

Que signifie cette mascarade ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.

 

Il fait les cents pas avec importance.

 

KATRINE, presque en pleurs:

Non mais Thomas !

 

PETER STOCKMANN, le suivant

Mon képi ! Ma canne !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.

 

PETER STOCKMANN

Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !

 

THOMAS STOCKMANN

Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.

 

ASLAKSEN

Je ne pense pas, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah oui, vous allez le faire !

 

PETER STOCKMANN

Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?

 

HOVSTAD

Non monsieur l'échevin.

 

ASLAKSEN

Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.

 

THOMAS STOCKMANN, ahuri

Mais qu'est-ce que ça veut dire?

 

HOVSTAD

Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.

 

BILLING

Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.

 

THOMAS STOCKMANN

De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.

 

HOVSTAD

Je ne l'imprimerai pas.  Je ne le peux pas et je ne le veux pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?

 

ASLAKSEN

Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.

 

PETER STOCKMANN

Par chance !

 

ASLAKSEN

C'est l'opinion publique.  Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres.  Ce sont eux qui gouvernent les journaux.

 

THOMAS STOCKMANN, s’effondrant

Et « eux », ils seraient contre moi ?

 

ASLAKSEN

Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon.

 

PETER STOCKMANN

Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?

 

HOVSTAD

Impossible. Par égard pour votre famille.

 

KATRINE, amère et cinglante

Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?

 

PETER STOCKMANN, donnant son propre article.

Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.

 

HOVSTAD, acquiesçant

J’y verrai personnellement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.

 

ASLAKSEN

Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors redonnez-le moi.

 

HOVSTAD, lui redonne le manuscrit

Voilà.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.

J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.

 

PETER STOCKMANN

Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !

 

ASLAKSEN

Personne, c’est évident.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, non personne.

 

KATRINE

Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?

 

THOMAS STOCKMANN, têtu

Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.

 

KATRINE, vigoureuse

Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.

 

PETER STOCKMANN

Si rempli d’assurance, le délire de la folie.

 

ASLAKSEN

Quel être sensé vous viendrait en aide ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne !

 

KATRINE

Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.

 

THOMAS STOCKMANN

Quelle bonne idée !

 

KATRINE

Ejlif et Morten seront tes appuis !

 

THOMAS STOCKMANN

Et Petra, et toi, Katrine.

 

KATRINE

Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.

 

THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement

Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.

 

Il sort avec son épouse par la porte du fond.  L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :

 

PETER STOCKMANN

Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...

 

Fin du troisième acte.

 

Fin de la version numérique

 

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UN ENNEMI DU PEUPLE

Inédits

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UN ENNEMI DU PEUPLE

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UN ENNEMI DU PEUPLE

 

Pièce en cinq actes (1882)

 

de HENRIK IBSEN

 

 

Texte  français de Normand Chaurette (2005)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

Titre original : En folkefiende

 

 

PERSONNAGES

 

Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains

 

Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse

 

PETRA, leur fille, enseignante

 

EJLIF et MORTEN,

leurs deux fils, 13 et 10 ans

 

PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,

échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.

 

MORTEN KIIL, maître tanneur,

 et tuteur de Madame Stockmann

 

HOVSTAD,

rédacteur du journal Le Messager du Peuple

 

BILLING, membre de l'équipe du journal

 

HORSTER, un capitaine de bateau

 

L'imprimeur ASLAKSEN

 

Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,

 quelques femmes, et un groupe d'écoliers.

 

L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.

 

 

 

 

 

PREMIER ACTE

 

C'est le soir.  Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin.  Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule;  la porte la plus proche mène au bureau du docteur.  Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres.  Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et,  vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu.  Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis.  Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour.  Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.

 

Billing est assis à  table avec une serviette sous le menton.  Madame Stockmann, debout près de lui,  tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.

 

 

MADAME STOCKMANN

Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.

 

BILLING, mangeant

Mais c’est si bon ! Un pur délice !

 

MADAME STOCKMANN

Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.

 

BILLING

Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.

 

MADAME STOCKMANN

Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.

 

BILLING

Vous croyez?

 

L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.

 

MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule

Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...

 

MADAME STOCKMANN

Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.

 

MADAME STOCKMANN

Pas même un petit morceau?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.

 

MADAME STOCKMANN, souriant

N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?

 

MADAME STOCKMANN

Parti marcher. Avec les garçons.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.

 

MADAME STOCKMANN

Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.

 

On frappe.

 

MADAME STOCKMANN

Oui, entrez.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref

Monsieur le rédacteur.  Je parie que vous venez par affaires?

 

HOVSTAD

En partie.  Quelque chose qui doit aller sous presse.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.

 

HOVSTAD

Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.

 

MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger

Vous allez bien manger quelque chose ?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs  lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.

 

HOVSTAD

Je pense aussi comme vous.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.

 

HOVSTAD

Vous voulez parler des bains publics?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.

 

MADAME STOCKMANN

C’est ce que dit Thomas, lui aussi.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!

 

HOVSTAD

Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...

 

HOVSTAD

Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !

 

HOVSTAD

L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?

 

HOVSTAD

Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?

 

HOVSTAD

Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Vous avez tout à fait raison, Hovstad.

 

MADAME STOCKMANN

Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.

 

HOVSTAD

Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...

 

MADAME STOCKMANN

Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.

 

HOVSTAD

Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier,  nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins...  ici... dans cette maison...

 

MADAME STOCKMANN

Mais mon cher Peter !

 

HOVSTAD

Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...

 

MADAME STOCKMANN

Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad.  Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...

 

HOVSTAD

Je vais me faire une assiette.

 

Il passe dans la salle à manger.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur

Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.

 

MADAME STOCKMANN

À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.

 

MADAME STOCKMANN

Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.

 

Elle va vers le vestibule .

 

LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et  exubérante

Je t’amène encore de la visite,  Katrine. On s’en serait bien passé, hein ?  Venez, Capitaine Horster.  Enlevez votre manteau !  Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez !  Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars.  Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –

 

Il pousse Horster vers  la salle à manger.  Ejlif et Morten y entrent aussi.

 

KATRINE STOCKMANN

Regarde qui est là, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère

Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !

 

PETER STOCKMANN

Malheureusement, je dois déjà repartir !

 

THOMAS STOCKMANN

Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !

 

KATRINE, vers la salle à manger

J’allais justement chercher les cognacs.

 

PETER STOCKMANN, surpris

Les cognacs ... ! C’est pas donné...

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, tu as bien raison. Allez!  Assieds-toi.

 

PETER STOCKMANN

Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...

 

THOMAS STOCKMANN

Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !

 

PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger

Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !

 

THOMAS STOCKMANN, fier

Hé oui.  Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être.  Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.

 

PETER STOCKMANN

Nos... problèmes ?

 

THOMAS STOCKMANN

En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...

 

PETER STOCKMANN

Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?

 

THOMAS STOCKMANN

Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Tu trouves? Vraiment?

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Métropole ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais  il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?

 

VOIX DE KATRINE

Il n’est venu personne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis le niveau de vie, Peter.  On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.

 

PETER STOCKMANN

Quand même !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!

 

PETER STOCKMANN

Non, non. Je te crois.

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux au moins te montrer la nappe.

 

PETER STOCKMANN

Oui j’ai vu, elle est très bien.

 

THOMAS STOCKMANN

Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?

 

PETER STOCKMANN

C’est très luxueux.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.

 

PETER STOCKMANN

Presque?

 

THOMAS STOCKMANN

Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.

 

PETER STOCKMANN

Des gens haut placés, sans doute.

 

THOMAS STOCKMANN

Même des gens ordinaires.

 

PETER STOCKMANN

Oui.  Il y en a sûrement.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.

 

PETER STOCKMANN

Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un article ?

 

PETER STOCKMANN

Oui, à propos des bains.  Un papier que tu aurais écrit cet hiver.

 

THOMAS STOCKMANN

Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.

 

PETER STOCKMANN

Pourtant, c’est en plein le bon moment.

 

THOMAS STOCKMANN

En temps normal, oui, tu aurais raison.

 

Il se lève et fait les cent pas.

 

PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.

Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.

Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.

 

PETER STOCKMANN

Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et c’est quand même moi qui en suis  le médecin en chef ... bon  bon. Nous n’allons pas commencer.

 

PETER STOCKMANN

Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu m’accuses?

 

PETER STOCKMANN

Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?

 

PETER STOCKMANN

Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?

 

PETER STOCKMANN, le coupant

Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.

 

Il sort. Katrine entre au salon :

 

KATRINE

Parti?

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. Complètement hors de lui.

 

KATRINE

Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?

 

THOMAS STOCKMANN

Rien du tout.  Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.

 

KATRINE

Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.

 

Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.

 

BILLING, s’étirant

Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !

 

HOVSTAD

Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.

 

HOVSTAD

J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.

 

KATRINE

Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?

 

HOVSTAD

En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.

 

BILLING

Un mot qui décrit parfaitement la situation.

 

THOMAS STOCKMANN

N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?

 

KATRINE, allant vers la salle à manger

Je m’en viens avec le cognac.

 

THOMAS STOCKMANN

Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.

 

Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.

 

KATRINE

À votre santé tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà!   Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !

 

KATRINE, assise avec son tricot

Et vous repartez bientôt, capitaine ?

 

HORSTER

Dans huit jours.

 

KATRINE

Encore l’Amérique?

 

HORSTER

Oui, comme prévu..

 

BILLING

Donc vous ne serez pas ici pour les élections?

 

HORSTER

Les élections ?

 

BILLING

Vous n’êtes pas au courant ?

 

HORSTER

Non.

 

BILLING

Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?

 

HORSTER

Je n’y comprends rien.

 

BILLING

Quand même.  Tout le monde doit voter.

 

HORSTER

Même ceux que ça ne concerne pas ?

 

BILLING

Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.

 

HORSTER

C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !

 

HOVSTAD

Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.

 

BILLING

Ils ne sont pas terre à terre.

 

THOMAS STOCKMANN

Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?

 

HOVSTAD

Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?

 

HOVSTAD

J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.

 

Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.

 

PETRA

Bonsoir !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah te voilà, Petra !

 

Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.

 

PETRA

Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors viens te la couler douce avec nous !

 

BILLING

Je vous prépare un cognac.

 

PETRA, s’approchant de la table

Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.

 

Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.

 

THOMAS STOCKMANN

Une lettre?  De qui ?

 

PETRA, fouillant dans la poche de son manteau

J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Et c’est maintenant que tu me la donnes?

 

PETRA

Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre

Donne.

 

Il examine l’entête.

 

KATRINE

C’est bien ce que tu attendais?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.

 

Il rentre dans son bureau.

 

PETRA, à Katrine

Je me demande bien ce que ça peut être.

 

KATRINE

Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.

 

BILLING

Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.

 

PETRA

Il en a trop sur les épaules.

 

Elle se verse un cognac.

 

HOVSTAD

Vous enseignez aussi le soir?

 

PETRA

Deux fois la semaine.

 

BILLING

En plus des quatre jours à l’Institut ?

 

PETRA

Cinq jours.

 

KATRINE

Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?

 

PETRA, montrant la pile de cahiers

Tout ça, oui.

 

HORSTER

Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.

 

PETRA

Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.

 

BILLING

Qu’est-ce que ça vous procure?

 

PETRA

Un sommeil de plomb.

 

MORTEN

C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.

 

PETRA

Des péchés ?

 

MORTEN

Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.

 

EJLIF

Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !

 

MORTEN

Stupide toi-même, Ejlif.

 

BILLING, riant

Entendez-vous ça !

 

HOVSTAD

Et toi tu ne travailles pas, Morten ?

 

MORTEN

Pas question.

 

HOVSTAD

Et qu’est-ce que tu feras plus tard?

 

MORTEN

Je ferai un viking.

 

EJLIF

Quoi ? Comme un païen ?

 

MORTEN

Alors je ferai un païen.

 

BILLING

Tout à fait d’accord avec toi, Morten.

 

KATRINE, tout bas

N’allez pas l’encourager, Billing !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.

 

MORTEN

Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?

 

BILLING

Tout ce qu’on veut,  Morten.

 

KATRINE

Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?

 

EJLIF

Non, moi je veux rester encore!

 

KATRINE

Allez allez, dites bonsoir.

 

Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.

 

HOVSTAD

Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...

 

KATRINE

Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.

 

PETRA

Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.

 

KATRINE

Sans aller jusque là...

 

PETRA

Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.

 

HORSTER

Pourtant vous leur enseignez?

 

PETRA

Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.

 

BILLING

Quoi de surprenant !

 

PETRA

Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...

 

BILLING

Ah ! Avec les moyens !

 

HORSTER

Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.

 

PETRA, riant

Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.

 

HOVSTAD

J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.

 

PETRA

Et vous l’aurez à temps !

 

Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en  main.

 

THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre

À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.

 

BILLING

Des nouvelles ?

 

KATRINE

Quelle sorte de nouvelles?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une affaire, Katrine.

 

HOVSTAD

Eh bien ?

 

KATRINE

Tu y es pour quelque chose ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.

 

PETRA

Mais dis-nous ce que c'est.

 

THOMAS STOCKMANN

Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire par là, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant

Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?

 

HOVSTAD

Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.

 

THOMAS STOCKMANN

Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?

 

KATRINE

Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.

 

HOVSTAD

Bon! oui et puis?

 

THOMAS STOCKMANN

Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !

 

BILLING

Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal,  non ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?

 

HOVSTAD

Non.  Qu'est-ce que c'est?

 

KATRINE

Oui. Qu’est-ce que c’est?

 

THOMAS STOCKMANN

L’institution des Bains est rongée par la peste.

 

PETRA

Qu’est-ce que tu dis, papa ?

 

KATRINE, bouleversée

Notre institution ?

 

HOVSTAD, de même

Mais ... monsieur le docteur !

 

BILLING

C’est incroyable!

 

THOMAS STOCKMANN

Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.

 

HOVSTAD

Là où sont les  Bains publics?

 

THOMAS STOCKMANN

Juste là où sont les Bains publics.

 

HOVSTAD

Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.

 

KATRINE

Oui, je me souviens.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.

 

KATRINE

C'est donc cela qui te préoccupait tant?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.

 

HOVSTAD

Et c'est  lui  qui vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre

On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.

 

KATRINE

Dieu merci, tu l’as découvert à temps!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, heureusement.

 

HOVSTAD

Que comptez-vous faire maintenant, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

Corriger la situation, évidemment.

 

HOVSTAD

C’est donc faisable ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.

 

KATRINE

Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !

 

THOMAS STOCKMANN

J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.

 

PETRA

Mais à nous, ici, à la maison?

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.

 

KATRINE, réprobatrice

Thomas!

 

THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant

À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.

 

HOVSTAD, se levant

Tout l'aqueduc?

 

THOMAS STOCKMANN

Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.

 

PETRA

Alors, tu as eu raison, après tout.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.

 

Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.

 

PETRA

Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.

 

HOVSTAD

Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous en serais reconnaissant.

 

HOVSTAD

Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument.

 

KATRINE, revenant

Voilà, c’est parti.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, ravi

Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.

 

BILLING

Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

BILLING

J'en parlerai avec Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse.  Je te le dis Katrine. Tu es témoin.

 

KATRINE

Tu as raison, Thomas.

 

PETRA, levant son verre

Skool ! papa !

 

HOVSTAD ET BILLING

Skool ! skool ! monsieur le docteur.

 

HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur

Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!

 

Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME ACTE

 

Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.

 

Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :

 

KATRINE

Tu es là, Thomas?

 

THOMAS STOCKMANN, du bureau

Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?

 

KATRINE

Une lettre de ton frère.

 

Elle la lui tend.

 

THOMAS STOCKMANN

Ha ha !  (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...

 

KATRINE

Alors ?

 

THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche

Il sera ici vers midi.

 

KATRINE

Et tes visites?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai vu tous mes patients ce matin.

 

KATRINE

J’ai hâte de connaître sa réaction.

 

THOMAS STOCKMANN

Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.

 

KATRINE

C’est aussi ce que je crains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.

 

KATRINE

Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Fais-moi confiance.

 

Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :

 

MORTEN KIIL

Qui aurait pu le croire ?

 

KATRINE, allant vers lui

Papa !

 

THOMAS STOCKMANN

Si ce n’est pas mon beau-père!

 

KATRINE

Allez, entre !

 

MORTEN KIIL

Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi donc ?

 

MORTEN KIIL

Cette affaire-là, de pourriture?

 

THOMAS STOCKMANN

Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.

 

MORTEN KIIL, entrant

Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.

 

THOMAS STOCKMANN

Avant même d’aller travailler?

 

MORTEN KIIL

Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague.  Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Une blague?

 

MORTEN KIIL

Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.

 

MORTEN KIIL, riant malgré lui

Une fière chandelle !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. J’ai tout découvert à temps.

 

MORTEN KIIL, riant encore malgré lui

Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!

 

THOMAS STOCKMANN

Ridiculiser ?

 

KATRINE

Non mais papa...

 

MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards  sarcastiques vers Thomas

Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais oui, des « infusorus ».

 

MORTEN KIIL

Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Des centaines de milliers.

 

MORTEN KIIL

Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est invisible, bien sûr.

 

MORTEN KIIL, ricanant

Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ?

 

MORTEN KIIL

J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !

 

THOMAS STOCKMANN

On verra bien.

 

MORTEN KIIL

Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’espère que toute la ville va gober ça !

 

MORTEN KIIL

Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais beau-père...

 

MORTEN KIIL

Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin vous ferez une bonne action.

 

MORTEN KIIL

Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche,  si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, entrez.

 

MORTEN KIIL, ricanant toujours

Je parie que lui aussi, il est dans le coup !

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, il est au courant.

 

MORTEN KIIL

Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !

 

THOMAS STOCKMANN

Restez encore un peu.

 

MORTEN KIIL

Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!

 

Il sort. Katrine le reconduit.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.

 

HOVSTAD

Parce que vous parliez de...

 

THOMAS STOCKMANN

De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?

 

HOVSTAD

Oui. Auriez quelques minutes?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout le temps que vous voulez.

 

HOVSTAD

Est-ce que l’échevin vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pas encore.  Je l’attends pour midi.

 

HOVSTAD

J’ai pas mal repensé à cette histoire.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis ?

 

HOVSTAD

Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...

 

THOMAS STOCKMANN

Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).

 

Les deux s’assoient autour de la petite table.

 

THOMAS STOCKMANN

Que voulez-vous dire?

 

HOVSTAD

Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.

 

HOVSTAD

Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.

 

THOMAS STOCKMANN

Expliquez-vous.

 

HOVSTAD

Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?

 

HOVSTAD

Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

HOVSTAD

J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais s’ils en ont la compétence ?

 

HOVSTAD

Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ça, ils ont été stupides.

 

HOVSTAD

Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.

 

HOVSTAD

À condition que le journal s’implique.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.

 

HOVSTAD

Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.

 

THOMAS STOCKMANN

Par le biais du journal ?

 

HOVSTAD

Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.

 

HOVSTAD

J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?

 

HOVSTAD

Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être avez-vous raison.

 

HOVSTAD

Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !

 

HOVSTAD

Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais mon cher Hovstad !

 

HOVSTAD

Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal,  à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

Je comprends très bien.

 

HOVSTAD

Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...

 

On frappe à la porte.

 

THOMAS STOCKMANN

Entrez.

 

L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule.  Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.

 

ASLAKSEN, saluant

Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Si ce n’est pas notre cher imprimeur !

 

ASLAKSEN

Docteur !

 

HOVSTAD, se levant

C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

 

ASLAKSEN

Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, pour la protection des bains.

 

ASLAKSEN

C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.

 

HOVSTAD, à Stockmann

Vous voyez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous remercie.

 

ASLAKSEN

Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...

 

ASLAKSEN

Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

THOMAS STOCKMANN

Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?

 

ASLAKSEN

Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

J’ose le dire.  Cette affaire d'aqueduc,  elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.

 

THOMAS STOCKMANN

Félicitations.

 

ASLAKSEN

En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

La modération, oui.

 

ASLAKSEN

Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...

 

THOMAS STOCKMANN

Pourrait ?

 

ASLAKSEN

Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.

 

HOVSTAD

Et quand bien même qu’on nous en voudrait !

 

ASLAKSEN

Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?

 

ASLAKSEN

Non merci, pas d’alcool.

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne bière alors ?

 

ASLAKSEN

Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.

 

ASLAKSEN

C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.

 

HOVSTAD

De toute façon, demain, on y va avec le journal.

 

ASLAKSEN

Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.

 

Il lui tend la main et le reconduit.

 

ASLAKSEN

Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Oui, je vous vois tout à l’heure.

 

ASLAKSEN

Bien.

 

Il sort.

 

HOVSTAD, au docteur qui revient

Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.

 

THOMAS STOCKMANN

Lui ? Aslaksen ?

 

HOVSTAD

Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Il est quand même bien intentionné, non ?

 

HOVSTAD

Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, je vous l’accorde.

 

HOVSTAD

C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.

 

THOMAS STOCKMANN

Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.

 

HOVSTAD

Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

 

HOVSTAD

Je sais de quoi je parle.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.

 

HOVSTAD

Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout ira bien, vous verrez.

 

HOVSTAD

On verra.

 

Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu es là, Katrine ?

 

PETRA

Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.

 

Katrine sort de la salle à manger.

 

KATRINE

Peter n’est pas encore arrivé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.

 

KATRINE

Penses-tu que ce sera nécessaire?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.

 

KATRINE

Vraiment ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...

 

KATRINE

Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?

 

THOMAS STOCKMANN

La majorité compacte.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

THOMAS STOCKMANN

Hé mais oui  ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !

 

PETRA

Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.

 

Peter Stockmann paraît dans le vestibule.

 

PETER STOCKMANN

Bonjour.

 

THOMAS STOCKMANN

Allez, viens, Peter.

 

KATRINE

Comment va mon beau-frère ce matin ?

 

PETER STOCKMANN, froidement

Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Tu l'as lu ?

 

PETER STOCKMANN

Je l’ai lu.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.

 

KATRINE

Viens Petra.

 

Elles sortent.

 

PETER STOCKMANN, après une pause

Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?

 

THOMAS STOCKMANN

Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.

 

PETER STOCKMANN

Parce que maintenant, tu as cette certitude ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Ça ne te paraît pas évident ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?

 

THOMAS STOCKMANN

Il faut agir. Et rapidement.

 

PETER STOCKMANN

Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».

 

THOMAS STOCKMANN

Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.

 

PETER STOCKMANN

Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant mieux si tu as une meilleure solution.

 

PETER STOCKMANN

J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.

 

THOMAS STOCKMANN

Hypothétique ?

 

PETER STOCKMANN

Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ?  D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant que ça?

 

PETER STOCKMANN

Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu veux dire : deux années entières ?

 

PETER STOCKMANN

Au moins.  On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais, Peter, elle l’est.

 

PETER STOCKMANN

Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? ...  Moi ?

 

PETER STOCKMANN

Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?

 

PETER STOCKMANN

J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.

 

THOMAS STOCKMANN

Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.

 

PETER STOCKMANN

Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.

 

THOMAS STOCKMANN

Parce que tu crois ... ?

 

PETER STOCKMANN

La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.

 

THOMAS STOCKMANN

Ce serait un compromis !

 

PETER STOCKMANN

Compromis?

 

THOMAS STOCKMANN

Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge.  Un crime envers la société.

 

PETER STOCKMANN

Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.

 

PETER STOCKMANN

Il faut tout empêcher.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop de gens sont au courant.

 

PETER STOCKMANN

Au courant?  Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?

 

THOMAS STOCKMANN

Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.

 

PETER STOCKMANN, après une courte pause

Toi et tes étourderies, Thomas!  N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Toi, et ta famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça ?

 

PETER STOCKMANN

Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.

 

PETER STOCKMANN

Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?

 

THOMAS STOCKMANN

QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?

 

PETER STOCKMANN

En partie, je dis bien.  Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tu penses que c'est ce que je fais?

 

PETER STOCKMANN

Oui malheureusement.  Tu le fais sans que tu le saches.  Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle.  Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.

 

THOMAS STOCKMANN

Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?

 

PETER STOCKMANN

Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?

 

PETER STOCKMANN

Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Quelqu’un de compliqué ?

 

PETER STOCKMANN

Oui Thomas.  Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.

 

PETER STOCKMANN

Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.

 

PETER STOCKMANN

À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ! Tout simplement ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.

 

THOMAS STOCKMANN, stupéfié

Ne comptent pas ?

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, je dis.  En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?

 

PETER STOCKMANN

Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.

 

PETER STOCKMANN

Sauf sur les Bains.  Nous te le défendons.

 

THOMAS STOCKMANN, hurle :

Qui ça « Nous » ?

 

PETER STOCKMANN

Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...

 

Petra entre brusquement.

 

PETRA

Ah papa !

 

KATRINE, la suivant

Petra ! Petra!

 

PETER STOCKMANN

Elles nous écoutaient !

 

KATRINE

Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.

 

PETRA

Moi j'écoutais.

 

PETER STOCKMANN

Alors tant mieux.

 

THOMAS STOCKMANN, à son frère

Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?

 

PETER STOCKMANN

Désolé mais tu m’y as forcé.

 

THOMAS STOCKMANN

Et je dois me rétracter publiquement ?

 

PETER STOCKMANN

Ce serait souhaitable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et si je refuse ?

 

PETER STOCKMANN

Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?

 

PETER STOCKMANN

Tu seras congédié. Inévitablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié ?

 

PETRA

Papa ! Congédié ?

 

KATRINE

Congédié ?

 

PETER STOCKMANN

Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous feriez ça ?

 

PETER STOCKMANN

Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.

 

PETRA

Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.

 

KATRINE

Tais-toi, Petra.

 

PETER STOCKMANN, à Petra

Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.

 

PETER STOCKMANN

En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.

 

THOMAS STOCKMANN

Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.

 

PETER STOCKMANN

Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.

 

THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux

Répète !

 

Madame se jette entre les deux.

 

KATRINE

Thomas!

 

PETRA

Du calme, papa !

 

PETER STOCKMANN

Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?

 

KATRINE

Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !

 

PETRA

Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.

 

KATRINE

N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.

 

THOMAS STOCKMANN

N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !

 

KATRINE

Oui tu as raison, non mais toi! Et  tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.

 

PETRA

Ah maman, c’est pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?

 

KATRINE

Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Réaliser quoi ?

 

KATRINE

Que tu t’opposes à ton frère !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?

 

PETRA

Elle est correcte, elle est vraie.

 

KATRINE

À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Ho-ho,  Katrine.  Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.

 

KATRINE

Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.

 

KATRINE

Et travailler contre ta famille, Thomas?  Contre nous, ici à la maison?  Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?

 

PETRA

Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.

 

KATRINE

Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?

 

KATRINE

En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?

 

Thomas semble déchiré.

 

THOMAS STOCKMANN

La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?

 

KATRINE

Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –

 

Les garçons arrivent de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.

 

Il va vers son bureau.

 

KATRINE

Thomas, que veux-tu faire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.

 

Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.

 

KATRINE

Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !

 

PETRA

Papa est un homme qui sait se tenir debout.

 

Les garçons demandent étonnés:

 

EJLIF et MORTEN

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Petra leur fait signe de se taire.

 

 

 

 

 

TROISIÈME ACTE

 

 

Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ».  Au fond à gauche, la porte d'entrée.  À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie.  Sur le mur à droite, il y a une porte.  Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres.  En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute.  Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés.  Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.

 

Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.

 

BILLING

Hé ben... décidément !

 

HOVSTAD, écrivant

Vous l’avez lu ?

 

BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre

Si je l’ai lu !!!

 

HOVSTAD

Pas mal, n’est-ce pas ?

 

BILLING

Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.

 

HOVSTAD

Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !

 

BILLING

C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.

 

HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne

Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.

 

BILLING, baissant le ton

Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?

 

HOVSTAD

Oui.  En espérant que notre vertueux échevin...

 

BILLING

Ce serait bien le comble !

 

HOVSTAD

S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.

 

BILLING

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.

 

HOVSTAD

C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !

 

Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.

 

HOVSTAD

Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avons le feu vert !

 

HOVSTAD

Alors, on imprime !

 

BILLING

Bravo !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !

 

BILLING

Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?

 

BILLING, appelant vers l’imprimerie

Aslaksen!

 

HOVSTAD

Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?

 

THOMAS STOCKMANN

Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.

 

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie

Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?

 

HOVSTAD

Non, n’ayez pas peur.

 

THOMAS STOCKMANN

Hovstad, dites-moi franchement.  Mon article, il est comment ?

 

HOVSTAD

Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.

 

THOMAS STOCKMANN

N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.

 

HOVSTAD

Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.

 

ASLAKSEN

De même que les citoyens pondérés.

 

BILLING

Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.

 

ASLAKSEN

Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.

 

THOMAS STOCKMANN

Allons-y !

 

HOVSTAD

Pour demain à la première heure.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?

 

ASLAKSEN

Avec plaisir.

 

THOMAS STOCKMANN

Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !

 

BILLING

Un boulet de canon, vous allez voir !

 

THOMAS STOCKMANN

Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.

 

BILLING

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne!

 

HOVSTAD

Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.

 

ASLAKSEN

Oui mais écoutez...

 

BILLING

Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.

 

ASLAKSEN

Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !

 

BILLING

Mais non ! Mais non!  N'épargnez pas la dynamite.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.

 

BILLING

Là, vous touchez quelque chose !

 

THOMAS STOCKMANN

Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.

 

BILLING

Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !

 

THOMAS STOCKMANN

Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.

 

HOVSTAD

Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.

 

ASLAKSEN

Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.

 

THOMAS STOCKMANN

On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.

 

HOVSTAD

Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.

 

ASLAKSEN

Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !

 

ASLAKSEN

L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.

 

THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion

Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !

 

Salutations mutuelles; il sort.

 

HOVSTAD

Quel homme ! Son action me paraît inestimable.

 

ASLAKSEN

En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.

 

HOVSTAD

Mmmmm... ça reste à voir.

 

BILLING

Comme vous êtes peureux, Aslaksen!

 

ASLAKSEN

Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.

 

BILLING

Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.

 

ASLAKSEN

C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.

 

HOVSTAD

Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?

 

ASLAKSEN

Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !

 

HOVSTAD

Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !

 

BILLING

Et deux plutôt qu’une !

 

ASLAKSEN, pointant un pupitre

Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?

 

BILLING, méprisant

Tout un opportuniste !

 

HOVSTAD

Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.

 

ASLAKSEN

Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.

 

BILLING

C’est-à-dire que...

 

HOVSTAD

Quoi, Billing ?

 

BILLING

Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...

 

ASLAKSEN

Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.

 

Il retourne dans l'imprimerie.

 

BILLING

On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?

 

HOVSTAD

Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?

 

BILLING

Maudite pauvreté !

 

HOVSTAD, s’assoit au pupitre

Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !

 

BILLING

Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?

 

HOVSTAD

Il n’a pas un sou.

 

BILLING

Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?

 

HOVSTAD

Est-il si riche qu’on le prétend ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!

 

HOVSTAD

Vous compteriez sur ça ?

 

BILLING

Pas vraiment.

 

HOVSTAD

De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.

 

BILLING

Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.

 

HOVSTAD

Pour ça, vous avez raison.

 

BILLING

Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.

 

Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.

 

HOVSTAD

Vous Petra ? Quelle surprise !

 

PETRA

Vous devez m’excuser.

 

HOVSTAD, lui présentant un fauteuil

Asseyez-vous.

 

PETRA

Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.

 

HOVSTAD

Vous venez de la part de votre père ?

 

PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau

Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.

 

HOVSTAD

Vous me le rapportez ?

 

PETRA

J’ai décidé de ne pas le traduire.

 

HOVSTAD

Mais vous me l’avez promis !

 

PETRA

C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.

 

HOVSTAD

Je ne lis pas l’anglais.

 

PETRA, déposant le livre

Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.

 

HOVSTAD

Vraiment ?

 

PETRA

Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.

 

HOVSTAD

Ah bon ? Mais... quelle importance ?

 

PETRA

Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.

 

HOVSTAD

Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.

 

PETRA

Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.

 

HOVSTAD

Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.

 

PETRA

Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.

 

HOVSTAD, souriant

Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.

 

PETRA

De Billing?

 

HOVSTAD

En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.

 

PETRA

Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?

 

HOVSTAD

Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?

 

PETRA

Quoi ? Je ne vous crois pas !  Comment peut-il envisager une chose pareille ?

 

HOVSTAD

Vous n’avez qu’à lui demander !

 

PETRA

Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.

 

HOVSTAD, la regardant intensément

Ça vous bouleverse à ce point ?

 

PETRA

Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.

 

HOVSTAD

Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.

 

PETRA

Vous le pensez réellement ?

 

HOVSTAD

Il m’arrive de le penser, réellement.

 

PETRA

Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...

 

HOVSTAD

L’affaire de votre père, vous voulez dire ?

 

PETRA

Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?

 

HOVSTAD

Aujourd’hui ... peut-être.

 

PETRA

Comment, peut-être ?  Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.

 

HOVSTAD

Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?

 

PETRA

Foncièrement juste ? Honnête ?

 

HOVSTAD, avec un grave sous-entendu

Surtout lorsque cet homme... est votre père.

 

PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion

Quoi ???

 

HOVSTAD

Oui Petra.  Mademoiselle Petra.

 

PETRA

Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?

 

HOVSTAD

Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...

 

PETRA

Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.

 

HOVSTAD

Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.

 

PETRA

Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.

 

HOVSTAD

Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.

 

PETRA

Vous voulez dire ?

 

HOVSTAD

Votre père a réellement besoin de moi.

 

PETRA, le dévisageant avec mépris

C’est le comble ! Vous me dégoûtez.

 

HOVSTAD

Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.

 

PETRA

Pas la peine. Adieu.

 

Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :

 

ASLAKSEN

Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.

 

PETRA

Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.

 

HOVSTAD

Mais restez encore un peu.

 

PETRA, sortant

Adieu.

 

ASLAKSEN

Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Quoi donc ?

 

ASLAKSEN

L'échevin. Il est dans l'imprimerie.

 

HOVSTAD

L’échevin vous dites ?

 

ASLAKSEN

Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.

 

HOVSTAD

J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.

 

Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer.  Aslaksen retourne à l’imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Vous ne vous attendiez pas à me voir.

 

HOVSTAD

Pas vraiment.

 

PETER STOCKMANN, examinant les lieux

Pas mal comme installation. Très bien, même.

 

HOVSTAD

Si on veut.

 

PETER STOCKMANN

Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.

 

HOVSTAD

Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?

 

Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.

 

HOVSTAD

Asseyez-vous.

 

PETER STOCKMANN, prenant place

Merci.

.

Hovstad s'assoit également.

 

PETER STOCKMANN

Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.

 

HOVSTAD

Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...

 

PETER STOCKMANN

C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.

 

HOVSTAD

Vous voulez dire, votre frère le docteur ?

 

PETER STOCKMANN

Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.

 

HOVSTAD

Ah vraiment ?

 

PETER STOCKMANN

Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.

 

HOVSTAD

Une allusion, peut-être.

 

ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie

Où donc est passé le manuscrit ?

 

HOVSTAD, irrité

Il est juste là, sur le pupitre.

 

ASLAKSEN, le trouvant

Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.

 

HOVSTAD

Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?

 

PETER STOCKMANN

Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?

 

HOVSTAD

Moi vous savez, je suis pas un expert.  Je l'ai survolé comme ça.

 

PETER STOCKMANN

Mais vous acceptez de le publier ?

 

HOVSTAD

Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.

 

ASLAKSEN

Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Je vois.

 

ASLAKSEN

Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.

 

PETER STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Bon je vous laisse.

 

PETER STOCKMANN

Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?

 

HOVSTAD

Je vous en prie, monsieur l'Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.

 

ASLAKSEN

Auprès des petits propriétaires, oui.

 

PETER STOCKMANN

Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.

 

ASLAKSEN

Vrai.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?

 

ASLAKSEN

Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.

 

ASLAKSEN

Que voulez-vous dire ?

 

HOVSTAD

Un esprit de sacrifice ?

 

PETER STOCKMANN

C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.

 

ASLAKSEN

Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

 

PETER STOCKMANN

C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.

 

HOVSTAD

La ville ?

 

ASLAKSEN

Je ne comprends pas.  Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?

 

PETER STOCKMANN

D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

ASLAKSEN

Oh, c’est beaucoup...

 

PETER STOCKMANN

Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.

 

HOVSTAD, se levant

Une si grande perte pour la Ville ?

 

ASLAKSEN

Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?

 

PETER STOCKMANN

Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?

 

ASLAKSEN

Et les actionnaires du projet des Bains ?

 

PETER STOCKMANN

Ils ont déjà tout investi dans le projet.

 

ASLAKSEN

Vous en êtes sûr ?

 

PETER STOCKMANN

Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.

 

ASLAKSEN

Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !

 

HOVSTAD

Oui, en effet !

 

PETER STOCKMANN

Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.

 

HOVSTAD

Fermés ? Complètement ?

 

ASLAKSEN

Pendant deux ans?

 

PETER STOCKMANN

Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.

 

ASLAKSEN

Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?

 

PETER STOCKMANN

Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.

 

ASLAKSEN

Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?

 

PETER STOCKMANN

Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.

 

ASLAKSEN

Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.

 

PETER STOCKMANN

Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.

 

ASLAKSEN

Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Mais qui aurait pu penser que...

 

PETER STOCKMANN

J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.

 

HOVSTAD

Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?

 

PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche

Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.

 

ASLAKSEN, vivement

Pour l’amour du ciel, le voilà !

 

PETER STOCKMANN

Qui, mon frère?

 

HOVSTAD

Où est-il ?

 

ASLAKSEN

Il traverse l'imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.

 

HOVSTAD, désignant la porte à droite

Rentrez là en attendant.

 

PETER STOCKMANN

Mais ?

 

HOVSTAD

Entretenez-vous avec Billing.

 

ASLAKSEN

Dépêchez-vous. Il arrive.

 

PETER STOCKMANN

Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.

 

Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.

 

HOVSTAD

Faites comme si de rien n’était.

 

Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.

 

THOMAS STOCKMANN

Me revoilà.

 

Il dépose son chapeau et sa canne.

 

HOVSTAD, écrivant

Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen

Donc pas d’épreuves ?

 

ASLAKSEN, filant

Bon, à plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.

 

HOVSTAD

Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

J’ai bien peur que oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien mes amis. Alors je reviendrai.  Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.

 

HOVSTAD

Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.

 

HOVSTAD

Oui, mais monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN

Je sais ce que vous allez me dire.  Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...

 

ASLAKSEN

Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...

 

HOVSTAD, se lève

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.

 

HOVSTAD

Ah bon !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?

 

HOVSTAD

Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.

 

Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.

 

 KATRINE, vers le docteur

Je savais bien que tu étais là.

 

HOVSTAD, à sa rencontre

Non mais c’est madame Stockmann !

 

THOMAS STOCKMANN

Toi ici, Katrine?

 

KATRINE

Comme tu vois.

 

HOVSTAD

Venez vous asseoir.

 

KATRINE

Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Grande nouvelle.

 

KATRINE

Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu deviens complètement folle Katrine?  Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant?  Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?

 

KATRINE

Mais la modération, Thomas?

 

ASLAKSEN

Vous m’arrachez les mots de la bouche.

 

KATRINE

Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.

 

HOVSTAD

Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu crois que je suis victime d’une manigance ?

 

KATRINE

Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.

 

ASLAKSEN

Ah quelle histoire !

 

HOVSTAD

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?

 

KATRINE

Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?

 

ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés

Oh mon Dieu !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.

 

Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.

 

KATRINE

L’échevin est ici ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.

Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !

 

HOVSTAD

Quelle affaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.

 

KATRINE

Non, Thomas, je t'en supplie.

 

ASLAKSEN

Gare à vous monsieur le docteur.

 

Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.

 

PETER STOCKMANN

Que signifie cette mascarade ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.

 

Il fait les cents pas avec importance.

 

KATRINE, presque en pleurs:

Non mais Thomas !

 

PETER STOCKMANN, le suivant

Mon képi ! Ma canne !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.

 

PETER STOCKMANN

Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !

 

THOMAS STOCKMANN

Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.

 

ASLAKSEN

Je ne pense pas, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah oui, vous allez le faire !

 

PETER STOCKMANN

Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?

 

HOVSTAD

Non monsieur l'échevin.

 

ASLAKSEN

Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.

 

THOMAS STOCKMANN, ahuri

Mais qu'est-ce que ça veut dire?

 

HOVSTAD

Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.

 

BILLING

Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.

 

THOMAS STOCKMANN

De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.

 

HOVSTAD

Je ne l'imprimerai pas.  Je ne le peux pas et je ne le veux pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?

 

ASLAKSEN

Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.

 

PETER STOCKMANN

Par chance !

 

ASLAKSEN

C'est l'opinion publique.  Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres.  Ce sont eux qui gouvernent les journaux.

 

THOMAS STOCKMANN, s’effondrant

Et « eux », ils seraient contre moi ?

 

ASLAKSEN

Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon.

 

PETER STOCKMANN

Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?

 

HOVSTAD

Impossible. Par égard pour votre famille.

 

KATRINE, amère et cinglante

Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?

 

PETER STOCKMANN, donnant son propre article.

Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.

 

HOVSTAD, acquiesçant

J’y verrai personnellement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.

 

ASLAKSEN

Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors redonnez-le moi.

 

HOVSTAD, lui redonne le manuscrit

Voilà.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.

J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.

 

PETER STOCKMANN

Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !

 

ASLAKSEN

Personne, c’est évident.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, non personne.

 

KATRINE

Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?

 

THOMAS STOCKMANN, têtu

Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.

 

KATRINE, vigoureuse

Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.

 

PETER STOCKMANN

Si rempli d’assurance, le délire de la folie.

 

ASLAKSEN

Quel être sensé vous viendrait en aide ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne !

 

KATRINE

Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.

 

THOMAS STOCKMANN

Quelle bonne idée !

 

KATRINE

Ejlif et Morten seront tes appuis !

 

THOMAS STOCKMANN

Et Petra, et toi, Katrine.

 

KATRINE

Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.

 

THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement

Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.

 

Il sort avec son épouse par la porte du fond.  L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :

 

PETER STOCKMANN

Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...

 

Fin du troisième acte.

 

Fin de la version numérique

 

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