Inédits

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UN ENNEMI DU PEUPLE

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UN ENNEMI DU PEUPLE

 

Pièce en cinq actes (1882)

 

de HENRIK IBSEN

 

 

Texte  français de Normand Chaurette (2005)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

Titre original : En folkefiende

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains

 

Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse

 

PETRA, leur fille, enseignante

 

EJLIF et MORTEN,

leurs deux fils, 13 et 10 ans

 

PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,

échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.

 

MORTEN KIIL, maître tanneur,

 et tuteur de Madame Stockmann

 

HOVSTAD,

rédacteur du journal Le Messager du Peuple

 

BILLING, membre de l'équipe du journal

 

HORSTER, un capitaine de bateau

 

L'imprimeur ASLAKSEN

 

Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,

 quelques femmes, et un groupe d'écoliers.

 

L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.

 

 

 

 

 

PREMIER ACTE

 

C'est le soir.  Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin.  Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule;  la porte la plus proche mène au bureau du docteur.  Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres.  Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et,  vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu.  Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis.  Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour.  Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.

 

Billing est assis à  table avec une serviette sous le menton.  Madame Stockmann, debout près de lui,  tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.

 

 

MADAME STOCKMANN

Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.

 

BILLING, mangeant

Mais c’est si bon ! Un pur délice !

 

MADAME STOCKMANN

Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.

 

BILLING

Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.

 

MADAME STOCKMANN

Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.

 

BILLING

Vous croyez?

 

L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.

 

MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule

Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...

 

MADAME STOCKMANN

Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.

 

MADAME STOCKMANN

Pas même un petit morceau?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.

 

MADAME STOCKMANN, souriant

N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?

 

MADAME STOCKMANN

Parti marcher. Avec les garçons.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.

 

MADAME STOCKMANN

Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.

 

On frappe.

 

MADAME STOCKMANN

Oui, entrez.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref

Monsieur le rédacteur.  Je parie que vous venez par affaires?

 

HOVSTAD

En partie.  Quelque chose qui doit aller sous presse.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.

 

HOVSTAD

Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.

 

MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger

Vous allez bien manger quelque chose ?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs  lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.

 

HOVSTAD

Je pense aussi comme vous.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.

 

HOVSTAD

Vous voulez parler des bains publics?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.

 

MADAME STOCKMANN

C’est ce que dit Thomas, lui aussi.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!

 

HOVSTAD

Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...

 

HOVSTAD

Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !

 

HOVSTAD

L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?

 

HOVSTAD

Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?

 

HOVSTAD

Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Vous avez tout à fait raison, Hovstad.

 

MADAME STOCKMANN

Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.

 

HOVSTAD

Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...

 

MADAME STOCKMANN

Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.

 

HOVSTAD

Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier,  nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins...  ici... dans cette maison...

 

MADAME STOCKMANN

Mais mon cher Peter !

 

HOVSTAD

Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...

 

MADAME STOCKMANN

Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad.  Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...

 

HOVSTAD

Je vais me faire une assiette.

 

Il passe dans la salle à manger.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur

Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.

 

MADAME STOCKMANN

À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.

 

MADAME STOCKMANN

Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.

 

Elle va vers le vestibule .

 

LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et  exubérante

Je t’amène encore de la visite,  Katrine. On s’en serait bien passé, hein ?  Venez, Capitaine Horster.  Enlevez votre manteau !  Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez !  Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars.  Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –

 

Il pousse Horster vers  la salle à manger.  Ejlif et Morten y entrent aussi.

 

KATRINE STOCKMANN

Regarde qui est là, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère

Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !

 

PETER STOCKMANN

Malheureusement, je dois déjà repartir !

 

THOMAS STOCKMANN

Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !

 

KATRINE, vers la salle à manger

J’allais justement chercher les cognacs.

 

PETER STOCKMANN, surpris

Les cognacs ... ! C’est pas donné...

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, tu as bien raison. Allez!  Assieds-toi.

 

PETER STOCKMANN

Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...

 

THOMAS STOCKMANN

Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !

 

PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger

Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !

 

THOMAS STOCKMANN, fier

Hé oui.  Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être.  Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.

 

PETER STOCKMANN

Nos... problèmes ?

 

THOMAS STOCKMANN

En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...

 

PETER STOCKMANN

Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?

 

THOMAS STOCKMANN

Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Tu trouves? Vraiment?

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Métropole ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais  il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?

 

VOIX DE KATRINE

Il n’est venu personne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis le niveau de vie, Peter.  On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.

 

PETER STOCKMANN

Quand même !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!

 

PETER STOCKMANN

Non, non. Je te crois.

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux au moins te montrer la nappe.

 

PETER STOCKMANN

Oui j’ai vu, elle est très bien.

 

THOMAS STOCKMANN

Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?

 

PETER STOCKMANN

C’est très luxueux.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.

 

PETER STOCKMANN

Presque?

 

THOMAS STOCKMANN

Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.

 

PETER STOCKMANN

Des gens haut placés, sans doute.

 

THOMAS STOCKMANN

Même des gens ordinaires.

 

PETER STOCKMANN

Oui.  Il y en a sûrement.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.

 

PETER STOCKMANN

Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un article ?

 

PETER STOCKMANN

Oui, à propos des bains.  Un papier que tu aurais écrit cet hiver.

 

THOMAS STOCKMANN

Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.

 

PETER STOCKMANN

Pourtant, c’est en plein le bon moment.

 

THOMAS STOCKMANN

En temps normal, oui, tu aurais raison.

 

Il se lève et fait les cent pas.

 

PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.

Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.

Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.

 

PETER STOCKMANN

Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et c’est quand même moi qui en suis  le médecin en chef ... bon  bon. Nous n’allons pas commencer.

 

PETER STOCKMANN

Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu m’accuses?

 

PETER STOCKMANN

Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?

 

PETER STOCKMANN

Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?

 

PETER STOCKMANN, le coupant

Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.

 

Il sort. Katrine entre au salon :

 

KATRINE

Parti?

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. Complètement hors de lui.

 

KATRINE

Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?

 

THOMAS STOCKMANN

Rien du tout.  Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.

 

KATRINE

Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.

 

Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.

 

BILLING, s’étirant

Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !

 

HOVSTAD

Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.

 

HOVSTAD

J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.

 

KATRINE

Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?

 

HOVSTAD

En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.

 

BILLING

Un mot qui décrit parfaitement la situation.

 

THOMAS STOCKMANN

N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?

 

KATRINE, allant vers la salle à manger

Je m’en viens avec le cognac.

 

THOMAS STOCKMANN

Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.

 

Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.

 

KATRINE

À votre santé tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà!   Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !

 

KATRINE, assise avec son tricot

Et vous repartez bientôt, capitaine ?

 

HORSTER

Dans huit jours.

 

KATRINE

Encore l’Amérique?

 

HORSTER

Oui, comme prévu..

 

BILLING

Donc vous ne serez pas ici pour les élections?

 

HORSTER

Les élections ?

 

BILLING

Vous n’êtes pas au courant ?

 

HORSTER

Non.

 

BILLING

Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?

 

HORSTER

Je n’y comprends rien.

 

BILLING

Quand même.  Tout le monde doit voter.

 

HORSTER

Même ceux que ça ne concerne pas ?

 

BILLING

Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.

 

HORSTER

C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !

 

HOVSTAD

Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.

 

BILLING

Ils ne sont pas terre à terre.

 

THOMAS STOCKMANN

Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?

 

HOVSTAD

Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?

 

HOVSTAD

J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.

 

Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.

 

PETRA

Bonsoir !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah te voilà, Petra !

 

Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.

 

PETRA

Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors viens te la couler douce avec nous !

 

BILLING

Je vous prépare un cognac.

 

PETRA, s’approchant de la table

Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.

 

Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.

 

THOMAS STOCKMANN

Une lettre?  De qui ?

 

PETRA, fouillant dans la poche de son manteau

J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Et c’est maintenant que tu me la donnes?

 

PETRA

Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre

Donne.

 

Il examine l’entête.

 

KATRINE

C’est bien ce que tu attendais?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.

 

Il rentre dans son bureau.

 

PETRA, à Katrine

Je me demande bien ce que ça peut être.

 

KATRINE

Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.

 

BILLING

Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.

 

PETRA

Il en a trop sur les épaules.

 

Elle se verse un cognac.

 

HOVSTAD

Vous enseignez aussi le soir?

 

PETRA

Deux fois la semaine.

 

BILLING

En plus des quatre jours à l’Institut ?

 

PETRA

Cinq jours.

 

KATRINE

Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?

 

PETRA, montrant la pile de cahiers

Tout ça, oui.

 

HORSTER

Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.

 

PETRA

Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.

 

BILLING

Qu’est-ce que ça vous procure?

 

PETRA

Un sommeil de plomb.

 

MORTEN

C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.

 

PETRA

Des péchés ?

 

MORTEN

Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.

 

EJLIF

Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !

 

MORTEN

Stupide toi-même, Ejlif.

 

BILLING, riant

Entendez-vous ça !

 

HOVSTAD

Et toi tu ne travailles pas, Morten ?

 

MORTEN

Pas question.

 

HOVSTAD

Et qu’est-ce que tu feras plus tard?

 

MORTEN

Je ferai un viking.

 

EJLIF

Quoi ? Comme un païen ?

 

MORTEN

Alors je ferai un païen.

 

BILLING

Tout à fait d’accord avec toi, Morten.

 

KATRINE, tout bas

N’allez pas l’encourager, Billing !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.

 

MORTEN

Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?

 

BILLING

Tout ce qu’on veut,  Morten.

 

KATRINE

Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?

 

EJLIF

Non, moi je veux rester encore!

 

KATRINE

Allez allez, dites bonsoir.

 

Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.

 

HOVSTAD

Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...

 

KATRINE

Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.

 

PETRA

Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.

 

KATRINE

Sans aller jusque là...

 

PETRA

Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.

 

HORSTER

Pourtant vous leur enseignez?

 

PETRA

Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.

 

BILLING

Quoi de surprenant !

 

PETRA

Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...

 

BILLING

Ah ! Avec les moyens !

 

HORSTER

Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.

 

PETRA, riant

Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.

 

HOVSTAD

J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.

 

PETRA

Et vous l’aurez à temps !

 

Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en  main.

 

THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre

À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.

 

BILLING

Des nouvelles ?

 

KATRINE

Quelle sorte de nouvelles?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une affaire, Katrine.

 

HOVSTAD

Eh bien ?

 

KATRINE

Tu y es pour quelque chose ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.

 

PETRA

Mais dis-nous ce que c'est.

 

THOMAS STOCKMANN

Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire par là, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant

Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?

 

HOVSTAD

Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.

 

THOMAS STOCKMANN

Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?

 

KATRINE

Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.

 

HOVSTAD

Bon! oui et puis?

 

THOMAS STOCKMANN

Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !

 

BILLING

Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal,  non ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?

 

HOVSTAD

Non.  Qu'est-ce que c'est?

 

KATRINE

Oui. Qu’est-ce que c’est?

 

THOMAS STOCKMANN

L’institution des Bains est rongée par la peste.

 

PETRA

Qu’est-ce que tu dis, papa ?

 

KATRINE, bouleversée

Notre institution ?

 

HOVSTAD, de même

Mais ... monsieur le docteur !

 

BILLING

C’est incroyable!

 

THOMAS STOCKMANN

Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.

 

HOVSTAD

Là où sont les  Bains publics?

 

THOMAS STOCKMANN

Juste là où sont les Bains publics.

 

HOVSTAD

Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.

 

KATRINE

Oui, je me souviens.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.

 

KATRINE

C'est donc cela qui te préoccupait tant?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.

 

HOVSTAD

Et c'est  lui  qui vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre

On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.

 

KATRINE

Dieu merci, tu l’as découvert à temps!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, heureusement.

 

HOVSTAD

Que comptez-vous faire maintenant, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

Corriger la situation, évidemment.

 

HOVSTAD

C’est donc faisable ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.

 

KATRINE

Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !

 

THOMAS STOCKMANN

J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.

 

PETRA

Mais à nous, ici, à la maison?

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.

 

KATRINE, réprobatrice

Thomas!

 

THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant

À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.

 

HOVSTAD, se levant

Tout l'aqueduc?

 

THOMAS STOCKMANN

Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.

 

PETRA

Alors, tu as eu raison, après tout.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.

 

Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.

 

PETRA

Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.

 

HOVSTAD

Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous en serais reconnaissant.

 

HOVSTAD

Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument.

 

KATRINE, revenant

Voilà, c’est parti.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, ravi

Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.

 

BILLING

Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

BILLING

J'en parlerai avec Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse.  Je te le dis Katrine. Tu es témoin.

 

KATRINE

Tu as raison, Thomas.

 

PETRA, levant son verre

Skool ! papa !

 

HOVSTAD ET BILLING

Skool ! skool ! monsieur le docteur.

 

HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur

Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!

 

Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME ACTE

 

Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.

 

Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :

 

KATRINE

Tu es là, Thomas?

 

THOMAS STOCKMANN, du bureau

Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?

 

KATRINE

Une lettre de ton frère.

 

Elle la lui tend.

 

THOMAS STOCKMANN

Ha ha !  (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...

 

KATRINE

Alors ?

 

THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche

Il sera ici vers midi.

 

KATRINE

Et tes visites?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai vu tous mes patients ce matin.

 

KATRINE

J’ai hâte de connaître sa réaction.

 

THOMAS STOCKMANN

Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.

 

KATRINE

C’est aussi ce que je crains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.

 

KATRINE

Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Fais-moi confiance.

 

Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :

 

MORTEN KIIL

Qui aurait pu le croire ?

 

KATRINE, allant vers lui

Papa !

 

THOMAS STOCKMANN

Si ce n’est pas mon beau-père!

 

KATRINE

Allez, entre !

 

MORTEN KIIL

Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi donc ?

 

MORTEN KIIL

Cette affaire-là, de pourriture?

 

THOMAS STOCKMANN

Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.

 

MORTEN KIIL, entrant

Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.

 

THOMAS STOCKMANN

Avant même d’aller travailler?

 

MORTEN KIIL

Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague.  Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Une blague?

 

MORTEN KIIL

Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.

 

MORTEN KIIL, riant malgré lui

Une fière chandelle !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. J’ai tout découvert à temps.

 

MORTEN KIIL, riant encore malgré lui

Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!

 

THOMAS STOCKMANN

Ridiculiser ?

 

KATRINE

Non mais papa...

 

MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards  sarcastiques vers Thomas

Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais oui, des « infusorus ».

 

MORTEN KIIL

Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Des centaines de milliers.

 

MORTEN KIIL

Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est invisible, bien sûr.

 

MORTEN KIIL, ricanant

Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ?

 

MORTEN KIIL

J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !

 

THOMAS STOCKMANN

On verra bien.

 

MORTEN KIIL

Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’espère que toute la ville va gober ça !

 

MORTEN KIIL

Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais beau-père...

 

MORTEN KIIL

Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin vous ferez une bonne action.

 

MORTEN KIIL

Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche,  si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, entrez.

 

MORTEN KIIL, ricanant toujours

Je parie que lui aussi, il est dans le coup !

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, il est au courant.

 

MORTEN KIIL

Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !

 

THOMAS STOCKMANN

Restez encore un peu.

 

MORTEN KIIL

Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!

 

Il sort. Katrine le reconduit.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.

 

HOVSTAD

Parce que vous parliez de...

 

THOMAS STOCKMANN

De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?

 

HOVSTAD

Oui. Auriez quelques minutes?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout le temps que vous voulez.

 

HOVSTAD

Est-ce que l’échevin vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pas encore.  Je l’attends pour midi.

 

HOVSTAD

J’ai pas mal repensé à cette histoire.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis ?

 

HOVSTAD

Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...

 

THOMAS STOCKMANN

Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).

 

Les deux s’assoient autour de la petite table.

 

THOMAS STOCKMANN

Que voulez-vous dire?

 

HOVSTAD

Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.

 

HOVSTAD

Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.

 

THOMAS STOCKMANN

Expliquez-vous.

 

HOVSTAD

Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?

 

HOVSTAD

Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

HOVSTAD

J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais s’ils en ont la compétence ?

 

HOVSTAD

Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ça, ils ont été stupides.

 

HOVSTAD

Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.

 

HOVSTAD

À condition que le journal s’implique.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.

 

HOVSTAD

Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.

 

THOMAS STOCKMANN

Par le biais du journal ?

 

HOVSTAD

Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.

 

HOVSTAD

J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?

 

HOVSTAD

Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être avez-vous raison.

 

HOVSTAD

Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !

 

HOVSTAD

Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais mon cher Hovstad !

 

HOVSTAD

Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal,  à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

Je comprends très bien.

 

HOVSTAD

Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...

 

On frappe à la porte.

 

THOMAS STOCKMANN

Entrez.

 

L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule.  Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.

 

ASLAKSEN, saluant

Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Si ce n’est pas notre cher imprimeur !

 

ASLAKSEN

Docteur !

 

HOVSTAD, se levant

C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

 

ASLAKSEN

Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, pour la protection des bains.

 

ASLAKSEN

C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.

 

HOVSTAD, à Stockmann

Vous voyez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous remercie.

 

ASLAKSEN

Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...

 

ASLAKSEN

Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

THOMAS STOCKMANN

Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?

 

ASLAKSEN

Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

J’ose le dire.  Cette affaire d'aqueduc,  elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.

 

THOMAS STOCKMANN

Félicitations.

 

ASLAKSEN

En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

La modération, oui.

 

ASLAKSEN

Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...

 

THOMAS STOCKMANN

Pourrait ?

 

ASLAKSEN

Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.

 

HOVSTAD

Et quand bien même qu’on nous en voudrait !

 

ASLAKSEN

Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?

 

ASLAKSEN

Non merci, pas d’alcool.

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne bière alors ?

 

ASLAKSEN

Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.

 

ASLAKSEN

C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.

 

HOVSTAD

De toute façon, demain, on y va avec le journal.

 

ASLAKSEN

Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.

 

Il lui tend la main et le reconduit.

 

ASLAKSEN

Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Oui, je vous vois tout à l’heure.

 

ASLAKSEN

Bien.

 

Il sort.

 

HOVSTAD, au docteur qui revient

Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.

 

THOMAS STOCKMANN

Lui ? Aslaksen ?

 

HOVSTAD

Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Il est quand même bien intentionné, non ?

 

HOVSTAD

Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, je vous l’accorde.

 

HOVSTAD

C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.

 

THOMAS STOCKMANN

Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.

 

HOVSTAD

Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

 

HOVSTAD

Je sais de quoi je parle.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.

 

HOVSTAD

Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout ira bien, vous verrez.

 

HOVSTAD

On verra.

 

Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu es là, Katrine ?

 

PETRA

Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.

 

Katrine sort de la salle à manger.

 

KATRINE

Peter n’est pas encore arrivé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.

 

KATRINE

Penses-tu que ce sera nécessaire?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.

 

KATRINE

Vraiment ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...

 

KATRINE

Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?

 

THOMAS STOCKMANN

La majorité compacte.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

THOMAS STOCKMANN

Hé mais oui  ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !

 

PETRA

Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.

 

Peter Stockmann paraît dans le vestibule.

 

PETER STOCKMANN

Bonjour.

 

THOMAS STOCKMANN

Allez, viens, Peter.

 

KATRINE

Comment va mon beau-frère ce matin ?

 

PETER STOCKMANN, froidement

Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Tu l'as lu ?

 

PETER STOCKMANN

Je l’ai lu.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.

 

KATRINE

Viens Petra.

 

Elles sortent.

 

PETER STOCKMANN, après une pause

Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?

 

THOMAS STOCKMANN

Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.

 

PETER STOCKMANN

Parce que maintenant, tu as cette certitude ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Ça ne te paraît pas évident ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?

 

THOMAS STOCKMANN

Il faut agir. Et rapidement.

 

PETER STOCKMANN

Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».

 

THOMAS STOCKMANN

Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.

 

PETER STOCKMANN

Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant mieux si tu as une meilleure solution.

 

PETER STOCKMANN

J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.

 

THOMAS STOCKMANN

Hypothétique ?

 

PETER STOCKMANN

Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ?  D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant que ça?

 

PETER STOCKMANN

Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu veux dire : deux années entières ?

 

PETER STOCKMANN

Au moins.  On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais, Peter, elle l’est.

 

PETER STOCKMANN

Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? ...  Moi ?

 

PETER STOCKMANN

Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?

 

PETER STOCKMANN

J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.

 

THOMAS STOCKMANN

Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.

 

PETER STOCKMANN

Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.

 

THOMAS STOCKMANN

Parce que tu crois ... ?

 

PETER STOCKMANN

La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.

 

THOMAS STOCKMANN

Ce serait un compromis !

 

PETER STOCKMANN

Compromis?

 

THOMAS STOCKMANN

Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge.  Un crime envers la société.

 

PETER STOCKMANN

Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.

 

PETER STOCKMANN

Il faut tout empêcher.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop de gens sont au courant.

 

PETER STOCKMANN

Au courant?  Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?

 

THOMAS STOCKMANN

Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.

 

PETER STOCKMANN, après une courte pause

Toi et tes étourderies, Thomas!  N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Toi, et ta famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça ?

 

PETER STOCKMANN

Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.

 

PETER STOCKMANN

Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?

 

THOMAS STOCKMANN

QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?

 

PETER STOCKMANN

En partie, je dis bien.  Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tu penses que c'est ce que je fais?

 

PETER STOCKMANN

Oui malheureusement.  Tu le fais sans que tu le saches.  Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle.  Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.

 

THOMAS STOCKMANN

Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?

 

PETER STOCKMANN

Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?

 

PETER STOCKMANN

Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Quelqu’un de compliqué ?

 

PETER STOCKMANN

Oui Thomas.  Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.

 

PETER STOCKMANN

Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.

 

PETER STOCKMANN

À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ! Tout simplement ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.

 

THOMAS STOCKMANN, stupéfié

Ne comptent pas ?

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, je dis.  En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?

 

PETER STOCKMANN

Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.

 

PETER STOCKMANN

Sauf sur les Bains.  Nous te le défendons.

 

THOMAS STOCKMANN, hurle :

Qui ça « Nous » ?

 

PETER STOCKMANN

Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...

 

Petra entre brusquement.

 

PETRA

Ah papa !

 

KATRINE, la suivant

Petra ! Petra!

 

PETER STOCKMANN

Elles nous écoutaient !

 

KATRINE

Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.

 

PETRA

Moi j'écoutais.

 

PETER STOCKMANN

Alors tant mieux.

 

THOMAS STOCKMANN, à son frère

Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?

 

PETER STOCKMANN

Désolé mais tu m’y as forcé.

 

THOMAS STOCKMANN

Et je dois me rétracter publiquement ?

 

PETER STOCKMANN

Ce serait souhaitable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et si je refuse ?

 

PETER STOCKMANN

Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?

 

PETER STOCKMANN

Tu seras congédié. Inévitablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié ?

 

PETRA

Papa ! Congédié ?

 

KATRINE

Congédié ?

 

PETER STOCKMANN

Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous feriez ça ?

 

PETER STOCKMANN

Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.

 

PETRA

Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.

 

KATRINE

Tais-toi, Petra.

 

PETER STOCKMANN, à Petra

Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.

 

PETER STOCKMANN

En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.

 

THOMAS STOCKMANN

Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.

 

PETER STOCKMANN

Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.

 

THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux

Répète !

 

Madame se jette entre les deux.

 

KATRINE

Thomas!

 

PETRA

Du calme, papa !

 

PETER STOCKMANN

Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?

 

KATRINE

Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !

 

PETRA

Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.

 

KATRINE

N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.

 

THOMAS STOCKMANN

N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !

 

KATRINE

Oui tu as raison, non mais toi! Et  tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.

 

PETRA

Ah maman, c’est pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?

 

KATRINE

Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Réaliser quoi ?

 

KATRINE

Que tu t’opposes à ton frère !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?

 

PETRA

Elle est correcte, elle est vraie.

 

KATRINE

À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Ho-ho,  Katrine.  Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.

 

KATRINE

Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.

 

KATRINE

Et travailler contre ta famille, Thomas?  Contre nous, ici à la maison?  Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?

 

PETRA

Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.

 

KATRINE

Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?

 

KATRINE

En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?

 

Thomas semble déchiré.

 

THOMAS STOCKMANN

La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?

 

KATRINE

Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –

 

Les garçons arrivent de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.

 

Il va vers son bureau.

 

KATRINE

Thomas, que veux-tu faire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.

 

Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.

 

KATRINE

Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !

 

PETRA

Papa est un homme qui sait se tenir debout.

 

Les garçons demandent étonnés:

 

EJLIF et MORTEN

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Petra leur fait signe de se taire.

 

 

 

 

 

TROISIÈME ACTE

 

 

Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ».  Au fond à gauche, la porte d'entrée.  À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie.  Sur le mur à droite, il y a une porte.  Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres.  En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute.  Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés.  Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.

 

Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.

 

BILLING

Hé ben... décidément !

 

HOVSTAD, écrivant

Vous l’avez lu ?

 

BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre

Si je l’ai lu !!!

 

HOVSTAD

Pas mal, n’est-ce pas ?

 

BILLING

Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.

 

HOVSTAD

Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !

 

BILLING

C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.

 

HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne

Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.

 

BILLING, baissant le ton

Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?

 

HOVSTAD

Oui.  En espérant que notre vertueux échevin...

 

BILLING

Ce serait bien le comble !

 

HOVSTAD

S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.

 

BILLING

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.

 

HOVSTAD

C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !

 

Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.

 

HOVSTAD

Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avons le feu vert !

 

HOVSTAD

Alors, on imprime !

 

BILLING

Bravo !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !

 

BILLING

Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?

 

BILLING, appelant vers l’imprimerie

Aslaksen!

 

HOVSTAD

Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?

 

THOMAS STOCKMANN

Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.

 

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie

Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?

 

HOVSTAD

Non, n’ayez pas peur.

 

THOMAS STOCKMANN

Hovstad, dites-moi franchement.  Mon article, il est comment ?

 

HOVSTAD

Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.

 

THOMAS STOCKMANN

N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.

 

HOVSTAD

Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.

 

ASLAKSEN

De même que les citoyens pondérés.

 

BILLING

Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.

 

ASLAKSEN

Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.

 

THOMAS STOCKMANN

Allons-y !

 

HOVSTAD

Pour demain à la première heure.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?

 

ASLAKSEN

Avec plaisir.

 

THOMAS STOCKMANN

Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !

 

BILLING

Un boulet de canon, vous allez voir !

 

THOMAS STOCKMANN

Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.

 

BILLING

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne!

 

HOVSTAD

Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.

 

ASLAKSEN

Oui mais écoutez...

 

BILLING

Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.

 

ASLAKSEN

Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !

 

BILLING

Mais non ! Mais non!  N'épargnez pas la dynamite.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.

 

BILLING

Là, vous touchez quelque chose !

 

THOMAS STOCKMANN

Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.

 

BILLING

Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !

 

THOMAS STOCKMANN

Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.

 

HOVSTAD

Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.

 

ASLAKSEN

Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.

 

THOMAS STOCKMANN

On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.

 

HOVSTAD

Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.

 

ASLAKSEN

Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !

 

ASLAKSEN

L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.

 

THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion

Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !

 

Salutations mutuelles; il sort.

 

HOVSTAD

Quel homme ! Son action me paraît inestimable.

 

ASLAKSEN

En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.

 

HOVSTAD

Mmmmm... ça reste à voir.

 

BILLING

Comme vous êtes peureux, Aslaksen!

 

ASLAKSEN

Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.

 

BILLING

Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.

 

ASLAKSEN

C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.

 

HOVSTAD

Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?

 

ASLAKSEN

Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !

 

HOVSTAD

Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !

 

BILLING

Et deux plutôt qu’une !

 

ASLAKSEN, pointant un pupitre

Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?

 

BILLING, méprisant

Tout un opportuniste !

 

HOVSTAD

Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.

 

ASLAKSEN

Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.

 

BILLING

C’est-à-dire que...

 

HOVSTAD

Quoi, Billing ?

 

BILLING

Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...

 

ASLAKSEN

Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.

 

Il retourne dans l'imprimerie.

 

BILLING

On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?

 

HOVSTAD

Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?

 

BILLING

Maudite pauvreté !

 

HOVSTAD, s’assoit au pupitre

Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !

 

BILLING

Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?

 

HOVSTAD

Il n’a pas un sou.

 

BILLING

Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?

 

HOVSTAD

Est-il si riche qu’on le prétend ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!

 

HOVSTAD

Vous compteriez sur ça ?

 

BILLING

Pas vraiment.

 

HOVSTAD

De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.

 

BILLING

Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.

 

HOVSTAD

Pour ça, vous avez raison.

 

BILLING

Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.

 

Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.

 

HOVSTAD

Vous Petra ? Quelle surprise !

 

PETRA

Vous devez m’excuser.

 

HOVSTAD, lui présentant un fauteuil

Asseyez-vous.

 

PETRA

Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.

 

HOVSTAD

Vous venez de la part de votre père ?

 

PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau

Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.

 

HOVSTAD

Vous me le rapportez ?

 

PETRA

J’ai décidé de ne pas le traduire.

 

HOVSTAD

Mais vous me l’avez promis !

 

PETRA

C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.

 

HOVSTAD

Je ne lis pas l’anglais.

 

PETRA, déposant le livre

Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.

 

HOVSTAD

Vraiment ?

 

PETRA

Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.

 

HOVSTAD

Ah bon ? Mais... quelle importance ?

 

PETRA

Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.

 

HOVSTAD

Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.

 

PETRA

Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.

 

HOVSTAD

Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.

 

PETRA

Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.

 

HOVSTAD, souriant

Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.

 

PETRA

De Billing?

 

HOVSTAD

En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.

 

PETRA

Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?

 

HOVSTAD

Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?

 

PETRA

Quoi ? Je ne vous crois pas !  Comment peut-il envisager une chose pareille ?

 

HOVSTAD

Vous n’avez qu’à lui demander !

 

PETRA

Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.

 

HOVSTAD, la regardant intensément

Ça vous bouleverse à ce point ?

 

PETRA

Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.

 

HOVSTAD

Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.

 

PETRA

Vous le pensez réellement ?

 

HOVSTAD

Il m’arrive de le penser, réellement.

 

PETRA

Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...

 

HOVSTAD

L’affaire de votre père, vous voulez dire ?

 

PETRA

Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?

 

HOVSTAD

Aujourd’hui ... peut-être.

 

PETRA

Comment, peut-être ?  Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.

 

HOVSTAD

Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?

 

PETRA

Foncièrement juste ? Honnête ?

 

HOVSTAD, avec un grave sous-entendu

Surtout lorsque cet homme... est votre père.

 

PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion

Quoi ???

 

HOVSTAD

Oui Petra.  Mademoiselle Petra.

 

PETRA

Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?

 

HOVSTAD

Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...

 

PETRA

Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.

 

HOVSTAD

Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.

 

PETRA

Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.

 

HOVSTAD

Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.

 

PETRA

Vous voulez dire ?

 

HOVSTAD

Votre père a réellement besoin de moi.

 

PETRA, le dévisageant avec mépris

C’est le comble ! Vous me dégoûtez.

 

HOVSTAD

Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.

 

PETRA

Pas la peine. Adieu.

 

Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :

 

ASLAKSEN

Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.

 

PETRA

Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.

 

HOVSTAD

Mais restez encore un peu.

 

PETRA, sortant

Adieu.

 

ASLAKSEN

Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Quoi donc ?

 

ASLAKSEN

L'échevin. Il est dans l'imprimerie.

 

HOVSTAD

L’échevin vous dites ?

 

ASLAKSEN

Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.

 

HOVSTAD

J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.

 

Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer.  Aslaksen retourne à l’imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Vous ne vous attendiez pas à me voir.

 

HOVSTAD

Pas vraiment.

 

PETER STOCKMANN, examinant les lieux

Pas mal comme installation. Très bien, même.

 

HOVSTAD

Si on veut.

 

PETER STOCKMANN

Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.

 

HOVSTAD

Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?

 

Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.

 

HOVSTAD

Asseyez-vous.

 

PETER STOCKMANN, prenant place

Merci.

.

Hovstad s'assoit également.

 

PETER STOCKMANN

Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.

 

HOVSTAD

Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...

 

PETER STOCKMANN

C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.

 

HOVSTAD

Vous voulez dire, votre frère le docteur ?

 

PETER STOCKMANN

Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.

 

HOVSTAD

Ah vraiment ?

 

PETER STOCKMANN

Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.

 

HOVSTAD

Une allusion, peut-être.

 

ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie

Où donc est passé le manuscrit ?

 

HOVSTAD, irrité

Il est juste là, sur le pupitre.

 

ASLAKSEN, le trouvant

Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.

 

HOVSTAD

Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?

 

PETER STOCKMANN

Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?

 

HOVSTAD

Moi vous savez, je suis pas un expert.  Je l'ai survolé comme ça.

 

PETER STOCKMANN

Mais vous acceptez de le publier ?

 

HOVSTAD

Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.

 

ASLAKSEN

Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Je vois.

 

ASLAKSEN

Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.

 

PETER STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Bon je vous laisse.

 

PETER STOCKMANN

Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?

 

HOVSTAD

Je vous en prie, monsieur l'Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.

 

ASLAKSEN

Auprès des petits propriétaires, oui.

 

PETER STOCKMANN

Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.

 

ASLAKSEN

Vrai.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?

 

ASLAKSEN

Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.

 

ASLAKSEN

Que voulez-vous dire ?

 

HOVSTAD

Un esprit de sacrifice ?

 

PETER STOCKMANN

C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.

 

ASLAKSEN

Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

 

PETER STOCKMANN

C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.

 

HOVSTAD

La ville ?

 

ASLAKSEN

Je ne comprends pas.  Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?

 

PETER STOCKMANN

D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

ASLAKSEN

Oh, c’est beaucoup...

 

PETER STOCKMANN

Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.

 

HOVSTAD, se levant

Une si grande perte pour la Ville ?

 

ASLAKSEN

Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?

 

PETER STOCKMANN

Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?

 

ASLAKSEN

Et les actionnaires du projet des Bains ?

 

PETER STOCKMANN

Ils ont déjà tout investi dans le projet.

 

ASLAKSEN

Vous en êtes sûr ?

 

PETER STOCKMANN

Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.

 

ASLAKSEN

Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !

 

HOVSTAD

Oui, en effet !

 

PETER STOCKMANN

Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.

 

HOVSTAD

Fermés ? Complètement ?

 

ASLAKSEN

Pendant deux ans?

 

PETER STOCKMANN

Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.

 

ASLAKSEN

Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?

 

PETER STOCKMANN

Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.

 

ASLAKSEN

Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?

 

PETER STOCKMANN

Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.

 

ASLAKSEN

Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.

 

PETER STOCKMANN

Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.

 

ASLAKSEN

Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Mais qui aurait pu penser que...

 

PETER STOCKMANN

J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.

 

HOVSTAD

Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?

 

PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche

Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.

 

ASLAKSEN, vivement

Pour l’amour du ciel, le voilà !

 

PETER STOCKMANN

Qui, mon frère?

 

HOVSTAD

Où est-il ?

 

ASLAKSEN

Il traverse l'imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.

 

HOVSTAD, désignant la porte à droite

Rentrez là en attendant.

 

PETER STOCKMANN

Mais ?

 

HOVSTAD

Entretenez-vous avec Billing.

 

ASLAKSEN

Dépêchez-vous. Il arrive.

 

PETER STOCKMANN

Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.

 

Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.

 

HOVSTAD

Faites comme si de rien n’était.

 

Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.

 

THOMAS STOCKMANN

Me revoilà.

 

Il dépose son chapeau et sa canne.

 

HOVSTAD, écrivant

Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen

Donc pas d’épreuves ?

 

ASLAKSEN, filant

Bon, à plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.

 

HOVSTAD

Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

J’ai bien peur que oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien mes amis. Alors je reviendrai.  Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.

 

HOVSTAD

Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.

 

HOVSTAD

Oui, mais monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN

Je sais ce que vous allez me dire.  Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...

 

ASLAKSEN

Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...

 

HOVSTAD, se lève

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.

 

HOVSTAD

Ah bon !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?

 

HOVSTAD

Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.

 

Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.

 

 KATRINE, vers le docteur

Je savais bien que tu étais là.

 

HOVSTAD, à sa rencontre

Non mais c’est madame Stockmann !

 

THOMAS STOCKMANN

Toi ici, Katrine?

 

KATRINE

Comme tu vois.

 

HOVSTAD

Venez vous asseoir.

 

KATRINE

Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Grande nouvelle.

 

KATRINE

Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu deviens complètement folle Katrine?  Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant?  Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?

 

KATRINE

Mais la modération, Thomas?

 

ASLAKSEN

Vous m’arrachez les mots de la bouche.

 

KATRINE

Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.

 

HOVSTAD

Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu crois que je suis victime d’une manigance ?

 

KATRINE

Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.

 

ASLAKSEN

Ah quelle histoire !

 

HOVSTAD

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?

 

KATRINE

Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?

 

ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés

Oh mon Dieu !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.

 

Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.

 

KATRINE

L’échevin est ici ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.

Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !

 

HOVSTAD

Quelle affaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.

 

KATRINE

Non, Thomas, je t'en supplie.

 

ASLAKSEN

Gare à vous monsieur le docteur.

 

Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.

 

PETER STOCKMANN

Que signifie cette mascarade ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.

 

Il fait les cents pas avec importance.

 

KATRINE, presque en pleurs:

Non mais Thomas !

 

PETER STOCKMANN, le suivant

Mon képi ! Ma canne !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.

 

PETER STOCKMANN

Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !

 

THOMAS STOCKMANN

Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.

 

ASLAKSEN

Je ne pense pas, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah oui, vous allez le faire !

 

PETER STOCKMANN

Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?

 

HOVSTAD

Non monsieur l'échevin.

 

ASLAKSEN

Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.

 

THOMAS STOCKMANN, ahuri

Mais qu'est-ce que ça veut dire?

 

HOVSTAD

Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.

 

BILLING

Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.

 

THOMAS STOCKMANN

De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.

 

HOVSTAD

Je ne l'imprimerai pas.  Je ne le peux pas et je ne le veux pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?

 

ASLAKSEN

Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.

 

PETER STOCKMANN

Par chance !

 

ASLAKSEN

C'est l'opinion publique.  Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres.  Ce sont eux qui gouvernent les journaux.

 

THOMAS STOCKMANN, s’effondrant

Et « eux », ils seraient contre moi ?

 

ASLAKSEN

Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon.

 

PETER STOCKMANN

Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?

 

HOVSTAD

Impossible. Par égard pour votre famille.

 

KATRINE, amère et cinglante

Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?

 

PETER STOCKMANN, donnant son propre article.

Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.

 

HOVSTAD, acquiesçant

J’y verrai personnellement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.

 

ASLAKSEN

Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors redonnez-le moi.

 

HOVSTAD, lui redonne le manuscrit

Voilà.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.

J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.

 

PETER STOCKMANN

Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !

 

ASLAKSEN

Personne, c’est évident.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, non personne.

 

KATRINE

Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?

 

THOMAS STOCKMANN, têtu

Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.

 

KATRINE, vigoureuse

Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.

 

PETER STOCKMANN

Si rempli d’assurance, le délire de la folie.

 

ASLAKSEN

Quel être sensé vous viendrait en aide ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne !

 

KATRINE

Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.

 

THOMAS STOCKMANN

Quelle bonne idée !

 

KATRINE

Ejlif et Morten seront tes appuis !

 

THOMAS STOCKMANN

Et Petra, et toi, Katrine.

 

KATRINE

Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.

 

THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement

Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.

 

Il sort avec son épouse par la porte du fond.  L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :

 

PETER STOCKMANN

Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...

 

 

QUATRIÈME ACTE

 

 

Une grande salle traditionnelle et désaffectée dans la maison du Capitaine Horster. Portes fenêtres qui donnent sur un vestibule. Trois grandes fenêtres à gauche. À droite, une horloge. Aussi une table, quelques bougies et une carafe d’eau. L’éclairage provient de fanaux disposés entre les fenêtres.

 

La salle est aménagée pour un grand rassemblement populaire. On y voit des citoyens de toutes les classes qui arrivent en bon nombre.

 

1ER CITOYEN, à un autre

Hé ! Lamstaad ! Si je m’attendais à te voir ici !

 

CELUI A QUI ON S'ADRESSE

Tu sauras que je participe à toutes les réunions du peuple, moi !

 

UN AUTRE

J'espère que vous avez apporté votre clairon ?

 

2E CITOYEN

Mais oui je l'ai.  Et vous?

 

3E CITOYEN

Skipper Evensen est venu avec une sirène de bateau !

 

2E CITOYEN

Ça c’est bien lui !

 

On rit dans le groupe.

 

4E CITOYEN, se joignant à eux

Qu’est-ce qui se passe ici ce soir ?

 

2E CITOYEN

C'est le docteur Stockmann qui va donner une conférence contre l'échevin.

 

UN AUTRE

Mais l’échevin, c'est son frère?

 

1ER CITOYEN

Qu’est-ce que ça change? Paraît que le docteur Stockmann n'a pas peur de lui.

 

3E CITOYEN

Oui mais d’après le Messager du Peuple, il n’a pas raison.

 

2E CITOYEN

Sûrement qu’il a tort, parce que personne n’a voulu lui prêter de local. Pas même l’Association des Petits Propriétaires.

 

1ER CITOYEN

Même qu’on dit qu’il n’a plus le droit d’entrer aux Bains.

 

2E CITOYEN

Oui, on me l’a dit à moi aussi.

 

UN HOMME, d’un autre groupe

Alors nous, on se range de quel côté ?

 

UN AUTRE, du même groupe

On dit comme Aslaksen. Quoi qu’il arrive.

 

BILLING, entrant avec avec un porte-documents sous le bras et se frayant un chemin à travers la foule

Excusez-moi. Laissez-moi passer s’il vous plaît. Je suis mandaté pour le Messager du Peuple. Merci bien !

 

Il prend place à table.

 

UN TRAVAILLEUR

Qui est-ce  ?

 

UN AUTRE TRAVAILLEUR

D’où tu sors, toi ? C’est Billing, qui travaille pour Aslaksen !

 

Le capitaine Horster entre, accompagnant Madame Stockmann et Petra a travers la foule.  Ejlif et Morten suivent.

 

HORSTER

J’ai pensé que les proches seraient en sécurité non loin de la porte. Au cas où il se produirait quelque chose.

 

KATRINE

Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute.

 

HORSTER

On ne peut jamais savoir. Une foule pareille, pas facile à contrôler. Tâchez de garder votre calme.

 

KATRINE, s'assoit

Comme c’est généreux de votre part de prêter votre maison à Stockmann.

 

HORSTER

Je n’étais pas pour l’abandonner – personne d’autre ne voulait.

 

PETRA, s’assoit elle aussi

Vous avez du courage.

 

Le rédacteur Hovstad et l’imprimeur Aslaksen entrent chacun de leur côté.

 

ASLAKSEN, à Horster

Le docteur n’est pas encore arrivé ?

 

HORSTER

Ça ne saurait tarder.

 

Plusieurs personnes  se pressent autour de l’Échevin qui entre.

 

HOVSTAD, à Billing

Voilà l’échevin. Il va y avoir de l’action !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, il a osé venir !

 

L'échevin Stockmann se fraye un chemin parmi les gens assemblés, salue poliment et se met à côté du mur à gauche.  Peu après arrive le Docteur Stockmann, par la droite.  Il porte une redingote noire avec un mouchoir blanc.  Quelques uns l’applaudissent d'une façon polie, mais on y répond avec un « chut » soutenu.  Bientôt le calme.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout va bien, Katrine?

 

KATRINE

Ça va aller. (Avec insistance.) Pourvu que tu restes calme.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je sais me contrôler. (Il consulte sa montre et escalade une petite tribune. Après un salut bref à l’audience, il annonce.) Mes amis, il est « et quart ». Je crois que je vais commencer.

 

Il prend son manuscrit.

 

ASLAKSEN

Il faut d’abord qu’on élise un président d’assemblée.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, ce ne sera pas nécessaire.

 

QUELQUES HOMMES, criant

Oui! oui !

 

PETER STOCKMANN

Moi aussi je suis d’accord. Il nous faut un modérateur.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais moi j’ai convoqué cette rencontre afin de donner une conférence, Peter.

 

PETER STOCKMANN

La conférence du Médecin des bains pourrait éventuellement susciter des divergences d’opinions.

 

PLUSIEURS VOIX

Un président d'assemblée!  Un modérateur!

 

HOVSTAD

Il semble que la plupart des citoyens rassemblés sont pour.

 

THOMAS STOCKMANN, se contrôlant

Bon très bien.  Que la majorité l’emporte.

 

ASLAKSEN

Monsieur l'échevin veut-il assumer cette fonction ?

 

TROIS HOMMES, applaudissant

Bravo bravo!

 

PETER STOCKMANN

Pour des raisons qui semblent évidentes, je me dois de refuser. Il y a cependant quelqu’un ici qui me semble tout indiqué. Puis-je suggérer que le président de l’Association des Petits Propriétaires, monsieur Aslaksen...

 

BEAUCOUP DE VOIX

Oui oui ! Vive Aslaksen!  Hurrah pour Aslaksen!

 

Thomas Stockmann reprend son manuscrit et descend de la tribune pour laisser la place à Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Comment me soustraire à une telle preuve de confiance ?

 

Les applaudissements deviennent scandés au milieu des bravos.

 

BILLING, écrivant

Donc Monsieur l’imprimeur Aslaksen est élu par acclamation.

 

ASLAKSEN

Puis-je profiter de cette tribune pour adresser quelques mots au bénéfice de ceux qui m’acclament. Simplement vous dire que je suis une personne pacifique et tranquille, qui accorde beaucoup d’importance sur une modération de réflexion ainsi que sur une réflexion modérée. Ceux qui me connaissent le savent.

 

BEAUCOUP DE VOIX

Oui oui, Aslaksen !

 

ASLAKSEN

À l’école de l’expérience, il est un grand principe voulant que la modération...

 

PETER STOCKMANN

Nous savons tout ça !

 

ASLAKSEN

... est, de concert avec la pondération, le premier de tous les serviteurs à la communauté. En conséquence, puis-je demander au respectable individu qui a convoqué cette réunion de s’en tenir aux limites de la modération ?

 

UN HOMME, levant un flacon d’alcool dans la porte d’entrée

Skool à l'Association de la Tempérance !

 

UNE VOIX, tonitruant :

Ah va-t-en au diable, toi !

 

PLUSIEURS VOIX

Chut ! Chut !

 

ASLAKSEN

Je crois que quelqu’un demande la parole ?

 

PETER STOCKMANN

Monsieur le modérateur !

 

ASLAKSEN

Monsieur l'échevin Stockmann a la parole.

 

PETER STOCKMANN

Étant donné la relation de parenté proche que j'ai, c'est bien connu, avec le médecin des Bains, je m’étais promis de ne pas ouvrir la bouche de la soirée. Mais mon statut d’actionnaire et surtout mon intérêt pour le bien commun de cette ville me forcent à soumettre une proposition, à savoir que personne ici ce soir ne devrait ajouter foi à des commentaires exagérés et peu fiables en ce qui touche les conditions sanitaires de nos Bains.

 

PLUSIEURS VOIX

Évidemment ça  va de soi !

 

PETER STOCKMANN

Je propose donc que le docteur Thomas Stockmann s’abstienne de nous lire son exposé.

 

THOMAS STOCKMANN, piqué

Quoi ?   Que je m’abstienne ?

 

KATRINE, nerveuse

Hm, hm.

 

THOMAS STOCKMANN, comprenant le signal, plus calme

Je veux dire... ai-je bien entendu ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai fait paraître dans le Messager du Peuple un article au bénéfice des citoyens bien pensants. J’ai fait avec des termes simples un résumé de la situation, en sorte que le tout soit très facile à comprendre. Je maintiens donc ma proposition car j’estime que les propos du Médecin des Bains feraient encourir aux contribuables des dépenses de centaines de milliers couronnes.

 

Réactions de protestation dans la foule. Bruit de trompette marine.

 

ASLAKSEN, agitant une petite clochette

Silence, mesdames et messieurs. Je me permets d’appuyer la proposition de l’échevin. Je partage l’opinion voulant que le médecin des bains soit un homme agité. Son discours est truffé d’arrières-pensées. Le sujet des Bains semble être pour lui un prétexte, car c’est une révolution qu’il préconise en s’en prenant aux têtes dirigeantes du projet. Cela dit ! Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le docteur est un homme dont l’honnêteté ne saurait être mise en doute. Je dirais même que je suis personnellement en accord avec l’esprit démocratique qui peut à la limite encourager certaines réformes, mais à condition que le besoin s’en fasse sentir. C’est pourquoi, pour une rare fois, je dois m’inscrire en faux contre l’exposé du Docteur Stockmann qui demeure une personne pour qui j’ai personnellement beaucoup de respect. Cependant je ne peux être d’accord avec lui. C’est mon humble opinion.

 

Assentiment de la foule.

 

HOVSTAD

J’aimerais pour ma part ajouter qu’au début j’ai donné un appui inconditionnel à l’exposé du docteur, mais j’ai dû me raviser lorsque je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait d’un mensonge.

 

THOMAS STOCKMANN

Un mensonge ?

 

HOVSTAD

Disons ... une entorse à la vérité. L’article de l’échevin en est la preuve. Je prends la foule à témoin de ma bonne foi. Le Messager du Peuple est un journal aux positions rigoureuses. Mais d’abord, il a le devoir, quand il s’agit de débats de fonds, de se montrer prudent.

 

ASLAKSEN

C’est la sagesse qui parle et je l’approuve.

 

HOVSTAD

Dans l’affaire qui nous concerne, il est clair comme le jour que le docteur n’a pas l’appui de la population. Or quelle est la règle d’or d’un journal, mesdames et messieurs ? Celle de refléter la volonté de ses lecteurs. Sans quoi comment pourrait-il oeuvrer avec acharnement pour le bien de ceux qui le lisent ?  À moins que je sois un imbécile ?

 

BEAUCOUP DE VOIX

Non, non, non.  Le rédacteur Hovstad a raison.

 

HOVSTAD

Si vous saviez ce qu’il m’en coûte d’être en désaccord avec un homme qui m’invite chez lui si souvent ! Un homme attentionné, généreux, gentil, mais dont l’erreur est d’écouter ses impulsions plutôt que le bon sens.

 

QUELQUES VOIX ÉPARPILLÉES

C’est vrai qu’il est gentil, aimable...

 

HOVSTAD

Mon devoir envers la communauté exige que je rompe tout lien d’amitié avec lui. Et dois dire haut et fort que je n’approuve pas sa conduite envers les membres de sa famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Cette assemblée devait porter sur les égouts et les conduites d’eau !

 

HOVSTAD

Notamment envers son épouse et ses deux garçons.

 

MORTEN

C'est nous ça, maman?

 

KATRINE

Chch.

 

ASLAKSEN

Je vais donc soumettre la proposition de l'échevin au vote.

 

THOMAS STOCKMANN

Inutile ! Je n’ai aucune intention de vous parler de pourriture dans nos Bains. Je veux vous entretenir d’un tout autre sujet !

 

PETER STOCKMANN, à mi-voix

Ah bon ?

 

L’IVROGNE à côté de la porte

En tant que citoyen protégé par le Secours national, j’ai le droit de dire moi aussi ce que je pense et j’ai BEAUCOUP de choses à dire ici comme premièrement que je demande la parole ....

 

PLUSIEURS VOIX

Ah lui ! La ferme !

 

D'AUTRES VOIX

Il est soûl ! Dehors!

 

THOMAS STOCKMANN

Je demande la parole.

 

Aslaksen agite la petite clochette et annonce :

 

ASLAKSEN

Monsieur le docteur Stockmann a la parole.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui aurait pu dire, il y a quelques jours encore, qu’on allait me censurer comme on le fait ici ce soir ? Je me serais bien débattu comme un lion pour faire valoir mes libertés. Mais aujourd’hui ça m’est égal. Ce dont je veux vous entretenir est encore plus fondamental.

 

La foule se rapproche pour mieux l’écouter. Le vieux Morten Kiil entre et se mêle à l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN, poursuivant

J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tant et si bien que les pensées en moi ont tournoyé de façon vertigineuse.

 

PETER STOCKMANN

Hum hum.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais cela m’a permis de voir les choses avec une clarté remarquable. Et c’est pour ça que je suis ici ce soir. Je vais vous faire de grandes révélations, mes chers concitoyens. Je suis venu vous faire part d’une découverte bien plus importante qu’une annonce dérisoire au sujet de la pourriture dans nos conduites qui pourrait propager la peste.

 

BEAUCOUP DE VOIX, criant

Pas le droit de parler de ce sujet !

 

THOMAS STOCKMANN

Ma découverte récente porte sur la vie spirituelle de notre communauté qui se trouve elle aussi empoisonnée, et ce poison se propage comme une maladie en chacun de nous.

 

DES VOIX ÉTONNÉES

Non mais qu’est-ce qu’il raconte ?

 

PETER STOCKMANN

Que veut-il insinuer ?

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

J’invite le docteur à la modération.

 

THOMAS STOCKMANN

J’aime profondément ma ville car c’est le berceau de mon enfance. J’étais encore tout jeune lorsque l’exil m’a imposé le supplice de la nostalgie comme le vert-de-gris sur le pignon vétuste d’un vieux château.

 

La foule émet un sifflement d ’admiration.

 

THOMAS STOCKMANN

Puis j’ai vécu de longues années dans une contrée sinistre au nord du pays. J’étais le médecin d’une population si misérable dans des friches qu’il m’arrivait de penser qu’il leur aurait plutôt fallu un vétérinaire.

 

Murmures dans la salle.

 

BILLING, maugréant en cessant de noter

Par Dieu qui nous damne !

 

HOVSTAD

Un peu de respect pour ces gens !

 

THOMAS STOCKMANN

J’étais parmi ces gens comme un oiseau méditatif, dans l’attente d’une ponte. Et qu’ai-je pondu ? Le projet des Bains.

 

Réactions partagées dans l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN

Et le destin m’a ramené dans ma ville natale avec l’enthousiasme brûlant de me consacrer au bonheur de mon foyer.

 

PETER STOCKMANN, soupirant

Où veut-il en venir ?

 

THOMAS STOCKMANN

Et je me revois pataugeant dans le bonheur aveugle, jusqu’à ... avant-hier soir. Car j’ai fermé mes yeux, et lorsque mes yeux neufs se sont ouverts, j’ai vu, comme je vous vois, l’incommensurable stupidité des autorités.

 

Du bruit, des cris et des rires.  Madame Stockmann tousse beaucoup.

 

PETER STOCKMANN

S’il vous plaît monsieur le modérateur !

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

Par les pouvoirs qui me sont conférés ...

 

THOMAS STOCKMANN

Laissez-moi parler monsieur Aslaksen. J’ai à dire ici la crasse, la profondeur de la crasse, qui pèse sur le cerveau des actionnaires du Projet des Bains. Ces hommes ne sentent pas bon, ils puent. Je ne peux pas les sentir. Je les ai trop tolérés et j’en ai aujourd’hui la nausée. Ils sont comme des hamsters qui laissent leurs crottes dans les plates-bandes gracieuses. Les gens raffinés cultivent avec soin leurs plates-bandes et il faudrait exterminer ces dirigeants comme on le fait pour la vermine.

 

Tumulte dans la salle.

 

PETER STOCKMANN

Monsieur le modérateur – admettez-vous ce qu’on vient d’entendre ?

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

Monsieur le Docteur !

 

THOMAS STOCKMANN

Cette réalité m’est apparue tard, je l’admets. Si on compte le nombre de jours où il m’a fallu les endurer, eux et mon frère Peter, un homme rempli de préjugés qui est visqueux comme une larve.

 

Des rires, du bruit et des clairons.  Madame Stockmann, assise,  tousse fort.  Aslaksen agite énergiquement la clochette. L’ivrogne entre de nouveau dans la salle.

 

L'IVROGNE

Vous vous moquez de moi ? Moi, Petersen ! Je le sais que vous vous moquez de moi !

 

DES VOIX FURIEUSES:

Dehors l'homme soûl ! Mettez-le à la porte.

 

L'homme est de nouveau mis dehors.

 

PETER STOCKMANN

Mais qui est cet homme ?

 

QUELQU'UN À L'ÉCART

Ne le connaissez pas Monsieur l'Échevin ?

 

UN AUTRE

Il n’est pas d’ici.

 

UN TROISIÈME

C’est un commerçant qui est censé livrer du bois...

 

On n'entend pas le reste.

 

ASLAKSEN

Il sent la bière bavaroise, il est probablement ivre -- continuez monsieur le Docteur, mais efforcez-vous d'être modéré.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui ça va. Je ne parlerai plus des actionnaires sinon que pour dire que mes propos à leur endroit ne signifient pas que je leur en veux. Loin de là. Car au fond je ressens une consolation à l’idée qu’ils sont si vieux et si dégénérés qu’ils finiront bien par s’exterminer d’eux-mêmes. Nul besoin de poison pour hâter leur extinction. D’ailleurs ils sont si caduques qu’ils ne représentent plus de menace pour notre société. Ils sont comme des restes humains inoffensifs pour nos libertés et nous devons avoir pitié d’eux. Les vrais responsables de notre empoisonnement, je vais vous dire qui ils sont.

 

APPELS DE TOUS LES CÔTÉS

Des noms ! Des noms !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais vous les nommer ! Car c’est justement « LA » découverte qui m’est apparue dans toute sa clarté avant-hier. (Il hausse le ton.) Les véritables responsables du danger qui menace de nous empoisonner, c’est : la majorité ! C’est-à-dire vous tous ! À présent vous le savez !

 

Le tumulte est à son comble dans la salle. La majorité crie, trépigne de colère, et fait résonner la trompette marine, le cor alpestre, les sifflets, tandis que quelques vieux semblent s’amuser beaucoup. Madame Stockmann se lève anxieuse. Ejlif et Morten montrent leurs poings aux autres écoliers qui manifestent. Aslaksen agite la clochette et parvient à imposer un calme relatif. Hovstad et Billing se joignent aux protestations mais on ne comprend pas ce qu’ils disent.

 

ASLAKSEN

Le modérateur s'attend à ce que vous prononciez des excuses, docteur Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN

Jamais de la vie monsieur Aslaksen.  C'est la grande majorité de notre communauté qui me dérobe ma liberté et qui m’interdit d’énoncer la vérité.

 

HOVSTAD

La majorité a toujours le droit de son côté.

 

BILLING

Et la vérité aussi, par Dieu qui nous damne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et moi je dis que la majorité n’a jamais le droit de son côté. Elle est au contraire l’incarnation du mensonge et moi l’homme libre j’ai résolu de la combattre. Mais encore ? Qu’est-ce que la majorité ? Est-ce de la sagesse ou de la stupidité ? Qui peut nier que la sagesse est une chose rare et que la stupidité est courante ? Autrement dit majoritaire ?  Et majoritaire pas rien qu ’ici ! Majoritaire sur la terre ! Et croyez-le ou non, à cause de ce postulat, il est donc permis, et même obligatoire,  de penser que la stupidité a raison de la sagesse. Eh oui !

 

Des bruits et des cris.

 

THOMAS STOCKMANN

Eh oui ! Vous aurez beau crier, m’enterrer, vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a tous les pouvoirs, malheureusement ! Mais elle n’a pas raison. Moi j’ai raison. De même que quelques rares individus.

 

Plus de bruit encore.

 

HOVSTAD

Et voilà. Depuis avant-hier, notre docteur fait partie d’une élite rare.

 

THOMAS STOCKMANN

Rarissime, car nous sommes bien peu à représenter l’éclosion de vérité pure comme la verdure sur les rameaux printaniers. En fait, ces hommes auxquels j’appartiens sont si inaccessibles sur la sentinelle de la vertu que la majorité compacte  ne peut même pas les voir. Et nous nous battons, dans l’espoir qu’un jour nos vérités si frêles deviennent des vérités admises.

 

HOVSTAD

Mais ce que j’entends là,  c’est un discours de révolution !

 

THOMAS STOCKMANN, cédant au blasphème

Oui – par le cul de la Sainte Vierge ! Tout à fait ! Je suis un révolutionnaire monsieur Hovstad. J’ai l’intention de renverser le Mensonge et de le remplacer par la Vérité. Mais encore. Qu’est-ce que la Vérité ? Mais d’abord, parlons donc des vérités au pluriel qu’adopte la majorité. Ce sont de vieilles vérités, si vieilles en vérité qu’on pourrait dire qu’en tant que vérités ces vérités n’ont plus rien de la vérité et en conséquence ces vérités sont ? ... eh oui,  des mensonges, mesdames et messieurs.

 

Rires et moqueries.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui oui, allez-y, riez de moi. Mais je vous le dis : pour être vraie, une vérité doit être jeune et non pas avoir l’âge de Mathusalem contrairement à ce que les gens s’imaginent. Une vérité moyenne a une durée de vie de 17 à 18 ans, 20 ans au maximum, mais rarement plus. Ainsi toute vérité marquée par un âge avancé est, je le répète, une affaire vétuste et squelettique et puis voyez comme c’est drôle : c’est à ce moment-là où elle est devient désuète que la majorité compacte est prête à l’adopter. Comme on le dirait d’un aliment périmé qui a perdu toute sa valeur nutritive, si vous me permettez cette métaphore que je trouve éloquente en tant que médecin. Autrement dit, toute vérité qu’adopte la majorité est comparable à une charcuterie de l’année dernière tel que du jambon avec de la mousse verdâtre désagréable pour l’odorat. Résultat : un scorbut moral qui fait rage partout dans la communauté.

 

ASLAKSEN

Est-ce que notre conférencier n’est pas en train de perdre le fil ?

 

PETER STOCKMANN

J’approuve cette observation de notre modérateur.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est toi Peter, c’est toi, pourriture, qui n’a pas les idées claires tandis que moi je parle avec lucidité. Je ne fais que démontrer comment la majorité compacte est une pauvre arriérée qui empoisonne la source vive de l’esprit en empestant l’air que nous respirons.

 

HOVSTAD

La majorité libre pensante adopte des vérités d’une force inébranlable.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah mon pauvre petit monsieur Hovstad, vos vérités étaient déjà des affaires mortes et enterrées à l’époque de nos grands-pères. Nous, de la race des précurseurs modernes, nous ne les approuvons pas. Vos vérités sont des os dépourvus de moelle. Une base douteuse pour une société qui se veut saine d’esprit.

 

HOVSTAD

Tout ça, ce sont des paroles en l’air. À quoi faites vous allusion au juste ? Parlez-nous de ces vérités si dépourvues de moelle?

 

Approbation dans l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN

La liste de tout ça serait trop longue. Je ne vous en dirai qu’une seule, en fait le plus odieux des mensonges,  que vous-même monsieur Hovstad et vos supporters du Messager du Peuple adoptez comme une devise.

 

HOVSTAD

Et c'est ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est le vieux dogme ancestral qui confère à la population en général des privilèges qui ne devraient être réservés qu’à de rares personnalités. La masse commune et mal dégrossie qui forme le peuple n’a pas les compétences pour condamner ou approuver, car elle manque trop de raffinement.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, qu’est-ce j’entends !

 

HOVSTAD, dans un cri indigné

Entendez cela, citoyens !

 

DES VOIX AMÈRES

Quoi ? Nous ??? Pas d’esprit ? Pas de raffinement ?

 

UN TRAVAILLEUR

Qu’on se débarrasse de l’homme qui parle ainsi !

 

D'AUTRES VOIX

Dehors ! Dehors !

 

UN CITOYEN, crie

Evensen, vas-y avec ta trompette !

 

Trompette marine, cor alpestre, et bruits de clairons dans un tintamarre général.

 

THOMAS STOCKMANN, après que le calme soit revenu

Vous êtes peu raisonnables de ne pouvoir entendre la Vérité pour une fois que j’ose la révéler. Je ne vous demande pas d’être tous d’accord, mais je m’attends à ce que monsieur Hovstad, qui passe pour le moins creux du troupeau, y décèle un peu de profondeur s’il se donne la peine d’y réfléchir. Depuis le temps qu’il se vante d’être un libre-penseur !

 

DES QUESTIONS ÉTONNÉES, éparses et ténues

Quoi ? Lui ? Un libre-penseur? Lui ???

 

HOVSTAD, indigné, se défendant

Vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez. Quand ai-je dit cela ? L’avez-vous déjà lu, imprimé, noir sur blanc ?

 

THOMAS STOCKMANN, après réflexion

Heu ... non. Vous avez raison, microbe. Car vous n’en avez pas le courage. Je ne veux pas vous échauder comme un chat. Après tout, le libre-penseur, c’est moi. Écoutez ma sagesse et ma science, minus : Le Messager du Peuple est la honte que vous colportez, la honte qui vous mène, car il incarne le mensonge. La vertu que vous attribuez au peuple est un mensonge imprimé avec de l’encre qui salit les doigts. Il n’y a qu’une vérité fondamentale : le peuple est une matière brute qui ne peut engendrer que le peuple.

 

Grincements dans la foule.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous n’avez qu’à regarder les espèces vivantes, copies conformes de notre pauvre humanité. Prenez la volaille vulgaire de nos paysans. Sa carcasse est commune, souvent elle boite, sa chair est quelconque, et qu’est-ce qu’elle pond ? Un oeuf identique au précédent, qu’on vend à la douzaine. Mais considérez la poule d’Espagne, ou la dinde japonaise, au duvet raffiné, noble, racé ! Quelle différence, ah toute une différence ! Prenons l’exemple des chiens, que nous avons si souvent le loisir d’observer. Pensez au piètre bâtard. Qui bave. Qui pisse des coulées jaunes le long de nos maisons. Comparez-le au caniche royal dont l’intelligence est pleine d’acuité, qui porte en lui l’art et la grâce, qu’on admire pour sa prestance, son ascendance, son élégance ! C’est qu’il a reçu la meilleure moulée, il a été élevé par des esthètes portés vers les belles choses, la belle musique. Le crâne de ce chien de race a reçu des dons que le bâtard n’a pas reçus.

 

Du bruit et des rires fusent de partout.

 

UN CITOYEN

Et nous devons appliquer ça à nous-mêmes ?

 

UN AUTRE

Nous ne sommes pas des animaux, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Sur mon âme, je vous réponds que nous en sommes. Mais il n’y a pas beaucoup d’animaux raffinés parmi les hommes. Et l’homme de race est très éloigné de l’homme bâtard. Mais c’est comme ça. À défaut d’élévation, la majorité se complaît dans le vulgaire.

 

HOVSTAD

Je suis un simple paysan et fier de l’être. Dans le peuple que vous insultez, je reconnais mes racines profondes.

 

PLUSIEURS TRAVAILLEURS

Hurrah pour Hovstad, hurrah, hurrah !

 

THOMAS STOCKMANN

Si au moins le peuple vulgaire se contentait de croupir ! Mais non, il a des prétentions, vous n’avez qu’à regarder l’échevin, mon frère Peter, Peter-le-ridicule qui se donne des airs de supériorité.

 

PETER STOCKMANN

Ces attaques personnelles sont inadmissibles.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Mais qui étaient nos aïeux Peter ? Des pirates ! Tâche donc de le nier !

 

PETER STOCKMANN

Ne l’écoutez pas – pure invention.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère est un homme incapable de penser par lui-même. Il ne fait qu’ânonner les idées reçues de ses semblables pour se donner de l’importance. Tout comme le rédacteur Hovstad qui charrie des insanités dans son journal, qui colporte le vice de la corruption, et qui sème dans l’esprit populaire une pourriture comparable à celle qui provient des tanneries de la Moelledalen et qui empoisonne l’eau de nos Bains.

 

Bruits et interruptions.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Notre ville est comme une maison malpropre où l’on ne passe pas le balai. Pauvreté, laideur, absence de culture, le peuple n’a pas la capacité d’agir et de penser. Faute d’oxygène, sa conscience est affaiblie au point qu’il prend pour de la floraison tout ce qui résulte du mensonge et de la fraude.

 

ASLAKSEN

La communauté ne peut admettre une telle accusation.

 

UN HOMME DE BIEN

Coupez-lui la parole !

 

DES VOIX EXCITÉES

Oui oui, coupez-lui la parole !

 

THOMAS STOCKMANN, dans une agitation croissante

J’irai crier la vérité dans la rue. J’irai le dire dans les autres villes. Tout le pays finira par savoir qui vous êtes.

 

HOVSTAD

On jurerait que vous voulez détruire notre ville.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, je veux la détruire. Je l’aime trop pour la voir fleurir sur un mensonge. Je préfère qu’elle soit détruite.

 

ASLAKSEN

Il l’admet, noir sur blanc !

 

Du bruit, des clairons, madame Stockmann tousse en vain.  Le docteur ne l'entend plus.

 

HOVSTAD, élevant la voix dans le tumulte

L’homme qui veut la destruction de sa ville est notre ennemi !

 

THOMAS STOCKMANN

Elle doit être rasée, exterminée, purifiée de la lèpre et du mensonge. Vous êtes à ce point pestiférés que c’est non seulement cette ville mais tout le pays qu’il faut anéantir. La nation doit être éliminée.

 

UN HOMME, dans la foule

Il parle comme un ennemi du peuple !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, c’est le verdict du peuple qui tombe !

 

TOUTE LA FOULE, scande

Oui ! oui ! oui ! c’est un Ennemi du peuple. Il est rempli de haine envers son pays, et envers sa nation.

 

ASLAKSEN

En tant que citoyen profondément choqué, je me joint au ralliement populaire et je propose la résolution suivante : « L’Assemblée du peuple considère que le médecin des bains, Docteur Thomas Stockmann, est un ennemi du peuple. »

 

Cris et applaudissements.  Plusieurs forment un cercle autour du docteur et claironnent contre lui. Madame Stockmann et Petra se sont levées.  Morten et Ejlif se battent contre les autres écoliers  qui ont aussi sifflé.  Quelques adultes les séparent.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous n’êtes que des pauvres d’esprit !

 

ASLAKSEN

Silence. Vous n’avez plus la parole. Des feuilles blanches, monsieur Billing ! Nous allons voter. Donnez-moi des feuilles, vite !

 

BILLING

J’ai du papier blanc, et aussi du papier bleu.

 

ASLAKSEN, descendant pour prendre les feuilles

Oui, ça fera l’affaire. (À l'Assemblée.) Nous allons voter. Ceux qui sont en faveur de la résolution prendront une feuille blanche dans le chapeau.

 

L'échevin quitte a salle.  Aslaksen et d'autres citoyens font le tour de l'assemblée avec les bouts de papiers dans un chapeau.

 

UN HOMME DE BIEN, à Hovstad

Que penser de l’attitude du docteur ?

 

HOVSTAD

Ah quelle affaire ! Quelle triste affaire.

 

UN AUTRE HOMME DE BIEN, à Billing

Vous qui êtes un habitué de sa maison - avez vous remarqué s'il boit?

 

BILLING

Par Dieu qui nous tue, il faut voir les cognacs qu’il nous sert !

 

UN TROISIÈME HOMME DE BIEN

L’alcool n’est pas en cause. Moi je dis que c’est de la folie.

 

LE PREMIER HOMME BIEN

Une folie héréditaire sans doute.

 

BILLING

Probablement.

 

UN QUATRIEME HOMME DE BIEN

Folie ? Que non. Cet homme est rongé par des sentiments de vengeance.

 

BILLING

Il est vrai qu’on lui a refusé une hausse de salaire.

 

TOUS LES HOMMES DE BIEN

Voilà l’explication !

 

L'IVROGNE, de retour

Donnez-moi une feuille, n’importe laquelle !

 

DES CRIS

C'est encore l'ivrogne.  Dehors !

 

MORTEN KIIL, stoïque, au docteur :

Beau résultat de votre conduite !

 

THOMAS STOCKMANN

Ma conduite m’est dictée par mon devoir.

 

MORTEN KIIL

Snik-snak. Je veux parler de la conduite qui provient de la Moelledalen? Répétez moi donc ça.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous m’avez bien compris. Les eaux sont corrompues.

 

MORTEN KIIL

Et mon usine?

 

THOMAS STOCKMANN

Votre tannerie est probablement la plus corrompue de toutes.

 

MORTEN KIIL

Et ça, vous comptez le dire à tout le monde ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le garantis.

 

MORTEN KIIL

Ça va vous coûter cher, Stockmann.

 

Il sort. Un homme riche se dirige vers Horster sans saluer les dames.

 

UN RICHE MONSIEUR

Vous voilà rendu à prêter votre maison aux ennemis du peuple, capitaine ?

 

HORSTER

Je suis libre de prêter ma propriété à qui je veux, monsieur l’armateur.

 

LE GROSSISTE

Et moi, je suppose que je pourrais en faire autant ?

 

HORSTER

Que voulez-vous dire?

 

LE GROSSISTE

Vous aurez la réponse demain.

 

Il se tourne et s'en va.

 

PETRA

Qui est-ce, Horster?

 

HORSTER

C’est Vik, mon fournisseur.

 

Aslaksen monte sur la tribune avec le résultat du vote populaire.

 

ASLAKSEN

Voici le résultat du vote populaire ! Toutes les voix sont pour, à l’exception d’une seule !

 

UN HOMME DE BIEN

La feuille bleue est celle de l'ivrogne.

 

ASLAKSEN

Avec toutes les voix contre une, laquelle a été mise dans le chapeau par un homme à qui on a servi de l'alcool, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des Bains, le Docteur Thomas Stockmann, un ennemi du peuple.

 

Des cris d'approbation.

 

ASLAKSEN

Vive le peuple !

 

Encore des cris d'approbation.

 

ASLAKSEN

Vive notre échevin, vive sa loyauté !

 

Des hurrah!

 

ASLAKSEN

L'assemblée est levée.

 

Il descend.

 

BILLING

Vive le modérateur!

 

LA FOULE

Hurrah pour l'imprimeur Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon chapeau, mon manteau, Petra.  Capitaine, vous partez bientôt pour l’Amérique. Y’a-t-il de la place sur votre bateau?

 

HORSTER

Pour vous et les vôtres, on fera de la place, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, pendant que Petra l'aide à mettre son manteau

Bien.  Viens, Katrine.  Venez les garçons.

 

Il prend la main de son épouse.

 

KATRINE, doucement

Mon bon Thomas, sortons le plus discrètement possible.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je vais te montrer comme je sors. (Il élève la voix.) Tous, écoutez ! Moi ennemi du peuple, je n’aurai pas de clémence comme un certain hurluberlu que vous connaissez bien. N’espérez pas que je sorte d’ici en disant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »

 

ASLAKSEN, dans un cri

Vous venez de blasphémer, Docteur Stockmann.

 

BILLING

Par Dieu qui nous ... ce que je viens d’entendre est une blessure à l’oreille d’un croyant !

 

UNE VOIX RAUQUE

Il a profané le nom du Christ !

 

DES CRIS EXCITES

Brûlez sa maison. Et noyez-le dans le fjord !

 

UN HOMME, dans la foule

Evensen ! Souffle ! Ta-ra-ta-ta !

 

Apothéose de bruits et de cris. Tandis que Horster, le docteur et sa famille s’enfuient, la foule les pourchasse en criant :

 

LA FOULE, quittant la salle

Ennemi du peuple! Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!

 

BILLING, rangeant ses papiers

Par Dieu qui nous damne ! N’empêche... j’aimais bien aller souper chez le docteur et boire du cognac, moi.

 

LA FOULE, de la rue

Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!

 

 

 

 

 

CINQUIÈME ACTE

 

 

Le bureau du Docteur Stockmann.  Des étagères remplies de livres et des armoires contenant des flacons de médicaments le long des murs.  Au fond,  il y a un vestibule.  En avant à gauche, une porte vers le salon.  Sur le mur à droite, il y a deux fenêtres, dont tous les carreaux sont cassés.  Au milieu de l’espace se trouve le pupitre du docteur, encombré de livres et de papiers. Un désordre règne.  C'est le matin.

 

Thomas Stockmann est en robe de chambre et en pantoufles. Il est coiffé d’un bonnet de nuit. Il est penché et ratisse le plancher à l’aide d’un parapluie. Il ramasse un petit caillou.

 

THOMAS STOCKMANN, vers le salon

Je viens d’en trouver un autre, Katrine.

 

KATRINE, du salon

Tu n’as pas fini d’en ramasser !

 

THOMAS STOCKMANN, empilant le caillou avec les autres

Je vais les conserver comme les vestiges d’une époque marquante. Ejlif et Morten les garderont en souvenir, comme un héritage.

 

Il continue de ratisser sous l’étagère.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment s’appelle-t-elle déjà ? Notre bonne ! Elle n’est toujours pas allée chez le vitrier ?

 

KATRINE

Oui elle en arrive. Mais il a répondu qu’il viendrait plus tard. Demain peut-être.

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne viendra pas, j’en suis sûr..

 

KATRINE

C’est aussi mon impression. Au fait, il y avait ça pour toi dans le courrier. (Elle lui tend une lettre. Il ouvre et lit.) De qui est-ce ?

 

THOMAS STOCKMANN

Devine !   Le propriétaire annule notre bail.

 

KATRINE

Quoi?  Lui qui était si gentil ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, il est rempli de regrets. Il dit que ça lui crève le coeur. Mais mettons-nous à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’opinion de la majorité...

 

KATRINE

Et ça, ça prouve que tu avais raison.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. J’avais raison. Tous des lâches. Qui se serrent les coudes. Mais quelle importance, à présent que nous partons vers l’Amérique?

 

KATRINE

Mais y as-tu réfléchi vraiment, Thomas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu voudrais que je reste ici comme un infâme qu’on montre du doigt en l’appelant l’ennemi du peuple ? Ils m’ont lancé des cailloux, Katrine. Ils ont cassé nos fenêtres. Et ce n’est pas tout, regarde. Ils ont déchiré mon pantalon.

 

KATRINE

Pas tes beaux pantalons noirs ?

 

THOMAS STOCKMANN

On ne devrait jamais mettre nos plus beaux pantalons quand on se bat pour la Vérité. Enfin, les pantalons, ce n’est pas si grave, car on peut toujours les reniper. Mais la meute a déchiré bien plus qu’un tissu. La meute m’a outragé, moi, comme si j’étais aussi négligeable que les autres. Et ça, c’est insupportable.

 

KATRINE

Oui ils ont été très grossiers  envers toi, Thomas.  Mais faut-il qu’on s’en aille en Amérique pour ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il est vrai que la majorité compacte doit être aussi vulgaire là-bas, mais bon. Les conditions de vie sont meilleures. À l’ouest du globe, l’opinion publique est plus humaine. Là-bas, on m’aurait tué, au lieu de m’humilier en me lançant des cailloux. Moi. Une âme qui se voulait libre, et qu’on pince au moyen d’un étau. (Il fait les cent pas.) Si seulement je pouvais acheter une forêt vierge ou un île tropicale, pas trop chère.

 

KATRINE

Non mais toi ! Pense à nos garçons, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, s’arrêtant

Tu es bizarre Katrine. Toi-même tu dis que la société se divise en deux moitiés : une qui est folle et l’autre qui a perdu la raison. Et tu voudrais que nos garçons grandissent là-dedans?

 

KATRINE

Tu as dit des paroles imprudentes, mon bon Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je ne disais peut-être pas la vérité ? Tu le sais bien que la population confond l’envers et l’endroit dans un bouilli. Qui pourrait imaginer cela, Katrine, que des citoyens aussi arriérés prétendent à la liberté d’opinion ?

 

KATRINE

Pour ça, oui. C’est absurde.

 

Entre Petra.

 

KATRINE

L’école est déjà finie ?

 

PETRA

On m’a renvoyée.

 

KATRINE

Renvoyée ?

 

THOMAS STOCKMANN

Toi aussi ?

 

PETRA

Madame Busk m'a donné un avis. Alors je me suis dit que valait mieux partir tout de suite.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument. Tu as bien fait.

 

KATRINE

Qui aurait cru que Madame Busk, une personne qu’on croyait si aimable...

 

PETRA

Elle est très aimable, maman. Il fallait voir comment c’était souffrant pour elle de me renvoyer.

 

THOMAS STOCKMANN, avec un petit rire triomphant

De toute beauté !

 

KATRINE

Tu dis ça après tout ce qui s’est passé hier soir, non mais toi !

 

PETRA

Et je n’ai pas dit le pire, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi, le pire ?

 

PETRA

Madame Busk m’a montré pas moins de trois lettres qu’elle a reçues ce matin.

 

THOMAS STOCKMANN

Anonymes, je présume?

 

PETRA

Oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Quand on parle de lâcheté, Katrine.

 

PETRA

Dans deux de ces lettres, on fait état d’un homme qui est un habitué de notre maison. Il prétend que je suis une révolutionnaire dans tous mes propos.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu n'as pas nié cela, au moins ?

 

PETRA

Non, je t’assure. Madame Busk elle-même a des opinions de libre penseuse. N’empêche qu’elle n’a pas voulu me garder, vu que c’était écrit dans les lettres.

 

KATRINE

Un habitué de la maison ! Bravo pour ton hospitalité, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Et l’on devrait continuer de vivre dans un tel lieu de corruption ? Allez, fais tes valises, Katrine.

 

KATRINE

Chut. Il y a quelqu'un dans l'entrée.  Va donc voir Petra.

 

Petra ouvre la porte.

 

PETRA

Ah, c'est vous Capitaine Horster?  Entrez.

 

HORSTER, du vestibule

Simplement pour prendre des nouvelles.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Comme c’est gentil !

 

KATRINE

Et merci pour votre aide, capitaine.

 

PETRA

Vous avez donc pu revenir dans votre maison ?

 

HORSTER

Oui sans trop de problèmes. Ils m’ont menacé verbalement, mais ils n’ont pas usé de force.

 

THOMAS STOCKMANN

Lâches comme des cochons. Regardez ici. Tous ces petits cailloux. Pas même foutus de lancer de grosses roches. À part ces deux-là. Mais il fallait les entendre! Des menaces, oui.  Mais ils sont incapables d’agir.

 

HORSTER

Tant mieux pour vous, quand même.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en suis pas sûr. Une rébellion avec des gestes violents rendrait service au pays, car pour une fois on serait témoin d’une affaire grave. Il est triste de penser qu’un peuple arriéré est incapable du moindre éclat. Ce n’est pas tout d’appeler quelqu’un « Un ennemi du peuple ». Encore faut-il le traiter comme tel.

 

KATRINE

Non mais toi ! Un ennemi, tu te rends compte ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non Katrine. L’écho de cette injure résonne dans ma tête. Ce mot est une épingle. Une épingle qui pique mes poumons comme une morsure et j’en ressens le venin jusqu’à la boule du coeur. Une sécrétion juteuse remplie d’acide qu’aucun magnésium ne peut adoucir.

 

PETRA

Tu auras ta revanche, papa.

 

HORSTER

Le peuple est un roseau qui oscille au gré du vent. Il dira bientôt le contraire de ce qu’il a dit.

 

KATRINE

Je le pense aussi.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il sera trop tard pour me réhabiliter. Mon exil sera leur pénitence. Quand partons-nous, capitaine ?

 

HORSTER

Justement, je venais aussi à ce sujet.

 

THOMAS STOCKMANN

Un problème avec le bateau?

 

HORSTER

Il n’y a plus de bateau.

 

PETRA

On ne vous a pas congédié, capitaine ?

 

HORSTER, sourit d’un air piteux

Hé oui.

 

PETRA

Vous aussi.

 

KATRINE

Tu entends ça, Thomas...

 

THOMAS STOCKMANN

On l’a congédié au nom de la Vérité. Pouvez-vous croire ?

 

HORSTER

Bah, je trouverai bien du travail ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié par Vik, un armateur qui se pense au-dessus de tout !

 

HORSTER

Oh non, c’est un brave homme, allez! Il fallait voir comment il avait le coeur brisé.

 

THOMAS STOCKMANN

Manipulé, lui aussi?

 

HORSTER

Vous croyez que c’est facile d’appartenir à une classe dirigeante ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh le pauvre homme. Victime du hachoir. Sa tête, comme toutes les autres, moulue dans le gruau. La majorité compacte porte bien son nom : c’est de la tête fromagée.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

PETRA, à Horster

C’est parce que vous êtes venu nous reconduire ici.

 

HORSTER

Je ne le regrette pas.

 

Petra lui tend la main.

 

PETRA

Merci pour tout.

 

HORSTER, au docteur

J’ai pensé à une solution pour vous.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui car nous voudrions partir le plus vite possible.

 

KATRINE

Je crois qu’on a frappé.

 

PETRA

C'est l'oncle Peter.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah... (Appelant.) Entre !

.

KATRINE

Là Thomas tu vas nous promettre d’être gentil.

 

Entre l’Échevin. Voyant tout le monde :

 

 

PETER STOCKMANN

Oh, tu n’es pas seul. Je peux repasser ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, viens.

 

PETER STOCKMANN

C’est que j’aurais aimé te parler de seul à seul.

 

KATRINE

Nous allions justement au salon.

 

HORSTER

Et moi je reviendrai plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, Horster. Restez, je vous en prie.

 

HORSTER

Alors j’attendrai au salon moi aussi.

 

Katrine, Petra et Horster passent au salon.

 

Peter Stockmann regarde silencieusement les fenêtres aux carreaux cassés.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, ça manquait d’air. Remets ta casquette.

 

PETER STOCKMANN

Si tu permets.

 

Il remet sa casquette.

 

PETER STOCKMANN

Je me sens un peu enrhumé depuis hier.

 

THOMAS STOCKMANN

Il faisait pourtant bien chaud dans cette assemblée.

 

PETER STOCKMANN

Je regrette de n’avoir pu rien empêcher de ce grabuge. Je n’ai pas de juridiction sur les excès nocturnes.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est pour me dire ça que tu es venu ?

 

PETER STOCKMANN, tendant une grande enveloppe

C’est pour toi. Un document de la Société des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon congédiement ?

 

PETER STOCKMANN

Effectif à compter d’aujourd’hui.

 

Il dépose l’enveloppe  sur la table.

 

PETER STOCKMANN

Ça nous fait mal.  Mais l’opinion publique étant ce qu’elle est...

 

THOMAS STOCKMANN, souriant

Oui, j’ai entendu ça plusieurs fois aujourd’hui.

 

PETER STOCKMANN

À moins que tu ne rectifies tes positions, je vois mal comment tu pourras continuer de pratiquer en ville.

 

THOMAS STOCKMANN

Pratiquer en ville ? Tu dis ça avec une assurance...

 

PETER STOCKMANN

L’Association des Petits Propriétaires a déjà commencé de faire du porte à porte  pour une pétition.

 

THOMAS STOCKMANN

Je m’en doute un peu.

 

PETER STOCKMANN

Si j’ai un conseil à te donner, ce serait d’envisager de quitter les lieux.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est déjà tout envisagé.

 

PETER STOCKMANN

Bien. Six mois devraient être suffisants. Et à ton retour, tu n’auras qu’à présenter des excuses officielles pour tes égarements.

 

THOMAS STOCKMANN

Et réintégrer mes fonctions ?

 

PETER STOCKMANN

Pas impossible.

 

THOMAS STOCKMANN

Et l’opinion publique ?

 

PETER STOCKMANN

L’opinion publique, c’est une affaire variable. Ce qui importe, c’est ton repentir.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Évidemment. Ça vous fait saliver. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de tes conseils d’administrateur ?

 

PETER STOCKMANN

Oui. À une époque où on te laissait beaucoup de corde.

 

THOMAS STOCKMANN

À présent, j’ai la corde au cou, tu veux dire ? (S’emportant.) Jamais. Jamais, tu m’entends ? Même si j’étais sûr d’aller en enfer.

 

PETER STOCKMANN

Un bon père de famille réfléchirait davantage à ta place.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis un homme libre. Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre ne peut pas faire.

 

PETER STOCKMANN

Laquelle?

 

THOMAS STOCKMANN

Se cracher en plein visage.

 

PETER STOCKMANN

On pourrait presque dire que tu es courageux. Malheureusement, il y a un détail dans cette histoire qui atténue beaucoup ton héroïsme.

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu le sais aussi bien que moi. Heureusement que je suis un homme pondéré. Mais sois prudent. Tes espoirs, tes ambitions, tes rêves d’avenir, pourraient bien ne jamais se réaliser.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu parles ?

 

PETER STOCKMANN

Comme si tu ignorais tout des dispositions testamentaires du vieux Kiil.

 

THOMAS STOCKMANN

Il compte léguer le peu qu’il possède à des entreprises de charité, non ?

 

PETER STOCKMANN

Le peu qu’il possède ? Tu sais à combien s’élève sa fortune ?

 

THOMAS STOCKMANN

Aucune idée.

 

PETER STOCKMANN

Vraiment?  Et tu prétends ne rien savoir de ce qu’il compte léguer à ta femme et à tes enfants? Aucune idée ça non plus ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne m’en a jamais parlé. Au contraire. Il a toujours pesté contre les impôts, en prétendant qu’il ne lui restait rien. Mais toi-même ? Comment le sais-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Je le sais d’une source très fiable.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors, oh mon Dieu ! Ça veut dire que Katrine serait en sécurité, et les enfants aussi ? Mais il faut leur apprendre la nouvelle !

 

PETER STOCKMANN, l’en empêchant

Non il ne faut pas. Pas encore.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Ils sont assurés d’un héritage ! Tu te rends compte ! Quel sentiment béni !

 

PETER STOCKMANN

Oui mais réalises-tu que le vieux peut changer d’idée comme bon lui semble ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pauvre toi ! Il ne changera jamais d’idée. Il est bien trop heureux que je me porte en faux contre vous tous. Il vous déteste !

 

PETER STOCKMANN, victorieux

Enfin ! Tu oses l’avouer !

 

THOMAS STOCKMANN

Avouer quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Toutes ces attaques dirigées contre nous, c’était pour lui plaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça, pour lui plaire ?

 

PETER STOCKMANN

Une concertation entre vous deux, pour l’amour de son testament !

 

THOMAS STOCKMANN, interloqué

Peter ! Tu es l’un des pires plébéiens que j’aie jamais rencontré !

 

PETER STOCKMANN

Je n’ai plus rien à te dire. C’est fini entre nous. Tu es congédié à vie.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, appelant

Katrine ! Vite, Katrine. Il faut laver le plancher, désinfecter la maison, tout faire disparaître de sa présence ici !

 

KATRINE

Plus tard, Thomas.

 

PETRA

Grand-père est ici, qui veut absolument te parler.

 

THOMAS STOCKMANN

Voilà qui tombe bien ! (Faisant entrer le grand-père.) Venez, cher beau-père, asseyez-vous.

 

Entre Morten Kiil. Thomas referme la porte.

 

MORTEN KIIL

Je ne veux pas m’asseoir. (Regarde les dégâts.) C’est du joli. Félicitations, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. De quoi nous réjouir, pas vrai ?

 

MORTEN KIIL

Comme c’est édifiant. Et on ne manque pas d’air. Cet air... comment disiez-vous, qui embaume ? Non, snik-snak – qui empeste ! A part ça ? Comment va la conscience ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui ça oui, la conscience...

 

MORTEN KIIL

Ça va bien la conscience, oui j’imagine.

 

Il se frappe la poitrine.

 

MORTEN KIIL

Et moi, vous savez ce que j’ai sur mon coeur ?

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne conscience aussi,  j'espère?

 

MORTEN KIIL

Mieux que ça.

 

Il sort un énorme cartable de son manteau et l’ouvre. Il montre des papiers à Thomas Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN, étonné

Mais ce sont des actions ? Des actions de la Société des Bains ?

 

MORTEN KIIL

C’était très facile d’en avoir aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous avez acheté tout ça ?

 

MORTEN KIIL

Jusqu’à mon dernier sou.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais cher beau père – vous avez fait ça ? Alors que les actionnaires sont presque en faillite ?

 

MORTEN KIIL

C’est quand les actions sont à leur plus bas qu’il faut les acheter. Mais ça va remonter. Enfin, il n’en tient qu’à vous.

 

THOMAS STOCKMANN

S’il n’en tenait qu’à moi, cette ville serait prospère, vous le savez bien ! Mais qui est responsable de toute cette pourriture ?

 

MORTEN KIIL

Moi. Mon usine. Vous me l’avez dit hier. Moi. Et mon père, et mon grand-père, qui a bâti l’usine. Alors je nous suis puni. J’ai acheté les actions.  Que cela m’apprenne. À être un pollueur. À être un corrupteur. Je ne voulais pas vivre indéfiniment avec le poids de la honte.

 

THOMAS STOCKMANN

Malheureusement vous y serez obligé.

 

MORTEN KIIL

Non merci.  Je tiens à refaire ma réputation.  J’entends finir mes jours honorablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et ce pourrait être possible ?

 

MORTEN KIIL

Vous allez devoir accomplir l’impossible, Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ?

 

MORTEN KIIL

Avec quel argent croyez-vous que j’ai acheté ces actions ? Évidemment, vous ne pouvez pas le savoir. Mais je vais vous le dire. J’en avais mis pas mal de côté. Pour Katrine, et les garçons.

 

THOMAS STOCKMANN, indigné

Et vous avez ...

 

MORTEN KIIL

Hé-hé. Oui.  Englouti dans la Société des Bains. À présent, on verra bien si vous êtes si irresponsable, Thomas. Chaque fois que vous parlerez de pourriture provenant de la Moelledallen, ce sera comme si vous déchiriez des ligaments de peau à Katrine, et aux garçons. Et aussi à Petra. Mais comme vous êtes un bon père de famille...

 

THOMAS STOCKMANN, s’agitant

Non. Vous l’avez dit. Je suis un irresponsable. Je suis un irresponsable parce que je suis fou.

 

MORTEN KIIL

Pas s’il s’agit de votre femme et de vos enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Pourquoi avoir acheté tout ça sans m’en parler ?

 

MORTEN KIIL

Il y a la loi de l’offre et de la demande. Il y a aussi la loi de l’étau.

 

THOMAS STOCKMANN, désespéré

Ah mon Dieu ! Si seulement je n’étais pas convaincu de tout ce que j’ai exposé !

 

MORTEN KIIL, reprend son cartable rempli d’actions

C’est vrai qu’en vertu de vos convictions, tout ça, ça ne vaut rien.

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne faut pas nous décourager. La science va nous fournir des solutions.

 

MORTEN KIIL

La science ? Un remède contre ces microbes ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Les exterminer, du moins les rendre inoffensifs.

 

MORTEN KIIL

Oui. La mort-aux-rats dans nos tuyaux. Tant qu’à empirer les choses. Allez. Snik-snak. Assez perdu de temps. Tout le monde dit que c’est votre imagination. Après tout... c’est peut-être dans votre imagination.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ces avortons. Ils m’ont bien traité d’ennemi du peuple. A présent, qu’ils me dépouillent, ça m’est égal.

 

MORTEN KIIL

De si belles fenêtres. Dommage, hein ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ce qui est du reste, ces affaires de famille, je dois en parler avec Katrine. Après tout, ça la regarde.

 

MORTEN KIIL

Bonne idée. Vous auriez intérêt à l’écouter. C’est une femme raisonnable.

 

THOMAS STOCKMANN, en colère

Tant de perversion en un seul homme ! Vous êtes abominable. Me manipuler ainsi, avec l’argent de Katrine. Vous n’êtes pas Morten Kiil. Vous êtes le diable.

 

MORTEN KIIL

Faut que je m’en aille. Dites-moi ce que je dois faire avant 2 heures cet après-midi. Vous m’enverrez un message. Vous écrirez OUI ou NON. Si c’est non, je vends immédiatement.

 

THOMAS STOCKMANN

Vendre à perte ? Et Katrine aura quoi?

 

MORTEN KIIL

Moins que rien.

 

Hovstad et Aslaksen paraissent dans l’entrée.

 

MORTEN KIIL

Tiens ! Regardez-moi ça !

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Vous ? Ici, chez moi ?

 

HOVSTAD

Comme vous voyez.

 

ASLAKSEN

Nous venons pour une affaire importante.

 

MORTEN KIIL, tout bas, à Thomas

Oui, ou non. Avant deux heures.

 

ASLAKSEN, d’un ton entendu vers Hovstad

Qu’est-ce que je vous disais !

 

Le vieux Kiil sort.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu'est-ce que vous me voulez?  Je n’ai pas beaucoup de temps.

 

HOVSTAD

J’admets que notre attitude lors de l’assemblée d’hier ...

 

THOMAS STOCKMANN

Attitude ? Vous appelez ça une « attitude »  !!! Vous vous êtes comportés comme des sauvages. Allez au diable.

 

HOVSTAD

Des sauvages, si vous voulez. Mais nous n’en avions pas le choix.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. L’opinion publique, je sais.

 

HOVSTAD

En effet.

 

ASLAKSEN

Si seulement vous nous aviez prévenus ! Il aurait suffi que vous nous en parliez à l’avance, à moi ou à Monsieur Hovstad.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous prévenir ? Mais de quoi ?

 

ASLAKSEN

De la concertation !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi ?

 

ASLAKSEN, hochant la tête, confidentiellement

Entre nous, docteur...

 

HOVSTAD

Tout est si limpide à présent !

 

THOMAS STOCKMANN, les dévisageant l ’un et l’autre

Allez-vous-en au diable, je vous dis.

 

ASLAKSEN

À la première heure, la ville était déjà au courant : votre beau-père a acheté toutes  les actions de la Société des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

ASLAKSEN

Vous auriez pu déléguer quelqu’un d’autre. Un étranger.

 

HOVSTAD

Et le coup aurait été parfait si les attaques étaient venues de quelqu’un d’autre. Pourquoi ne pas nous avoir consultés, docteur Stockmann ?

 

THOMAS STOCKMANN, comprenant le malentendu

Non mais c’est inouï !!! Comment pouvez-vous concevoir...

 

ASLAKSEN

Ça tombe sous le sens !

 

HOVSTAD

Pourquoi ne pas nous avoir mis dans le coup ? À plusieurs, on minimise les responsabilités, vous le savez bien.

 

THOMAS STOCKMANN, jouant le jeu

Qu’importe. A présent, qu’est-ce que vous voulez ?

 

ASLAKSEN

Allez-y, monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Non. Dites-le, vous.

 

ASLAKSEN

Heu... eh ben voilà. Étant donné que la lumière est faite autour de toute cette affaire, nous avons pensé mettre le journal à votre disposition.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ? Mais l’opinion publique ?

 

HOVSTAD

L’opinion publique est une chose assez variable. Et c’est comme on dit. Après la pluie le beau temps.

 

ASLAKSEN

Et puis le temps presse. Aussi bien rétablir les faits le plus vite possible, puisque le coup est réussi.

 

THOMAS STOCKMANN

Pour que le prix des actions remonte aussi vite qu’il est descendu ?

 

HOVSTAD

Sans compter qu’avec la totalité des actions, vous tombez aussitôt président de la société !

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis acoquiné avec le beau-père. Oui tout peut s’arranger dans la demi-heure. On n’a qu’à rafistoler quelques tuyaux, ça coûtera une demie-couronne aux contribuables, et le tour est joué.

 

HOVSTAD

Et voilà. Avec l’aide du Messager du Peuple.

 

ASLAKSEN

Dans une société évoluée, la Presse a beaucoup de pouvoir, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

La presse, oui, et aussi la majorité compacte. Nous aurons l’Association des Petits Propriétaires avec nous, monsieur Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Et aussi les Amis de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors on y va.  Mais... heu... enfin, comment dire ... Pour un pareil service, vous accepterez bien une ristourne ?

 

HOVSTAD

Il est évident que, en avoir les moyens, nous le ferions gratuitement. Sauf que le Messager du peuple connaît des ennuis par les temps qui courent. Même que nous commençons à envisager la fermeture du journal. Vous voyez la catastrophe, pour une société évoluée comme la nôtre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour vous qui êtes l’ami du peuple, ce doit être terrible, j’imagine. (Durcissant le ton.) L’ennui, c’est que moi, voyez-vous, je suis l’ennemi du peuple. (Il cherche frénétiquement sous la table.) Ma canne ! Où ai-je mis ma canne ?

 

 

HOVSTAD

Comment ?

 

ASLAKSEN

Vous refusez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça m’ennuie de vous donner de l’argent. Nous, les riches, on n’est pas très généreux, vous savez.

 

HOVSTAD

Pas si vite. N’oubliez pas qu’on peut présenter les choses de bien des manières.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, sans mon secours financier, vous serez impitoyable pour traiter ce scandale, je vous fais confiance. Vous allez me déchiqueter, un fauve qui dévore un lièvre !

 

HOVSTAD

La loi de la nature le veut ainsi.

 

ASLAKSEN

Le prédateur a besoin de proie pour se nourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Il y en a plein les égouts ! (Il s’agite.) En matière de prédateur, vous allez voir qui est le plus féroce de nous trois ! (Il s’empare du parapluie et les menace.) Allez !

 

HOVSTAD

Quoi ?  Vous devenez fou !

 

ASLAKSEN

Attention, c’est très pointu ce parapluie.

 

THOMAS STOCKMANN, forçant Hovstad à sauter par la fenêtre.

La sortie est par là, monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Non mais c’est de la démence !!!

 

THOMAS STOCKMANN

Sautez par la fenêtre !

 

ASLAKSEN, essayant de se sauver

Avec modération monsieur le docteur ! De grâce, je ne supporte pas la violence.

 

Madame Stockmann, Petra et Horster accourent:

 

KATRINE

Pour l’amour du ciel, Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Dehors, je vous dis ! Dans la rue !

 

HOVSTAD

Menace de mort à l’endroit d’un honnête citoyen. Vous êtes témoin, capitaine.

 

ASLAKSEN, en état de panique

Y a-t-il une issue de secours, madame ?

 

KATRINE

Non mais retiens-toi, Thomas !

 

Les deux hommes finissent par s’enfuir. Thomas lance le parapluie.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils l’ont échappée belle.

 

KATRINE

Mais que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Plus tard. Il me reste encore une chose importante à faire. (Il se dirige vers la table et écrit sur une carte de visite.) Regarde Katrine.

 

KATRINE, lisant

« Non – non – non. » Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un jour, tu comprendras, Katrine. (Il donne la carte à Petra.) Dis à notre bonne de courir porter ça chez le vieux Kiil. Le plus rapidement possible.  (Petra sort avec la carte.) Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de tous les suppôts du diable. Je vais maintenant sortir ma plume pour écrire contre eux. Ma plume, tu vas voir, je vais l’aiguiser comme un poinçon. Et ils recevront mon encrier rempli de leur sang en plein front.

 

KATRINE

À quoi bon, Thomas ? Nous devons partir à présent.

 

Petra revient.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est fait ?

 

PETRA

C'est fait.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien.  (À Katrine.) Partir,  tu dis?  Non.  Pas question. Nous restons, Katrine.

 

PETRA

Nous restons ?

 

KATRINE

Nous ne partons plus ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous n’allons pas abandonner le champ de bataille. La guerre est ici, et je vais mener la guerre jusqu’au bout. Dès que tu auras recousu mon pantalon, je vais aller nous chercher un logement. Il faut bien qu’on se trouve un toit pour l’hiver.

 

HORSTER

Pas de problème. Je vous donne ma maison.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas vrai ?

 

HORSTER

Prenez-la. Ce n’est pas l’espace qui manque !

 

KATRINE

Comment vous remercier Horster ?

 

PETRA

Oh capitaine !

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Voyez comme tout s’arrange ! Alors, plus rien ne m’empêche de me mettre au travail. Me voilà libéré de la Société des Bains, le temps dorénavant m’appartient.

 

KATRINE, soupirant

Je le savais bien qu’ils allaient te congédier.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils veulent aussi m’enlever mon droit de pratique. Tant mieux ! Car un travail colossal doit être accompli. Je vais recruter les pauvres, les démunis, ceux qui ont vraiment besoin de moi. Ils vont m’écouter, tous ensemble nous allons réaliser de grandes choses.

 

KATRINE

Mais mon pauvre Thomas ! Tu as vu ce que ça donne, les grandes choses ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi! Tu ne veux quand même pas que j’obéisse à l’opinion publique ? À la majorité compacte? Non merci. Au fond, c’est si simple. Je veux simplement recruter les esprits qui aspirent comme nous à la liberté. Je veux former des esprits critiques et affranchis. Un parti politique nouveau, composé de jeunes loups assoiffés de justice. Ne trouvez-vous pas capitaine Horster que le peuple peut comprendre ça ?

 

HORSTER

Si vous le dites !

 

THOMAS STOCKMANN

Nous allons éliminer les vieux chefs corrompus. Car un chef de parti est comme un prédateur qui se vautre dans tout ce qui est à sa disposition. Vous n’avez qu’à regarder Hovstad et Aslaksen. Ils ne reculent devant rien pour satisfaire leurs intérêts. D’une main ils vous assassinent et de l’autre ils vous flattent afin que vous demeuriez de bons petits propriétaires et de fidèles lecteurs du Messager du Peuple. (Il regarde autour de lui.) Regarde, Katrine ! Le merveilleux soleil aujourd’hui ! Et cet air que nous respirons ! C’est le printemps en entier qui entre dans notre maison !

 

KATRINE

Oui Thomas. Encore que nous ne pouvons pas vivre uniquement du soleil et de l’air frais  !

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Il nous suffira d’économiser pour un temps. Le plus difficile au fond, ce sera de trouver un appui, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui aurait les mêmes aspirations de liberté, et qui pourrait éventuellement me remplacer.

 

PETRA

Tu trouveras bien, papa. Tiens! Voilà les garçons qui arrivent de l’école.

 

Ejlif et Morten entrent.

 

KATRINE

Déjà ? Ce n’est pourtant pas congé, aujourd’hui !

 

MORTEN

Non mais nous nous sommes battus avec les autres.

 

EJLIF

C'est pas vrai. Ce sont les autres qui se sont battus avec nous.

 

MORTEN

Alors monsieur Roerlund il a dit que c’est mieux qu’on soit dehors de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN, dans une illumination

Mais au fond, oui ! Pourquoi pas ? Écoutez-moi bien les garçons. C’est fini. Vous n’irez plus à l’école.

 

LES GARÇONS

Quoi ?

KATRINE

Non mais Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Jamais plus. À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui serai votre professeur ! Fini d’apprendre que le péché nous conduit en enfer !

 

MORTEN

Hurrah!

 

THOMAS STOCKMANN

Mais attention. Vous allez devoir apprendre la liberté et le raffinement. Là-dessus, Petra, je vais compter sur ton aide.

 

PETRA

Mais bien sûr, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

L’école aura lieu dans le local où l’on m’a traité d’ennemi du peuple. Mais idéalement, il faudrait que nous soyons plusieurs, au moins une douzaine.

 

KATRINE

Où vas-tu recruter ces enfants ?

 

THOMAS STOCKMANN, aux garçons

Il doit bien y avoir des voyous qui se font renvoyer dans votre école ?

 

MORTEN

Pour ça, il y en a plein !

 

THOMAS STOCKMANN

Allez m’en chercher autant que vous pouvez ! Des vauriens, des avortons, des petits déchets, j’ai l’intuition de pouvoir bâtir de grandes choses avec eux !

 

MORTEN

Et après? Qu’est-ce qu’on va faire quand on sera devenus des hommes libres et raffinés ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est là que nous aurons du pain sur la planche ! Nous ferons la chasse aux prédateurs, et quand il n’en restera plus dans notre pays, nous irons plus à l’ouest, dans d’autres pays.

 

Ejlif a l'air un peu interdit.  Morten saute et crie Hurrah!

 

KATRINE

Pourvu que ce ne soient pas les prédateurs qui te chassent, pauvre Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Comme si je n’étais pas l’homme le plus fort en ville !

 

KATRINE

Ah bon ? Parce qu’à présent, tu es le plus fort ?

 

THOMAS STOCKMANN

Écoute-moi bien, Katrine. Je suis un des hommes les plus forts de l’univers.

 

MORTEN

Quoi ???

 

THOMAS STOCKMANN

Mais chut. Il ne faut pas le dire. C’est que j’ai fait une immense découverte.

 

KATRINE

Encore ?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une !

 

Il les assemble autour de lui et dit d’un ton confidentiel:

 

THOMAS STOCKMANN

L'affaire, voyez vous, c’est que l'homme le plus fort au monde est celui qui sait se tenir debout lorsqu’il est tout seul.

 

Katrine sourit et secoue la tête:

 

KATRINE

Non mais toi,  Thomas !

 

PETRA, avec une voix remplie d’émotion, se jetant dans les bras de son père:

Papa !

 

Fin

 

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UN ENNEMI DU PEUPLE

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UN ENNEMI DU PEUPLE

 

Pièce en cinq actes (1882)

 

de HENRIK IBSEN

 

 

Texte  français de Normand Chaurette (2005)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

Titre original : En folkefiende

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains

 

Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse

 

PETRA, leur fille, enseignante

 

EJLIF et MORTEN,

leurs deux fils, 13 et 10 ans

 

PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,

échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.

 

MORTEN KIIL, maître tanneur,

 et tuteur de Madame Stockmann

 

HOVSTAD,

rédacteur du journal Le Messager du Peuple

 

BILLING, membre de l'équipe du journal

 

HORSTER, un capitaine de bateau

 

L'imprimeur ASLAKSEN

 

Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,

 quelques femmes, et un groupe d'écoliers.

 

L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.

 

 

 

 

 

PREMIER ACTE

 

C'est le soir.  Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin.  Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule;  la porte la plus proche mène au bureau du docteur.  Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres.  Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et,  vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu.  Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis.  Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour.  Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.

 

Billing est assis à  table avec une serviette sous le menton.  Madame Stockmann, debout près de lui,  tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.

 

 

MADAME STOCKMANN

Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.

 

BILLING, mangeant

Mais c’est si bon ! Un pur délice !

 

MADAME STOCKMANN

Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.

 

BILLING

Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.

 

MADAME STOCKMANN

Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.

 

BILLING

Vous croyez?

 

L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.

 

MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule

Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...

 

MADAME STOCKMANN

Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.

 

MADAME STOCKMANN

Pas même un petit morceau?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.

 

MADAME STOCKMANN, souriant

N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?

 

MADAME STOCKMANN

Parti marcher. Avec les garçons.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.

 

MADAME STOCKMANN

Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.

 

On frappe.

 

MADAME STOCKMANN

Oui, entrez.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref

Monsieur le rédacteur.  Je parie que vous venez par affaires?

 

HOVSTAD

En partie.  Quelque chose qui doit aller sous presse.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.

 

HOVSTAD

Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.

 

MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger

Vous allez bien manger quelque chose ?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs  lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.

 

HOVSTAD

Je pense aussi comme vous.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.

 

HOVSTAD

Vous voulez parler des bains publics?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.

 

MADAME STOCKMANN

C’est ce que dit Thomas, lui aussi.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!

 

HOVSTAD

Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...

 

HOVSTAD

Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !

 

HOVSTAD

L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?

 

HOVSTAD

Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?

 

HOVSTAD

Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Vous avez tout à fait raison, Hovstad.

 

MADAME STOCKMANN

Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.

 

HOVSTAD

Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...

 

MADAME STOCKMANN

Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.

 

HOVSTAD

Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier,  nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins...  ici... dans cette maison...

 

MADAME STOCKMANN

Mais mon cher Peter !

 

HOVSTAD

Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...

 

MADAME STOCKMANN

Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad.  Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...

 

HOVSTAD

Je vais me faire une assiette.

 

Il passe dans la salle à manger.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur

Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.

 

MADAME STOCKMANN

À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.

 

MADAME STOCKMANN

Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.

 

Elle va vers le vestibule .

 

LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et  exubérante

Je t’amène encore de la visite,  Katrine. On s’en serait bien passé, hein ?  Venez, Capitaine Horster.  Enlevez votre manteau !  Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez !  Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars.  Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –

 

Il pousse Horster vers  la salle à manger.  Ejlif et Morten y entrent aussi.

 

KATRINE STOCKMANN

Regarde qui est là, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère

Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !

 

PETER STOCKMANN

Malheureusement, je dois déjà repartir !

 

THOMAS STOCKMANN

Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !

 

KATRINE, vers la salle à manger

J’allais justement chercher les cognacs.

 

PETER STOCKMANN, surpris

Les cognacs ... ! C’est pas donné...

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, tu as bien raison. Allez!  Assieds-toi.

 

PETER STOCKMANN

Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...

 

THOMAS STOCKMANN

Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !

 

PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger

Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !

 

THOMAS STOCKMANN, fier

Hé oui.  Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être.  Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.

 

PETER STOCKMANN

Nos... problèmes ?

 

THOMAS STOCKMANN

En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...

 

PETER STOCKMANN

Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?

 

THOMAS STOCKMANN

Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Tu trouves? Vraiment?

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Métropole ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais  il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?

 

VOIX DE KATRINE

Il n’est venu personne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis le niveau de vie, Peter.  On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.

 

PETER STOCKMANN

Quand même !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!

 

PETER STOCKMANN

Non, non. Je te crois.

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux au moins te montrer la nappe.

 

PETER STOCKMANN

Oui j’ai vu, elle est très bien.

 

THOMAS STOCKMANN

Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?

 

PETER STOCKMANN

C’est très luxueux.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.

 

PETER STOCKMANN

Presque?

 

THOMAS STOCKMANN

Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.

 

PETER STOCKMANN

Des gens haut placés, sans doute.

 

THOMAS STOCKMANN

Même des gens ordinaires.

 

PETER STOCKMANN

Oui.  Il y en a sûrement.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.

 

PETER STOCKMANN

Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un article ?

 

PETER STOCKMANN

Oui, à propos des bains.  Un papier que tu aurais écrit cet hiver.

 

THOMAS STOCKMANN

Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.

 

PETER STOCKMANN

Pourtant, c’est en plein le bon moment.

 

THOMAS STOCKMANN

En temps normal, oui, tu aurais raison.

 

Il se lève et fait les cent pas.

 

PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.

Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.

Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.

 

PETER STOCKMANN

Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et c’est quand même moi qui en suis  le médecin en chef ... bon  bon. Nous n’allons pas commencer.

 

PETER STOCKMANN

Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu m’accuses?

 

PETER STOCKMANN

Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?

 

PETER STOCKMANN

Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?

 

PETER STOCKMANN, le coupant

Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.

 

Il sort. Katrine entre au salon :

 

KATRINE

Parti?

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. Complètement hors de lui.

 

KATRINE

Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?

 

THOMAS STOCKMANN

Rien du tout.  Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.

 

KATRINE

Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.

 

Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.

 

BILLING, s’étirant

Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !

 

HOVSTAD

Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.

 

HOVSTAD

J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.

 

KATRINE

Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?

 

HOVSTAD

En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.

 

BILLING

Un mot qui décrit parfaitement la situation.

 

THOMAS STOCKMANN

N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?

 

KATRINE, allant vers la salle à manger

Je m’en viens avec le cognac.

 

THOMAS STOCKMANN

Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.

 

Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.

 

KATRINE

À votre santé tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà!   Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !

 

KATRINE, assise avec son tricot

Et vous repartez bientôt, capitaine ?

 

HORSTER

Dans huit jours.

 

KATRINE

Encore l’Amérique?

 

HORSTER

Oui, comme prévu..

 

BILLING

Donc vous ne serez pas ici pour les élections?

 

HORSTER

Les élections ?

 

BILLING

Vous n’êtes pas au courant ?

 

HORSTER

Non.

 

BILLING

Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?

 

HORSTER

Je n’y comprends rien.

 

BILLING

Quand même.  Tout le monde doit voter.

 

HORSTER

Même ceux que ça ne concerne pas ?

 

BILLING

Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.

 

HORSTER

C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !

 

HOVSTAD

Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.

 

BILLING

Ils ne sont pas terre à terre.

 

THOMAS STOCKMANN

Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?

 

HOVSTAD

Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?

 

HOVSTAD

J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.

 

Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.

 

PETRA

Bonsoir !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah te voilà, Petra !

 

Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.

 

PETRA

Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors viens te la couler douce avec nous !

 

BILLING

Je vous prépare un cognac.

 

PETRA, s’approchant de la table

Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.

 

Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.

 

THOMAS STOCKMANN

Une lettre?  De qui ?

 

PETRA, fouillant dans la poche de son manteau

J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Et c’est maintenant que tu me la donnes?

 

PETRA

Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre

Donne.

 

Il examine l’entête.

 

KATRINE

C’est bien ce que tu attendais?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.

 

Il rentre dans son bureau.

 

PETRA, à Katrine

Je me demande bien ce que ça peut être.

 

KATRINE

Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.

 

BILLING

Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.

 

PETRA

Il en a trop sur les épaules.

 

Elle se verse un cognac.

 

HOVSTAD

Vous enseignez aussi le soir?

 

PETRA

Deux fois la semaine.

 

BILLING

En plus des quatre jours à l’Institut ?

 

PETRA

Cinq jours.

 

KATRINE

Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?

 

PETRA, montrant la pile de cahiers

Tout ça, oui.

 

HORSTER

Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.

 

PETRA

Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.

 

BILLING

Qu’est-ce que ça vous procure?

 

PETRA

Un sommeil de plomb.

 

MORTEN

C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.

 

PETRA

Des péchés ?

 

MORTEN

Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.

 

EJLIF

Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !

 

MORTEN

Stupide toi-même, Ejlif.

 

BILLING, riant

Entendez-vous ça !

 

HOVSTAD

Et toi tu ne travailles pas, Morten ?

 

MORTEN

Pas question.

 

HOVSTAD

Et qu’est-ce que tu feras plus tard?

 

MORTEN

Je ferai un viking.

 

EJLIF

Quoi ? Comme un païen ?

 

MORTEN

Alors je ferai un païen.

 

BILLING

Tout à fait d’accord avec toi, Morten.

 

KATRINE, tout bas

N’allez pas l’encourager, Billing !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.

 

MORTEN

Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?

 

BILLING

Tout ce qu’on veut,  Morten.

 

KATRINE

Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?

 

EJLIF

Non, moi je veux rester encore!

 

KATRINE

Allez allez, dites bonsoir.

 

Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.

 

HOVSTAD

Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...

 

KATRINE

Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.

 

PETRA

Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.

 

KATRINE

Sans aller jusque là...

 

PETRA

Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.

 

HORSTER

Pourtant vous leur enseignez?

 

PETRA

Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.

 

BILLING

Quoi de surprenant !

 

PETRA

Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...

 

BILLING

Ah ! Avec les moyens !

 

HORSTER

Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.

 

PETRA, riant

Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.

 

HOVSTAD

J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.

 

PETRA

Et vous l’aurez à temps !

 

Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en  main.

 

THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre

À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.

 

BILLING

Des nouvelles ?

 

KATRINE

Quelle sorte de nouvelles?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une affaire, Katrine.

 

HOVSTAD

Eh bien ?

 

KATRINE

Tu y es pour quelque chose ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.

 

PETRA

Mais dis-nous ce que c'est.

 

THOMAS STOCKMANN

Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire par là, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant

Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?

 

HOVSTAD

Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.

 

THOMAS STOCKMANN

Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?

 

KATRINE

Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.

 

HOVSTAD

Bon! oui et puis?

 

THOMAS STOCKMANN

Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !

 

BILLING

Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal,  non ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?

 

HOVSTAD

Non.  Qu'est-ce que c'est?

 

KATRINE

Oui. Qu’est-ce que c’est?

 

THOMAS STOCKMANN

L’institution des Bains est rongée par la peste.

 

PETRA

Qu’est-ce que tu dis, papa ?

 

KATRINE, bouleversée

Notre institution ?

 

HOVSTAD, de même

Mais ... monsieur le docteur !

 

BILLING

C’est incroyable!

 

THOMAS STOCKMANN

Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.

 

HOVSTAD

Là où sont les  Bains publics?

 

THOMAS STOCKMANN

Juste là où sont les Bains publics.

 

HOVSTAD

Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.

 

KATRINE

Oui, je me souviens.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.

 

KATRINE

C'est donc cela qui te préoccupait tant?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.

 

HOVSTAD

Et c'est  lui  qui vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre

On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.

 

KATRINE

Dieu merci, tu l’as découvert à temps!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, heureusement.

 

HOVSTAD

Que comptez-vous faire maintenant, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

Corriger la situation, évidemment.

 

HOVSTAD

C’est donc faisable ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.

 

KATRINE

Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !

 

THOMAS STOCKMANN

J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.

 

PETRA

Mais à nous, ici, à la maison?

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.

 

KATRINE, réprobatrice

Thomas!

 

THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant

À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.

 

HOVSTAD, se levant

Tout l'aqueduc?

 

THOMAS STOCKMANN

Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.

 

PETRA

Alors, tu as eu raison, après tout.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.

 

Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.

 

PETRA

Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.

 

HOVSTAD

Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous en serais reconnaissant.

 

HOVSTAD

Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument.

 

KATRINE, revenant

Voilà, c’est parti.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, ravi

Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.

 

BILLING

Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

BILLING

J'en parlerai avec Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse.  Je te le dis Katrine. Tu es témoin.

 

KATRINE

Tu as raison, Thomas.

 

PETRA, levant son verre

Skool ! papa !

 

HOVSTAD ET BILLING

Skool ! skool ! monsieur le docteur.

 

HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur

Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!

 

Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME ACTE

 

Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.

 

Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :

 

KATRINE

Tu es là, Thomas?

 

THOMAS STOCKMANN, du bureau

Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?

 

KATRINE

Une lettre de ton frère.

 

Elle la lui tend.

 

THOMAS STOCKMANN

Ha ha !  (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...

 

KATRINE

Alors ?

 

THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche

Il sera ici vers midi.

 

KATRINE

Et tes visites?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai vu tous mes patients ce matin.

 

KATRINE

J’ai hâte de connaître sa réaction.

 

THOMAS STOCKMANN

Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.

 

KATRINE

C’est aussi ce que je crains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.

 

KATRINE

Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Fais-moi confiance.

 

Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :

 

MORTEN KIIL

Qui aurait pu le croire ?

 

KATRINE, allant vers lui

Papa !

 

THOMAS STOCKMANN

Si ce n’est pas mon beau-père!

 

KATRINE

Allez, entre !

 

MORTEN KIIL

Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi donc ?

 

MORTEN KIIL

Cette affaire-là, de pourriture?

 

THOMAS STOCKMANN

Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.

 

MORTEN KIIL, entrant

Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.

 

THOMAS STOCKMANN

Avant même d’aller travailler?

 

MORTEN KIIL

Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague.  Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Une blague?

 

MORTEN KIIL

Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.

 

MORTEN KIIL, riant malgré lui

Une fière chandelle !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. J’ai tout découvert à temps.

 

MORTEN KIIL, riant encore malgré lui

Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!

 

THOMAS STOCKMANN

Ridiculiser ?

 

KATRINE

Non mais papa...

 

MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards  sarcastiques vers Thomas

Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais oui, des « infusorus ».

 

MORTEN KIIL

Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Des centaines de milliers.

 

MORTEN KIIL

Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est invisible, bien sûr.

 

MORTEN KIIL, ricanant

Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ?

 

MORTEN KIIL

J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !

 

THOMAS STOCKMANN

On verra bien.

 

MORTEN KIIL

Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’espère que toute la ville va gober ça !

 

MORTEN KIIL

Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais beau-père...

 

MORTEN KIIL

Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin vous ferez une bonne action.

 

MORTEN KIIL

Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche,  si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, entrez.

 

MORTEN KIIL, ricanant toujours

Je parie que lui aussi, il est dans le coup !

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, il est au courant.

 

MORTEN KIIL

Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !

 

THOMAS STOCKMANN

Restez encore un peu.

 

MORTEN KIIL

Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!

 

Il sort. Katrine le reconduit.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.

 

HOVSTAD

Parce que vous parliez de...

 

THOMAS STOCKMANN

De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?

 

HOVSTAD

Oui. Auriez quelques minutes?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout le temps que vous voulez.

 

HOVSTAD

Est-ce que l’échevin vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pas encore.  Je l’attends pour midi.

 

HOVSTAD

J’ai pas mal repensé à cette histoire.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis ?

 

HOVSTAD

Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...

 

THOMAS STOCKMANN

Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).

 

Les deux s’assoient autour de la petite table.

 

THOMAS STOCKMANN

Que voulez-vous dire?

 

HOVSTAD

Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.

 

HOVSTAD

Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.

 

THOMAS STOCKMANN

Expliquez-vous.

 

HOVSTAD

Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?

 

HOVSTAD

Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

HOVSTAD

J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais s’ils en ont la compétence ?

 

HOVSTAD

Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ça, ils ont été stupides.

 

HOVSTAD

Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.

 

HOVSTAD

À condition que le journal s’implique.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.

 

HOVSTAD

Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.

 

THOMAS STOCKMANN

Par le biais du journal ?

 

HOVSTAD

Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.

 

HOVSTAD

J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?

 

HOVSTAD

Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être avez-vous raison.

 

HOVSTAD

Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !

 

HOVSTAD

Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais mon cher Hovstad !

 

HOVSTAD

Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal,  à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

Je comprends très bien.

 

HOVSTAD

Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...

 

On frappe à la porte.

 

THOMAS STOCKMANN

Entrez.

 

L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule.  Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.

 

ASLAKSEN, saluant

Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Si ce n’est pas notre cher imprimeur !

 

ASLAKSEN

Docteur !

 

HOVSTAD, se levant

C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

 

ASLAKSEN

Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, pour la protection des bains.

 

ASLAKSEN

C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.

 

HOVSTAD, à Stockmann

Vous voyez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous remercie.

 

ASLAKSEN

Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...

 

ASLAKSEN

Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

THOMAS STOCKMANN

Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?

 

ASLAKSEN

Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

J’ose le dire.  Cette affaire d'aqueduc,  elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.

 

THOMAS STOCKMANN

Félicitations.

 

ASLAKSEN

En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

La modération, oui.

 

ASLAKSEN

Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...

 

THOMAS STOCKMANN

Pourrait ?

 

ASLAKSEN

Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.

 

HOVSTAD

Et quand bien même qu’on nous en voudrait !

 

ASLAKSEN

Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?

 

ASLAKSEN

Non merci, pas d’alcool.

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne bière alors ?

 

ASLAKSEN

Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.

 

ASLAKSEN

C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.

 

HOVSTAD

De toute façon, demain, on y va avec le journal.

 

ASLAKSEN

Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.

 

Il lui tend la main et le reconduit.

 

ASLAKSEN

Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Oui, je vous vois tout à l’heure.

 

ASLAKSEN

Bien.

 

Il sort.

 

HOVSTAD, au docteur qui revient

Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.

 

THOMAS STOCKMANN

Lui ? Aslaksen ?

 

HOVSTAD

Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Il est quand même bien intentionné, non ?

 

HOVSTAD

Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, je vous l’accorde.

 

HOVSTAD

C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.

 

THOMAS STOCKMANN

Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.

 

HOVSTAD

Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

 

HOVSTAD

Je sais de quoi je parle.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.

 

HOVSTAD

Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout ira bien, vous verrez.

 

HOVSTAD

On verra.

 

Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu es là, Katrine ?

 

PETRA

Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.

 

Katrine sort de la salle à manger.

 

KATRINE

Peter n’est pas encore arrivé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.

 

KATRINE

Penses-tu que ce sera nécessaire?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.

 

KATRINE

Vraiment ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...

 

KATRINE

Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?

 

THOMAS STOCKMANN

La majorité compacte.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

THOMAS STOCKMANN

Hé mais oui  ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !

 

PETRA

Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.

 

Peter Stockmann paraît dans le vestibule.

 

PETER STOCKMANN

Bonjour.

 

THOMAS STOCKMANN

Allez, viens, Peter.

 

KATRINE

Comment va mon beau-frère ce matin ?

 

PETER STOCKMANN, froidement

Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Tu l'as lu ?

 

PETER STOCKMANN

Je l’ai lu.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.

 

KATRINE

Viens Petra.

 

Elles sortent.

 

PETER STOCKMANN, après une pause

Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?

 

THOMAS STOCKMANN

Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.

 

PETER STOCKMANN

Parce que maintenant, tu as cette certitude ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Ça ne te paraît pas évident ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?

 

THOMAS STOCKMANN

Il faut agir. Et rapidement.

 

PETER STOCKMANN

Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».

 

THOMAS STOCKMANN

Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.

 

PETER STOCKMANN

Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant mieux si tu as une meilleure solution.

 

PETER STOCKMANN

J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.

 

THOMAS STOCKMANN

Hypothétique ?

 

PETER STOCKMANN

Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ?  D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant que ça?

 

PETER STOCKMANN

Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu veux dire : deux années entières ?

 

PETER STOCKMANN

Au moins.  On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais, Peter, elle l’est.

 

PETER STOCKMANN

Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? ...  Moi ?

 

PETER STOCKMANN

Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?

 

PETER STOCKMANN

J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.

 

THOMAS STOCKMANN

Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.

 

PETER STOCKMANN

Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.

 

THOMAS STOCKMANN

Parce que tu crois ... ?

 

PETER STOCKMANN

La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.

 

THOMAS STOCKMANN

Ce serait un compromis !

 

PETER STOCKMANN

Compromis?

 

THOMAS STOCKMANN

Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge.  Un crime envers la société.

 

PETER STOCKMANN

Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.

 

PETER STOCKMANN

Il faut tout empêcher.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop de gens sont au courant.

 

PETER STOCKMANN

Au courant?  Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?

 

THOMAS STOCKMANN

Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.

 

PETER STOCKMANN, après une courte pause

Toi et tes étourderies, Thomas!  N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Toi, et ta famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça ?

 

PETER STOCKMANN

Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.

 

PETER STOCKMANN

Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?

 

THOMAS STOCKMANN

QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?

 

PETER STOCKMANN

En partie, je dis bien.  Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tu penses que c'est ce que je fais?

 

PETER STOCKMANN

Oui malheureusement.  Tu le fais sans que tu le saches.  Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle.  Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.

 

THOMAS STOCKMANN

Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?

 

PETER STOCKMANN

Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?

 

PETER STOCKMANN

Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Quelqu’un de compliqué ?

 

PETER STOCKMANN

Oui Thomas.  Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.

 

PETER STOCKMANN

Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.

 

PETER STOCKMANN

À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ! Tout simplement ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.

 

THOMAS STOCKMANN, stupéfié

Ne comptent pas ?

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, je dis.  En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?

 

PETER STOCKMANN

Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.

 

PETER STOCKMANN

Sauf sur les Bains.  Nous te le défendons.

 

THOMAS STOCKMANN, hurle :

Qui ça « Nous » ?

 

PETER STOCKMANN

Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...

 

Petra entre brusquement.

 

PETRA

Ah papa !

 

KATRINE, la suivant

Petra ! Petra!

 

PETER STOCKMANN

Elles nous écoutaient !

 

KATRINE

Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.

 

PETRA

Moi j'écoutais.

 

PETER STOCKMANN

Alors tant mieux.

 

THOMAS STOCKMANN, à son frère

Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?

 

PETER STOCKMANN

Désolé mais tu m’y as forcé.

 

THOMAS STOCKMANN

Et je dois me rétracter publiquement ?

 

PETER STOCKMANN

Ce serait souhaitable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et si je refuse ?

 

PETER STOCKMANN

Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?

 

PETER STOCKMANN

Tu seras congédié. Inévitablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié ?

 

PETRA

Papa ! Congédié ?

 

KATRINE

Congédié ?

 

PETER STOCKMANN

Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous feriez ça ?

 

PETER STOCKMANN

Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.

 

PETRA

Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.

 

KATRINE

Tais-toi, Petra.

 

PETER STOCKMANN, à Petra

Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.

 

PETER STOCKMANN

En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.

 

THOMAS STOCKMANN

Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.

 

PETER STOCKMANN

Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.

 

THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux

Répète !

 

Madame se jette entre les deux.

 

KATRINE

Thomas!

 

PETRA

Du calme, papa !

 

PETER STOCKMANN

Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?

 

KATRINE

Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !

 

PETRA

Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.

 

KATRINE

N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.

 

THOMAS STOCKMANN

N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !

 

KATRINE

Oui tu as raison, non mais toi! Et  tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.

 

PETRA

Ah maman, c’est pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?

 

KATRINE

Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Réaliser quoi ?

 

KATRINE

Que tu t’opposes à ton frère !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?

 

PETRA

Elle est correcte, elle est vraie.

 

KATRINE

À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Ho-ho,  Katrine.  Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.

 

KATRINE

Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.

 

KATRINE

Et travailler contre ta famille, Thomas?  Contre nous, ici à la maison?  Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?

 

PETRA

Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.

 

KATRINE

Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?

 

KATRINE

En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?

 

Thomas semble déchiré.

 

THOMAS STOCKMANN

La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?

 

KATRINE

Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –

 

Les garçons arrivent de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.

 

Il va vers son bureau.

 

KATRINE

Thomas, que veux-tu faire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.

 

Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.

 

KATRINE

Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !

 

PETRA

Papa est un homme qui sait se tenir debout.

 

Les garçons demandent étonnés:

 

EJLIF et MORTEN

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Petra leur fait signe de se taire.

 

 

 

 

 

TROISIÈME ACTE

 

 

Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ».  Au fond à gauche, la porte d'entrée.  À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie.  Sur le mur à droite, il y a une porte.  Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres.  En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute.  Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés.  Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.

 

Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.

 

BILLING

Hé ben... décidément !

 

HOVSTAD, écrivant

Vous l’avez lu ?

 

BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre

Si je l’ai lu !!!

 

HOVSTAD

Pas mal, n’est-ce pas ?

 

BILLING

Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.

 

HOVSTAD

Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !

 

BILLING

C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.

 

HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne

Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.

 

BILLING, baissant le ton

Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?

 

HOVSTAD

Oui.  En espérant que notre vertueux échevin...

 

BILLING

Ce serait bien le comble !

 

HOVSTAD

S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.

 

BILLING

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.

 

HOVSTAD

C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !

 

Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.

 

HOVSTAD

Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avons le feu vert !

 

HOVSTAD

Alors, on imprime !

 

BILLING

Bravo !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !

 

BILLING

Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?

 

BILLING, appelant vers l’imprimerie

Aslaksen!

 

HOVSTAD

Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?

 

THOMAS STOCKMANN

Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.

 

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie

Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?

 

HOVSTAD

Non, n’ayez pas peur.

 

THOMAS STOCKMANN

Hovstad, dites-moi franchement.  Mon article, il est comment ?

 

HOVSTAD

Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.

 

THOMAS STOCKMANN

N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.

 

HOVSTAD

Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.

 

ASLAKSEN

De même que les citoyens pondérés.

 

BILLING

Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.

 

ASLAKSEN

Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.

 

THOMAS STOCKMANN

Allons-y !

 

HOVSTAD

Pour demain à la première heure.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?

 

ASLAKSEN

Avec plaisir.

 

THOMAS STOCKMANN

Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !

 

BILLING

Un boulet de canon, vous allez voir !

 

THOMAS STOCKMANN

Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.

 

BILLING

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne!

 

HOVSTAD

Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.

 

ASLAKSEN

Oui mais écoutez...

 

BILLING

Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.

 

ASLAKSEN

Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !

 

BILLING

Mais non ! Mais non!  N'épargnez pas la dynamite.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.

 

BILLING

Là, vous touchez quelque chose !

 

THOMAS STOCKMANN

Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.

 

BILLING

Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !

 

THOMAS STOCKMANN

Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.

 

HOVSTAD

Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.

 

ASLAKSEN

Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.

 

THOMAS STOCKMANN

On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.

 

HOVSTAD

Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.

 

ASLAKSEN

Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !

 

ASLAKSEN

L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.

 

THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion

Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !

 

Salutations mutuelles; il sort.

 

HOVSTAD

Quel homme ! Son action me paraît inestimable.

 

ASLAKSEN

En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.

 

HOVSTAD

Mmmmm... ça reste à voir.

 

BILLING

Comme vous êtes peureux, Aslaksen!

 

ASLAKSEN

Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.

 

BILLING

Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.

 

ASLAKSEN

C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.

 

HOVSTAD

Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?

 

ASLAKSEN

Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !

 

HOVSTAD

Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !

 

BILLING

Et deux plutôt qu’une !

 

ASLAKSEN, pointant un pupitre

Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?

 

BILLING, méprisant

Tout un opportuniste !

 

HOVSTAD

Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.

 

ASLAKSEN

Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.

 

BILLING

C’est-à-dire que...

 

HOVSTAD

Quoi, Billing ?

 

BILLING

Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...

 

ASLAKSEN

Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.

 

Il retourne dans l'imprimerie.

 

BILLING

On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?

 

HOVSTAD

Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?

 

BILLING

Maudite pauvreté !

 

HOVSTAD, s’assoit au pupitre

Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !

 

BILLING

Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?

 

HOVSTAD

Il n’a pas un sou.

 

BILLING

Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?

 

HOVSTAD

Est-il si riche qu’on le prétend ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!

 

HOVSTAD

Vous compteriez sur ça ?

 

BILLING

Pas vraiment.

 

HOVSTAD

De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.

 

BILLING

Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.

 

HOVSTAD

Pour ça, vous avez raison.

 

BILLING

Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.

 

Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.

 

HOVSTAD

Vous Petra ? Quelle surprise !

 

PETRA

Vous devez m’excuser.

 

HOVSTAD, lui présentant un fauteuil

Asseyez-vous.

 

PETRA

Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.

 

HOVSTAD

Vous venez de la part de votre père ?

 

PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau

Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.

 

HOVSTAD

Vous me le rapportez ?

 

PETRA

J’ai décidé de ne pas le traduire.

 

HOVSTAD

Mais vous me l’avez promis !

 

PETRA

C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.

 

HOVSTAD

Je ne lis pas l’anglais.

 

PETRA, déposant le livre

Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.

 

HOVSTAD

Vraiment ?

 

PETRA

Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.

 

HOVSTAD

Ah bon ? Mais... quelle importance ?

 

PETRA

Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.

 

HOVSTAD

Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.

 

PETRA

Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.

 

HOVSTAD

Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.

 

PETRA

Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.

 

HOVSTAD, souriant

Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.

 

PETRA

De Billing?

 

HOVSTAD

En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.

 

PETRA

Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?

 

HOVSTAD

Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?

 

PETRA

Quoi ? Je ne vous crois pas !  Comment peut-il envisager une chose pareille ?

 

HOVSTAD

Vous n’avez qu’à lui demander !

 

PETRA

Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.

 

HOVSTAD, la regardant intensément

Ça vous bouleverse à ce point ?

 

PETRA

Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.

 

HOVSTAD

Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.

 

PETRA

Vous le pensez réellement ?

 

HOVSTAD

Il m’arrive de le penser, réellement.

 

PETRA

Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...

 

HOVSTAD

L’affaire de votre père, vous voulez dire ?

 

PETRA

Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?

 

HOVSTAD

Aujourd’hui ... peut-être.

 

PETRA

Comment, peut-être ?  Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.

 

HOVSTAD

Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?

 

PETRA

Foncièrement juste ? Honnête ?

 

HOVSTAD, avec un grave sous-entendu

Surtout lorsque cet homme... est votre père.

 

PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion

Quoi ???

 

HOVSTAD

Oui Petra.  Mademoiselle Petra.

 

PETRA

Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?

 

HOVSTAD

Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...

 

PETRA

Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.

 

HOVSTAD

Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.

 

PETRA

Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.

 

HOVSTAD

Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.

 

PETRA

Vous voulez dire ?

 

HOVSTAD

Votre père a réellement besoin de moi.

 

PETRA, le dévisageant avec mépris

C’est le comble ! Vous me dégoûtez.

 

HOVSTAD

Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.

 

PETRA

Pas la peine. Adieu.

 

Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :

 

ASLAKSEN

Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.

 

PETRA

Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.

 

HOVSTAD

Mais restez encore un peu.

 

PETRA, sortant

Adieu.

 

ASLAKSEN

Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Quoi donc ?

 

ASLAKSEN

L'échevin. Il est dans l'imprimerie.

 

HOVSTAD

L’échevin vous dites ?

 

ASLAKSEN

Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.

 

HOVSTAD

J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.

 

Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer.  Aslaksen retourne à l’imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Vous ne vous attendiez pas à me voir.

 

HOVSTAD

Pas vraiment.

 

PETER STOCKMANN, examinant les lieux

Pas mal comme installation. Très bien, même.

 

HOVSTAD

Si on veut.

 

PETER STOCKMANN

Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.

 

HOVSTAD

Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?

 

Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.

 

HOVSTAD

Asseyez-vous.

 

PETER STOCKMANN, prenant place

Merci.

.

Hovstad s'assoit également.

 

PETER STOCKMANN

Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.

 

HOVSTAD

Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...

 

PETER STOCKMANN

C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.

 

HOVSTAD

Vous voulez dire, votre frère le docteur ?

 

PETER STOCKMANN

Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.

 

HOVSTAD

Ah vraiment ?

 

PETER STOCKMANN

Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.

 

HOVSTAD

Une allusion, peut-être.

 

ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie

Où donc est passé le manuscrit ?

 

HOVSTAD, irrité

Il est juste là, sur le pupitre.

 

ASLAKSEN, le trouvant

Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.

 

HOVSTAD

Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?

 

PETER STOCKMANN

Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?

 

HOVSTAD

Moi vous savez, je suis pas un expert.  Je l'ai survolé comme ça.

 

PETER STOCKMANN

Mais vous acceptez de le publier ?

 

HOVSTAD

Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.

 

ASLAKSEN

Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Je vois.

 

ASLAKSEN

Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.

 

PETER STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Bon je vous laisse.

 

PETER STOCKMANN

Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?

 

HOVSTAD

Je vous en prie, monsieur l'Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.

 

ASLAKSEN

Auprès des petits propriétaires, oui.

 

PETER STOCKMANN

Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.

 

ASLAKSEN

Vrai.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?

 

ASLAKSEN

Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.

 

ASLAKSEN

Que voulez-vous dire ?

 

HOVSTAD

Un esprit de sacrifice ?

 

PETER STOCKMANN

C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.

 

ASLAKSEN

Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

 

PETER STOCKMANN

C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.

 

HOVSTAD

La ville ?

 

ASLAKSEN

Je ne comprends pas.  Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?

 

PETER STOCKMANN

D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

ASLAKSEN

Oh, c’est beaucoup...

 

PETER STOCKMANN

Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.

 

HOVSTAD, se levant

Une si grande perte pour la Ville ?

 

ASLAKSEN

Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?

 

PETER STOCKMANN

Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?

 

ASLAKSEN

Et les actionnaires du projet des Bains ?

 

PETER STOCKMANN

Ils ont déjà tout investi dans le projet.

 

ASLAKSEN

Vous en êtes sûr ?

 

PETER STOCKMANN

Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.

 

ASLAKSEN

Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !

 

HOVSTAD

Oui, en effet !

 

PETER STOCKMANN

Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.

 

HOVSTAD

Fermés ? Complètement ?

 

ASLAKSEN

Pendant deux ans?

 

PETER STOCKMANN

Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.

 

ASLAKSEN

Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?

 

PETER STOCKMANN

Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.

 

ASLAKSEN

Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?

 

PETER STOCKMANN

Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.

 

ASLAKSEN

Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.

 

PETER STOCKMANN

Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.

 

ASLAKSEN

Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Mais qui aurait pu penser que...

 

PETER STOCKMANN

J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.

 

HOVSTAD

Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?

 

PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche

Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.

 

ASLAKSEN, vivement

Pour l’amour du ciel, le voilà !

 

PETER STOCKMANN

Qui, mon frère?

 

HOVSTAD

Où est-il ?

 

ASLAKSEN

Il traverse l'imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.

 

HOVSTAD, désignant la porte à droite

Rentrez là en attendant.

 

PETER STOCKMANN

Mais ?

 

HOVSTAD

Entretenez-vous avec Billing.

 

ASLAKSEN

Dépêchez-vous. Il arrive.

 

PETER STOCKMANN

Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.

 

Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.

 

HOVSTAD

Faites comme si de rien n’était.

 

Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.

 

THOMAS STOCKMANN

Me revoilà.

 

Il dépose son chapeau et sa canne.

 

HOVSTAD, écrivant

Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen

Donc pas d’épreuves ?

 

ASLAKSEN, filant

Bon, à plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.

 

HOVSTAD

Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

J’ai bien peur que oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien mes amis. Alors je reviendrai.  Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.

 

HOVSTAD

Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.

 

HOVSTAD

Oui, mais monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN

Je sais ce que vous allez me dire.  Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...

 

ASLAKSEN

Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...

 

HOVSTAD, se lève

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.

 

HOVSTAD

Ah bon !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?

 

HOVSTAD

Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.

 

Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.

 

 KATRINE, vers le docteur

Je savais bien que tu étais là.

 

HOVSTAD, à sa rencontre

Non mais c’est madame Stockmann !

 

THOMAS STOCKMANN

Toi ici, Katrine?

 

KATRINE

Comme tu vois.

 

HOVSTAD

Venez vous asseoir.

 

KATRINE

Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Grande nouvelle.

 

KATRINE

Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu deviens complètement folle Katrine?  Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant?  Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?

 

KATRINE

Mais la modération, Thomas?

 

ASLAKSEN

Vous m’arrachez les mots de la bouche.

 

KATRINE

Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.

 

HOVSTAD

Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu crois que je suis victime d’une manigance ?

 

KATRINE

Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.

 

ASLAKSEN

Ah quelle histoire !

 

HOVSTAD

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?

 

KATRINE

Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?

 

ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés

Oh mon Dieu !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.

 

Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.

 

KATRINE

L’échevin est ici ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.

Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !

 

HOVSTAD

Quelle affaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.

 

KATRINE

Non, Thomas, je t'en supplie.

 

ASLAKSEN

Gare à vous monsieur le docteur.

 

Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.

 

PETER STOCKMANN

Que signifie cette mascarade ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.

 

Il fait les cents pas avec importance.

 

KATRINE, presque en pleurs:

Non mais Thomas !

 

PETER STOCKMANN, le suivant

Mon képi ! Ma canne !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.

 

PETER STOCKMANN

Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !

 

THOMAS STOCKMANN

Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.

 

ASLAKSEN

Je ne pense pas, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah oui, vous allez le faire !

 

PETER STOCKMANN

Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?

 

HOVSTAD

Non monsieur l'échevin.

 

ASLAKSEN

Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.

 

THOMAS STOCKMANN, ahuri

Mais qu'est-ce que ça veut dire?

 

HOVSTAD

Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.

 

BILLING

Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.

 

THOMAS STOCKMANN

De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.

 

HOVSTAD

Je ne l'imprimerai pas.  Je ne le peux pas et je ne le veux pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?

 

ASLAKSEN

Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.

 

PETER STOCKMANN

Par chance !

 

ASLAKSEN

C'est l'opinion publique.  Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres.  Ce sont eux qui gouvernent les journaux.

 

THOMAS STOCKMANN, s’effondrant

Et « eux », ils seraient contre moi ?

 

ASLAKSEN

Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon.

 

PETER STOCKMANN

Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?

 

HOVSTAD

Impossible. Par égard pour votre famille.

 

KATRINE, amère et cinglante

Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?

 

PETER STOCKMANN, donnant son propre article.

Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.

 

HOVSTAD, acquiesçant

J’y verrai personnellement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.

 

ASLAKSEN

Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors redonnez-le moi.

 

HOVSTAD, lui redonne le manuscrit

Voilà.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.

J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.

 

PETER STOCKMANN

Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !

 

ASLAKSEN

Personne, c’est évident.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, non personne.

 

KATRINE

Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?

 

THOMAS STOCKMANN, têtu

Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.

 

KATRINE, vigoureuse

Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.

 

PETER STOCKMANN

Si rempli d’assurance, le délire de la folie.

 

ASLAKSEN

Quel être sensé vous viendrait en aide ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne !

 

KATRINE

Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.

 

THOMAS STOCKMANN

Quelle bonne idée !

 

KATRINE

Ejlif et Morten seront tes appuis !

 

THOMAS STOCKMANN

Et Petra, et toi, Katrine.

 

KATRINE

Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.

 

THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement

Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.

 

Il sort avec son épouse par la porte du fond.  L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :

 

PETER STOCKMANN

Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...

 

 

QUATRIÈME ACTE

 

 

Une grande salle traditionnelle et désaffectée dans la maison du Capitaine Horster. Portes fenêtres qui donnent sur un vestibule. Trois grandes fenêtres à gauche. À droite, une horloge. Aussi une table, quelques bougies et une carafe d’eau. L’éclairage provient de fanaux disposés entre les fenêtres.

 

La salle est aménagée pour un grand rassemblement populaire. On y voit des citoyens de toutes les classes qui arrivent en bon nombre.

 

1ER CITOYEN, à un autre

Hé ! Lamstaad ! Si je m’attendais à te voir ici !

 

CELUI A QUI ON S'ADRESSE

Tu sauras que je participe à toutes les réunions du peuple, moi !

 

UN AUTRE

J'espère que vous avez apporté votre clairon ?

 

2E CITOYEN

Mais oui je l'ai.  Et vous?

 

3E CITOYEN

Skipper Evensen est venu avec une sirène de bateau !

 

2E CITOYEN

Ça c’est bien lui !

 

On rit dans le groupe.

 

4E CITOYEN, se joignant à eux

Qu’est-ce qui se passe ici ce soir ?

 

2E CITOYEN

C'est le docteur Stockmann qui va donner une conférence contre l'échevin.

 

UN AUTRE

Mais l’échevin, c'est son frère?

 

1ER CITOYEN

Qu’est-ce que ça change? Paraît que le docteur Stockmann n'a pas peur de lui.

 

3E CITOYEN

Oui mais d’après le Messager du Peuple, il n’a pas raison.

 

2E CITOYEN

Sûrement qu’il a tort, parce que personne n’a voulu lui prêter de local. Pas même l’Association des Petits Propriétaires.

 

1ER CITOYEN

Même qu’on dit qu’il n’a plus le droit d’entrer aux Bains.

 

2E CITOYEN

Oui, on me l’a dit à moi aussi.

 

UN HOMME, d’un autre groupe

Alors nous, on se range de quel côté ?

 

UN AUTRE, du même groupe

On dit comme Aslaksen. Quoi qu’il arrive.

 

BILLING, entrant avec avec un porte-documents sous le bras et se frayant un chemin à travers la foule

Excusez-moi. Laissez-moi passer s’il vous plaît. Je suis mandaté pour le Messager du Peuple. Merci bien !

 

Il prend place à table.

 

UN TRAVAILLEUR

Qui est-ce  ?

 

UN AUTRE TRAVAILLEUR

D’où tu sors, toi ? C’est Billing, qui travaille pour Aslaksen !

 

Le capitaine Horster entre, accompagnant Madame Stockmann et Petra a travers la foule.  Ejlif et Morten suivent.

 

HORSTER

J’ai pensé que les proches seraient en sécurité non loin de la porte. Au cas où il se produirait quelque chose.

 

KATRINE

Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute.

 

HORSTER

On ne peut jamais savoir. Une foule pareille, pas facile à contrôler. Tâchez de garder votre calme.

 

KATRINE, s'assoit

Comme c’est généreux de votre part de prêter votre maison à Stockmann.

 

HORSTER

Je n’étais pas pour l’abandonner – personne d’autre ne voulait.

 

PETRA, s’assoit elle aussi

Vous avez du courage.

 

Le rédacteur Hovstad et l’imprimeur Aslaksen entrent chacun de leur côté.

 

ASLAKSEN, à Horster

Le docteur n’est pas encore arrivé ?

 

HORSTER

Ça ne saurait tarder.

 

Plusieurs personnes  se pressent autour de l’Échevin qui entre.

 

HOVSTAD, à Billing

Voilà l’échevin. Il va y avoir de l’action !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, il a osé venir !

 

L'échevin Stockmann se fraye un chemin parmi les gens assemblés, salue poliment et se met à côté du mur à gauche.  Peu après arrive le Docteur Stockmann, par la droite.  Il porte une redingote noire avec un mouchoir blanc.  Quelques uns l’applaudissent d'une façon polie, mais on y répond avec un « chut » soutenu.  Bientôt le calme.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout va bien, Katrine?

 

KATRINE

Ça va aller. (Avec insistance.) Pourvu que tu restes calme.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je sais me contrôler. (Il consulte sa montre et escalade une petite tribune. Après un salut bref à l’audience, il annonce.) Mes amis, il est « et quart ». Je crois que je vais commencer.

 

Il prend son manuscrit.

 

ASLAKSEN

Il faut d’abord qu’on élise un président d’assemblée.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, ce ne sera pas nécessaire.

 

QUELQUES HOMMES, criant

Oui! oui !

 

PETER STOCKMANN

Moi aussi je suis d’accord. Il nous faut un modérateur.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais moi j’ai convoqué cette rencontre afin de donner une conférence, Peter.

 

PETER STOCKMANN

La conférence du Médecin des bains pourrait éventuellement susciter des divergences d’opinions.

 

PLUSIEURS VOIX

Un président d'assemblée!  Un modérateur!

 

HOVSTAD

Il semble que la plupart des citoyens rassemblés sont pour.

 

THOMAS STOCKMANN, se contrôlant

Bon très bien.  Que la majorité l’emporte.

 

ASLAKSEN

Monsieur l'échevin veut-il assumer cette fonction ?

 

TROIS HOMMES, applaudissant

Bravo bravo!

 

PETER STOCKMANN

Pour des raisons qui semblent évidentes, je me dois de refuser. Il y a cependant quelqu’un ici qui me semble tout indiqué. Puis-je suggérer que le président de l’Association des Petits Propriétaires, monsieur Aslaksen...

 

BEAUCOUP DE VOIX

Oui oui ! Vive Aslaksen!  Hurrah pour Aslaksen!

 

Thomas Stockmann reprend son manuscrit et descend de la tribune pour laisser la place à Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Comment me soustraire à une telle preuve de confiance ?

 

Les applaudissements deviennent scandés au milieu des bravos.

 

BILLING, écrivant

Donc Monsieur l’imprimeur Aslaksen est élu par acclamation.

 

ASLAKSEN

Puis-je profiter de cette tribune pour adresser quelques mots au bénéfice de ceux qui m’acclament. Simplement vous dire que je suis une personne pacifique et tranquille, qui accorde beaucoup d’importance sur une modération de réflexion ainsi que sur une réflexion modérée. Ceux qui me connaissent le savent.

 

BEAUCOUP DE VOIX

Oui oui, Aslaksen !

 

ASLAKSEN

À l’école de l’expérience, il est un grand principe voulant que la modération...

 

PETER STOCKMANN

Nous savons tout ça !

 

ASLAKSEN

... est, de concert avec la pondération, le premier de tous les serviteurs à la communauté. En conséquence, puis-je demander au respectable individu qui a convoqué cette réunion de s’en tenir aux limites de la modération ?

 

UN HOMME, levant un flacon d’alcool dans la porte d’entrée

Skool à l'Association de la Tempérance !

 

UNE VOIX, tonitruant :

Ah va-t-en au diable, toi !

 

PLUSIEURS VOIX

Chut ! Chut !

 

ASLAKSEN

Je crois que quelqu’un demande la parole ?

 

PETER STOCKMANN

Monsieur le modérateur !

 

ASLAKSEN

Monsieur l'échevin Stockmann a la parole.

 

PETER STOCKMANN

Étant donné la relation de parenté proche que j'ai, c'est bien connu, avec le médecin des Bains, je m’étais promis de ne pas ouvrir la bouche de la soirée. Mais mon statut d’actionnaire et surtout mon intérêt pour le bien commun de cette ville me forcent à soumettre une proposition, à savoir que personne ici ce soir ne devrait ajouter foi à des commentaires exagérés et peu fiables en ce qui touche les conditions sanitaires de nos Bains.

 

PLUSIEURS VOIX

Évidemment ça  va de soi !

 

PETER STOCKMANN

Je propose donc que le docteur Thomas Stockmann s’abstienne de nous lire son exposé.

 

THOMAS STOCKMANN, piqué

Quoi ?   Que je m’abstienne ?

 

KATRINE, nerveuse

Hm, hm.

 

THOMAS STOCKMANN, comprenant le signal, plus calme

Je veux dire... ai-je bien entendu ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai fait paraître dans le Messager du Peuple un article au bénéfice des citoyens bien pensants. J’ai fait avec des termes simples un résumé de la situation, en sorte que le tout soit très facile à comprendre. Je maintiens donc ma proposition car j’estime que les propos du Médecin des Bains feraient encourir aux contribuables des dépenses de centaines de milliers couronnes.

 

Réactions de protestation dans la foule. Bruit de trompette marine.

 

ASLAKSEN, agitant une petite clochette

Silence, mesdames et messieurs. Je me permets d’appuyer la proposition de l’échevin. Je partage l’opinion voulant que le médecin des bains soit un homme agité. Son discours est truffé d’arrières-pensées. Le sujet des Bains semble être pour lui un prétexte, car c’est une révolution qu’il préconise en s’en prenant aux têtes dirigeantes du projet. Cela dit ! Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le docteur est un homme dont l’honnêteté ne saurait être mise en doute. Je dirais même que je suis personnellement en accord avec l’esprit démocratique qui peut à la limite encourager certaines réformes, mais à condition que le besoin s’en fasse sentir. C’est pourquoi, pour une rare fois, je dois m’inscrire en faux contre l’exposé du Docteur Stockmann qui demeure une personne pour qui j’ai personnellement beaucoup de respect. Cependant je ne peux être d’accord avec lui. C’est mon humble opinion.

 

Assentiment de la foule.

 

HOVSTAD

J’aimerais pour ma part ajouter qu’au début j’ai donné un appui inconditionnel à l’exposé du docteur, mais j’ai dû me raviser lorsque je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait d’un mensonge.

 

THOMAS STOCKMANN

Un mensonge ?

 

HOVSTAD

Disons ... une entorse à la vérité. L’article de l’échevin en est la preuve. Je prends la foule à témoin de ma bonne foi. Le Messager du Peuple est un journal aux positions rigoureuses. Mais d’abord, il a le devoir, quand il s’agit de débats de fonds, de se montrer prudent.

 

ASLAKSEN

C’est la sagesse qui parle et je l’approuve.

 

HOVSTAD

Dans l’affaire qui nous concerne, il est clair comme le jour que le docteur n’a pas l’appui de la population. Or quelle est la règle d’or d’un journal, mesdames et messieurs ? Celle de refléter la volonté de ses lecteurs. Sans quoi comment pourrait-il oeuvrer avec acharnement pour le bien de ceux qui le lisent ?  À moins que je sois un imbécile ?

 

BEAUCOUP DE VOIX

Non, non, non.  Le rédacteur Hovstad a raison.

 

HOVSTAD

Si vous saviez ce qu’il m’en coûte d’être en désaccord avec un homme qui m’invite chez lui si souvent ! Un homme attentionné, généreux, gentil, mais dont l’erreur est d’écouter ses impulsions plutôt que le bon sens.

 

QUELQUES VOIX ÉPARPILLÉES

C’est vrai qu’il est gentil, aimable...

 

HOVSTAD

Mon devoir envers la communauté exige que je rompe tout lien d’amitié avec lui. Et dois dire haut et fort que je n’approuve pas sa conduite envers les membres de sa famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Cette assemblée devait porter sur les égouts et les conduites d’eau !

 

HOVSTAD

Notamment envers son épouse et ses deux garçons.

 

MORTEN

C'est nous ça, maman?

 

KATRINE

Chch.

 

ASLAKSEN

Je vais donc soumettre la proposition de l'échevin au vote.

 

THOMAS STOCKMANN

Inutile ! Je n’ai aucune intention de vous parler de pourriture dans nos Bains. Je veux vous entretenir d’un tout autre sujet !

 

PETER STOCKMANN, à mi-voix

Ah bon ?

 

L’IVROGNE à côté de la porte

En tant que citoyen protégé par le Secours national, j’ai le droit de dire moi aussi ce que je pense et j’ai BEAUCOUP de choses à dire ici comme premièrement que je demande la parole ....

 

PLUSIEURS VOIX

Ah lui ! La ferme !

 

D'AUTRES VOIX

Il est soûl ! Dehors!

 

THOMAS STOCKMANN

Je demande la parole.

 

Aslaksen agite la petite clochette et annonce :

 

ASLAKSEN

Monsieur le docteur Stockmann a la parole.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui aurait pu dire, il y a quelques jours encore, qu’on allait me censurer comme on le fait ici ce soir ? Je me serais bien débattu comme un lion pour faire valoir mes libertés. Mais aujourd’hui ça m’est égal. Ce dont je veux vous entretenir est encore plus fondamental.

 

La foule se rapproche pour mieux l’écouter. Le vieux Morten Kiil entre et se mêle à l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN, poursuivant

J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tant et si bien que les pensées en moi ont tournoyé de façon vertigineuse.

 

PETER STOCKMANN

Hum hum.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais cela m’a permis de voir les choses avec une clarté remarquable. Et c’est pour ça que je suis ici ce soir. Je vais vous faire de grandes révélations, mes chers concitoyens. Je suis venu vous faire part d’une découverte bien plus importante qu’une annonce dérisoire au sujet de la pourriture dans nos conduites qui pourrait propager la peste.

 

BEAUCOUP DE VOIX, criant

Pas le droit de parler de ce sujet !

 

THOMAS STOCKMANN

Ma découverte récente porte sur la vie spirituelle de notre communauté qui se trouve elle aussi empoisonnée, et ce poison se propage comme une maladie en chacun de nous.

 

DES VOIX ÉTONNÉES

Non mais qu’est-ce qu’il raconte ?

 

PETER STOCKMANN

Que veut-il insinuer ?

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

J’invite le docteur à la modération.

 

THOMAS STOCKMANN

J’aime profondément ma ville car c’est le berceau de mon enfance. J’étais encore tout jeune lorsque l’exil m’a imposé le supplice de la nostalgie comme le vert-de-gris sur le pignon vétuste d’un vieux château.

 

La foule émet un sifflement d ’admiration.

 

THOMAS STOCKMANN

Puis j’ai vécu de longues années dans une contrée sinistre au nord du pays. J’étais le médecin d’une population si misérable dans des friches qu’il m’arrivait de penser qu’il leur aurait plutôt fallu un vétérinaire.

 

Murmures dans la salle.

 

BILLING, maugréant en cessant de noter

Par Dieu qui nous damne !

 

HOVSTAD

Un peu de respect pour ces gens !

 

THOMAS STOCKMANN

J’étais parmi ces gens comme un oiseau méditatif, dans l’attente d’une ponte. Et qu’ai-je pondu ? Le projet des Bains.

 

Réactions partagées dans l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN

Et le destin m’a ramené dans ma ville natale avec l’enthousiasme brûlant de me consacrer au bonheur de mon foyer.

 

PETER STOCKMANN, soupirant

Où veut-il en venir ?

 

THOMAS STOCKMANN

Et je me revois pataugeant dans le bonheur aveugle, jusqu’à ... avant-hier soir. Car j’ai fermé mes yeux, et lorsque mes yeux neufs se sont ouverts, j’ai vu, comme je vous vois, l’incommensurable stupidité des autorités.

 

Du bruit, des cris et des rires.  Madame Stockmann tousse beaucoup.

 

PETER STOCKMANN

S’il vous plaît monsieur le modérateur !

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

Par les pouvoirs qui me sont conférés ...

 

THOMAS STOCKMANN

Laissez-moi parler monsieur Aslaksen. J’ai à dire ici la crasse, la profondeur de la crasse, qui pèse sur le cerveau des actionnaires du Projet des Bains. Ces hommes ne sentent pas bon, ils puent. Je ne peux pas les sentir. Je les ai trop tolérés et j’en ai aujourd’hui la nausée. Ils sont comme des hamsters qui laissent leurs crottes dans les plates-bandes gracieuses. Les gens raffinés cultivent avec soin leurs plates-bandes et il faudrait exterminer ces dirigeants comme on le fait pour la vermine.

 

Tumulte dans la salle.

 

PETER STOCKMANN

Monsieur le modérateur – admettez-vous ce qu’on vient d’entendre ?

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

Monsieur le Docteur !

 

THOMAS STOCKMANN

Cette réalité m’est apparue tard, je l’admets. Si on compte le nombre de jours où il m’a fallu les endurer, eux et mon frère Peter, un homme rempli de préjugés qui est visqueux comme une larve.

 

Des rires, du bruit et des clairons.  Madame Stockmann, assise,  tousse fort.  Aslaksen agite énergiquement la clochette. L’ivrogne entre de nouveau dans la salle.

 

L'IVROGNE

Vous vous moquez de moi ? Moi, Petersen ! Je le sais que vous vous moquez de moi !

 

DES VOIX FURIEUSES:

Dehors l'homme soûl ! Mettez-le à la porte.

 

L'homme est de nouveau mis dehors.

 

PETER STOCKMANN

Mais qui est cet homme ?

 

QUELQU'UN À L'ÉCART

Ne le connaissez pas Monsieur l'Échevin ?

 

UN AUTRE

Il n’est pas d’ici.

 

UN TROISIÈME

C’est un commerçant qui est censé livrer du bois...

 

On n'entend pas le reste.

 

ASLAKSEN

Il sent la bière bavaroise, il est probablement ivre -- continuez monsieur le Docteur, mais efforcez-vous d'être modéré.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui ça va. Je ne parlerai plus des actionnaires sinon que pour dire que mes propos à leur endroit ne signifient pas que je leur en veux. Loin de là. Car au fond je ressens une consolation à l’idée qu’ils sont si vieux et si dégénérés qu’ils finiront bien par s’exterminer d’eux-mêmes. Nul besoin de poison pour hâter leur extinction. D’ailleurs ils sont si caduques qu’ils ne représentent plus de menace pour notre société. Ils sont comme des restes humains inoffensifs pour nos libertés et nous devons avoir pitié d’eux. Les vrais responsables de notre empoisonnement, je vais vous dire qui ils sont.

 

APPELS DE TOUS LES CÔTÉS

Des noms ! Des noms !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais vous les nommer ! Car c’est justement « LA » découverte qui m’est apparue dans toute sa clarté avant-hier. (Il hausse le ton.) Les véritables responsables du danger qui menace de nous empoisonner, c’est : la majorité ! C’est-à-dire vous tous ! À présent vous le savez !

 

Le tumulte est à son comble dans la salle. La majorité crie, trépigne de colère, et fait résonner la trompette marine, le cor alpestre, les sifflets, tandis que quelques vieux semblent s’amuser beaucoup. Madame Stockmann se lève anxieuse. Ejlif et Morten montrent leurs poings aux autres écoliers qui manifestent. Aslaksen agite la clochette et parvient à imposer un calme relatif. Hovstad et Billing se joignent aux protestations mais on ne comprend pas ce qu’ils disent.

 

ASLAKSEN

Le modérateur s'attend à ce que vous prononciez des excuses, docteur Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN

Jamais de la vie monsieur Aslaksen.  C'est la grande majorité de notre communauté qui me dérobe ma liberté et qui m’interdit d’énoncer la vérité.

 

HOVSTAD

La majorité a toujours le droit de son côté.

 

BILLING

Et la vérité aussi, par Dieu qui nous damne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et moi je dis que la majorité n’a jamais le droit de son côté. Elle est au contraire l’incarnation du mensonge et moi l’homme libre j’ai résolu de la combattre. Mais encore ? Qu’est-ce que la majorité ? Est-ce de la sagesse ou de la stupidité ? Qui peut nier que la sagesse est une chose rare et que la stupidité est courante ? Autrement dit majoritaire ?  Et majoritaire pas rien qu ’ici ! Majoritaire sur la terre ! Et croyez-le ou non, à cause de ce postulat, il est donc permis, et même obligatoire,  de penser que la stupidité a raison de la sagesse. Eh oui !

 

Des bruits et des cris.

 

THOMAS STOCKMANN

Eh oui ! Vous aurez beau crier, m’enterrer, vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a tous les pouvoirs, malheureusement ! Mais elle n’a pas raison. Moi j’ai raison. De même que quelques rares individus.

 

Plus de bruit encore.

 

HOVSTAD

Et voilà. Depuis avant-hier, notre docteur fait partie d’une élite rare.

 

THOMAS STOCKMANN

Rarissime, car nous sommes bien peu à représenter l’éclosion de vérité pure comme la verdure sur les rameaux printaniers. En fait, ces hommes auxquels j’appartiens sont si inaccessibles sur la sentinelle de la vertu que la majorité compacte  ne peut même pas les voir. Et nous nous battons, dans l’espoir qu’un jour nos vérités si frêles deviennent des vérités admises.

 

HOVSTAD

Mais ce que j’entends là,  c’est un discours de révolution !

 

THOMAS STOCKMANN, cédant au blasphème

Oui – par le cul de la Sainte Vierge ! Tout à fait ! Je suis un révolutionnaire monsieur Hovstad. J’ai l’intention de renverser le Mensonge et de le remplacer par la Vérité. Mais encore. Qu’est-ce que la Vérité ? Mais d’abord, parlons donc des vérités au pluriel qu’adopte la majorité. Ce sont de vieilles vérités, si vieilles en vérité qu’on pourrait dire qu’en tant que vérités ces vérités n’ont plus rien de la vérité et en conséquence ces vérités sont ? ... eh oui,  des mensonges, mesdames et messieurs.

 

Rires et moqueries.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui oui, allez-y, riez de moi. Mais je vous le dis : pour être vraie, une vérité doit être jeune et non pas avoir l’âge de Mathusalem contrairement à ce que les gens s’imaginent. Une vérité moyenne a une durée de vie de 17 à 18 ans, 20 ans au maximum, mais rarement plus. Ainsi toute vérité marquée par un âge avancé est, je le répète, une affaire vétuste et squelettique et puis voyez comme c’est drôle : c’est à ce moment-là où elle est devient désuète que la majorité compacte est prête à l’adopter. Comme on le dirait d’un aliment périmé qui a perdu toute sa valeur nutritive, si vous me permettez cette métaphore que je trouve éloquente en tant que médecin. Autrement dit, toute vérité qu’adopte la majorité est comparable à une charcuterie de l’année dernière tel que du jambon avec de la mousse verdâtre désagréable pour l’odorat. Résultat : un scorbut moral qui fait rage partout dans la communauté.

 

ASLAKSEN

Est-ce que notre conférencier n’est pas en train de perdre le fil ?

 

PETER STOCKMANN

J’approuve cette observation de notre modérateur.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est toi Peter, c’est toi, pourriture, qui n’a pas les idées claires tandis que moi je parle avec lucidité. Je ne fais que démontrer comment la majorité compacte est une pauvre arriérée qui empoisonne la source vive de l’esprit en empestant l’air que nous respirons.

 

HOVSTAD

La majorité libre pensante adopte des vérités d’une force inébranlable.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah mon pauvre petit monsieur Hovstad, vos vérités étaient déjà des affaires mortes et enterrées à l’époque de nos grands-pères. Nous, de la race des précurseurs modernes, nous ne les approuvons pas. Vos vérités sont des os dépourvus de moelle. Une base douteuse pour une société qui se veut saine d’esprit.

 

HOVSTAD

Tout ça, ce sont des paroles en l’air. À quoi faites vous allusion au juste ? Parlez-nous de ces vérités si dépourvues de moelle?

 

Approbation dans l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN

La liste de tout ça serait trop longue. Je ne vous en dirai qu’une seule, en fait le plus odieux des mensonges,  que vous-même monsieur Hovstad et vos supporters du Messager du Peuple adoptez comme une devise.

 

HOVSTAD

Et c'est ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est le vieux dogme ancestral qui confère à la population en général des privilèges qui ne devraient être réservés qu’à de rares personnalités. La masse commune et mal dégrossie qui forme le peuple n’a pas les compétences pour condamner ou approuver, car elle manque trop de raffinement.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, qu’est-ce j’entends !

 

HOVSTAD, dans un cri indigné

Entendez cela, citoyens !

 

DES VOIX AMÈRES

Quoi ? Nous ??? Pas d’esprit ? Pas de raffinement ?

 

UN TRAVAILLEUR

Qu’on se débarrasse de l’homme qui parle ainsi !

 

D'AUTRES VOIX

Dehors ! Dehors !

 

UN CITOYEN, crie

Evensen, vas-y avec ta trompette !

 

Trompette marine, cor alpestre, et bruits de clairons dans un tintamarre général.

 

THOMAS STOCKMANN, après que le calme soit revenu

Vous êtes peu raisonnables de ne pouvoir entendre la Vérité pour une fois que j’ose la révéler. Je ne vous demande pas d’être tous d’accord, mais je m’attends à ce que monsieur Hovstad, qui passe pour le moins creux du troupeau, y décèle un peu de profondeur s’il se donne la peine d’y réfléchir. Depuis le temps qu’il se vante d’être un libre-penseur !

 

DES QUESTIONS ÉTONNÉES, éparses et ténues

Quoi ? Lui ? Un libre-penseur? Lui ???

 

HOVSTAD, indigné, se défendant

Vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez. Quand ai-je dit cela ? L’avez-vous déjà lu, imprimé, noir sur blanc ?

 

THOMAS STOCKMANN, après réflexion

Heu ... non. Vous avez raison, microbe. Car vous n’en avez pas le courage. Je ne veux pas vous échauder comme un chat. Après tout, le libre-penseur, c’est moi. Écoutez ma sagesse et ma science, minus : Le Messager du Peuple est la honte que vous colportez, la honte qui vous mène, car il incarne le mensonge. La vertu que vous attribuez au peuple est un mensonge imprimé avec de l’encre qui salit les doigts. Il n’y a qu’une vérité fondamentale : le peuple est une matière brute qui ne peut engendrer que le peuple.

 

Grincements dans la foule.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous n’avez qu’à regarder les espèces vivantes, copies conformes de notre pauvre humanité. Prenez la volaille vulgaire de nos paysans. Sa carcasse est commune, souvent elle boite, sa chair est quelconque, et qu’est-ce qu’elle pond ? Un oeuf identique au précédent, qu’on vend à la douzaine. Mais considérez la poule d’Espagne, ou la dinde japonaise, au duvet raffiné, noble, racé ! Quelle différence, ah toute une différence ! Prenons l’exemple des chiens, que nous avons si souvent le loisir d’observer. Pensez au piètre bâtard. Qui bave. Qui pisse des coulées jaunes le long de nos maisons. Comparez-le au caniche royal dont l’intelligence est pleine d’acuité, qui porte en lui l’art et la grâce, qu’on admire pour sa prestance, son ascendance, son élégance ! C’est qu’il a reçu la meilleure moulée, il a été élevé par des esthètes portés vers les belles choses, la belle musique. Le crâne de ce chien de race a reçu des dons que le bâtard n’a pas reçus.

 

Du bruit et des rires fusent de partout.

 

UN CITOYEN

Et nous devons appliquer ça à nous-mêmes ?

 

UN AUTRE

Nous ne sommes pas des animaux, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Sur mon âme, je vous réponds que nous en sommes. Mais il n’y a pas beaucoup d’animaux raffinés parmi les hommes. Et l’homme de race est très éloigné de l’homme bâtard. Mais c’est comme ça. À défaut d’élévation, la majorité se complaît dans le vulgaire.

 

HOVSTAD

Je suis un simple paysan et fier de l’être. Dans le peuple que vous insultez, je reconnais mes racines profondes.

 

PLUSIEURS TRAVAILLEURS

Hurrah pour Hovstad, hurrah, hurrah !

 

THOMAS STOCKMANN

Si au moins le peuple vulgaire se contentait de croupir ! Mais non, il a des prétentions, vous n’avez qu’à regarder l’échevin, mon frère Peter, Peter-le-ridicule qui se donne des airs de supériorité.

 

PETER STOCKMANN

Ces attaques personnelles sont inadmissibles.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Mais qui étaient nos aïeux Peter ? Des pirates ! Tâche donc de le nier !

 

PETER STOCKMANN

Ne l’écoutez pas – pure invention.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère est un homme incapable de penser par lui-même. Il ne fait qu’ânonner les idées reçues de ses semblables pour se donner de l’importance. Tout comme le rédacteur Hovstad qui charrie des insanités dans son journal, qui colporte le vice de la corruption, et qui sème dans l’esprit populaire une pourriture comparable à celle qui provient des tanneries de la Moelledalen et qui empoisonne l’eau de nos Bains.

 

Bruits et interruptions.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Notre ville est comme une maison malpropre où l’on ne passe pas le balai. Pauvreté, laideur, absence de culture, le peuple n’a pas la capacité d’agir et de penser. Faute d’oxygène, sa conscience est affaiblie au point qu’il prend pour de la floraison tout ce qui résulte du mensonge et de la fraude.

 

ASLAKSEN

La communauté ne peut admettre une telle accusation.

 

UN HOMME DE BIEN

Coupez-lui la parole !

 

DES VOIX EXCITÉES

Oui oui, coupez-lui la parole !

 

THOMAS STOCKMANN, dans une agitation croissante

J’irai crier la vérité dans la rue. J’irai le dire dans les autres villes. Tout le pays finira par savoir qui vous êtes.

 

HOVSTAD

On jurerait que vous voulez détruire notre ville.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, je veux la détruire. Je l’aime trop pour la voir fleurir sur un mensonge. Je préfère qu’elle soit détruite.

 

ASLAKSEN

Il l’admet, noir sur blanc !

 

Du bruit, des clairons, madame Stockmann tousse en vain.  Le docteur ne l'entend plus.

 

HOVSTAD, élevant la voix dans le tumulte

L’homme qui veut la destruction de sa ville est notre ennemi !

 

THOMAS STOCKMANN

Elle doit être rasée, exterminée, purifiée de la lèpre et du mensonge. Vous êtes à ce point pestiférés que c’est non seulement cette ville mais tout le pays qu’il faut anéantir. La nation doit être éliminée.

 

UN HOMME, dans la foule

Il parle comme un ennemi du peuple !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, c’est le verdict du peuple qui tombe !

 

TOUTE LA FOULE, scande

Oui ! oui ! oui ! c’est un Ennemi du peuple. Il est rempli de haine envers son pays, et envers sa nation.

 

ASLAKSEN

En tant que citoyen profondément choqué, je me joint au ralliement populaire et je propose la résolution suivante : « L’Assemblée du peuple considère que le médecin des bains, Docteur Thomas Stockmann, est un ennemi du peuple. »

 

Cris et applaudissements.  Plusieurs forment un cercle autour du docteur et claironnent contre lui. Madame Stockmann et Petra se sont levées.  Morten et Ejlif se battent contre les autres écoliers  qui ont aussi sifflé.  Quelques adultes les séparent.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous n’êtes que des pauvres d’esprit !

 

ASLAKSEN

Silence. Vous n’avez plus la parole. Des feuilles blanches, monsieur Billing ! Nous allons voter. Donnez-moi des feuilles, vite !

 

BILLING

J’ai du papier blanc, et aussi du papier bleu.

 

ASLAKSEN, descendant pour prendre les feuilles

Oui, ça fera l’affaire. (À l'Assemblée.) Nous allons voter. Ceux qui sont en faveur de la résolution prendront une feuille blanche dans le chapeau.

 

L'échevin quitte a salle.  Aslaksen et d'autres citoyens font le tour de l'assemblée avec les bouts de papiers dans un chapeau.

 

UN HOMME DE BIEN, à Hovstad

Que penser de l’attitude du docteur ?

 

HOVSTAD

Ah quelle affaire ! Quelle triste affaire.

 

UN AUTRE HOMME DE BIEN, à Billing

Vous qui êtes un habitué de sa maison - avez vous remarqué s'il boit?

 

BILLING

Par Dieu qui nous tue, il faut voir les cognacs qu’il nous sert !

 

UN TROISIÈME HOMME DE BIEN

L’alcool n’est pas en cause. Moi je dis que c’est de la folie.

 

LE PREMIER HOMME BIEN

Une folie héréditaire sans doute.

 

BILLING

Probablement.

 

UN QUATRIEME HOMME DE BIEN

Folie ? Que non. Cet homme est rongé par des sentiments de vengeance.

 

BILLING

Il est vrai qu’on lui a refusé une hausse de salaire.

 

TOUS LES HOMMES DE BIEN

Voilà l’explication !

 

L'IVROGNE, de retour

Donnez-moi une feuille, n’importe laquelle !

 

DES CRIS

C'est encore l'ivrogne.  Dehors !

 

MORTEN KIIL, stoïque, au docteur :

Beau résultat de votre conduite !

 

THOMAS STOCKMANN

Ma conduite m’est dictée par mon devoir.

 

MORTEN KIIL

Snik-snak. Je veux parler de la conduite qui provient de la Moelledalen? Répétez moi donc ça.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous m’avez bien compris. Les eaux sont corrompues.

 

MORTEN KIIL

Et mon usine?

 

THOMAS STOCKMANN

Votre tannerie est probablement la plus corrompue de toutes.

 

MORTEN KIIL

Et ça, vous comptez le dire à tout le monde ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le garantis.

 

MORTEN KIIL

Ça va vous coûter cher, Stockmann.

 

Il sort. Un homme riche se dirige vers Horster sans saluer les dames.

 

UN RICHE MONSIEUR

Vous voilà rendu à prêter votre maison aux ennemis du peuple, capitaine ?

 

HORSTER

Je suis libre de prêter ma propriété à qui je veux, monsieur l’armateur.

 

LE GROSSISTE

Et moi, je suppose que je pourrais en faire autant ?

 

HORSTER

Que voulez-vous dire?

 

LE GROSSISTE

Vous aurez la réponse demain.

 

Il se tourne et s'en va.

 

PETRA

Qui est-ce, Horster?

 

HORSTER

C’est Vik, mon fournisseur.

 

Aslaksen monte sur la tribune avec le résultat du vote populaire.

 

ASLAKSEN

Voici le résultat du vote populaire ! Toutes les voix sont pour, à l’exception d’une seule !

 

UN HOMME DE BIEN

La feuille bleue est celle de l'ivrogne.

 

ASLAKSEN

Avec toutes les voix contre une, laquelle a été mise dans le chapeau par un homme à qui on a servi de l'alcool, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des Bains, le Docteur Thomas Stockmann, un ennemi du peuple.

 

Des cris d'approbation.

 

ASLAKSEN

Vive le peuple !

 

Encore des cris d'approbation.

 

ASLAKSEN

Vive notre échevin, vive sa loyauté !

 

Des hurrah!

 

ASLAKSEN

L'assemblée est levée.

 

Il descend.

 

BILLING

Vive le modérateur!

 

LA FOULE

Hurrah pour l'imprimeur Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon chapeau, mon manteau, Petra.  Capitaine, vous partez bientôt pour l’Amérique. Y’a-t-il de la place sur votre bateau?

 

HORSTER

Pour vous et les vôtres, on fera de la place, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, pendant que Petra l'aide à mettre son manteau

Bien.  Viens, Katrine.  Venez les garçons.

 

Il prend la main de son épouse.

 

KATRINE, doucement

Mon bon Thomas, sortons le plus discrètement possible.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je vais te montrer comme je sors. (Il élève la voix.) Tous, écoutez ! Moi ennemi du peuple, je n’aurai pas de clémence comme un certain hurluberlu que vous connaissez bien. N’espérez pas que je sorte d’ici en disant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »

 

ASLAKSEN, dans un cri

Vous venez de blasphémer, Docteur Stockmann.

 

BILLING

Par Dieu qui nous ... ce que je viens d’entendre est une blessure à l’oreille d’un croyant !

 

UNE VOIX RAUQUE

Il a profané le nom du Christ !

 

DES CRIS EXCITES

Brûlez sa maison. Et noyez-le dans le fjord !

 

UN HOMME, dans la foule

Evensen ! Souffle ! Ta-ra-ta-ta !

 

Apothéose de bruits et de cris. Tandis que Horster, le docteur et sa famille s’enfuient, la foule les pourchasse en criant :

 

LA FOULE, quittant la salle

Ennemi du peuple! Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!

 

BILLING, rangeant ses papiers

Par Dieu qui nous damne ! N’empêche... j’aimais bien aller souper chez le docteur et boire du cognac, moi.

 

LA FOULE, de la rue

Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!

 

 

 

 

 

CINQUIÈME ACTE

 

 

Le bureau du Docteur Stockmann.  Des étagères remplies de livres et des armoires contenant des flacons de médicaments le long des murs.  Au fond,  il y a un vestibule.  En avant à gauche, une porte vers le salon.  Sur le mur à droite, il y a deux fenêtres, dont tous les carreaux sont cassés.  Au milieu de l’espace se trouve le pupitre du docteur, encombré de livres et de papiers. Un désordre règne.  C'est le matin.

 

Thomas Stockmann est en robe de chambre et en pantoufles. Il est coiffé d’un bonnet de nuit. Il est penché et ratisse le plancher à l’aide d’un parapluie. Il ramasse un petit caillou.

 

THOMAS STOCKMANN, vers le salon

Je viens d’en trouver un autre, Katrine.

 

KATRINE, du salon

Tu n’as pas fini d’en ramasser !

 

THOMAS STOCKMANN, empilant le caillou avec les autres

Je vais les conserver comme les vestiges d’une époque marquante. Ejlif et Morten les garderont en souvenir, comme un héritage.

 

Il continue de ratisser sous l’étagère.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment s’appelle-t-elle déjà ? Notre bonne ! Elle n’est toujours pas allée chez le vitrier ?

 

KATRINE

Oui elle en arrive. Mais il a répondu qu’il viendrait plus tard. Demain peut-être.

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne viendra pas, j’en suis sûr..

 

KATRINE

C’est aussi mon impression. Au fait, il y avait ça pour toi dans le courrier. (Elle lui tend une lettre. Il ouvre et lit.) De qui est-ce ?

 

THOMAS STOCKMANN

Devine !   Le propriétaire annule notre bail.

 

KATRINE

Quoi?  Lui qui était si gentil ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, il est rempli de regrets. Il dit que ça lui crève le coeur. Mais mettons-nous à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’opinion de la majorité...

 

KATRINE

Et ça, ça prouve que tu avais raison.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. J’avais raison. Tous des lâches. Qui se serrent les coudes. Mais quelle importance, à présent que nous partons vers l’Amérique?

 

KATRINE

Mais y as-tu réfléchi vraiment, Thomas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu voudrais que je reste ici comme un infâme qu’on montre du doigt en l’appelant l’ennemi du peuple ? Ils m’ont lancé des cailloux, Katrine. Ils ont cassé nos fenêtres. Et ce n’est pas tout, regarde. Ils ont déchiré mon pantalon.

 

KATRINE

Pas tes beaux pantalons noirs ?

 

THOMAS STOCKMANN

On ne devrait jamais mettre nos plus beaux pantalons quand on se bat pour la Vérité. Enfin, les pantalons, ce n’est pas si grave, car on peut toujours les reniper. Mais la meute a déchiré bien plus qu’un tissu. La meute m’a outragé, moi, comme si j’étais aussi négligeable que les autres. Et ça, c’est insupportable.

 

KATRINE

Oui ils ont été très grossiers  envers toi, Thomas.  Mais faut-il qu’on s’en aille en Amérique pour ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il est vrai que la majorité compacte doit être aussi vulgaire là-bas, mais bon. Les conditions de vie sont meilleures. À l’ouest du globe, l’opinion publique est plus humaine. Là-bas, on m’aurait tué, au lieu de m’humilier en me lançant des cailloux. Moi. Une âme qui se voulait libre, et qu’on pince au moyen d’un étau. (Il fait les cent pas.) Si seulement je pouvais acheter une forêt vierge ou un île tropicale, pas trop chère.

 

KATRINE

Non mais toi ! Pense à nos garçons, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, s’arrêtant

Tu es bizarre Katrine. Toi-même tu dis que la société se divise en deux moitiés : une qui est folle et l’autre qui a perdu la raison. Et tu voudrais que nos garçons grandissent là-dedans?

 

KATRINE

Tu as dit des paroles imprudentes, mon bon Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je ne disais peut-être pas la vérité ? Tu le sais bien que la population confond l’envers et l’endroit dans un bouilli. Qui pourrait imaginer cela, Katrine, que des citoyens aussi arriérés prétendent à la liberté d’opinion ?

 

KATRINE

Pour ça, oui. C’est absurde.

 

Entre Petra.

 

KATRINE

L’école est déjà finie ?

 

PETRA

On m’a renvoyée.

 

KATRINE

Renvoyée ?

 

THOMAS STOCKMANN

Toi aussi ?

 

PETRA

Madame Busk m'a donné un avis. Alors je me suis dit que valait mieux partir tout de suite.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument. Tu as bien fait.

 

KATRINE

Qui aurait cru que Madame Busk, une personne qu’on croyait si aimable...

 

PETRA

Elle est très aimable, maman. Il fallait voir comment c’était souffrant pour elle de me renvoyer.

 

THOMAS STOCKMANN, avec un petit rire triomphant

De toute beauté !

 

KATRINE

Tu dis ça après tout ce qui s’est passé hier soir, non mais toi !

 

PETRA

Et je n’ai pas dit le pire, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi, le pire ?

 

PETRA

Madame Busk m’a montré pas moins de trois lettres qu’elle a reçues ce matin.

 

THOMAS STOCKMANN

Anonymes, je présume?

 

PETRA

Oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Quand on parle de lâcheté, Katrine.

 

PETRA

Dans deux de ces lettres, on fait état d’un homme qui est un habitué de notre maison. Il prétend que je suis une révolutionnaire dans tous mes propos.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu n'as pas nié cela, au moins ?

 

PETRA

Non, je t’assure. Madame Busk elle-même a des opinions de libre penseuse. N’empêche qu’elle n’a pas voulu me garder, vu que c’était écrit dans les lettres.

 

KATRINE

Un habitué de la maison ! Bravo pour ton hospitalité, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Et l’on devrait continuer de vivre dans un tel lieu de corruption ? Allez, fais tes valises, Katrine.

 

KATRINE

Chut. Il y a quelqu'un dans l'entrée.  Va donc voir Petra.

 

Petra ouvre la porte.

 

PETRA

Ah, c'est vous Capitaine Horster?  Entrez.

 

HORSTER, du vestibule

Simplement pour prendre des nouvelles.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Comme c’est gentil !

 

KATRINE

Et merci pour votre aide, capitaine.

 

PETRA

Vous avez donc pu revenir dans votre maison ?

 

HORSTER

Oui sans trop de problèmes. Ils m’ont menacé verbalement, mais ils n’ont pas usé de force.

 

THOMAS STOCKMANN

Lâches comme des cochons. Regardez ici. Tous ces petits cailloux. Pas même foutus de lancer de grosses roches. À part ces deux-là. Mais il fallait les entendre! Des menaces, oui.  Mais ils sont incapables d’agir.

 

HORSTER

Tant mieux pour vous, quand même.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en suis pas sûr. Une rébellion avec des gestes violents rendrait service au pays, car pour une fois on serait témoin d’une affaire grave. Il est triste de penser qu’un peuple arriéré est incapable du moindre éclat. Ce n’est pas tout d’appeler quelqu’un « Un ennemi du peuple ». Encore faut-il le traiter comme tel.

 

KATRINE

Non mais toi ! Un ennemi, tu te rends compte ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non Katrine. L’écho de cette injure résonne dans ma tête. Ce mot est une épingle. Une épingle qui pique mes poumons comme une morsure et j’en ressens le venin jusqu’à la boule du coeur. Une sécrétion juteuse remplie d’acide qu’aucun magnésium ne peut adoucir.

 

PETRA

Tu auras ta revanche, papa.

 

HORSTER

Le peuple est un roseau qui oscille au gré du vent. Il dira bientôt le contraire de ce qu’il a dit.

 

KATRINE

Je le pense aussi.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il sera trop tard pour me réhabiliter. Mon exil sera leur pénitence. Quand partons-nous, capitaine ?

 

HORSTER

Justement, je venais aussi à ce sujet.

 

THOMAS STOCKMANN

Un problème avec le bateau?

 

HORSTER

Il n’y a plus de bateau.

 

PETRA

On ne vous a pas congédié, capitaine ?

 

HORSTER, sourit d’un air piteux

Hé oui.

 

PETRA

Vous aussi.

 

KATRINE

Tu entends ça, Thomas...

 

THOMAS STOCKMANN

On l’a congédié au nom de la Vérité. Pouvez-vous croire ?

 

HORSTER

Bah, je trouverai bien du travail ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié par Vik, un armateur qui se pense au-dessus de tout !

 

HORSTER

Oh non, c’est un brave homme, allez! Il fallait voir comment il avait le coeur brisé.

 

THOMAS STOCKMANN

Manipulé, lui aussi?

 

HORSTER

Vous croyez que c’est facile d’appartenir à une classe dirigeante ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh le pauvre homme. Victime du hachoir. Sa tête, comme toutes les autres, moulue dans le gruau. La majorité compacte porte bien son nom : c’est de la tête fromagée.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

PETRA, à Horster

C’est parce que vous êtes venu nous reconduire ici.

 

HORSTER

Je ne le regrette pas.

 

Petra lui tend la main.

 

PETRA

Merci pour tout.

 

HORSTER, au docteur

J’ai pensé à une solution pour vous.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui car nous voudrions partir le plus vite possible.

 

KATRINE

Je crois qu’on a frappé.

 

PETRA

C'est l'oncle Peter.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah... (Appelant.) Entre !

.

KATRINE

Là Thomas tu vas nous promettre d’être gentil.

 

Entre l’Échevin. Voyant tout le monde :

 

 

PETER STOCKMANN

Oh, tu n’es pas seul. Je peux repasser ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, viens.

 

PETER STOCKMANN

C’est que j’aurais aimé te parler de seul à seul.

 

KATRINE

Nous allions justement au salon.

 

HORSTER

Et moi je reviendrai plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, Horster. Restez, je vous en prie.

 

HORSTER

Alors j’attendrai au salon moi aussi.

 

Katrine, Petra et Horster passent au salon.

 

Peter Stockmann regarde silencieusement les fenêtres aux carreaux cassés.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, ça manquait d’air. Remets ta casquette.

 

PETER STOCKMANN

Si tu permets.

 

Il remet sa casquette.

 

PETER STOCKMANN

Je me sens un peu enrhumé depuis hier.

 

THOMAS STOCKMANN

Il faisait pourtant bien chaud dans cette assemblée.

 

PETER STOCKMANN

Je regrette de n’avoir pu rien empêcher de ce grabuge. Je n’ai pas de juridiction sur les excès nocturnes.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est pour me dire ça que tu es venu ?

 

PETER STOCKMANN, tendant une grande enveloppe

C’est pour toi. Un document de la Société des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon congédiement ?

 

PETER STOCKMANN

Effectif à compter d’aujourd’hui.

 

Il dépose l’enveloppe  sur la table.

 

PETER STOCKMANN

Ça nous fait mal.  Mais l’opinion publique étant ce qu’elle est...

 

THOMAS STOCKMANN, souriant

Oui, j’ai entendu ça plusieurs fois aujourd’hui.

 

PETER STOCKMANN

À moins que tu ne rectifies tes positions, je vois mal comment tu pourras continuer de pratiquer en ville.

 

THOMAS STOCKMANN

Pratiquer en ville ? Tu dis ça avec une assurance...

 

PETER STOCKMANN

L’Association des Petits Propriétaires a déjà commencé de faire du porte à porte  pour une pétition.

 

THOMAS STOCKMANN

Je m’en doute un peu.

 

PETER STOCKMANN

Si j’ai un conseil à te donner, ce serait d’envisager de quitter les lieux.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est déjà tout envisagé.

 

PETER STOCKMANN

Bien. Six mois devraient être suffisants. Et à ton retour, tu n’auras qu’à présenter des excuses officielles pour tes égarements.

 

THOMAS STOCKMANN

Et réintégrer mes fonctions ?

 

PETER STOCKMANN

Pas impossible.

 

THOMAS STOCKMANN

Et l’opinion publique ?

 

PETER STOCKMANN

L’opinion publique, c’est une affaire variable. Ce qui importe, c’est ton repentir.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Évidemment. Ça vous fait saliver. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de tes conseils d’administrateur ?

 

PETER STOCKMANN

Oui. À une époque où on te laissait beaucoup de corde.

 

THOMAS STOCKMANN

À présent, j’ai la corde au cou, tu veux dire ? (S’emportant.) Jamais. Jamais, tu m’entends ? Même si j’étais sûr d’aller en enfer.

 

PETER STOCKMANN

Un bon père de famille réfléchirait davantage à ta place.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis un homme libre. Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre ne peut pas faire.

 

PETER STOCKMANN

Laquelle?

 

THOMAS STOCKMANN

Se cracher en plein visage.

 

PETER STOCKMANN

On pourrait presque dire que tu es courageux. Malheureusement, il y a un détail dans cette histoire qui atténue beaucoup ton héroïsme.

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu le sais aussi bien que moi. Heureusement que je suis un homme pondéré. Mais sois prudent. Tes espoirs, tes ambitions, tes rêves d’avenir, pourraient bien ne jamais se réaliser.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu parles ?

 

PETER STOCKMANN

Comme si tu ignorais tout des dispositions testamentaires du vieux Kiil.

 

THOMAS STOCKMANN

Il compte léguer le peu qu’il possède à des entreprises de charité, non ?

 

PETER STOCKMANN

Le peu qu’il possède ? Tu sais à combien s’élève sa fortune ?

 

THOMAS STOCKMANN

Aucune idée.

 

PETER STOCKMANN

Vraiment?  Et tu prétends ne rien savoir de ce qu’il compte léguer à ta femme et à tes enfants? Aucune idée ça non plus ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne m’en a jamais parlé. Au contraire. Il a toujours pesté contre les impôts, en prétendant qu’il ne lui restait rien. Mais toi-même ? Comment le sais-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Je le sais d’une source très fiable.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors, oh mon Dieu ! Ça veut dire que Katrine serait en sécurité, et les enfants aussi ? Mais il faut leur apprendre la nouvelle !

 

PETER STOCKMANN, l’en empêchant

Non il ne faut pas. Pas encore.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Ils sont assurés d’un héritage ! Tu te rends compte ! Quel sentiment béni !

 

PETER STOCKMANN

Oui mais réalises-tu que le vieux peut changer d’idée comme bon lui semble ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pauvre toi ! Il ne changera jamais d’idée. Il est bien trop heureux que je me porte en faux contre vous tous. Il vous déteste !

 

PETER STOCKMANN, victorieux

Enfin ! Tu oses l’avouer !

 

THOMAS STOCKMANN

Avouer quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Toutes ces attaques dirigées contre nous, c’était pour lui plaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça, pour lui plaire ?

 

PETER STOCKMANN

Une concertation entre vous deux, pour l’amour de son testament !

 

THOMAS STOCKMANN, interloqué

Peter ! Tu es l’un des pires plébéiens que j’aie jamais rencontré !

 

PETER STOCKMANN

Je n’ai plus rien à te dire. C’est fini entre nous. Tu es congédié à vie.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, appelant

Katrine ! Vite, Katrine. Il faut laver le plancher, désinfecter la maison, tout faire disparaître de sa présence ici !

 

KATRINE

Plus tard, Thomas.

 

PETRA

Grand-père est ici, qui veut absolument te parler.

 

THOMAS STOCKMANN

Voilà qui tombe bien ! (Faisant entrer le grand-père.) Venez, cher beau-père, asseyez-vous.

 

Entre Morten Kiil. Thomas referme la porte.

 

MORTEN KIIL

Je ne veux pas m’asseoir. (Regarde les dégâts.) C’est du joli. Félicitations, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. De quoi nous réjouir, pas vrai ?

 

MORTEN KIIL

Comme c’est édifiant. Et on ne manque pas d’air. Cet air... comment disiez-vous, qui embaume ? Non, snik-snak – qui empeste ! A part ça ? Comment va la conscience ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui ça oui, la conscience...

 

MORTEN KIIL

Ça va bien la conscience, oui j’imagine.

 

Il se frappe la poitrine.

 

MORTEN KIIL

Et moi, vous savez ce que j’ai sur mon coeur ?

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne conscience aussi,  j'espère?

 

MORTEN KIIL

Mieux que ça.

 

Il sort un énorme cartable de son manteau et l’ouvre. Il montre des papiers à Thomas Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN, étonné

Mais ce sont des actions ? Des actions de la Société des Bains ?

 

MORTEN KIIL

C’était très facile d’en avoir aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous avez acheté tout ça ?

 

MORTEN KIIL

Jusqu’à mon dernier sou.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais cher beau père – vous avez fait ça ? Alors que les actionnaires sont presque en faillite ?

 

MORTEN KIIL

C’est quand les actions sont à leur plus bas qu’il faut les acheter. Mais ça va remonter. Enfin, il n’en tient qu’à vous.

 

THOMAS STOCKMANN

S’il n’en tenait qu’à moi, cette ville serait prospère, vous le savez bien ! Mais qui est responsable de toute cette pourriture ?

 

MORTEN KIIL

Moi. Mon usine. Vous me l’avez dit hier. Moi. Et mon père, et mon grand-père, qui a bâti l’usine. Alors je nous suis puni. J’ai acheté les actions.  Que cela m’apprenne. À être un pollueur. À être un corrupteur. Je ne voulais pas vivre indéfiniment avec le poids de la honte.

 

THOMAS STOCKMANN

Malheureusement vous y serez obligé.

 

MORTEN KIIL

Non merci.  Je tiens à refaire ma réputation.  J’entends finir mes jours honorablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et ce pourrait être possible ?

 

MORTEN KIIL

Vous allez devoir accomplir l’impossible, Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ?

 

MORTEN KIIL

Avec quel argent croyez-vous que j’ai acheté ces actions ? Évidemment, vous ne pouvez pas le savoir. Mais je vais vous le dire. J’en avais mis pas mal de côté. Pour Katrine, et les garçons.

 

THOMAS STOCKMANN, indigné

Et vous avez ...

 

MORTEN KIIL

Hé-hé. Oui.  Englouti dans la Société des Bains. À présent, on verra bien si vous êtes si irresponsable, Thomas. Chaque fois que vous parlerez de pourriture provenant de la Moelledallen, ce sera comme si vous déchiriez des ligaments de peau à Katrine, et aux garçons. Et aussi à Petra. Mais comme vous êtes un bon père de famille...

 

THOMAS STOCKMANN, s’agitant

Non. Vous l’avez dit. Je suis un irresponsable. Je suis un irresponsable parce que je suis fou.

 

MORTEN KIIL

Pas s’il s’agit de votre femme et de vos enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Pourquoi avoir acheté tout ça sans m’en parler ?

 

MORTEN KIIL

Il y a la loi de l’offre et de la demande. Il y a aussi la loi de l’étau.

 

THOMAS STOCKMANN, désespéré

Ah mon Dieu ! Si seulement je n’étais pas convaincu de tout ce que j’ai exposé !

 

MORTEN KIIL, reprend son cartable rempli d’actions

C’est vrai qu’en vertu de vos convictions, tout ça, ça ne vaut rien.

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne faut pas nous décourager. La science va nous fournir des solutions.

 

MORTEN KIIL

La science ? Un remède contre ces microbes ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Les exterminer, du moins les rendre inoffensifs.

 

MORTEN KIIL

Oui. La mort-aux-rats dans nos tuyaux. Tant qu’à empirer les choses. Allez. Snik-snak. Assez perdu de temps. Tout le monde dit que c’est votre imagination. Après tout... c’est peut-être dans votre imagination.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ces avortons. Ils m’ont bien traité d’ennemi du peuple. A présent, qu’ils me dépouillent, ça m’est égal.

 

MORTEN KIIL

De si belles fenêtres. Dommage, hein ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ce qui est du reste, ces affaires de famille, je dois en parler avec Katrine. Après tout, ça la regarde.

 

MORTEN KIIL

Bonne idée. Vous auriez intérêt à l’écouter. C’est une femme raisonnable.

 

THOMAS STOCKMANN, en colère

Tant de perversion en un seul homme ! Vous êtes abominable. Me manipuler ainsi, avec l’argent de Katrine. Vous n’êtes pas Morten Kiil. Vous êtes le diable.

 

MORTEN KIIL

Faut que je m’en aille. Dites-moi ce que je dois faire avant 2 heures cet après-midi. Vous m’enverrez un message. Vous écrirez OUI ou NON. Si c’est non, je vends immédiatement.

 

THOMAS STOCKMANN

Vendre à perte ? Et Katrine aura quoi?

 

MORTEN KIIL

Moins que rien.

 

Hovstad et Aslaksen paraissent dans l’entrée.

 

MORTEN KIIL

Tiens ! Regardez-moi ça !

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Vous ? Ici, chez moi ?

 

HOVSTAD

Comme vous voyez.

 

ASLAKSEN

Nous venons pour une affaire importante.

 

MORTEN KIIL, tout bas, à Thomas

Oui, ou non. Avant deux heures.

 

ASLAKSEN, d’un ton entendu vers Hovstad

Qu’est-ce que je vous disais !

 

Le vieux Kiil sort.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu'est-ce que vous me voulez?  Je n’ai pas beaucoup de temps.

 

HOVSTAD

J’admets que notre attitude lors de l’assemblée d’hier ...

 

THOMAS STOCKMANN

Attitude ? Vous appelez ça une « attitude »  !!! Vous vous êtes comportés comme des sauvages. Allez au diable.

 

HOVSTAD

Des sauvages, si vous voulez. Mais nous n’en avions pas le choix.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. L’opinion publique, je sais.

 

HOVSTAD

En effet.

 

ASLAKSEN

Si seulement vous nous aviez prévenus ! Il aurait suffi que vous nous en parliez à l’avance, à moi ou à Monsieur Hovstad.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous prévenir ? Mais de quoi ?

 

ASLAKSEN

De la concertation !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi ?

 

ASLAKSEN, hochant la tête, confidentiellement

Entre nous, docteur...

 

HOVSTAD

Tout est si limpide à présent !

 

THOMAS STOCKMANN, les dévisageant l ’un et l’autre

Allez-vous-en au diable, je vous dis.

 

ASLAKSEN

À la première heure, la ville était déjà au courant : votre beau-père a acheté toutes  les actions de la Société des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

ASLAKSEN

Vous auriez pu déléguer quelqu’un d’autre. Un étranger.

 

HOVSTAD

Et le coup aurait été parfait si les attaques étaient venues de quelqu’un d’autre. Pourquoi ne pas nous avoir consultés, docteur Stockmann ?

 

THOMAS STOCKMANN, comprenant le malentendu

Non mais c’est inouï !!! Comment pouvez-vous concevoir...

 

ASLAKSEN

Ça tombe sous le sens !

 

HOVSTAD

Pourquoi ne pas nous avoir mis dans le coup ? À plusieurs, on minimise les responsabilités, vous le savez bien.

 

THOMAS STOCKMANN, jouant le jeu

Qu’importe. A présent, qu’est-ce que vous voulez ?

 

ASLAKSEN

Allez-y, monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Non. Dites-le, vous.

 

ASLAKSEN

Heu... eh ben voilà. Étant donné que la lumière est faite autour de toute cette affaire, nous avons pensé mettre le journal à votre disposition.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ? Mais l’opinion publique ?

 

HOVSTAD

L’opinion publique est une chose assez variable. Et c’est comme on dit. Après la pluie le beau temps.

 

ASLAKSEN

Et puis le temps presse. Aussi bien rétablir les faits le plus vite possible, puisque le coup est réussi.

 

THOMAS STOCKMANN

Pour que le prix des actions remonte aussi vite qu’il est descendu ?

 

HOVSTAD

Sans compter qu’avec la totalité des actions, vous tombez aussitôt président de la société !

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis acoquiné avec le beau-père. Oui tout peut s’arranger dans la demi-heure. On n’a qu’à rafistoler quelques tuyaux, ça coûtera une demie-couronne aux contribuables, et le tour est joué.

 

HOVSTAD

Et voilà. Avec l’aide du Messager du Peuple.

 

ASLAKSEN

Dans une société évoluée, la Presse a beaucoup de pouvoir, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

La presse, oui, et aussi la majorité compacte. Nous aurons l’Association des Petits Propriétaires avec nous, monsieur Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Et aussi les Amis de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors on y va.  Mais... heu... enfin, comment dire ... Pour un pareil service, vous accepterez bien une ristourne ?

 

HOVSTAD

Il est évident que, en avoir les moyens, nous le ferions gratuitement. Sauf que le Messager du peuple connaît des ennuis par les temps qui courent. Même que nous commençons à envisager la fermeture du journal. Vous voyez la catastrophe, pour une société évoluée comme la nôtre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour vous qui êtes l’ami du peuple, ce doit être terrible, j’imagine. (Durcissant le ton.) L’ennui, c’est que moi, voyez-vous, je suis l’ennemi du peuple. (Il cherche frénétiquement sous la table.) Ma canne ! Où ai-je mis ma canne ?

 

 

HOVSTAD

Comment ?

 

ASLAKSEN

Vous refusez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça m’ennuie de vous donner de l’argent. Nous, les riches, on n’est pas très généreux, vous savez.

 

HOVSTAD

Pas si vite. N’oubliez pas qu’on peut présenter les choses de bien des manières.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, sans mon secours financier, vous serez impitoyable pour traiter ce scandale, je vous fais confiance. Vous allez me déchiqueter, un fauve qui dévore un lièvre !

 

HOVSTAD

La loi de la nature le veut ainsi.

 

ASLAKSEN

Le prédateur a besoin de proie pour se nourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Il y en a plein les égouts ! (Il s’agite.) En matière de prédateur, vous allez voir qui est le plus féroce de nous trois ! (Il s’empare du parapluie et les menace.) Allez !

 

HOVSTAD

Quoi ?  Vous devenez fou !

 

ASLAKSEN

Attention, c’est très pointu ce parapluie.

 

THOMAS STOCKMANN, forçant Hovstad à sauter par la fenêtre.

La sortie est par là, monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Non mais c’est de la démence !!!

 

THOMAS STOCKMANN

Sautez par la fenêtre !

 

ASLAKSEN, essayant de se sauver

Avec modération monsieur le docteur ! De grâce, je ne supporte pas la violence.

 

Madame Stockmann, Petra et Horster accourent:

 

KATRINE

Pour l’amour du ciel, Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Dehors, je vous dis ! Dans la rue !

 

HOVSTAD

Menace de mort à l’endroit d’un honnête citoyen. Vous êtes témoin, capitaine.

 

ASLAKSEN, en état de panique

Y a-t-il une issue de secours, madame ?

 

KATRINE

Non mais retiens-toi, Thomas !

 

Les deux hommes finissent par s’enfuir. Thomas lance le parapluie.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils l’ont échappée belle.

 

KATRINE

Mais que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Plus tard. Il me reste encore une chose importante à faire. (Il se dirige vers la table et écrit sur une carte de visite.) Regarde Katrine.

 

KATRINE, lisant

« Non – non – non. » Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un jour, tu comprendras, Katrine. (Il donne la carte à Petra.) Dis à notre bonne de courir porter ça chez le vieux Kiil. Le plus rapidement possible.  (Petra sort avec la carte.) Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de tous les suppôts du diable. Je vais maintenant sortir ma plume pour écrire contre eux. Ma plume, tu vas voir, je vais l’aiguiser comme un poinçon. Et ils recevront mon encrier rempli de leur sang en plein front.

 

KATRINE

À quoi bon, Thomas ? Nous devons partir à présent.

 

Petra revient.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est fait ?

 

PETRA

C'est fait.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien.  (À Katrine.) Partir,  tu dis?  Non.  Pas question. Nous restons, Katrine.

 

PETRA

Nous restons ?

 

KATRINE

Nous ne partons plus ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous n’allons pas abandonner le champ de bataille. La guerre est ici, et je vais mener la guerre jusqu’au bout. Dès que tu auras recousu mon pantalon, je vais aller nous chercher un logement. Il faut bien qu’on se trouve un toit pour l’hiver.

 

HORSTER

Pas de problème. Je vous donne ma maison.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas vrai ?

 

HORSTER

Prenez-la. Ce n’est pas l’espace qui manque !

 

KATRINE

Comment vous remercier Horster ?

 

PETRA

Oh capitaine !

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Voyez comme tout s’arrange ! Alors, plus rien ne m’empêche de me mettre au travail. Me voilà libéré de la Société des Bains, le temps dorénavant m’appartient.

 

KATRINE, soupirant

Je le savais bien qu’ils allaient te congédier.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils veulent aussi m’enlever mon droit de pratique. Tant mieux ! Car un travail colossal doit être accompli. Je vais recruter les pauvres, les démunis, ceux qui ont vraiment besoin de moi. Ils vont m’écouter, tous ensemble nous allons réaliser de grandes choses.

 

KATRINE

Mais mon pauvre Thomas ! Tu as vu ce que ça donne, les grandes choses ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi! Tu ne veux quand même pas que j’obéisse à l’opinion publique ? À la majorité compacte? Non merci. Au fond, c’est si simple. Je veux simplement recruter les esprits qui aspirent comme nous à la liberté. Je veux former des esprits critiques et affranchis. Un parti politique nouveau, composé de jeunes loups assoiffés de justice. Ne trouvez-vous pas capitaine Horster que le peuple peut comprendre ça ?

 

HORSTER

Si vous le dites !

 

THOMAS STOCKMANN

Nous allons éliminer les vieux chefs corrompus. Car un chef de parti est comme un prédateur qui se vautre dans tout ce qui est à sa disposition. Vous n’avez qu’à regarder Hovstad et Aslaksen. Ils ne reculent devant rien pour satisfaire leurs intérêts. D’une main ils vous assassinent et de l’autre ils vous flattent afin que vous demeuriez de bons petits propriétaires et de fidèles lecteurs du Messager du Peuple. (Il regarde autour de lui.) Regarde, Katrine ! Le merveilleux soleil aujourd’hui ! Et cet air que nous respirons ! C’est le printemps en entier qui entre dans notre maison !

 

KATRINE

Oui Thomas. Encore que nous ne pouvons pas vivre uniquement du soleil et de l’air frais  !

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Il nous suffira d’économiser pour un temps. Le plus difficile au fond, ce sera de trouver un appui, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui aurait les mêmes aspirations de liberté, et qui pourrait éventuellement me remplacer.

 

PETRA

Tu trouveras bien, papa. Tiens! Voilà les garçons qui arrivent de l’école.

 

Ejlif et Morten entrent.

 

KATRINE

Déjà ? Ce n’est pourtant pas congé, aujourd’hui !

 

MORTEN

Non mais nous nous sommes battus avec les autres.

 

EJLIF

C'est pas vrai. Ce sont les autres qui se sont battus avec nous.

 

MORTEN

Alors monsieur Roerlund il a dit que c’est mieux qu’on soit dehors de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN, dans une illumination

Mais au fond, oui ! Pourquoi pas ? Écoutez-moi bien les garçons. C’est fini. Vous n’irez plus à l’école.

 

LES GARÇONS

Quoi ?

KATRINE

Non mais Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Jamais plus. À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui serai votre professeur ! Fini d’apprendre que le péché nous conduit en enfer !

 

MORTEN

Hurrah!

 

THOMAS STOCKMANN

Mais attention. Vous allez devoir apprendre la liberté et le raffinement. Là-dessus, Petra, je vais compter sur ton aide.

 

PETRA

Mais bien sûr, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

L’école aura lieu dans le local où l’on m’a traité d’ennemi du peuple. Mais idéalement, il faudrait que nous soyons plusieurs, au moins une douzaine.

 

KATRINE

Où vas-tu recruter ces enfants ?

 

THOMAS STOCKMANN, aux garçons

Il doit bien y avoir des voyous qui se font renvoyer dans votre école ?

 

MORTEN

Pour ça, il y en a plein !

 

THOMAS STOCKMANN

Allez m’en chercher autant que vous pouvez ! Des vauriens, des avortons, des petits déchets, j’ai l’intuition de pouvoir bâtir de grandes choses avec eux !

 

MORTEN

Et après? Qu’est-ce qu’on va faire quand on sera devenus des hommes libres et raffinés ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est là que nous aurons du pain sur la planche ! Nous ferons la chasse aux prédateurs, et quand il n’en restera plus dans notre pays, nous irons plus à l’ouest, dans d’autres pays.

 

Ejlif a l'air un peu interdit.  Morten saute et crie Hurrah!

 

KATRINE

Pourvu que ce ne soient pas les prédateurs qui te chassent, pauvre Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Comme si je n’étais pas l’homme le plus fort en ville !

 

KATRINE

Ah bon ? Parce qu’à présent, tu es le plus fort ?

 

THOMAS STOCKMANN

Écoute-moi bien, Katrine. Je suis un des hommes les plus forts de l’univers.

 

MORTEN

Quoi ???

 

THOMAS STOCKMANN

Mais chut. Il ne faut pas le dire. C’est que j’ai fait une immense découverte.

 

KATRINE

Encore ?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une !

 

Il les assemble autour de lui et dit d’un ton confidentiel:

 

THOMAS STOCKMANN

L'affaire, voyez vous, c’est que l'homme le plus fort au monde est celui qui sait se tenir debout lorsqu’il est tout seul.

 

Katrine sourit et secoue la tête:

 

KATRINE

Non mais toi,  Thomas !

 

PETRA, avec une voix remplie d’émotion, se jetant dans les bras de son père:

Papa !

 

Fin

 

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Inédits

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UN ENNEMI DU PEUPLE

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UN ENNEMI DU PEUPLE

 

Pièce en cinq actes (1882)

 

de HENRIK IBSEN

 

 

Texte  français de Normand Chaurette (2005)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

Titre original : En folkefiende

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains

 

Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse

 

PETRA, leur fille, enseignante

 

EJLIF et MORTEN,

leurs deux fils, 13 et 10 ans

 

PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,

échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.

 

MORTEN KIIL, maître tanneur,

 et tuteur de Madame Stockmann

 

HOVSTAD,

rédacteur du journal Le Messager du Peuple

 

BILLING, membre de l'équipe du journal

 

HORSTER, un capitaine de bateau

 

L'imprimeur ASLAKSEN

 

Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,

 quelques femmes, et un groupe d'écoliers.

 

L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.

 

 

 

 

 

PREMIER ACTE

 

C'est le soir.  Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin.  Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule;  la porte la plus proche mène au bureau du docteur.  Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres.  Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et,  vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu.  Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis.  Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour.  Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.

 

Billing est assis à  table avec une serviette sous le menton.  Madame Stockmann, debout près de lui,  tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.

 

 

MADAME STOCKMANN

Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.

 

BILLING, mangeant

Mais c’est si bon ! Un pur délice !

 

MADAME STOCKMANN

Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.

 

BILLING

Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.

 

MADAME STOCKMANN

Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.

 

BILLING

Vous croyez?

 

L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.

 

MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule

Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...

 

MADAME STOCKMANN

Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.

 

MADAME STOCKMANN

Pas même un petit morceau?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.

 

MADAME STOCKMANN, souriant

N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?

 

MADAME STOCKMANN

Parti marcher. Avec les garçons.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.

 

MADAME STOCKMANN

Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.

 

On frappe.

 

MADAME STOCKMANN

Oui, entrez.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref

Monsieur le rédacteur.  Je parie que vous venez par affaires?

 

HOVSTAD

En partie.  Quelque chose qui doit aller sous presse.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.

 

HOVSTAD

Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.

 

MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger

Vous allez bien manger quelque chose ?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs  lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.

 

HOVSTAD

Je pense aussi comme vous.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.

 

HOVSTAD

Vous voulez parler des bains publics?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.

 

MADAME STOCKMANN

C’est ce que dit Thomas, lui aussi.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!

 

HOVSTAD

Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...

 

HOVSTAD

Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !

 

HOVSTAD

L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?

 

HOVSTAD

Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?

 

HOVSTAD

Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Vous avez tout à fait raison, Hovstad.

 

MADAME STOCKMANN

Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.

 

HOVSTAD

Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...

 

MADAME STOCKMANN

Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.

 

HOVSTAD

Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier,  nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins...  ici... dans cette maison...

 

MADAME STOCKMANN

Mais mon cher Peter !

 

HOVSTAD

Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...

 

MADAME STOCKMANN

Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad.  Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...

 

HOVSTAD

Je vais me faire une assiette.

 

Il passe dans la salle à manger.

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur

Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.

 

MADAME STOCKMANN

À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?

 

L’ÉCHEVIN STOCKMANN

C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.

 

MADAME STOCKMANN

Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.

 

Elle va vers le vestibule .

 

LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et  exubérante

Je t’amène encore de la visite,  Katrine. On s’en serait bien passé, hein ?  Venez, Capitaine Horster.  Enlevez votre manteau !  Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez !  Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars.  Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –

 

Il pousse Horster vers  la salle à manger.  Ejlif et Morten y entrent aussi.

 

KATRINE STOCKMANN

Regarde qui est là, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère

Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !

 

PETER STOCKMANN

Malheureusement, je dois déjà repartir !

 

THOMAS STOCKMANN

Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !

 

KATRINE, vers la salle à manger

J’allais justement chercher les cognacs.

 

PETER STOCKMANN, surpris

Les cognacs ... ! C’est pas donné...

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, tu as bien raison. Allez!  Assieds-toi.

 

PETER STOCKMANN

Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...

 

THOMAS STOCKMANN

Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !

 

PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger

Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !

 

THOMAS STOCKMANN, fier

Hé oui.  Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être.  Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.

 

PETER STOCKMANN

Nos... problèmes ?

 

THOMAS STOCKMANN

En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...

 

PETER STOCKMANN

Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?

 

THOMAS STOCKMANN

Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Tu trouves? Vraiment?

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.

 

PETER STOCKMANN

Métropole ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais  il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?

 

VOIX DE KATRINE

Il n’est venu personne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis le niveau de vie, Peter.  On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.

 

PETER STOCKMANN

Quand même !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!

 

PETER STOCKMANN

Non, non. Je te crois.

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux au moins te montrer la nappe.

 

PETER STOCKMANN

Oui j’ai vu, elle est très bien.

 

THOMAS STOCKMANN

Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?

 

PETER STOCKMANN

C’est très luxueux.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.

 

PETER STOCKMANN

Presque?

 

THOMAS STOCKMANN

Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.

 

PETER STOCKMANN

Des gens haut placés, sans doute.

 

THOMAS STOCKMANN

Même des gens ordinaires.

 

PETER STOCKMANN

Oui.  Il y en a sûrement.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.

 

PETER STOCKMANN

Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un article ?

 

PETER STOCKMANN

Oui, à propos des bains.  Un papier que tu aurais écrit cet hiver.

 

THOMAS STOCKMANN

Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.

 

PETER STOCKMANN

Pourtant, c’est en plein le bon moment.

 

THOMAS STOCKMANN

En temps normal, oui, tu aurais raison.

 

Il se lève et fait les cent pas.

 

PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.

Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.

Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.

 

PETER STOCKMANN

Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et c’est quand même moi qui en suis  le médecin en chef ... bon  bon. Nous n’allons pas commencer.

 

PETER STOCKMANN

Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu m’accuses?

 

PETER STOCKMANN

Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?

 

PETER STOCKMANN

Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?

 

PETER STOCKMANN, le coupant

Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.

 

Il sort. Katrine entre au salon :

 

KATRINE

Parti?

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. Complètement hors de lui.

 

KATRINE

Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?

 

THOMAS STOCKMANN

Rien du tout.  Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.

 

KATRINE

Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.

 

Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.

 

BILLING, s’étirant

Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !

 

HOVSTAD

Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.

 

HOVSTAD

J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.

 

KATRINE

Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?

 

HOVSTAD

En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.

 

BILLING

Un mot qui décrit parfaitement la situation.

 

THOMAS STOCKMANN

N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?

 

KATRINE, allant vers la salle à manger

Je m’en viens avec le cognac.

 

THOMAS STOCKMANN

Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.

 

Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.

 

KATRINE

À votre santé tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà!   Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !

 

KATRINE, assise avec son tricot

Et vous repartez bientôt, capitaine ?

 

HORSTER

Dans huit jours.

 

KATRINE

Encore l’Amérique?

 

HORSTER

Oui, comme prévu..

 

BILLING

Donc vous ne serez pas ici pour les élections?

 

HORSTER

Les élections ?

 

BILLING

Vous n’êtes pas au courant ?

 

HORSTER

Non.

 

BILLING

Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?

 

HORSTER

Je n’y comprends rien.

 

BILLING

Quand même.  Tout le monde doit voter.

 

HORSTER

Même ceux que ça ne concerne pas ?

 

BILLING

Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.

 

HORSTER

C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !

 

HOVSTAD

Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.

 

BILLING

Ils ne sont pas terre à terre.

 

THOMAS STOCKMANN

Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?

 

HOVSTAD

Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?

 

HOVSTAD

J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.

 

Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.

 

PETRA

Bonsoir !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah te voilà, Petra !

 

Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.

 

PETRA

Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors viens te la couler douce avec nous !

 

BILLING

Je vous prépare un cognac.

 

PETRA, s’approchant de la table

Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.

 

Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.

 

THOMAS STOCKMANN

Une lettre?  De qui ?

 

PETRA, fouillant dans la poche de son manteau

J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Et c’est maintenant que tu me la donnes?

 

PETRA

Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre

Donne.

 

Il examine l’entête.

 

KATRINE

C’est bien ce que tu attendais?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.

 

Il rentre dans son bureau.

 

PETRA, à Katrine

Je me demande bien ce que ça peut être.

 

KATRINE

Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.

 

BILLING

Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.

 

PETRA

Il en a trop sur les épaules.

 

Elle se verse un cognac.

 

HOVSTAD

Vous enseignez aussi le soir?

 

PETRA

Deux fois la semaine.

 

BILLING

En plus des quatre jours à l’Institut ?

 

PETRA

Cinq jours.

 

KATRINE

Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?

 

PETRA, montrant la pile de cahiers

Tout ça, oui.

 

HORSTER

Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.

 

PETRA

Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.

 

BILLING

Qu’est-ce que ça vous procure?

 

PETRA

Un sommeil de plomb.

 

MORTEN

C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.

 

PETRA

Des péchés ?

 

MORTEN

Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.

 

EJLIF

Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !

 

MORTEN

Stupide toi-même, Ejlif.

 

BILLING, riant

Entendez-vous ça !

 

HOVSTAD

Et toi tu ne travailles pas, Morten ?

 

MORTEN

Pas question.

 

HOVSTAD

Et qu’est-ce que tu feras plus tard?

 

MORTEN

Je ferai un viking.

 

EJLIF

Quoi ? Comme un païen ?

 

MORTEN

Alors je ferai un païen.

 

BILLING

Tout à fait d’accord avec toi, Morten.

 

KATRINE, tout bas

N’allez pas l’encourager, Billing !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.

 

MORTEN

Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?

 

BILLING

Tout ce qu’on veut,  Morten.

 

KATRINE

Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?

 

EJLIF

Non, moi je veux rester encore!

 

KATRINE

Allez allez, dites bonsoir.

 

Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.

 

HOVSTAD

Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...

 

KATRINE

Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.

 

PETRA

Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.

 

KATRINE

Sans aller jusque là...

 

PETRA

Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.

 

HORSTER

Pourtant vous leur enseignez?

 

PETRA

Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.

 

BILLING

Quoi de surprenant !

 

PETRA

Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...

 

BILLING

Ah ! Avec les moyens !

 

HORSTER

Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.

 

PETRA, riant

Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.

 

HOVSTAD

J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.

 

PETRA

Et vous l’aurez à temps !

 

Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en  main.

 

THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre

À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.

 

BILLING

Des nouvelles ?

 

KATRINE

Quelle sorte de nouvelles?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une affaire, Katrine.

 

HOVSTAD

Eh bien ?

 

KATRINE

Tu y es pour quelque chose ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.

 

PETRA

Mais dis-nous ce que c'est.

 

THOMAS STOCKMANN

Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire par là, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant

Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?

 

HOVSTAD

Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.

 

THOMAS STOCKMANN

Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?

 

KATRINE

Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.

 

HOVSTAD

Bon! oui et puis?

 

THOMAS STOCKMANN

Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !

 

BILLING

Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal,  non ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?

 

HOVSTAD

Non.  Qu'est-ce que c'est?

 

KATRINE

Oui. Qu’est-ce que c’est?

 

THOMAS STOCKMANN

L’institution des Bains est rongée par la peste.

 

PETRA

Qu’est-ce que tu dis, papa ?

 

KATRINE, bouleversée

Notre institution ?

 

HOVSTAD, de même

Mais ... monsieur le docteur !

 

BILLING

C’est incroyable!

 

THOMAS STOCKMANN

Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.

 

HOVSTAD

Là où sont les  Bains publics?

 

THOMAS STOCKMANN

Juste là où sont les Bains publics.

 

HOVSTAD

Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.

 

KATRINE

Oui, je me souviens.

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.

 

KATRINE

C'est donc cela qui te préoccupait tant?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.

 

HOVSTAD

Et c'est  lui  qui vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre

On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.

 

KATRINE

Dieu merci, tu l’as découvert à temps!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, heureusement.

 

HOVSTAD

Que comptez-vous faire maintenant, docteur?

 

THOMAS STOCKMANN

Corriger la situation, évidemment.

 

HOVSTAD

C’est donc faisable ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.

 

KATRINE

Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !

 

THOMAS STOCKMANN

J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.

 

PETRA

Mais à nous, ici, à la maison?

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.

 

KATRINE, réprobatrice

Thomas!

 

THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant

À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.

 

HOVSTAD, se levant

Tout l'aqueduc?

 

THOMAS STOCKMANN

Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.

 

PETRA

Alors, tu as eu raison, après tout.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.

 

Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.

 

PETRA

Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.

 

HOVSTAD

Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous en serais reconnaissant.

 

HOVSTAD

Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument.

 

KATRINE, revenant

Voilà, c’est parti.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, ravi

Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.

 

BILLING

Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

BILLING

J'en parlerai avec Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse.  Je te le dis Katrine. Tu es témoin.

 

KATRINE

Tu as raison, Thomas.

 

PETRA, levant son verre

Skool ! papa !

 

HOVSTAD ET BILLING

Skool ! skool ! monsieur le docteur.

 

HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur

Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!

 

Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME ACTE

 

Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.

 

Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :

 

KATRINE

Tu es là, Thomas?

 

THOMAS STOCKMANN, du bureau

Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?

 

KATRINE

Une lettre de ton frère.

 

Elle la lui tend.

 

THOMAS STOCKMANN

Ha ha !  (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...

 

KATRINE

Alors ?

 

THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche

Il sera ici vers midi.

 

KATRINE

Et tes visites?

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai vu tous mes patients ce matin.

 

KATRINE

J’ai hâte de connaître sa réaction.

 

THOMAS STOCKMANN

Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.

 

KATRINE

C’est aussi ce que je crains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.

 

KATRINE

Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Fais-moi confiance.

 

Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :

 

MORTEN KIIL

Qui aurait pu le croire ?

 

KATRINE, allant vers lui

Papa !

 

THOMAS STOCKMANN

Si ce n’est pas mon beau-père!

 

KATRINE

Allez, entre !

 

MORTEN KIIL

Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi donc ?

 

MORTEN KIIL

Cette affaire-là, de pourriture?

 

THOMAS STOCKMANN

Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.

 

MORTEN KIIL, entrant

Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.

 

THOMAS STOCKMANN

Avant même d’aller travailler?

 

MORTEN KIIL

Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague.  Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Une blague?

 

MORTEN KIIL

Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.

 

MORTEN KIIL, riant malgré lui

Une fière chandelle !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. J’ai tout découvert à temps.

 

MORTEN KIIL, riant encore malgré lui

Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!

 

THOMAS STOCKMANN

Ridiculiser ?

 

KATRINE

Non mais papa...

 

MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards  sarcastiques vers Thomas

Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais oui, des « infusorus ».

 

MORTEN KIIL

Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout à fait. Des centaines de milliers.

 

MORTEN KIIL

Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est invisible, bien sûr.

 

MORTEN KIIL, ricanant

Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ?

 

MORTEN KIIL

J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !

 

THOMAS STOCKMANN

On verra bien.

 

MORTEN KIIL

Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’espère que toute la ville va gober ça !

 

MORTEN KIIL

Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais beau-père...

 

MORTEN KIIL

Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin vous ferez une bonne action.

 

MORTEN KIIL

Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche,  si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.

 

Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.

 

HOVSTAD

Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, entrez.

 

MORTEN KIIL, ricanant toujours

Je parie que lui aussi, il est dans le coup !

 

HOVSTAD

Que voulez-vous dire?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, il est au courant.

 

MORTEN KIIL

Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !

 

THOMAS STOCKMANN

Restez encore un peu.

 

MORTEN KIIL

Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!

 

Il sort. Katrine le reconduit.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.

 

HOVSTAD

Parce que vous parliez de...

 

THOMAS STOCKMANN

De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?

 

HOVSTAD

Oui. Auriez quelques minutes?

 

THOMAS STOCKMANN

Tout le temps que vous voulez.

 

HOVSTAD

Est-ce que l’échevin vous a répondu ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pas encore.  Je l’attends pour midi.

 

HOVSTAD

J’ai pas mal repensé à cette histoire.

 

THOMAS STOCKMANN

Et puis ?

 

HOVSTAD

Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...

 

THOMAS STOCKMANN

Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).

 

Les deux s’assoient autour de la petite table.

 

THOMAS STOCKMANN

Que voulez-vous dire?

 

HOVSTAD

Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.

 

HOVSTAD

Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.

 

THOMAS STOCKMANN

Expliquez-vous.

 

HOVSTAD

Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?

 

HOVSTAD

Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

HOVSTAD

J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais s’ils en ont la compétence ?

 

HOVSTAD

Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ça, ils ont été stupides.

 

HOVSTAD

Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.

 

HOVSTAD

À condition que le journal s’implique.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.

 

HOVSTAD

Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.

 

THOMAS STOCKMANN

Par le biais du journal ?

 

HOVSTAD

Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.

 

HOVSTAD

J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?

 

HOVSTAD

Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Peut-être avez-vous raison.

 

HOVSTAD

Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !

 

HOVSTAD

Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais mon cher Hovstad !

 

HOVSTAD

Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal,  à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

Je comprends très bien.

 

HOVSTAD

Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...

 

On frappe à la porte.

 

THOMAS STOCKMANN

Entrez.

 

L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule.  Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.

 

ASLAKSEN, saluant

Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN, se levant

Si ce n’est pas notre cher imprimeur !

 

ASLAKSEN

Docteur !

 

HOVSTAD, se levant

C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

 

ASLAKSEN

Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, pour la protection des bains.

 

ASLAKSEN

C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.

 

HOVSTAD, à Stockmann

Vous voyez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous remercie.

 

ASLAKSEN

Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...

 

ASLAKSEN

Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...

 

HOVSTAD

Entièrement d’accord.

 

THOMAS STOCKMANN

Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?

 

ASLAKSEN

Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

J’ose le dire.  Cette affaire d'aqueduc,  elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.

 

THOMAS STOCKMANN

Félicitations.

 

ASLAKSEN

En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

La modération, oui.

 

ASLAKSEN

Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...

 

THOMAS STOCKMANN

Pourrait ?

 

ASLAKSEN

Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.

 

HOVSTAD

Et quand bien même qu’on nous en voudrait !

 

ASLAKSEN

Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?

 

ASLAKSEN

Non merci, pas d’alcool.

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne bière alors ?

 

ASLAKSEN

Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.

 

ASLAKSEN

C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.

 

HOVSTAD

De toute façon, demain, on y va avec le journal.

 

ASLAKSEN

Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !

 

THOMAS STOCKMANN

Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.

 

Il lui tend la main et le reconduit.

 

ASLAKSEN

Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Oui, je vous vois tout à l’heure.

 

ASLAKSEN

Bien.

 

Il sort.

 

HOVSTAD, au docteur qui revient

Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.

 

THOMAS STOCKMANN

Lui ? Aslaksen ?

 

HOVSTAD

Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.

 

THOMAS STOCKMANN

Il est quand même bien intentionné, non ?

 

HOVSTAD

Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça, je vous l’accorde.

 

HOVSTAD

C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.

 

THOMAS STOCKMANN

Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.

 

HOVSTAD

Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

 

HOVSTAD

Je sais de quoi je parle.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.

 

HOVSTAD

Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout ira bien, vous verrez.

 

HOVSTAD

On verra.

 

Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu es là, Katrine ?

 

PETRA

Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.

 

Katrine sort de la salle à manger.

 

KATRINE

Peter n’est pas encore arrivé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.

 

KATRINE

Penses-tu que ce sera nécessaire?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.

 

KATRINE

Vraiment ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...

 

KATRINE

Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?

 

THOMAS STOCKMANN

La majorité compacte.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

THOMAS STOCKMANN

Hé mais oui  ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !

 

PETRA

Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.

 

Peter Stockmann paraît dans le vestibule.

 

PETER STOCKMANN

Bonjour.

 

THOMAS STOCKMANN

Allez, viens, Peter.

 

KATRINE

Comment va mon beau-frère ce matin ?

 

PETER STOCKMANN, froidement

Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Tu l'as lu ?

 

PETER STOCKMANN

Je l’ai lu.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.

 

KATRINE

Viens Petra.

 

Elles sortent.

 

PETER STOCKMANN, après une pause

Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?

 

THOMAS STOCKMANN

Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.

 

PETER STOCKMANN

Parce que maintenant, tu as cette certitude ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Ça ne te paraît pas évident ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?

 

THOMAS STOCKMANN

Il faut agir. Et rapidement.

 

PETER STOCKMANN

Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».

 

THOMAS STOCKMANN

Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.

 

PETER STOCKMANN

Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant mieux si tu as une meilleure solution.

 

PETER STOCKMANN

J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.

 

THOMAS STOCKMANN

Hypothétique ?

 

PETER STOCKMANN

Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ?  D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

THOMAS STOCKMANN

Tant que ça?

 

PETER STOCKMANN

Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu veux dire : deux années entières ?

 

PETER STOCKMANN

Au moins.  On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui mais, Peter, elle l’est.

 

PETER STOCKMANN

Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? ...  Moi ?

 

PETER STOCKMANN

Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?

 

PETER STOCKMANN

J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.

 

THOMAS STOCKMANN

Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.

 

PETER STOCKMANN

Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.

 

THOMAS STOCKMANN

Parce que tu crois ... ?

 

PETER STOCKMANN

La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.

 

THOMAS STOCKMANN

Ce serait un compromis !

 

PETER STOCKMANN

Compromis?

 

THOMAS STOCKMANN

Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge.  Un crime envers la société.

 

PETER STOCKMANN

Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.

 

PETER STOCKMANN

Il faut tout empêcher.

 

THOMAS STOCKMANN

Trop de gens sont au courant.

 

PETER STOCKMANN

Au courant?  Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?

 

THOMAS STOCKMANN

Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.

 

PETER STOCKMANN, après une courte pause

Toi et tes étourderies, Thomas!  N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Toi, et ta famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça ?

 

PETER STOCKMANN

Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.

 

PETER STOCKMANN

Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?

 

THOMAS STOCKMANN

QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?

 

PETER STOCKMANN

En partie, je dis bien.  Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.

 

THOMAS STOCKMANN

Et tu penses que c'est ce que je fais?

 

PETER STOCKMANN

Oui malheureusement.  Tu le fais sans que tu le saches.  Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle.  Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.

 

THOMAS STOCKMANN

Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?

 

PETER STOCKMANN

Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?

 

PETER STOCKMANN

Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Quelqu’un de compliqué ?

 

PETER STOCKMANN

Oui Thomas.  Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.

 

PETER STOCKMANN

Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?

 

THOMAS STOCKMANN

J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.

 

PETER STOCKMANN

À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ! Tout simplement ?

 

PETER STOCKMANN

Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.

 

THOMAS STOCKMANN

Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.

 

THOMAS STOCKMANN, stupéfié

Ne comptent pas ?

 

PETER STOCKMANN

En tant qu’employé, je dis.  En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?

 

PETER STOCKMANN

Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.

 

PETER STOCKMANN

Sauf sur les Bains.  Nous te le défendons.

 

THOMAS STOCKMANN, hurle :

Qui ça « Nous » ?

 

PETER STOCKMANN

Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...

 

Petra entre brusquement.

 

PETRA

Ah papa !

 

KATRINE, la suivant

Petra ! Petra!

 

PETER STOCKMANN

Elles nous écoutaient !

 

KATRINE

Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.

 

PETRA

Moi j'écoutais.

 

PETER STOCKMANN

Alors tant mieux.

 

THOMAS STOCKMANN, à son frère

Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?

 

PETER STOCKMANN

Désolé mais tu m’y as forcé.

 

THOMAS STOCKMANN

Et je dois me rétracter publiquement ?

 

PETER STOCKMANN

Ce serait souhaitable.

 

THOMAS STOCKMANN

Et si je refuse ?

 

PETER STOCKMANN

Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?

 

PETER STOCKMANN

Tu seras congédié. Inévitablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié ?

 

PETRA

Papa ! Congédié ?

 

KATRINE

Congédié ?

 

PETER STOCKMANN

Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous feriez ça ?

 

PETER STOCKMANN

Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.

 

PETRA

Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.

 

KATRINE

Tais-toi, Petra.

 

PETER STOCKMANN, à Petra

Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.

 

PETER STOCKMANN

En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.

 

THOMAS STOCKMANN

Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.

 

PETER STOCKMANN

Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.

 

THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux

Répète !

 

Madame se jette entre les deux.

 

KATRINE

Thomas!

 

PETRA

Du calme, papa !

 

PETER STOCKMANN

Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?

 

KATRINE

Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !

 

PETRA

Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !

 

THOMAS STOCKMANN

J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.

 

KATRINE

N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.

 

THOMAS STOCKMANN

N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !

 

KATRINE

Oui tu as raison, non mais toi! Et  tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.

 

PETRA

Ah maman, c’est pas la peine.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?

 

KATRINE

Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Réaliser quoi ?

 

KATRINE

Que tu t’opposes à ton frère !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?

 

PETRA

Elle est correcte, elle est vraie.

 

KATRINE

À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Ho-ho,  Katrine.  Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.

 

KATRINE

Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.

 

KATRINE

Et travailler contre ta famille, Thomas?  Contre nous, ici à la maison?  Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?

 

PETRA

Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.

 

KATRINE

Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?

 

KATRINE

En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?

 

Thomas semble déchiré.

 

THOMAS STOCKMANN

La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?

 

KATRINE

Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –

 

Les garçons arrivent de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.

 

Il va vers son bureau.

 

KATRINE

Thomas, que veux-tu faire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.

 

Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.

 

KATRINE

Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !

 

PETRA

Papa est un homme qui sait se tenir debout.

 

Les garçons demandent étonnés:

 

EJLIF et MORTEN

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Petra leur fait signe de se taire.

 

 

 

 

 

TROISIÈME ACTE

 

 

Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ».  Au fond à gauche, la porte d'entrée.  À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie.  Sur le mur à droite, il y a une porte.  Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres.  En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute.  Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés.  Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.

 

Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.

 

BILLING

Hé ben... décidément !

 

HOVSTAD, écrivant

Vous l’avez lu ?

 

BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre

Si je l’ai lu !!!

 

HOVSTAD

Pas mal, n’est-ce pas ?

 

BILLING

Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.

 

HOVSTAD

Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !

 

BILLING

C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.

 

HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne

Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.

 

BILLING, baissant le ton

Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?

 

HOVSTAD

Oui.  En espérant que notre vertueux échevin...

 

BILLING

Ce serait bien le comble !

 

HOVSTAD

S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.

 

BILLING

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.

 

HOVSTAD

C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !

 

Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.

 

HOVSTAD

Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous avons le feu vert !

 

HOVSTAD

Alors, on imprime !

 

BILLING

Bravo !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !

 

BILLING

Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?

 

BILLING, appelant vers l’imprimerie

Aslaksen!

 

HOVSTAD

Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?

 

THOMAS STOCKMANN

Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.

 

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie

Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?

 

HOVSTAD

Non, n’ayez pas peur.

 

THOMAS STOCKMANN

Hovstad, dites-moi franchement.  Mon article, il est comment ?

 

HOVSTAD

Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.

 

THOMAS STOCKMANN

N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.

 

HOVSTAD

Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.

 

ASLAKSEN

De même que les citoyens pondérés.

 

BILLING

Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.

 

ASLAKSEN

Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.

 

THOMAS STOCKMANN

Allons-y !

 

HOVSTAD

Pour demain à la première heure.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?

 

ASLAKSEN

Avec plaisir.

 

THOMAS STOCKMANN

Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !

 

BILLING

Un boulet de canon, vous allez voir !

 

THOMAS STOCKMANN

Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.

 

BILLING

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne!

 

HOVSTAD

Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.

 

ASLAKSEN

Oui mais écoutez...

 

BILLING

Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.

 

ASLAKSEN

Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !

 

BILLING

Mais non ! Mais non!  N'épargnez pas la dynamite.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.

 

BILLING

Là, vous touchez quelque chose !

 

THOMAS STOCKMANN

Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.

 

BILLING

Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !

 

THOMAS STOCKMANN

Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.

 

HOVSTAD

Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.

 

ASLAKSEN

Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.

 

THOMAS STOCKMANN

On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.

 

HOVSTAD

Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.

 

ASLAKSEN

Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !

 

ASLAKSEN

L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.

 

THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion

Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !

 

Salutations mutuelles; il sort.

 

HOVSTAD

Quel homme ! Son action me paraît inestimable.

 

ASLAKSEN

En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.

 

HOVSTAD

Mmmmm... ça reste à voir.

 

BILLING

Comme vous êtes peureux, Aslaksen!

 

ASLAKSEN

Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.

 

BILLING

Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.

 

ASLAKSEN

C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.

 

HOVSTAD

Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?

 

ASLAKSEN

Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !

 

HOVSTAD

Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !

 

BILLING

Et deux plutôt qu’une !

 

ASLAKSEN, pointant un pupitre

Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?

 

BILLING, méprisant

Tout un opportuniste !

 

HOVSTAD

Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.

 

ASLAKSEN

Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.

 

BILLING

C’est-à-dire que...

 

HOVSTAD

Quoi, Billing ?

 

BILLING

Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...

 

ASLAKSEN

Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.

 

Il retourne dans l'imprimerie.

 

BILLING

On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?

 

HOVSTAD

Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?

 

BILLING

Maudite pauvreté !

 

HOVSTAD, s’assoit au pupitre

Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !

 

BILLING

Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?

 

HOVSTAD

Il n’a pas un sou.

 

BILLING

Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?

 

HOVSTAD

Est-il si riche qu’on le prétend ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!

 

HOVSTAD

Vous compteriez sur ça ?

 

BILLING

Pas vraiment.

 

HOVSTAD

De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.

 

BILLING

Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.

 

HOVSTAD

Pour ça, vous avez raison.

 

BILLING

Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.

 

Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.

 

HOVSTAD

Vous Petra ? Quelle surprise !

 

PETRA

Vous devez m’excuser.

 

HOVSTAD, lui présentant un fauteuil

Asseyez-vous.

 

PETRA

Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.

 

HOVSTAD

Vous venez de la part de votre père ?

 

PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau

Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.

 

HOVSTAD

Vous me le rapportez ?

 

PETRA

J’ai décidé de ne pas le traduire.

 

HOVSTAD

Mais vous me l’avez promis !

 

PETRA

C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.

 

HOVSTAD

Je ne lis pas l’anglais.

 

PETRA, déposant le livre

Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.

 

HOVSTAD

Vraiment ?

 

PETRA

Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.

 

HOVSTAD

Ah bon ? Mais... quelle importance ?

 

PETRA

Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.

 

HOVSTAD

Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.

 

PETRA

Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.

 

HOVSTAD

Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.

 

PETRA

Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.

 

HOVSTAD, souriant

Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.

 

PETRA

De Billing?

 

HOVSTAD

En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.

 

PETRA

Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?

 

HOVSTAD

Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?

 

PETRA

Quoi ? Je ne vous crois pas !  Comment peut-il envisager une chose pareille ?

 

HOVSTAD

Vous n’avez qu’à lui demander !

 

PETRA

Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.

 

HOVSTAD, la regardant intensément

Ça vous bouleverse à ce point ?

 

PETRA

Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.

 

HOVSTAD

Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.

 

PETRA

Vous le pensez réellement ?

 

HOVSTAD

Il m’arrive de le penser, réellement.

 

PETRA

Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...

 

HOVSTAD

L’affaire de votre père, vous voulez dire ?

 

PETRA

Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?

 

HOVSTAD

Aujourd’hui ... peut-être.

 

PETRA

Comment, peut-être ?  Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.

 

HOVSTAD

Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?

 

PETRA

Foncièrement juste ? Honnête ?

 

HOVSTAD, avec un grave sous-entendu

Surtout lorsque cet homme... est votre père.

 

PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion

Quoi ???

 

HOVSTAD

Oui Petra.  Mademoiselle Petra.

 

PETRA

Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?

 

HOVSTAD

Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...

 

PETRA

Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.

 

HOVSTAD

Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.

 

PETRA

Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.

 

HOVSTAD

Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.

 

PETRA

Vous voulez dire ?

 

HOVSTAD

Votre père a réellement besoin de moi.

 

PETRA, le dévisageant avec mépris

C’est le comble ! Vous me dégoûtez.

 

HOVSTAD

Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.

 

PETRA

Pas la peine. Adieu.

 

Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :

 

ASLAKSEN

Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.

 

PETRA

Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.

 

HOVSTAD

Mais restez encore un peu.

 

PETRA, sortant

Adieu.

 

ASLAKSEN

Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Quoi donc ?

 

ASLAKSEN

L'échevin. Il est dans l'imprimerie.

 

HOVSTAD

L’échevin vous dites ?

 

ASLAKSEN

Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.

 

HOVSTAD

J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.

 

Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer.  Aslaksen retourne à l’imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Vous ne vous attendiez pas à me voir.

 

HOVSTAD

Pas vraiment.

 

PETER STOCKMANN, examinant les lieux

Pas mal comme installation. Très bien, même.

 

HOVSTAD

Si on veut.

 

PETER STOCKMANN

Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.

 

HOVSTAD

Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?

 

Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.

 

HOVSTAD

Asseyez-vous.

 

PETER STOCKMANN, prenant place

Merci.

.

Hovstad s'assoit également.

 

PETER STOCKMANN

Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.

 

HOVSTAD

Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...

 

PETER STOCKMANN

C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.

 

HOVSTAD

Vous voulez dire, votre frère le docteur ?

 

PETER STOCKMANN

Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.

 

HOVSTAD

Ah vraiment ?

 

PETER STOCKMANN

Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.

 

HOVSTAD

Une allusion, peut-être.

 

ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie

Où donc est passé le manuscrit ?

 

HOVSTAD, irrité

Il est juste là, sur le pupitre.

 

ASLAKSEN, le trouvant

Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.

 

HOVSTAD

Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?

 

PETER STOCKMANN

Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?

 

HOVSTAD

Moi vous savez, je suis pas un expert.  Je l'ai survolé comme ça.

 

PETER STOCKMANN

Mais vous acceptez de le publier ?

 

HOVSTAD

Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.

 

ASLAKSEN

Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Je vois.

 

ASLAKSEN

Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.

 

PETER STOCKMANN

C’est tout à votre honneur.

 

ASLAKSEN

Bon je vous laisse.

 

PETER STOCKMANN

Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?

 

HOVSTAD

Je vous en prie, monsieur l'Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.

 

ASLAKSEN

Auprès des petits propriétaires, oui.

 

PETER STOCKMANN

Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.

 

ASLAKSEN

Vrai.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?

 

ASLAKSEN

Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.

 

PETER STOCKMANN

Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.

 

ASLAKSEN

Que voulez-vous dire ?

 

HOVSTAD

Un esprit de sacrifice ?

 

PETER STOCKMANN

C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.

 

ASLAKSEN

Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

 

PETER STOCKMANN

C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.

 

HOVSTAD

La ville ?

 

ASLAKSEN

Je ne comprends pas.  Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?

 

PETER STOCKMANN

D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.

 

ASLAKSEN

Oh, c’est beaucoup...

 

PETER STOCKMANN

Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.

 

HOVSTAD, se levant

Une si grande perte pour la Ville ?

 

ASLAKSEN

Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?

 

PETER STOCKMANN

Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?

 

ASLAKSEN

Et les actionnaires du projet des Bains ?

 

PETER STOCKMANN

Ils ont déjà tout investi dans le projet.

 

ASLAKSEN

Vous en êtes sûr ?

 

PETER STOCKMANN

Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.

 

ASLAKSEN

Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !

 

HOVSTAD

Oui, en effet !

 

PETER STOCKMANN

Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.

 

HOVSTAD

Fermés ? Complètement ?

 

ASLAKSEN

Pendant deux ans?

 

PETER STOCKMANN

Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.

 

ASLAKSEN

Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?

 

PETER STOCKMANN

Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.

 

ASLAKSEN

Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?

 

PETER STOCKMANN

Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.

 

ASLAKSEN

Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.

 

PETER STOCKMANN

Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.

 

ASLAKSEN

Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?

 

HOVSTAD

Mais qui aurait pu penser que...

 

PETER STOCKMANN

J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.

 

HOVSTAD

Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?

 

PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche

Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.

 

ASLAKSEN, vivement

Pour l’amour du ciel, le voilà !

 

PETER STOCKMANN

Qui, mon frère?

 

HOVSTAD

Où est-il ?

 

ASLAKSEN

Il traverse l'imprimerie.

 

PETER STOCKMANN

Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.

 

HOVSTAD, désignant la porte à droite

Rentrez là en attendant.

 

PETER STOCKMANN

Mais ?

 

HOVSTAD

Entretenez-vous avec Billing.

 

ASLAKSEN

Dépêchez-vous. Il arrive.

 

PETER STOCKMANN

Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.

 

Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.

 

HOVSTAD

Faites comme si de rien n’était.

 

Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.

 

THOMAS STOCKMANN

Me revoilà.

 

Il dépose son chapeau et sa canne.

 

HOVSTAD, écrivant

Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen

Donc pas d’épreuves ?

 

ASLAKSEN, filant

Bon, à plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.

 

HOVSTAD

Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

J’ai bien peur que oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien mes amis. Alors je reviendrai.  Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.

 

HOVSTAD

Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.

 

HOVSTAD

Oui, mais monsieur le docteur...

 

THOMAS STOCKMANN

Je sais ce que vous allez me dire.  Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...

 

ASLAKSEN

Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.

 

THOMAS STOCKMANN

D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...

 

HOVSTAD, se lève

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.

 

HOVSTAD

Ah bon !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?

 

HOVSTAD

Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.

 

Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.

 

 KATRINE, vers le docteur

Je savais bien que tu étais là.

 

HOVSTAD, à sa rencontre

Non mais c’est madame Stockmann !

 

THOMAS STOCKMANN

Toi ici, Katrine?

 

KATRINE

Comme tu vois.

 

HOVSTAD

Venez vous asseoir.

 

KATRINE

Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Grande nouvelle.

 

KATRINE

Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu deviens complètement folle Katrine?  Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant?  Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?

 

KATRINE

Mais la modération, Thomas?

 

ASLAKSEN

Vous m’arrachez les mots de la bouche.

 

KATRINE

Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.

 

HOVSTAD

Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu crois que je suis victime d’une manigance ?

 

KATRINE

Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.

 

ASLAKSEN

Ah quelle histoire !

 

HOVSTAD

Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, riant

Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?

 

KATRINE

Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?

 

ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés

Oh mon Dieu !

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.

 

Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.

 

KATRINE

L’échevin est ici ?

 

THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.

Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !

 

HOVSTAD

Quelle affaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.

 

THOMAS STOCKMANN

Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.

 

KATRINE

Non, Thomas, je t'en supplie.

 

ASLAKSEN

Gare à vous monsieur le docteur.

 

Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.

 

PETER STOCKMANN

Que signifie cette mascarade ?

 

THOMAS STOCKMANN

Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.

 

Il fait les cents pas avec importance.

 

KATRINE, presque en pleurs:

Non mais Thomas !

 

PETER STOCKMANN, le suivant

Mon képi ! Ma canne !

 

THOMAS STOCKMANN

Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.

 

PETER STOCKMANN

Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !

 

THOMAS STOCKMANN

Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.

 

ASLAKSEN

Je ne pense pas, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah oui, vous allez le faire !

 

PETER STOCKMANN

Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?

 

HOVSTAD

Non monsieur l'échevin.

 

ASLAKSEN

Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.

 

THOMAS STOCKMANN, ahuri

Mais qu'est-ce que ça veut dire?

 

HOVSTAD

Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.

 

BILLING

Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.

 

THOMAS STOCKMANN

De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.

 

HOVSTAD

Je ne l'imprimerai pas.  Je ne le peux pas et je ne le veux pas.

 

THOMAS STOCKMANN

Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?

 

ASLAKSEN

Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.

 

PETER STOCKMANN

Par chance !

 

ASLAKSEN

C'est l'opinion publique.  Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres.  Ce sont eux qui gouvernent les journaux.

 

THOMAS STOCKMANN, s’effondrant

Et « eux », ils seraient contre moi ?

 

ASLAKSEN

Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon.

 

PETER STOCKMANN

Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?

 

HOVSTAD

Impossible. Par égard pour votre famille.

 

KATRINE, amère et cinglante

Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?

 

PETER STOCKMANN, donnant son propre article.

Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.

 

HOVSTAD, acquiesçant

J’y verrai personnellement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.

 

ASLAKSEN

Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors redonnez-le moi.

 

HOVSTAD, lui redonne le manuscrit

Voilà.

 

THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.

J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.

 

PETER STOCKMANN

Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !

 

ASLAKSEN

Personne, c’est évident.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, non personne.

 

KATRINE

Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?

 

THOMAS STOCKMANN, têtu

Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.

 

KATRINE, vigoureuse

Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.

 

PETER STOCKMANN

Si rempli d’assurance, le délire de la folie.

 

ASLAKSEN

Quel être sensé vous viendrait en aide ?

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne !

 

KATRINE

Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.

 

THOMAS STOCKMANN

Quelle bonne idée !

 

KATRINE

Ejlif et Morten seront tes appuis !

 

THOMAS STOCKMANN

Et Petra, et toi, Katrine.

 

KATRINE

Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.

 

THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement

Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.

 

Il sort avec son épouse par la porte du fond.  L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :

 

PETER STOCKMANN

Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...

 

 

QUATRIÈME ACTE

 

 

Une grande salle traditionnelle et désaffectée dans la maison du Capitaine Horster. Portes fenêtres qui donnent sur un vestibule. Trois grandes fenêtres à gauche. À droite, une horloge. Aussi une table, quelques bougies et une carafe d’eau. L’éclairage provient de fanaux disposés entre les fenêtres.

 

La salle est aménagée pour un grand rassemblement populaire. On y voit des citoyens de toutes les classes qui arrivent en bon nombre.

 

1ER CITOYEN, à un autre

Hé ! Lamstaad ! Si je m’attendais à te voir ici !

 

CELUI A QUI ON S'ADRESSE

Tu sauras que je participe à toutes les réunions du peuple, moi !

 

UN AUTRE

J'espère que vous avez apporté votre clairon ?

 

2E CITOYEN

Mais oui je l'ai.  Et vous?

 

3E CITOYEN

Skipper Evensen est venu avec une sirène de bateau !

 

2E CITOYEN

Ça c’est bien lui !

 

On rit dans le groupe.

 

4E CITOYEN, se joignant à eux

Qu’est-ce qui se passe ici ce soir ?

 

2E CITOYEN

C'est le docteur Stockmann qui va donner une conférence contre l'échevin.

 

UN AUTRE

Mais l’échevin, c'est son frère?

 

1ER CITOYEN

Qu’est-ce que ça change? Paraît que le docteur Stockmann n'a pas peur de lui.

 

3E CITOYEN

Oui mais d’après le Messager du Peuple, il n’a pas raison.

 

2E CITOYEN

Sûrement qu’il a tort, parce que personne n’a voulu lui prêter de local. Pas même l’Association des Petits Propriétaires.

 

1ER CITOYEN

Même qu’on dit qu’il n’a plus le droit d’entrer aux Bains.

 

2E CITOYEN

Oui, on me l’a dit à moi aussi.

 

UN HOMME, d’un autre groupe

Alors nous, on se range de quel côté ?

 

UN AUTRE, du même groupe

On dit comme Aslaksen. Quoi qu’il arrive.

 

BILLING, entrant avec avec un porte-documents sous le bras et se frayant un chemin à travers la foule

Excusez-moi. Laissez-moi passer s’il vous plaît. Je suis mandaté pour le Messager du Peuple. Merci bien !

 

Il prend place à table.

 

UN TRAVAILLEUR

Qui est-ce  ?

 

UN AUTRE TRAVAILLEUR

D’où tu sors, toi ? C’est Billing, qui travaille pour Aslaksen !

 

Le capitaine Horster entre, accompagnant Madame Stockmann et Petra a travers la foule.  Ejlif et Morten suivent.

 

HORSTER

J’ai pensé que les proches seraient en sécurité non loin de la porte. Au cas où il se produirait quelque chose.

 

KATRINE

Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute.

 

HORSTER

On ne peut jamais savoir. Une foule pareille, pas facile à contrôler. Tâchez de garder votre calme.

 

KATRINE, s'assoit

Comme c’est généreux de votre part de prêter votre maison à Stockmann.

 

HORSTER

Je n’étais pas pour l’abandonner – personne d’autre ne voulait.

 

PETRA, s’assoit elle aussi

Vous avez du courage.

 

Le rédacteur Hovstad et l’imprimeur Aslaksen entrent chacun de leur côté.

 

ASLAKSEN, à Horster

Le docteur n’est pas encore arrivé ?

 

HORSTER

Ça ne saurait tarder.

 

Plusieurs personnes  se pressent autour de l’Échevin qui entre.

 

HOVSTAD, à Billing

Voilà l’échevin. Il va y avoir de l’action !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, il a osé venir !

 

L'échevin Stockmann se fraye un chemin parmi les gens assemblés, salue poliment et se met à côté du mur à gauche.  Peu après arrive le Docteur Stockmann, par la droite.  Il porte une redingote noire avec un mouchoir blanc.  Quelques uns l’applaudissent d'une façon polie, mais on y répond avec un « chut » soutenu.  Bientôt le calme.

 

THOMAS STOCKMANN

Tout va bien, Katrine?

 

KATRINE

Ça va aller. (Avec insistance.) Pourvu que tu restes calme.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je sais me contrôler. (Il consulte sa montre et escalade une petite tribune. Après un salut bref à l’audience, il annonce.) Mes amis, il est « et quart ». Je crois que je vais commencer.

 

Il prend son manuscrit.

 

ASLAKSEN

Il faut d’abord qu’on élise un président d’assemblée.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, ce ne sera pas nécessaire.

 

QUELQUES HOMMES, criant

Oui! oui !

 

PETER STOCKMANN

Moi aussi je suis d’accord. Il nous faut un modérateur.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais moi j’ai convoqué cette rencontre afin de donner une conférence, Peter.

 

PETER STOCKMANN

La conférence du Médecin des bains pourrait éventuellement susciter des divergences d’opinions.

 

PLUSIEURS VOIX

Un président d'assemblée!  Un modérateur!

 

HOVSTAD

Il semble que la plupart des citoyens rassemblés sont pour.

 

THOMAS STOCKMANN, se contrôlant

Bon très bien.  Que la majorité l’emporte.

 

ASLAKSEN

Monsieur l'échevin veut-il assumer cette fonction ?

 

TROIS HOMMES, applaudissant

Bravo bravo!

 

PETER STOCKMANN

Pour des raisons qui semblent évidentes, je me dois de refuser. Il y a cependant quelqu’un ici qui me semble tout indiqué. Puis-je suggérer que le président de l’Association des Petits Propriétaires, monsieur Aslaksen...

 

BEAUCOUP DE VOIX

Oui oui ! Vive Aslaksen!  Hurrah pour Aslaksen!

 

Thomas Stockmann reprend son manuscrit et descend de la tribune pour laisser la place à Aslaksen.

 

ASLAKSEN

Comment me soustraire à une telle preuve de confiance ?

 

Les applaudissements deviennent scandés au milieu des bravos.

 

BILLING, écrivant

Donc Monsieur l’imprimeur Aslaksen est élu par acclamation.

 

ASLAKSEN

Puis-je profiter de cette tribune pour adresser quelques mots au bénéfice de ceux qui m’acclament. Simplement vous dire que je suis une personne pacifique et tranquille, qui accorde beaucoup d’importance sur une modération de réflexion ainsi que sur une réflexion modérée. Ceux qui me connaissent le savent.

 

BEAUCOUP DE VOIX

Oui oui, Aslaksen !

 

ASLAKSEN

À l’école de l’expérience, il est un grand principe voulant que la modération...

 

PETER STOCKMANN

Nous savons tout ça !

 

ASLAKSEN

... est, de concert avec la pondération, le premier de tous les serviteurs à la communauté. En conséquence, puis-je demander au respectable individu qui a convoqué cette réunion de s’en tenir aux limites de la modération ?

 

UN HOMME, levant un flacon d’alcool dans la porte d’entrée

Skool à l'Association de la Tempérance !

 

UNE VOIX, tonitruant :

Ah va-t-en au diable, toi !

 

PLUSIEURS VOIX

Chut ! Chut !

 

ASLAKSEN

Je crois que quelqu’un demande la parole ?

 

PETER STOCKMANN

Monsieur le modérateur !

 

ASLAKSEN

Monsieur l'échevin Stockmann a la parole.

 

PETER STOCKMANN

Étant donné la relation de parenté proche que j'ai, c'est bien connu, avec le médecin des Bains, je m’étais promis de ne pas ouvrir la bouche de la soirée. Mais mon statut d’actionnaire et surtout mon intérêt pour le bien commun de cette ville me forcent à soumettre une proposition, à savoir que personne ici ce soir ne devrait ajouter foi à des commentaires exagérés et peu fiables en ce qui touche les conditions sanitaires de nos Bains.

 

PLUSIEURS VOIX

Évidemment ça  va de soi !

 

PETER STOCKMANN

Je propose donc que le docteur Thomas Stockmann s’abstienne de nous lire son exposé.

 

THOMAS STOCKMANN, piqué

Quoi ?   Que je m’abstienne ?

 

KATRINE, nerveuse

Hm, hm.

 

THOMAS STOCKMANN, comprenant le signal, plus calme

Je veux dire... ai-je bien entendu ?

 

PETER STOCKMANN

J’ai fait paraître dans le Messager du Peuple un article au bénéfice des citoyens bien pensants. J’ai fait avec des termes simples un résumé de la situation, en sorte que le tout soit très facile à comprendre. Je maintiens donc ma proposition car j’estime que les propos du Médecin des Bains feraient encourir aux contribuables des dépenses de centaines de milliers couronnes.

 

Réactions de protestation dans la foule. Bruit de trompette marine.

 

ASLAKSEN, agitant une petite clochette

Silence, mesdames et messieurs. Je me permets d’appuyer la proposition de l’échevin. Je partage l’opinion voulant que le médecin des bains soit un homme agité. Son discours est truffé d’arrières-pensées. Le sujet des Bains semble être pour lui un prétexte, car c’est une révolution qu’il préconise en s’en prenant aux têtes dirigeantes du projet. Cela dit ! Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le docteur est un homme dont l’honnêteté ne saurait être mise en doute. Je dirais même que je suis personnellement en accord avec l’esprit démocratique qui peut à la limite encourager certaines réformes, mais à condition que le besoin s’en fasse sentir. C’est pourquoi, pour une rare fois, je dois m’inscrire en faux contre l’exposé du Docteur Stockmann qui demeure une personne pour qui j’ai personnellement beaucoup de respect. Cependant je ne peux être d’accord avec lui. C’est mon humble opinion.

 

Assentiment de la foule.

 

HOVSTAD

J’aimerais pour ma part ajouter qu’au début j’ai donné un appui inconditionnel à l’exposé du docteur, mais j’ai dû me raviser lorsque je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait d’un mensonge.

 

THOMAS STOCKMANN

Un mensonge ?

 

HOVSTAD

Disons ... une entorse à la vérité. L’article de l’échevin en est la preuve. Je prends la foule à témoin de ma bonne foi. Le Messager du Peuple est un journal aux positions rigoureuses. Mais d’abord, il a le devoir, quand il s’agit de débats de fonds, de se montrer prudent.

 

ASLAKSEN

C’est la sagesse qui parle et je l’approuve.

 

HOVSTAD

Dans l’affaire qui nous concerne, il est clair comme le jour que le docteur n’a pas l’appui de la population. Or quelle est la règle d’or d’un journal, mesdames et messieurs ? Celle de refléter la volonté de ses lecteurs. Sans quoi comment pourrait-il oeuvrer avec acharnement pour le bien de ceux qui le lisent ?  À moins que je sois un imbécile ?

 

BEAUCOUP DE VOIX

Non, non, non.  Le rédacteur Hovstad a raison.

 

HOVSTAD

Si vous saviez ce qu’il m’en coûte d’être en désaccord avec un homme qui m’invite chez lui si souvent ! Un homme attentionné, généreux, gentil, mais dont l’erreur est d’écouter ses impulsions plutôt que le bon sens.

 

QUELQUES VOIX ÉPARPILLÉES

C’est vrai qu’il est gentil, aimable...

 

HOVSTAD

Mon devoir envers la communauté exige que je rompe tout lien d’amitié avec lui. Et dois dire haut et fort que je n’approuve pas sa conduite envers les membres de sa famille.

 

THOMAS STOCKMANN

Cette assemblée devait porter sur les égouts et les conduites d’eau !

 

HOVSTAD

Notamment envers son épouse et ses deux garçons.

 

MORTEN

C'est nous ça, maman?

 

KATRINE

Chch.

 

ASLAKSEN

Je vais donc soumettre la proposition de l'échevin au vote.

 

THOMAS STOCKMANN

Inutile ! Je n’ai aucune intention de vous parler de pourriture dans nos Bains. Je veux vous entretenir d’un tout autre sujet !

 

PETER STOCKMANN, à mi-voix

Ah bon ?

 

L’IVROGNE à côté de la porte

En tant que citoyen protégé par le Secours national, j’ai le droit de dire moi aussi ce que je pense et j’ai BEAUCOUP de choses à dire ici comme premièrement que je demande la parole ....

 

PLUSIEURS VOIX

Ah lui ! La ferme !

 

D'AUTRES VOIX

Il est soûl ! Dehors!

 

THOMAS STOCKMANN

Je demande la parole.

 

Aslaksen agite la petite clochette et annonce :

 

ASLAKSEN

Monsieur le docteur Stockmann a la parole.

 

THOMAS STOCKMANN

Qui aurait pu dire, il y a quelques jours encore, qu’on allait me censurer comme on le fait ici ce soir ? Je me serais bien débattu comme un lion pour faire valoir mes libertés. Mais aujourd’hui ça m’est égal. Ce dont je veux vous entretenir est encore plus fondamental.

 

La foule se rapproche pour mieux l’écouter. Le vieux Morten Kiil entre et se mêle à l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN, poursuivant

J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tant et si bien que les pensées en moi ont tournoyé de façon vertigineuse.

 

PETER STOCKMANN

Hum hum.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais cela m’a permis de voir les choses avec une clarté remarquable. Et c’est pour ça que je suis ici ce soir. Je vais vous faire de grandes révélations, mes chers concitoyens. Je suis venu vous faire part d’une découverte bien plus importante qu’une annonce dérisoire au sujet de la pourriture dans nos conduites qui pourrait propager la peste.

 

BEAUCOUP DE VOIX, criant

Pas le droit de parler de ce sujet !

 

THOMAS STOCKMANN

Ma découverte récente porte sur la vie spirituelle de notre communauté qui se trouve elle aussi empoisonnée, et ce poison se propage comme une maladie en chacun de nous.

 

DES VOIX ÉTONNÉES

Non mais qu’est-ce qu’il raconte ?

 

PETER STOCKMANN

Que veut-il insinuer ?

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

J’invite le docteur à la modération.

 

THOMAS STOCKMANN

J’aime profondément ma ville car c’est le berceau de mon enfance. J’étais encore tout jeune lorsque l’exil m’a imposé le supplice de la nostalgie comme le vert-de-gris sur le pignon vétuste d’un vieux château.

 

La foule émet un sifflement d ’admiration.

 

THOMAS STOCKMANN

Puis j’ai vécu de longues années dans une contrée sinistre au nord du pays. J’étais le médecin d’une population si misérable dans des friches qu’il m’arrivait de penser qu’il leur aurait plutôt fallu un vétérinaire.

 

Murmures dans la salle.

 

BILLING, maugréant en cessant de noter

Par Dieu qui nous damne !

 

HOVSTAD

Un peu de respect pour ces gens !

 

THOMAS STOCKMANN

J’étais parmi ces gens comme un oiseau méditatif, dans l’attente d’une ponte. Et qu’ai-je pondu ? Le projet des Bains.

 

Réactions partagées dans l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN

Et le destin m’a ramené dans ma ville natale avec l’enthousiasme brûlant de me consacrer au bonheur de mon foyer.

 

PETER STOCKMANN, soupirant

Où veut-il en venir ?

 

THOMAS STOCKMANN

Et je me revois pataugeant dans le bonheur aveugle, jusqu’à ... avant-hier soir. Car j’ai fermé mes yeux, et lorsque mes yeux neufs se sont ouverts, j’ai vu, comme je vous vois, l’incommensurable stupidité des autorités.

 

Du bruit, des cris et des rires.  Madame Stockmann tousse beaucoup.

 

PETER STOCKMANN

S’il vous plaît monsieur le modérateur !

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

Par les pouvoirs qui me sont conférés ...

 

THOMAS STOCKMANN

Laissez-moi parler monsieur Aslaksen. J’ai à dire ici la crasse, la profondeur de la crasse, qui pèse sur le cerveau des actionnaires du Projet des Bains. Ces hommes ne sentent pas bon, ils puent. Je ne peux pas les sentir. Je les ai trop tolérés et j’en ai aujourd’hui la nausée. Ils sont comme des hamsters qui laissent leurs crottes dans les plates-bandes gracieuses. Les gens raffinés cultivent avec soin leurs plates-bandes et il faudrait exterminer ces dirigeants comme on le fait pour la vermine.

 

Tumulte dans la salle.

 

PETER STOCKMANN

Monsieur le modérateur – admettez-vous ce qu’on vient d’entendre ?

 

ASLAKSEN, agitant la clochette

Monsieur le Docteur !

 

THOMAS STOCKMANN

Cette réalité m’est apparue tard, je l’admets. Si on compte le nombre de jours où il m’a fallu les endurer, eux et mon frère Peter, un homme rempli de préjugés qui est visqueux comme une larve.

 

Des rires, du bruit et des clairons.  Madame Stockmann, assise,  tousse fort.  Aslaksen agite énergiquement la clochette. L’ivrogne entre de nouveau dans la salle.

 

L'IVROGNE

Vous vous moquez de moi ? Moi, Petersen ! Je le sais que vous vous moquez de moi !

 

DES VOIX FURIEUSES:

Dehors l'homme soûl ! Mettez-le à la porte.

 

L'homme est de nouveau mis dehors.

 

PETER STOCKMANN

Mais qui est cet homme ?

 

QUELQU'UN À L'ÉCART

Ne le connaissez pas Monsieur l'Échevin ?

 

UN AUTRE

Il n’est pas d’ici.

 

UN TROISIÈME

C’est un commerçant qui est censé livrer du bois...

 

On n'entend pas le reste.

 

ASLAKSEN

Il sent la bière bavaroise, il est probablement ivre -- continuez monsieur le Docteur, mais efforcez-vous d'être modéré.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui ça va. Je ne parlerai plus des actionnaires sinon que pour dire que mes propos à leur endroit ne signifient pas que je leur en veux. Loin de là. Car au fond je ressens une consolation à l’idée qu’ils sont si vieux et si dégénérés qu’ils finiront bien par s’exterminer d’eux-mêmes. Nul besoin de poison pour hâter leur extinction. D’ailleurs ils sont si caduques qu’ils ne représentent plus de menace pour notre société. Ils sont comme des restes humains inoffensifs pour nos libertés et nous devons avoir pitié d’eux. Les vrais responsables de notre empoisonnement, je vais vous dire qui ils sont.

 

APPELS DE TOUS LES CÔTÉS

Des noms ! Des noms !

 

THOMAS STOCKMANN

Je vais vous les nommer ! Car c’est justement « LA » découverte qui m’est apparue dans toute sa clarté avant-hier. (Il hausse le ton.) Les véritables responsables du danger qui menace de nous empoisonner, c’est : la majorité ! C’est-à-dire vous tous ! À présent vous le savez !

 

Le tumulte est à son comble dans la salle. La majorité crie, trépigne de colère, et fait résonner la trompette marine, le cor alpestre, les sifflets, tandis que quelques vieux semblent s’amuser beaucoup. Madame Stockmann se lève anxieuse. Ejlif et Morten montrent leurs poings aux autres écoliers qui manifestent. Aslaksen agite la clochette et parvient à imposer un calme relatif. Hovstad et Billing se joignent aux protestations mais on ne comprend pas ce qu’ils disent.

 

ASLAKSEN

Le modérateur s'attend à ce que vous prononciez des excuses, docteur Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN

Jamais de la vie monsieur Aslaksen.  C'est la grande majorité de notre communauté qui me dérobe ma liberté et qui m’interdit d’énoncer la vérité.

 

HOVSTAD

La majorité a toujours le droit de son côté.

 

BILLING

Et la vérité aussi, par Dieu qui nous damne.

 

THOMAS STOCKMANN

Et moi je dis que la majorité n’a jamais le droit de son côté. Elle est au contraire l’incarnation du mensonge et moi l’homme libre j’ai résolu de la combattre. Mais encore ? Qu’est-ce que la majorité ? Est-ce de la sagesse ou de la stupidité ? Qui peut nier que la sagesse est une chose rare et que la stupidité est courante ? Autrement dit majoritaire ?  Et majoritaire pas rien qu ’ici ! Majoritaire sur la terre ! Et croyez-le ou non, à cause de ce postulat, il est donc permis, et même obligatoire,  de penser que la stupidité a raison de la sagesse. Eh oui !

 

Des bruits et des cris.

 

THOMAS STOCKMANN

Eh oui ! Vous aurez beau crier, m’enterrer, vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a tous les pouvoirs, malheureusement ! Mais elle n’a pas raison. Moi j’ai raison. De même que quelques rares individus.

 

Plus de bruit encore.

 

HOVSTAD

Et voilà. Depuis avant-hier, notre docteur fait partie d’une élite rare.

 

THOMAS STOCKMANN

Rarissime, car nous sommes bien peu à représenter l’éclosion de vérité pure comme la verdure sur les rameaux printaniers. En fait, ces hommes auxquels j’appartiens sont si inaccessibles sur la sentinelle de la vertu que la majorité compacte  ne peut même pas les voir. Et nous nous battons, dans l’espoir qu’un jour nos vérités si frêles deviennent des vérités admises.

 

HOVSTAD

Mais ce que j’entends là,  c’est un discours de révolution !

 

THOMAS STOCKMANN, cédant au blasphème

Oui – par le cul de la Sainte Vierge ! Tout à fait ! Je suis un révolutionnaire monsieur Hovstad. J’ai l’intention de renverser le Mensonge et de le remplacer par la Vérité. Mais encore. Qu’est-ce que la Vérité ? Mais d’abord, parlons donc des vérités au pluriel qu’adopte la majorité. Ce sont de vieilles vérités, si vieilles en vérité qu’on pourrait dire qu’en tant que vérités ces vérités n’ont plus rien de la vérité et en conséquence ces vérités sont ? ... eh oui,  des mensonges, mesdames et messieurs.

 

Rires et moqueries.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui oui, allez-y, riez de moi. Mais je vous le dis : pour être vraie, une vérité doit être jeune et non pas avoir l’âge de Mathusalem contrairement à ce que les gens s’imaginent. Une vérité moyenne a une durée de vie de 17 à 18 ans, 20 ans au maximum, mais rarement plus. Ainsi toute vérité marquée par un âge avancé est, je le répète, une affaire vétuste et squelettique et puis voyez comme c’est drôle : c’est à ce moment-là où elle est devient désuète que la majorité compacte est prête à l’adopter. Comme on le dirait d’un aliment périmé qui a perdu toute sa valeur nutritive, si vous me permettez cette métaphore que je trouve éloquente en tant que médecin. Autrement dit, toute vérité qu’adopte la majorité est comparable à une charcuterie de l’année dernière tel que du jambon avec de la mousse verdâtre désagréable pour l’odorat. Résultat : un scorbut moral qui fait rage partout dans la communauté.

 

ASLAKSEN

Est-ce que notre conférencier n’est pas en train de perdre le fil ?

 

PETER STOCKMANN

J’approuve cette observation de notre modérateur.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est toi Peter, c’est toi, pourriture, qui n’a pas les idées claires tandis que moi je parle avec lucidité. Je ne fais que démontrer comment la majorité compacte est une pauvre arriérée qui empoisonne la source vive de l’esprit en empestant l’air que nous respirons.

 

HOVSTAD

La majorité libre pensante adopte des vérités d’une force inébranlable.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah mon pauvre petit monsieur Hovstad, vos vérités étaient déjà des affaires mortes et enterrées à l’époque de nos grands-pères. Nous, de la race des précurseurs modernes, nous ne les approuvons pas. Vos vérités sont des os dépourvus de moelle. Une base douteuse pour une société qui se veut saine d’esprit.

 

HOVSTAD

Tout ça, ce sont des paroles en l’air. À quoi faites vous allusion au juste ? Parlez-nous de ces vérités si dépourvues de moelle?

 

Approbation dans l’audience.

 

THOMAS STOCKMANN

La liste de tout ça serait trop longue. Je ne vous en dirai qu’une seule, en fait le plus odieux des mensonges,  que vous-même monsieur Hovstad et vos supporters du Messager du Peuple adoptez comme une devise.

 

HOVSTAD

Et c'est ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est le vieux dogme ancestral qui confère à la population en général des privilèges qui ne devraient être réservés qu’à de rares personnalités. La masse commune et mal dégrossie qui forme le peuple n’a pas les compétences pour condamner ou approuver, car elle manque trop de raffinement.

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, qu’est-ce j’entends !

 

HOVSTAD, dans un cri indigné

Entendez cela, citoyens !

 

DES VOIX AMÈRES

Quoi ? Nous ??? Pas d’esprit ? Pas de raffinement ?

 

UN TRAVAILLEUR

Qu’on se débarrasse de l’homme qui parle ainsi !

 

D'AUTRES VOIX

Dehors ! Dehors !

 

UN CITOYEN, crie

Evensen, vas-y avec ta trompette !

 

Trompette marine, cor alpestre, et bruits de clairons dans un tintamarre général.

 

THOMAS STOCKMANN, après que le calme soit revenu

Vous êtes peu raisonnables de ne pouvoir entendre la Vérité pour une fois que j’ose la révéler. Je ne vous demande pas d’être tous d’accord, mais je m’attends à ce que monsieur Hovstad, qui passe pour le moins creux du troupeau, y décèle un peu de profondeur s’il se donne la peine d’y réfléchir. Depuis le temps qu’il se vante d’être un libre-penseur !

 

DES QUESTIONS ÉTONNÉES, éparses et ténues

Quoi ? Lui ? Un libre-penseur? Lui ???

 

HOVSTAD, indigné, se défendant

Vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez. Quand ai-je dit cela ? L’avez-vous déjà lu, imprimé, noir sur blanc ?

 

THOMAS STOCKMANN, après réflexion

Heu ... non. Vous avez raison, microbe. Car vous n’en avez pas le courage. Je ne veux pas vous échauder comme un chat. Après tout, le libre-penseur, c’est moi. Écoutez ma sagesse et ma science, minus : Le Messager du Peuple est la honte que vous colportez, la honte qui vous mène, car il incarne le mensonge. La vertu que vous attribuez au peuple est un mensonge imprimé avec de l’encre qui salit les doigts. Il n’y a qu’une vérité fondamentale : le peuple est une matière brute qui ne peut engendrer que le peuple.

 

Grincements dans la foule.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous n’avez qu’à regarder les espèces vivantes, copies conformes de notre pauvre humanité. Prenez la volaille vulgaire de nos paysans. Sa carcasse est commune, souvent elle boite, sa chair est quelconque, et qu’est-ce qu’elle pond ? Un oeuf identique au précédent, qu’on vend à la douzaine. Mais considérez la poule d’Espagne, ou la dinde japonaise, au duvet raffiné, noble, racé ! Quelle différence, ah toute une différence ! Prenons l’exemple des chiens, que nous avons si souvent le loisir d’observer. Pensez au piètre bâtard. Qui bave. Qui pisse des coulées jaunes le long de nos maisons. Comparez-le au caniche royal dont l’intelligence est pleine d’acuité, qui porte en lui l’art et la grâce, qu’on admire pour sa prestance, son ascendance, son élégance ! C’est qu’il a reçu la meilleure moulée, il a été élevé par des esthètes portés vers les belles choses, la belle musique. Le crâne de ce chien de race a reçu des dons que le bâtard n’a pas reçus.

 

Du bruit et des rires fusent de partout.

 

UN CITOYEN

Et nous devons appliquer ça à nous-mêmes ?

 

UN AUTRE

Nous ne sommes pas des animaux, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

Sur mon âme, je vous réponds que nous en sommes. Mais il n’y a pas beaucoup d’animaux raffinés parmi les hommes. Et l’homme de race est très éloigné de l’homme bâtard. Mais c’est comme ça. À défaut d’élévation, la majorité se complaît dans le vulgaire.

 

HOVSTAD

Je suis un simple paysan et fier de l’être. Dans le peuple que vous insultez, je reconnais mes racines profondes.

 

PLUSIEURS TRAVAILLEURS

Hurrah pour Hovstad, hurrah, hurrah !

 

THOMAS STOCKMANN

Si au moins le peuple vulgaire se contentait de croupir ! Mais non, il a des prétentions, vous n’avez qu’à regarder l’échevin, mon frère Peter, Peter-le-ridicule qui se donne des airs de supériorité.

 

PETER STOCKMANN

Ces attaques personnelles sont inadmissibles.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Mais qui étaient nos aïeux Peter ? Des pirates ! Tâche donc de le nier !

 

PETER STOCKMANN

Ne l’écoutez pas – pure invention.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon frère est un homme incapable de penser par lui-même. Il ne fait qu’ânonner les idées reçues de ses semblables pour se donner de l’importance. Tout comme le rédacteur Hovstad qui charrie des insanités dans son journal, qui colporte le vice de la corruption, et qui sème dans l’esprit populaire une pourriture comparable à celle qui provient des tanneries de la Moelledalen et qui empoisonne l’eau de nos Bains.

 

Bruits et interruptions.

 

THOMAS STOCKMANN, imperturbable

Notre ville est comme une maison malpropre où l’on ne passe pas le balai. Pauvreté, laideur, absence de culture, le peuple n’a pas la capacité d’agir et de penser. Faute d’oxygène, sa conscience est affaiblie au point qu’il prend pour de la floraison tout ce qui résulte du mensonge et de la fraude.

 

ASLAKSEN

La communauté ne peut admettre une telle accusation.

 

UN HOMME DE BIEN

Coupez-lui la parole !

 

DES VOIX EXCITÉES

Oui oui, coupez-lui la parole !

 

THOMAS STOCKMANN, dans une agitation croissante

J’irai crier la vérité dans la rue. J’irai le dire dans les autres villes. Tout le pays finira par savoir qui vous êtes.

 

HOVSTAD

On jurerait que vous voulez détruire notre ville.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, je veux la détruire. Je l’aime trop pour la voir fleurir sur un mensonge. Je préfère qu’elle soit détruite.

 

ASLAKSEN

Il l’admet, noir sur blanc !

 

Du bruit, des clairons, madame Stockmann tousse en vain.  Le docteur ne l'entend plus.

 

HOVSTAD, élevant la voix dans le tumulte

L’homme qui veut la destruction de sa ville est notre ennemi !

 

THOMAS STOCKMANN

Elle doit être rasée, exterminée, purifiée de la lèpre et du mensonge. Vous êtes à ce point pestiférés que c’est non seulement cette ville mais tout le pays qu’il faut anéantir. La nation doit être éliminée.

 

UN HOMME, dans la foule

Il parle comme un ennemi du peuple !

 

BILLING

Par Dieu qui nous damne, c’est le verdict du peuple qui tombe !

 

TOUTE LA FOULE, scande

Oui ! oui ! oui ! c’est un Ennemi du peuple. Il est rempli de haine envers son pays, et envers sa nation.

 

ASLAKSEN

En tant que citoyen profondément choqué, je me joint au ralliement populaire et je propose la résolution suivante : « L’Assemblée du peuple considère que le médecin des bains, Docteur Thomas Stockmann, est un ennemi du peuple. »

 

Cris et applaudissements.  Plusieurs forment un cercle autour du docteur et claironnent contre lui. Madame Stockmann et Petra se sont levées.  Morten et Ejlif se battent contre les autres écoliers  qui ont aussi sifflé.  Quelques adultes les séparent.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous n’êtes que des pauvres d’esprit !

 

ASLAKSEN

Silence. Vous n’avez plus la parole. Des feuilles blanches, monsieur Billing ! Nous allons voter. Donnez-moi des feuilles, vite !

 

BILLING

J’ai du papier blanc, et aussi du papier bleu.

 

ASLAKSEN, descendant pour prendre les feuilles

Oui, ça fera l’affaire. (À l'Assemblée.) Nous allons voter. Ceux qui sont en faveur de la résolution prendront une feuille blanche dans le chapeau.

 

L'échevin quitte a salle.  Aslaksen et d'autres citoyens font le tour de l'assemblée avec les bouts de papiers dans un chapeau.

 

UN HOMME DE BIEN, à Hovstad

Que penser de l’attitude du docteur ?

 

HOVSTAD

Ah quelle affaire ! Quelle triste affaire.

 

UN AUTRE HOMME DE BIEN, à Billing

Vous qui êtes un habitué de sa maison - avez vous remarqué s'il boit?

 

BILLING

Par Dieu qui nous tue, il faut voir les cognacs qu’il nous sert !

 

UN TROISIÈME HOMME DE BIEN

L’alcool n’est pas en cause. Moi je dis que c’est de la folie.

 

LE PREMIER HOMME BIEN

Une folie héréditaire sans doute.

 

BILLING

Probablement.

 

UN QUATRIEME HOMME DE BIEN

Folie ? Que non. Cet homme est rongé par des sentiments de vengeance.

 

BILLING

Il est vrai qu’on lui a refusé une hausse de salaire.

 

TOUS LES HOMMES DE BIEN

Voilà l’explication !

 

L'IVROGNE, de retour

Donnez-moi une feuille, n’importe laquelle !

 

DES CRIS

C'est encore l'ivrogne.  Dehors !

 

MORTEN KIIL, stoïque, au docteur :

Beau résultat de votre conduite !

 

THOMAS STOCKMANN

Ma conduite m’est dictée par mon devoir.

 

MORTEN KIIL

Snik-snak. Je veux parler de la conduite qui provient de la Moelledalen? Répétez moi donc ça.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous m’avez bien compris. Les eaux sont corrompues.

 

MORTEN KIIL

Et mon usine?

 

THOMAS STOCKMANN

Votre tannerie est probablement la plus corrompue de toutes.

 

MORTEN KIIL

Et ça, vous comptez le dire à tout le monde ?

 

THOMAS STOCKMANN

Je vous le garantis.

 

MORTEN KIIL

Ça va vous coûter cher, Stockmann.

 

Il sort. Un homme riche se dirige vers Horster sans saluer les dames.

 

UN RICHE MONSIEUR

Vous voilà rendu à prêter votre maison aux ennemis du peuple, capitaine ?

 

HORSTER

Je suis libre de prêter ma propriété à qui je veux, monsieur l’armateur.

 

LE GROSSISTE

Et moi, je suppose que je pourrais en faire autant ?

 

HORSTER

Que voulez-vous dire?

 

LE GROSSISTE

Vous aurez la réponse demain.

 

Il se tourne et s'en va.

 

PETRA

Qui est-ce, Horster?

 

HORSTER

C’est Vik, mon fournisseur.

 

Aslaksen monte sur la tribune avec le résultat du vote populaire.

 

ASLAKSEN

Voici le résultat du vote populaire ! Toutes les voix sont pour, à l’exception d’une seule !

 

UN HOMME DE BIEN

La feuille bleue est celle de l'ivrogne.

 

ASLAKSEN

Avec toutes les voix contre une, laquelle a été mise dans le chapeau par un homme à qui on a servi de l'alcool, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des Bains, le Docteur Thomas Stockmann, un ennemi du peuple.

 

Des cris d'approbation.

 

ASLAKSEN

Vive le peuple !

 

Encore des cris d'approbation.

 

ASLAKSEN

Vive notre échevin, vive sa loyauté !

 

Des hurrah!

 

ASLAKSEN

L'assemblée est levée.

 

Il descend.

 

BILLING

Vive le modérateur!

 

LA FOULE

Hurrah pour l'imprimeur Aslaksen.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon chapeau, mon manteau, Petra.  Capitaine, vous partez bientôt pour l’Amérique. Y’a-t-il de la place sur votre bateau?

 

HORSTER

Pour vous et les vôtres, on fera de la place, monsieur le Docteur.

 

THOMAS STOCKMANN, pendant que Petra l'aide à mettre son manteau

Bien.  Viens, Katrine.  Venez les garçons.

 

Il prend la main de son épouse.

 

KATRINE, doucement

Mon bon Thomas, sortons le plus discrètement possible.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je vais te montrer comme je sors. (Il élève la voix.) Tous, écoutez ! Moi ennemi du peuple, je n’aurai pas de clémence comme un certain hurluberlu que vous connaissez bien. N’espérez pas que je sorte d’ici en disant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »

 

ASLAKSEN, dans un cri

Vous venez de blasphémer, Docteur Stockmann.

 

BILLING

Par Dieu qui nous ... ce que je viens d’entendre est une blessure à l’oreille d’un croyant !

 

UNE VOIX RAUQUE

Il a profané le nom du Christ !

 

DES CRIS EXCITES

Brûlez sa maison. Et noyez-le dans le fjord !

 

UN HOMME, dans la foule

Evensen ! Souffle ! Ta-ra-ta-ta !

 

Apothéose de bruits et de cris. Tandis que Horster, le docteur et sa famille s’enfuient, la foule les pourchasse en criant :

 

LA FOULE, quittant la salle

Ennemi du peuple! Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!

 

BILLING, rangeant ses papiers

Par Dieu qui nous damne ! N’empêche... j’aimais bien aller souper chez le docteur et boire du cognac, moi.

 

LA FOULE, de la rue

Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!

 

 

 

 

 

CINQUIÈME ACTE

 

 

Le bureau du Docteur Stockmann.  Des étagères remplies de livres et des armoires contenant des flacons de médicaments le long des murs.  Au fond,  il y a un vestibule.  En avant à gauche, une porte vers le salon.  Sur le mur à droite, il y a deux fenêtres, dont tous les carreaux sont cassés.  Au milieu de l’espace se trouve le pupitre du docteur, encombré de livres et de papiers. Un désordre règne.  C'est le matin.

 

Thomas Stockmann est en robe de chambre et en pantoufles. Il est coiffé d’un bonnet de nuit. Il est penché et ratisse le plancher à l’aide d’un parapluie. Il ramasse un petit caillou.

 

THOMAS STOCKMANN, vers le salon

Je viens d’en trouver un autre, Katrine.

 

KATRINE, du salon

Tu n’as pas fini d’en ramasser !

 

THOMAS STOCKMANN, empilant le caillou avec les autres

Je vais les conserver comme les vestiges d’une époque marquante. Ejlif et Morten les garderont en souvenir, comme un héritage.

 

Il continue de ratisser sous l’étagère.

 

THOMAS STOCKMANN

Comment s’appelle-t-elle déjà ? Notre bonne ! Elle n’est toujours pas allée chez le vitrier ?

 

KATRINE

Oui elle en arrive. Mais il a répondu qu’il viendrait plus tard. Demain peut-être.

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne viendra pas, j’en suis sûr..

 

KATRINE

C’est aussi mon impression. Au fait, il y avait ça pour toi dans le courrier. (Elle lui tend une lettre. Il ouvre et lit.) De qui est-ce ?

 

THOMAS STOCKMANN

Devine !   Le propriétaire annule notre bail.

 

KATRINE

Quoi?  Lui qui était si gentil ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh, il est rempli de regrets. Il dit que ça lui crève le coeur. Mais mettons-nous à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’opinion de la majorité...

 

KATRINE

Et ça, ça prouve que tu avais raison.

 

THOMAS STOCKMANN

Hé oui. J’avais raison. Tous des lâches. Qui se serrent les coudes. Mais quelle importance, à présent que nous partons vers l’Amérique?

 

KATRINE

Mais y as-tu réfléchi vraiment, Thomas ?

 

THOMAS STOCKMANN

Tu voudrais que je reste ici comme un infâme qu’on montre du doigt en l’appelant l’ennemi du peuple ? Ils m’ont lancé des cailloux, Katrine. Ils ont cassé nos fenêtres. Et ce n’est pas tout, regarde. Ils ont déchiré mon pantalon.

 

KATRINE

Pas tes beaux pantalons noirs ?

 

THOMAS STOCKMANN

On ne devrait jamais mettre nos plus beaux pantalons quand on se bat pour la Vérité. Enfin, les pantalons, ce n’est pas si grave, car on peut toujours les reniper. Mais la meute a déchiré bien plus qu’un tissu. La meute m’a outragé, moi, comme si j’étais aussi négligeable que les autres. Et ça, c’est insupportable.

 

KATRINE

Oui ils ont été très grossiers  envers toi, Thomas.  Mais faut-il qu’on s’en aille en Amérique pour ça ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il est vrai que la majorité compacte doit être aussi vulgaire là-bas, mais bon. Les conditions de vie sont meilleures. À l’ouest du globe, l’opinion publique est plus humaine. Là-bas, on m’aurait tué, au lieu de m’humilier en me lançant des cailloux. Moi. Une âme qui se voulait libre, et qu’on pince au moyen d’un étau. (Il fait les cent pas.) Si seulement je pouvais acheter une forêt vierge ou un île tropicale, pas trop chère.

 

KATRINE

Non mais toi ! Pense à nos garçons, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN, s’arrêtant

Tu es bizarre Katrine. Toi-même tu dis que la société se divise en deux moitiés : une qui est folle et l’autre qui a perdu la raison. Et tu voudrais que nos garçons grandissent là-dedans?

 

KATRINE

Tu as dit des paroles imprudentes, mon bon Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Je ne disais peut-être pas la vérité ? Tu le sais bien que la population confond l’envers et l’endroit dans un bouilli. Qui pourrait imaginer cela, Katrine, que des citoyens aussi arriérés prétendent à la liberté d’opinion ?

 

KATRINE

Pour ça, oui. C’est absurde.

 

Entre Petra.

 

KATRINE

L’école est déjà finie ?

 

PETRA

On m’a renvoyée.

 

KATRINE

Renvoyée ?

 

THOMAS STOCKMANN

Toi aussi ?

 

PETRA

Madame Busk m'a donné un avis. Alors je me suis dit que valait mieux partir tout de suite.

 

THOMAS STOCKMANN

Absolument. Tu as bien fait.

 

KATRINE

Qui aurait cru que Madame Busk, une personne qu’on croyait si aimable...

 

PETRA

Elle est très aimable, maman. Il fallait voir comment c’était souffrant pour elle de me renvoyer.

 

THOMAS STOCKMANN, avec un petit rire triomphant

De toute beauté !

 

KATRINE

Tu dis ça après tout ce qui s’est passé hier soir, non mais toi !

 

PETRA

Et je n’ai pas dit le pire, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi, le pire ?

 

PETRA

Madame Busk m’a montré pas moins de trois lettres qu’elle a reçues ce matin.

 

THOMAS STOCKMANN

Anonymes, je présume?

 

PETRA

Oui.

 

THOMAS STOCKMANN

Quand on parle de lâcheté, Katrine.

 

PETRA

Dans deux de ces lettres, on fait état d’un homme qui est un habitué de notre maison. Il prétend que je suis une révolutionnaire dans tous mes propos.

 

THOMAS STOCKMANN

Tu n'as pas nié cela, au moins ?

 

PETRA

Non, je t’assure. Madame Busk elle-même a des opinions de libre penseuse. N’empêche qu’elle n’a pas voulu me garder, vu que c’était écrit dans les lettres.

 

KATRINE

Un habitué de la maison ! Bravo pour ton hospitalité, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Et l’on devrait continuer de vivre dans un tel lieu de corruption ? Allez, fais tes valises, Katrine.

 

KATRINE

Chut. Il y a quelqu'un dans l'entrée.  Va donc voir Petra.

 

Petra ouvre la porte.

 

PETRA

Ah, c'est vous Capitaine Horster?  Entrez.

 

HORSTER, du vestibule

Simplement pour prendre des nouvelles.

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Comme c’est gentil !

 

KATRINE

Et merci pour votre aide, capitaine.

 

PETRA

Vous avez donc pu revenir dans votre maison ?

 

HORSTER

Oui sans trop de problèmes. Ils m’ont menacé verbalement, mais ils n’ont pas usé de force.

 

THOMAS STOCKMANN

Lâches comme des cochons. Regardez ici. Tous ces petits cailloux. Pas même foutus de lancer de grosses roches. À part ces deux-là. Mais il fallait les entendre! Des menaces, oui.  Mais ils sont incapables d’agir.

 

HORSTER

Tant mieux pour vous, quand même.

 

THOMAS STOCKMANN

Je n’en suis pas sûr. Une rébellion avec des gestes violents rendrait service au pays, car pour une fois on serait témoin d’une affaire grave. Il est triste de penser qu’un peuple arriéré est incapable du moindre éclat. Ce n’est pas tout d’appeler quelqu’un « Un ennemi du peuple ». Encore faut-il le traiter comme tel.

 

KATRINE

Non mais toi ! Un ennemi, tu te rends compte ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non Katrine. L’écho de cette injure résonne dans ma tête. Ce mot est une épingle. Une épingle qui pique mes poumons comme une morsure et j’en ressens le venin jusqu’à la boule du coeur. Une sécrétion juteuse remplie d’acide qu’aucun magnésium ne peut adoucir.

 

PETRA

Tu auras ta revanche, papa.

 

HORSTER

Le peuple est un roseau qui oscille au gré du vent. Il dira bientôt le contraire de ce qu’il a dit.

 

KATRINE

Je le pense aussi.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais il sera trop tard pour me réhabiliter. Mon exil sera leur pénitence. Quand partons-nous, capitaine ?

 

HORSTER

Justement, je venais aussi à ce sujet.

 

THOMAS STOCKMANN

Un problème avec le bateau?

 

HORSTER

Il n’y a plus de bateau.

 

PETRA

On ne vous a pas congédié, capitaine ?

 

HORSTER, sourit d’un air piteux

Hé oui.

 

PETRA

Vous aussi.

 

KATRINE

Tu entends ça, Thomas...

 

THOMAS STOCKMANN

On l’a congédié au nom de la Vérité. Pouvez-vous croire ?

 

HORSTER

Bah, je trouverai bien du travail ailleurs.

 

THOMAS STOCKMANN

Congédié par Vik, un armateur qui se pense au-dessus de tout !

 

HORSTER

Oh non, c’est un brave homme, allez! Il fallait voir comment il avait le coeur brisé.

 

THOMAS STOCKMANN

Manipulé, lui aussi?

 

HORSTER

Vous croyez que c’est facile d’appartenir à une classe dirigeante ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oh le pauvre homme. Victime du hachoir. Sa tête, comme toutes les autres, moulue dans le gruau. La majorité compacte porte bien son nom : c’est de la tête fromagée.

 

KATRINE

Non mais toi !

 

PETRA, à Horster

C’est parce que vous êtes venu nous reconduire ici.

 

HORSTER

Je ne le regrette pas.

 

Petra lui tend la main.

 

PETRA

Merci pour tout.

 

HORSTER, au docteur

J’ai pensé à une solution pour vous.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui car nous voudrions partir le plus vite possible.

 

KATRINE

Je crois qu’on a frappé.

 

PETRA

C'est l'oncle Peter.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah... (Appelant.) Entre !

.

KATRINE

Là Thomas tu vas nous promettre d’être gentil.

 

Entre l’Échevin. Voyant tout le monde :

 

 

PETER STOCKMANN

Oh, tu n’es pas seul. Je peux repasser ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non, viens.

 

PETER STOCKMANN

C’est que j’aurais aimé te parler de seul à seul.

 

KATRINE

Nous allions justement au salon.

 

HORSTER

Et moi je reviendrai plus tard.

 

THOMAS STOCKMANN

Non, Horster. Restez, je vous en prie.

 

HORSTER

Alors j’attendrai au salon moi aussi.

 

Katrine, Petra et Horster passent au salon.

 

Peter Stockmann regarde silencieusement les fenêtres aux carreaux cassés.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, ça manquait d’air. Remets ta casquette.

 

PETER STOCKMANN

Si tu permets.

 

Il remet sa casquette.

 

PETER STOCKMANN

Je me sens un peu enrhumé depuis hier.

 

THOMAS STOCKMANN

Il faisait pourtant bien chaud dans cette assemblée.

 

PETER STOCKMANN

Je regrette de n’avoir pu rien empêcher de ce grabuge. Je n’ai pas de juridiction sur les excès nocturnes.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est pour me dire ça que tu es venu ?

 

PETER STOCKMANN, tendant une grande enveloppe

C’est pour toi. Un document de la Société des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Mon congédiement ?

 

PETER STOCKMANN

Effectif à compter d’aujourd’hui.

 

Il dépose l’enveloppe  sur la table.

 

PETER STOCKMANN

Ça nous fait mal.  Mais l’opinion publique étant ce qu’elle est...

 

THOMAS STOCKMANN, souriant

Oui, j’ai entendu ça plusieurs fois aujourd’hui.

 

PETER STOCKMANN

À moins que tu ne rectifies tes positions, je vois mal comment tu pourras continuer de pratiquer en ville.

 

THOMAS STOCKMANN

Pratiquer en ville ? Tu dis ça avec une assurance...

 

PETER STOCKMANN

L’Association des Petits Propriétaires a déjà commencé de faire du porte à porte  pour une pétition.

 

THOMAS STOCKMANN

Je m’en doute un peu.

 

PETER STOCKMANN

Si j’ai un conseil à te donner, ce serait d’envisager de quitter les lieux.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est déjà tout envisagé.

 

PETER STOCKMANN

Bien. Six mois devraient être suffisants. Et à ton retour, tu n’auras qu’à présenter des excuses officielles pour tes égarements.

 

THOMAS STOCKMANN

Et réintégrer mes fonctions ?

 

PETER STOCKMANN

Pas impossible.

 

THOMAS STOCKMANN

Et l’opinion publique ?

 

PETER STOCKMANN

L’opinion publique, c’est une affaire variable. Ce qui importe, c’est ton repentir.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui.  Évidemment. Ça vous fait saliver. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de tes conseils d’administrateur ?

 

PETER STOCKMANN

Oui. À une époque où on te laissait beaucoup de corde.

 

THOMAS STOCKMANN

À présent, j’ai la corde au cou, tu veux dire ? (S’emportant.) Jamais. Jamais, tu m’entends ? Même si j’étais sûr d’aller en enfer.

 

PETER STOCKMANN

Un bon père de famille réfléchirait davantage à ta place.

 

THOMAS STOCKMANN

Je suis un homme libre. Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre ne peut pas faire.

 

PETER STOCKMANN

Laquelle?

 

THOMAS STOCKMANN

Se cracher en plein visage.

 

PETER STOCKMANN

On pourrait presque dire que tu es courageux. Malheureusement, il y a un détail dans cette histoire qui atténue beaucoup ton héroïsme.

 

THOMAS STOCKMANN

Que veux-tu dire ?

 

PETER STOCKMANN

Tu le sais aussi bien que moi. Heureusement que je suis un homme pondéré. Mais sois prudent. Tes espoirs, tes ambitions, tes rêves d’avenir, pourraient bien ne jamais se réaliser.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais de quoi tu parles ?

 

PETER STOCKMANN

Comme si tu ignorais tout des dispositions testamentaires du vieux Kiil.

 

THOMAS STOCKMANN

Il compte léguer le peu qu’il possède à des entreprises de charité, non ?

 

PETER STOCKMANN

Le peu qu’il possède ? Tu sais à combien s’élève sa fortune ?

 

THOMAS STOCKMANN

Aucune idée.

 

PETER STOCKMANN

Vraiment?  Et tu prétends ne rien savoir de ce qu’il compte léguer à ta femme et à tes enfants? Aucune idée ça non plus ?

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne m’en a jamais parlé. Au contraire. Il a toujours pesté contre les impôts, en prétendant qu’il ne lui restait rien. Mais toi-même ? Comment le sais-tu ?

 

PETER STOCKMANN

Je le sais d’une source très fiable.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors, oh mon Dieu ! Ça veut dire que Katrine serait en sécurité, et les enfants aussi ? Mais il faut leur apprendre la nouvelle !

 

PETER STOCKMANN, l’en empêchant

Non il ne faut pas. Pas encore.

 

THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement

Ils sont assurés d’un héritage ! Tu te rends compte ! Quel sentiment béni !

 

PETER STOCKMANN

Oui mais réalises-tu que le vieux peut changer d’idée comme bon lui semble ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pauvre toi ! Il ne changera jamais d’idée. Il est bien trop heureux que je me porte en faux contre vous tous. Il vous déteste !

 

PETER STOCKMANN, victorieux

Enfin ! Tu oses l’avouer !

 

THOMAS STOCKMANN

Avouer quoi ?

 

PETER STOCKMANN

Toutes ces attaques dirigées contre nous, c’était pour lui plaire !

 

THOMAS STOCKMANN

Comment ça, pour lui plaire ?

 

PETER STOCKMANN

Une concertation entre vous deux, pour l’amour de son testament !

 

THOMAS STOCKMANN, interloqué

Peter ! Tu es l’un des pires plébéiens que j’aie jamais rencontré !

 

PETER STOCKMANN

Je n’ai plus rien à te dire. C’est fini entre nous. Tu es congédié à vie.

 

Il s'en va.

 

THOMAS STOCKMANN, appelant

Katrine ! Vite, Katrine. Il faut laver le plancher, désinfecter la maison, tout faire disparaître de sa présence ici !

 

KATRINE

Plus tard, Thomas.

 

PETRA

Grand-père est ici, qui veut absolument te parler.

 

THOMAS STOCKMANN

Voilà qui tombe bien ! (Faisant entrer le grand-père.) Venez, cher beau-père, asseyez-vous.

 

Entre Morten Kiil. Thomas referme la porte.

 

MORTEN KIIL

Je ne veux pas m’asseoir. (Regarde les dégâts.) C’est du joli. Félicitations, Thomas.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. De quoi nous réjouir, pas vrai ?

 

MORTEN KIIL

Comme c’est édifiant. Et on ne manque pas d’air. Cet air... comment disiez-vous, qui embaume ? Non, snik-snak – qui empeste ! A part ça ? Comment va la conscience ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui ça oui, la conscience...

 

MORTEN KIIL

Ça va bien la conscience, oui j’imagine.

 

Il se frappe la poitrine.

 

MORTEN KIIL

Et moi, vous savez ce que j’ai sur mon coeur ?

 

THOMAS STOCKMANN

Une bonne conscience aussi,  j'espère?

 

MORTEN KIIL

Mieux que ça.

 

Il sort un énorme cartable de son manteau et l’ouvre. Il montre des papiers à Thomas Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN, étonné

Mais ce sont des actions ? Des actions de la Société des Bains ?

 

MORTEN KIIL

C’était très facile d’en avoir aujourd’hui.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous avez acheté tout ça ?

 

MORTEN KIIL

Jusqu’à mon dernier sou.

 

THOMAS STOCKMANN

Mais cher beau père – vous avez fait ça ? Alors que les actionnaires sont presque en faillite ?

 

MORTEN KIIL

C’est quand les actions sont à leur plus bas qu’il faut les acheter. Mais ça va remonter. Enfin, il n’en tient qu’à vous.

 

THOMAS STOCKMANN

S’il n’en tenait qu’à moi, cette ville serait prospère, vous le savez bien ! Mais qui est responsable de toute cette pourriture ?

 

MORTEN KIIL

Moi. Mon usine. Vous me l’avez dit hier. Moi. Et mon père, et mon grand-père, qui a bâti l’usine. Alors je nous suis puni. J’ai acheté les actions.  Que cela m’apprenne. À être un pollueur. À être un corrupteur. Je ne voulais pas vivre indéfiniment avec le poids de la honte.

 

THOMAS STOCKMANN

Malheureusement vous y serez obligé.

 

MORTEN KIIL

Non merci.  Je tiens à refaire ma réputation.  J’entends finir mes jours honorablement.

 

THOMAS STOCKMANN

Et ce pourrait être possible ?

 

MORTEN KIIL

Vous allez devoir accomplir l’impossible, Stockmann.

 

THOMAS STOCKMANN

Moi ?

 

MORTEN KIIL

Avec quel argent croyez-vous que j’ai acheté ces actions ? Évidemment, vous ne pouvez pas le savoir. Mais je vais vous le dire. J’en avais mis pas mal de côté. Pour Katrine, et les garçons.

 

THOMAS STOCKMANN, indigné

Et vous avez ...

 

MORTEN KIIL

Hé-hé. Oui.  Englouti dans la Société des Bains. À présent, on verra bien si vous êtes si irresponsable, Thomas. Chaque fois que vous parlerez de pourriture provenant de la Moelledallen, ce sera comme si vous déchiriez des ligaments de peau à Katrine, et aux garçons. Et aussi à Petra. Mais comme vous êtes un bon père de famille...

 

THOMAS STOCKMANN, s’agitant

Non. Vous l’avez dit. Je suis un irresponsable. Je suis un irresponsable parce que je suis fou.

 

MORTEN KIIL

Pas s’il s’agit de votre femme et de vos enfants.

 

THOMAS STOCKMANN

Pourquoi avoir acheté tout ça sans m’en parler ?

 

MORTEN KIIL

Il y a la loi de l’offre et de la demande. Il y a aussi la loi de l’étau.

 

THOMAS STOCKMANN, désespéré

Ah mon Dieu ! Si seulement je n’étais pas convaincu de tout ce que j’ai exposé !

 

MORTEN KIIL, reprend son cartable rempli d’actions

C’est vrai qu’en vertu de vos convictions, tout ça, ça ne vaut rien.

 

THOMAS STOCKMANN

Il ne faut pas nous décourager. La science va nous fournir des solutions.

 

MORTEN KIIL

La science ? Un remède contre ces microbes ?

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. Les exterminer, du moins les rendre inoffensifs.

 

MORTEN KIIL

Oui. La mort-aux-rats dans nos tuyaux. Tant qu’à empirer les choses. Allez. Snik-snak. Assez perdu de temps. Tout le monde dit que c’est votre imagination. Après tout... c’est peut-être dans votre imagination.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ces avortons. Ils m’ont bien traité d’ennemi du peuple. A présent, qu’ils me dépouillent, ça m’est égal.

 

MORTEN KIIL

De si belles fenêtres. Dommage, hein ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour ce qui est du reste, ces affaires de famille, je dois en parler avec Katrine. Après tout, ça la regarde.

 

MORTEN KIIL

Bonne idée. Vous auriez intérêt à l’écouter. C’est une femme raisonnable.

 

THOMAS STOCKMANN, en colère

Tant de perversion en un seul homme ! Vous êtes abominable. Me manipuler ainsi, avec l’argent de Katrine. Vous n’êtes pas Morten Kiil. Vous êtes le diable.

 

MORTEN KIIL

Faut que je m’en aille. Dites-moi ce que je dois faire avant 2 heures cet après-midi. Vous m’enverrez un message. Vous écrirez OUI ou NON. Si c’est non, je vends immédiatement.

 

THOMAS STOCKMANN

Vendre à perte ? Et Katrine aura quoi?

 

MORTEN KIIL

Moins que rien.

 

Hovstad et Aslaksen paraissent dans l’entrée.

 

MORTEN KIIL

Tiens ! Regardez-moi ça !

 

THOMAS STOCKMANN, contrarié

Vous ? Ici, chez moi ?

 

HOVSTAD

Comme vous voyez.

 

ASLAKSEN

Nous venons pour une affaire importante.

 

MORTEN KIIL, tout bas, à Thomas

Oui, ou non. Avant deux heures.

 

ASLAKSEN, d’un ton entendu vers Hovstad

Qu’est-ce que je vous disais !

 

Le vieux Kiil sort.

 

THOMAS STOCKMANN

Qu'est-ce que vous me voulez?  Je n’ai pas beaucoup de temps.

 

HOVSTAD

J’admets que notre attitude lors de l’assemblée d’hier ...

 

THOMAS STOCKMANN

Attitude ? Vous appelez ça une « attitude »  !!! Vous vous êtes comportés comme des sauvages. Allez au diable.

 

HOVSTAD

Des sauvages, si vous voulez. Mais nous n’en avions pas le choix.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui. L’opinion publique, je sais.

 

HOVSTAD

En effet.

 

ASLAKSEN

Si seulement vous nous aviez prévenus ! Il aurait suffi que vous nous en parliez à l’avance, à moi ou à Monsieur Hovstad.

 

THOMAS STOCKMANN

Vous prévenir ? Mais de quoi ?

 

ASLAKSEN

De la concertation !

 

THOMAS STOCKMANN

Quoi ?

 

ASLAKSEN, hochant la tête, confidentiellement

Entre nous, docteur...

 

HOVSTAD

Tout est si limpide à présent !

 

THOMAS STOCKMANN, les dévisageant l ’un et l’autre

Allez-vous-en au diable, je vous dis.

 

ASLAKSEN

À la première heure, la ville était déjà au courant : votre beau-père a acheté toutes  les actions de la Société des Bains.

 

THOMAS STOCKMANN

Et alors ?

 

ASLAKSEN

Vous auriez pu déléguer quelqu’un d’autre. Un étranger.

 

HOVSTAD

Et le coup aurait été parfait si les attaques étaient venues de quelqu’un d’autre. Pourquoi ne pas nous avoir consultés, docteur Stockmann ?

 

THOMAS STOCKMANN, comprenant le malentendu

Non mais c’est inouï !!! Comment pouvez-vous concevoir...

 

ASLAKSEN

Ça tombe sous le sens !

 

HOVSTAD

Pourquoi ne pas nous avoir mis dans le coup ? À plusieurs, on minimise les responsabilités, vous le savez bien.

 

THOMAS STOCKMANN, jouant le jeu

Qu’importe. A présent, qu’est-ce que vous voulez ?

 

ASLAKSEN

Allez-y, monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Non. Dites-le, vous.

 

ASLAKSEN

Heu... eh ben voilà. Étant donné que la lumière est faite autour de toute cette affaire, nous avons pensé mettre le journal à votre disposition.

 

THOMAS STOCKMANN

Ah bon ? Mais l’opinion publique ?

 

HOVSTAD

L’opinion publique est une chose assez variable. Et c’est comme on dit. Après la pluie le beau temps.

 

ASLAKSEN

Et puis le temps presse. Aussi bien rétablir les faits le plus vite possible, puisque le coup est réussi.

 

THOMAS STOCKMANN

Pour que le prix des actions remonte aussi vite qu’il est descendu ?

 

HOVSTAD

Sans compter qu’avec la totalité des actions, vous tombez aussitôt président de la société !

 

THOMAS STOCKMANN

Évidemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis acoquiné avec le beau-père. Oui tout peut s’arranger dans la demi-heure. On n’a qu’à rafistoler quelques tuyaux, ça coûtera une demie-couronne aux contribuables, et le tour est joué.

 

HOVSTAD

Et voilà. Avec l’aide du Messager du Peuple.

 

ASLAKSEN

Dans une société évoluée, la Presse a beaucoup de pouvoir, monsieur le docteur.

 

THOMAS STOCKMANN

La presse, oui, et aussi la majorité compacte. Nous aurons l’Association des Petits Propriétaires avec nous, monsieur Aslaksen ?

 

ASLAKSEN

Et aussi les Amis de la Tempérance.

 

THOMAS STOCKMANN

Alors on y va.  Mais... heu... enfin, comment dire ... Pour un pareil service, vous accepterez bien une ristourne ?

 

HOVSTAD

Il est évident que, en avoir les moyens, nous le ferions gratuitement. Sauf que le Messager du peuple connaît des ennuis par les temps qui courent. Même que nous commençons à envisager la fermeture du journal. Vous voyez la catastrophe, pour une société évoluée comme la nôtre ?

 

THOMAS STOCKMANN

Pour vous qui êtes l’ami du peuple, ce doit être terrible, j’imagine. (Durcissant le ton.) L’ennui, c’est que moi, voyez-vous, je suis l’ennemi du peuple. (Il cherche frénétiquement sous la table.) Ma canne ! Où ai-je mis ma canne ?

 

 

HOVSTAD

Comment ?

 

ASLAKSEN

Vous refusez ?

 

THOMAS STOCKMANN

Ça m’ennuie de vous donner de l’argent. Nous, les riches, on n’est pas très généreux, vous savez.

 

HOVSTAD

Pas si vite. N’oubliez pas qu’on peut présenter les choses de bien des manières.

 

THOMAS STOCKMANN

Oui, sans mon secours financier, vous serez impitoyable pour traiter ce scandale, je vous fais confiance. Vous allez me déchiqueter, un fauve qui dévore un lièvre !

 

HOVSTAD

La loi de la nature le veut ainsi.

 

ASLAKSEN

Le prédateur a besoin de proie pour se nourrir.

 

THOMAS STOCKMANN

Il y en a plein les égouts ! (Il s’agite.) En matière de prédateur, vous allez voir qui est le plus féroce de nous trois ! (Il s’empare du parapluie et les menace.) Allez !

 

HOVSTAD

Quoi ?  Vous devenez fou !

 

ASLAKSEN

Attention, c’est très pointu ce parapluie.

 

THOMAS STOCKMANN, forçant Hovstad à sauter par la fenêtre.

La sortie est par là, monsieur Hovstad.

 

HOVSTAD

Non mais c’est de la démence !!!

 

THOMAS STOCKMANN

Sautez par la fenêtre !

 

ASLAKSEN, essayant de se sauver

Avec modération monsieur le docteur ! De grâce, je ne supporte pas la violence.

 

Madame Stockmann, Petra et Horster accourent:

 

KATRINE

Pour l’amour du ciel, Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Dehors, je vous dis ! Dans la rue !

 

HOVSTAD

Menace de mort à l’endroit d’un honnête citoyen. Vous êtes témoin, capitaine.

 

ASLAKSEN, en état de panique

Y a-t-il une issue de secours, madame ?

 

KATRINE

Non mais retiens-toi, Thomas !

 

Les deux hommes finissent par s’enfuir. Thomas lance le parapluie.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils l’ont échappée belle.

 

KATRINE

Mais que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

 

THOMAS STOCKMANN

Plus tard. Il me reste encore une chose importante à faire. (Il se dirige vers la table et écrit sur une carte de visite.) Regarde Katrine.

 

KATRINE, lisant

« Non – non – non. » Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?

 

THOMAS STOCKMANN

Un jour, tu comprendras, Katrine. (Il donne la carte à Petra.) Dis à notre bonne de courir porter ça chez le vieux Kiil. Le plus rapidement possible.  (Petra sort avec la carte.) Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de tous les suppôts du diable. Je vais maintenant sortir ma plume pour écrire contre eux. Ma plume, tu vas voir, je vais l’aiguiser comme un poinçon. Et ils recevront mon encrier rempli de leur sang en plein front.

 

KATRINE

À quoi bon, Thomas ? Nous devons partir à présent.

 

Petra revient.

 

THOMAS STOCKMANN

C’est fait ?

 

PETRA

C'est fait.

 

THOMAS STOCKMANN

Bien.  (À Katrine.) Partir,  tu dis?  Non.  Pas question. Nous restons, Katrine.

 

PETRA

Nous restons ?

 

KATRINE

Nous ne partons plus ?

 

THOMAS STOCKMANN

Nous n’allons pas abandonner le champ de bataille. La guerre est ici, et je vais mener la guerre jusqu’au bout. Dès que tu auras recousu mon pantalon, je vais aller nous chercher un logement. Il faut bien qu’on se trouve un toit pour l’hiver.

 

HORSTER

Pas de problème. Je vous donne ma maison.

 

THOMAS STOCKMANN

Pas vrai ?

 

HORSTER

Prenez-la. Ce n’est pas l’espace qui manque !

 

KATRINE

Comment vous remercier Horster ?

 

PETRA

Oh capitaine !

 

THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main

Voyez comme tout s’arrange ! Alors, plus rien ne m’empêche de me mettre au travail. Me voilà libéré de la Société des Bains, le temps dorénavant m’appartient.

 

KATRINE, soupirant

Je le savais bien qu’ils allaient te congédier.

 

THOMAS STOCKMANN

Ils veulent aussi m’enlever mon droit de pratique. Tant mieux ! Car un travail colossal doit être accompli. Je vais recruter les pauvres, les démunis, ceux qui ont vraiment besoin de moi. Ils vont m’écouter, tous ensemble nous allons réaliser de grandes choses.

 

KATRINE

Mais mon pauvre Thomas ! Tu as vu ce que ça donne, les grandes choses ?

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi! Tu ne veux quand même pas que j’obéisse à l’opinion publique ? À la majorité compacte? Non merci. Au fond, c’est si simple. Je veux simplement recruter les esprits qui aspirent comme nous à la liberté. Je veux former des esprits critiques et affranchis. Un parti politique nouveau, composé de jeunes loups assoiffés de justice. Ne trouvez-vous pas capitaine Horster que le peuple peut comprendre ça ?

 

HORSTER

Si vous le dites !

 

THOMAS STOCKMANN

Nous allons éliminer les vieux chefs corrompus. Car un chef de parti est comme un prédateur qui se vautre dans tout ce qui est à sa disposition. Vous n’avez qu’à regarder Hovstad et Aslaksen. Ils ne reculent devant rien pour satisfaire leurs intérêts. D’une main ils vous assassinent et de l’autre ils vous flattent afin que vous demeuriez de bons petits propriétaires et de fidèles lecteurs du Messager du Peuple. (Il regarde autour de lui.) Regarde, Katrine ! Le merveilleux soleil aujourd’hui ! Et cet air que nous respirons ! C’est le printemps en entier qui entre dans notre maison !

 

KATRINE

Oui Thomas. Encore que nous ne pouvons pas vivre uniquement du soleil et de l’air frais  !

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Il nous suffira d’économiser pour un temps. Le plus difficile au fond, ce sera de trouver un appui, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui aurait les mêmes aspirations de liberté, et qui pourrait éventuellement me remplacer.

 

PETRA

Tu trouveras bien, papa. Tiens! Voilà les garçons qui arrivent de l’école.

 

Ejlif et Morten entrent.

 

KATRINE

Déjà ? Ce n’est pourtant pas congé, aujourd’hui !

 

MORTEN

Non mais nous nous sommes battus avec les autres.

 

EJLIF

C'est pas vrai. Ce sont les autres qui se sont battus avec nous.

 

MORTEN

Alors monsieur Roerlund il a dit que c’est mieux qu’on soit dehors de l’école.

 

THOMAS STOCKMANN, dans une illumination

Mais au fond, oui ! Pourquoi pas ? Écoutez-moi bien les garçons. C’est fini. Vous n’irez plus à l’école.

 

LES GARÇONS

Quoi ?

KATRINE

Non mais Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Jamais plus. À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui serai votre professeur ! Fini d’apprendre que le péché nous conduit en enfer !

 

MORTEN

Hurrah!

 

THOMAS STOCKMANN

Mais attention. Vous allez devoir apprendre la liberté et le raffinement. Là-dessus, Petra, je vais compter sur ton aide.

 

PETRA

Mais bien sûr, papa.

 

THOMAS STOCKMANN

L’école aura lieu dans le local où l’on m’a traité d’ennemi du peuple. Mais idéalement, il faudrait que nous soyons plusieurs, au moins une douzaine.

 

KATRINE

Où vas-tu recruter ces enfants ?

 

THOMAS STOCKMANN, aux garçons

Il doit bien y avoir des voyous qui se font renvoyer dans votre école ?

 

MORTEN

Pour ça, il y en a plein !

 

THOMAS STOCKMANN

Allez m’en chercher autant que vous pouvez ! Des vauriens, des avortons, des petits déchets, j’ai l’intuition de pouvoir bâtir de grandes choses avec eux !

 

MORTEN

Et après? Qu’est-ce qu’on va faire quand on sera devenus des hommes libres et raffinés ?

 

THOMAS STOCKMANN

C’est là que nous aurons du pain sur la planche ! Nous ferons la chasse aux prédateurs, et quand il n’en restera plus dans notre pays, nous irons plus à l’ouest, dans d’autres pays.

 

Ejlif a l'air un peu interdit.  Morten saute et crie Hurrah!

 

KATRINE

Pourvu que ce ne soient pas les prédateurs qui te chassent, pauvre Thomas !

 

THOMAS STOCKMANN

Non mais toi ! Comme si je n’étais pas l’homme le plus fort en ville !

 

KATRINE

Ah bon ? Parce qu’à présent, tu es le plus fort ?

 

THOMAS STOCKMANN

Écoute-moi bien, Katrine. Je suis un des hommes les plus forts de l’univers.

 

MORTEN

Quoi ???

 

THOMAS STOCKMANN

Mais chut. Il ne faut pas le dire. C’est que j’ai fait une immense découverte.

 

KATRINE

Encore ?

 

THOMAS STOCKMANN

Toute une !

 

Il les assemble autour de lui et dit d’un ton confidentiel:

 

THOMAS STOCKMANN

L'affaire, voyez vous, c’est que l'homme le plus fort au monde est celui qui sait se tenir debout lorsqu’il est tout seul.

 

Katrine sourit et secoue la tête:

 

KATRINE

Non mais toi,  Thomas !

 

PETRA, avec une voix remplie d’émotion, se jetant dans les bras de son père:

Papa !

 

Fin

 

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