Inédits
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UN ENNEMI DU PEUPLE
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UN ENNEMI DU PEUPLE
Pièce en cinq actes (1882)
de HENRIK IBSEN
Texte français de Normand Chaurette (2005)
d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen
Titre original : En folkefiende
PERSONNAGES
Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains
Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse
PETRA, leur fille, enseignante
EJLIF et MORTEN,
leurs deux fils, 13 et 10 ans
PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,
échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.
MORTEN KIIL, maître tanneur,
et tuteur de Madame Stockmann
HOVSTAD,
rédacteur du journal Le Messager du Peuple
BILLING, membre de l'équipe du journal
HORSTER, un capitaine de bateau
L'imprimeur ASLAKSEN
Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,
quelques femmes, et un groupe d'écoliers.
L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.
PREMIER ACTE
C'est le soir. Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin. Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule; la porte la plus proche mène au bureau du docteur. Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres. Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et, vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu. Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis. Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour. Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.
Billing est assis à table avec une serviette sous le menton. Madame Stockmann, debout près de lui, tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.
MADAME STOCKMANN
Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.
BILLING, mangeant
Mais c’est si bon ! Un pur délice !
MADAME STOCKMANN
Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.
BILLING
Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.
MADAME STOCKMANN
Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.
BILLING
Vous croyez?
L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.
MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule
Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...
MADAME STOCKMANN
Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.
MADAME STOCKMANN
Pas même un petit morceau?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.
MADAME STOCKMANN, souriant
N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?
MADAME STOCKMANN
Parti marcher. Avec les garçons.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.
MADAME STOCKMANN
Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.
On frappe.
MADAME STOCKMANN
Oui, entrez.
Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.
HOVSTAD
Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref
Monsieur le rédacteur. Je parie que vous venez par affaires?
HOVSTAD
En partie. Quelque chose qui doit aller sous presse.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.
HOVSTAD
Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.
MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger
Vous allez bien manger quelque chose ?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.
HOVSTAD
Je pense aussi comme vous.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.
HOVSTAD
Vous voulez parler des bains publics?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.
MADAME STOCKMANN
C’est ce que dit Thomas, lui aussi.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!
HOVSTAD
Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...
HOVSTAD
Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !
HOVSTAD
L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?
HOVSTAD
Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?
HOVSTAD
Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Vous avez tout à fait raison, Hovstad.
MADAME STOCKMANN
Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.
HOVSTAD
Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...
MADAME STOCKMANN
Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.
HOVSTAD
Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier, nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins... ici... dans cette maison...
MADAME STOCKMANN
Mais mon cher Peter !
HOVSTAD
Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...
MADAME STOCKMANN
Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad. Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...
HOVSTAD
Je vais me faire une assiette.
Il passe dans la salle à manger.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur
Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.
MADAME STOCKMANN
À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.
MADAME STOCKMANN
Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.
Elle va vers le vestibule .
LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et exubérante
Je t’amène encore de la visite, Katrine. On s’en serait bien passé, hein ? Venez, Capitaine Horster. Enlevez votre manteau ! Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez ! Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars. Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –
Il pousse Horster vers la salle à manger. Ejlif et Morten y entrent aussi.
KATRINE STOCKMANN
Regarde qui est là, Thomas.
THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère
Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !
PETER STOCKMANN
Malheureusement, je dois déjà repartir !
THOMAS STOCKMANN
Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !
KATRINE, vers la salle à manger
J’allais justement chercher les cognacs.
PETER STOCKMANN, surpris
Les cognacs ... ! C’est pas donné...
THOMAS STOCKMANN
Ça, tu as bien raison. Allez! Assieds-toi.
PETER STOCKMANN
Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...
THOMAS STOCKMANN
Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !
PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger
Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !
THOMAS STOCKMANN, fier
Hé oui. Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être. Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.
PETER STOCKMANN
Nos... problèmes ?
THOMAS STOCKMANN
En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...
PETER STOCKMANN
Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?
THOMAS STOCKMANN
Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.
PETER STOCKMANN
Tu trouves? Vraiment?
THOMAS STOCKMANN
Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.
PETER STOCKMANN
Métropole ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?
VOIX DE KATRINE
Il n’est venu personne.
THOMAS STOCKMANN
Et puis le niveau de vie, Peter. On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.
PETER STOCKMANN
Quand même !
THOMAS STOCKMANN
Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!
PETER STOCKMANN
Non, non. Je te crois.
THOMAS STOCKMANN
Je veux au moins te montrer la nappe.
PETER STOCKMANN
Oui j’ai vu, elle est très bien.
THOMAS STOCKMANN
Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?
PETER STOCKMANN
C’est très luxueux.
THOMAS STOCKMANN
Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.
PETER STOCKMANN
Presque?
THOMAS STOCKMANN
Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.
PETER STOCKMANN
Des gens haut placés, sans doute.
THOMAS STOCKMANN
Même des gens ordinaires.
PETER STOCKMANN
Oui. Il y en a sûrement.
THOMAS STOCKMANN
Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.
PETER STOCKMANN
Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?
THOMAS STOCKMANN
Un article ?
PETER STOCKMANN
Oui, à propos des bains. Un papier que tu aurais écrit cet hiver.
THOMAS STOCKMANN
Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.
PETER STOCKMANN
Pourtant, c’est en plein le bon moment.
THOMAS STOCKMANN
En temps normal, oui, tu aurais raison.
Il se lève et fait les cent pas.
PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.
Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?
THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.
Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.
PETER STOCKMANN
Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Et c’est quand même moi qui en suis le médecin en chef ... bon bon. Nous n’allons pas commencer.
PETER STOCKMANN
Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.
THOMAS STOCKMANN
Mais de quoi tu m’accuses?
PETER STOCKMANN
Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?
PETER STOCKMANN
Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.
THOMAS STOCKMANN
Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?
PETER STOCKMANN, le coupant
Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.
Il sort. Katrine entre au salon :
KATRINE
Parti?
THOMAS STOCKMANN
Hé oui. Complètement hors de lui.
KATRINE
Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?
THOMAS STOCKMANN
Rien du tout. Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.
KATRINE
Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?
THOMAS STOCKMANN
Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.
Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.
BILLING, s’étirant
Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !
HOVSTAD
Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?
THOMAS STOCKMANN
Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.
HOVSTAD
J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.
KATRINE
Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?
HOVSTAD
En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.
BILLING
Un mot qui décrit parfaitement la situation.
THOMAS STOCKMANN
N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?
KATRINE, allant vers la salle à manger
Je m’en viens avec le cognac.
THOMAS STOCKMANN
Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.
Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.
KATRINE
À votre santé tout le monde.
THOMAS STOCKMANN
Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà! Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !
KATRINE, assise avec son tricot
Et vous repartez bientôt, capitaine ?
HORSTER
Dans huit jours.
KATRINE
Encore l’Amérique?
HORSTER
Oui, comme prévu..
BILLING
Donc vous ne serez pas ici pour les élections?
HORSTER
Les élections ?
BILLING
Vous n’êtes pas au courant ?
HORSTER
Non.
BILLING
Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?
HORSTER
Je n’y comprends rien.
BILLING
Quand même. Tout le monde doit voter.
HORSTER
Même ceux que ça ne concerne pas ?
BILLING
Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.
HORSTER
C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !
HOVSTAD
Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.
BILLING
Ils ne sont pas terre à terre.
THOMAS STOCKMANN
Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?
HOVSTAD
Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.
THOMAS STOCKMANN, contrarié
Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?
HOVSTAD
J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.
THOMAS STOCKMANN
Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.
Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.
PETRA
Bonsoir !
THOMAS STOCKMANN
Ah te voilà, Petra !
Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.
PETRA
Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.
THOMAS STOCKMANN
Alors viens te la couler douce avec nous !
BILLING
Je vous prépare un cognac.
PETRA, s’approchant de la table
Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.
Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.
THOMAS STOCKMANN
Une lettre? De qui ?
PETRA, fouillant dans la poche de son manteau
J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.
THOMAS STOCKMANN, se levant
Et c’est maintenant que tu me la donnes?
PETRA
Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.
THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre
Donne.
Il examine l’entête.
KATRINE
C’est bien ce que tu attendais?
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.
Il rentre dans son bureau.
PETRA, à Katrine
Je me demande bien ce que ça peut être.
KATRINE
Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.
BILLING
Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.
PETRA
Il en a trop sur les épaules.
Elle se verse un cognac.
HOVSTAD
Vous enseignez aussi le soir?
PETRA
Deux fois la semaine.
BILLING
En plus des quatre jours à l’Institut ?
PETRA
Cinq jours.
KATRINE
Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?
PETRA, montrant la pile de cahiers
Tout ça, oui.
HORSTER
Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.
PETRA
Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.
BILLING
Qu’est-ce que ça vous procure?
PETRA
Un sommeil de plomb.
MORTEN
C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.
PETRA
Des péchés ?
MORTEN
Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.
EJLIF
Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !
MORTEN
Stupide toi-même, Ejlif.
BILLING, riant
Entendez-vous ça !
HOVSTAD
Et toi tu ne travailles pas, Morten ?
MORTEN
Pas question.
HOVSTAD
Et qu’est-ce que tu feras plus tard?
MORTEN
Je ferai un viking.
EJLIF
Quoi ? Comme un païen ?
MORTEN
Alors je ferai un païen.
BILLING
Tout à fait d’accord avec toi, Morten.
KATRINE, tout bas
N’allez pas l’encourager, Billing !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.
MORTEN
Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?
BILLING
Tout ce qu’on veut, Morten.
KATRINE
Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?
EJLIF
Non, moi je veux rester encore!
KATRINE
Allez allez, dites bonsoir.
Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.
HOVSTAD
Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...
KATRINE
Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.
PETRA
Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.
KATRINE
Sans aller jusque là...
PETRA
Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.
HORSTER
Pourtant vous leur enseignez?
PETRA
Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.
BILLING
Quoi de surprenant !
PETRA
Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...
BILLING
Ah ! Avec les moyens !
HORSTER
Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.
PETRA, riant
Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.
HOVSTAD
J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.
PETRA
Et vous l’aurez à temps !
Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en main.
THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre
À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.
BILLING
Des nouvelles ?
KATRINE
Quelle sorte de nouvelles?
THOMAS STOCKMANN
Toute une affaire, Katrine.
HOVSTAD
Eh bien ?
KATRINE
Tu y es pour quelque chose ?
THOMAS STOCKMANN
Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.
PETRA
Mais dis-nous ce que c'est.
THOMAS STOCKMANN
Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.
HOVSTAD
Que voulez-vous dire par là, docteur?
THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant
Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?
HOVSTAD
Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.
THOMAS STOCKMANN
Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?
KATRINE
Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?
THOMAS STOCKMANN
Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.
HOVSTAD
Bon! oui et puis?
THOMAS STOCKMANN
Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !
BILLING
Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal, non ?
THOMAS STOCKMANN
Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?
HOVSTAD
Non. Qu'est-ce que c'est?
KATRINE
Oui. Qu’est-ce que c’est?
THOMAS STOCKMANN
L’institution des Bains est rongée par la peste.
PETRA
Qu’est-ce que tu dis, papa ?
KATRINE, bouleversée
Notre institution ?
HOVSTAD, de même
Mais ... monsieur le docteur !
BILLING
C’est incroyable!
THOMAS STOCKMANN
Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.
HOVSTAD
Là où sont les Bains publics?
THOMAS STOCKMANN
Juste là où sont les Bains publics.
HOVSTAD
Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?
THOMAS STOCKMANN
J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.
KATRINE
Oui, je me souviens.
THOMAS STOCKMANN
Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.
KATRINE
C'est donc cela qui te préoccupait tant?
THOMAS STOCKMANN
Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.
HOVSTAD
Et c'est lui qui vous a répondu ?
THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre
On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.
KATRINE
Dieu merci, tu l’as découvert à temps!
THOMAS STOCKMANN
Oui, heureusement.
HOVSTAD
Que comptez-vous faire maintenant, docteur?
THOMAS STOCKMANN
Corriger la situation, évidemment.
HOVSTAD
C’est donc faisable ?
THOMAS STOCKMANN
Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.
KATRINE
Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !
THOMAS STOCKMANN
J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.
PETRA
Mais à nous, ici, à la maison?
THOMAS STOCKMANN
Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.
KATRINE, réprobatrice
Thomas!
THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant
À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.
HOVSTAD, se levant
Tout l'aqueduc?
THOMAS STOCKMANN
Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.
PETRA
Alors, tu as eu raison, après tout.
THOMAS STOCKMANN
Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.
Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.
PETRA
Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.
HOVSTAD
Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous en serais reconnaissant.
HOVSTAD
Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.
THOMAS STOCKMANN
Absolument.
KATRINE, revenant
Voilà, c’est parti.
BILLING
Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN, ravi
Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.
BILLING
Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.
HOVSTAD
Entièrement d’accord.
BILLING
J'en parlerai avec Aslaksen.
THOMAS STOCKMANN
Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse. Je te le dis Katrine. Tu es témoin.
KATRINE
Tu as raison, Thomas.
PETRA, levant son verre
Skool ! papa !
HOVSTAD ET BILLING
Skool ! skool ! monsieur le docteur.
HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur
Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !
THOMAS STOCKMANN
Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!
Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.
DEUXIÈME ACTE
Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.
Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :
KATRINE
Tu es là, Thomas?
THOMAS STOCKMANN, du bureau
Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?
KATRINE
Une lettre de ton frère.
Elle la lui tend.
THOMAS STOCKMANN
Ha ha ! (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...
KATRINE
Alors ?
THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche
Il sera ici vers midi.
KATRINE
Et tes visites?
THOMAS STOCKMANN
J’ai vu tous mes patients ce matin.
KATRINE
J’ai hâte de connaître sa réaction.
THOMAS STOCKMANN
Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.
KATRINE
C’est aussi ce que je crains.
THOMAS STOCKMANN
Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.
KATRINE
Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Fais-moi confiance.
Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :
MORTEN KIIL
Qui aurait pu le croire ?
KATRINE, allant vers lui
Papa !
THOMAS STOCKMANN
Si ce n’est pas mon beau-père!
KATRINE
Allez, entre !
MORTEN KIIL
Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.
THOMAS STOCKMANN
Quoi donc ?
MORTEN KIIL
Cette affaire-là, de pourriture?
THOMAS STOCKMANN
Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.
MORTEN KIIL, entrant
Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.
THOMAS STOCKMANN
Avant même d’aller travailler?
MORTEN KIIL
Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague. Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.
THOMAS STOCKMANN
Une blague?
MORTEN KIIL
Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?
THOMAS STOCKMANN
Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.
MORTEN KIIL, riant malgré lui
Une fière chandelle !
THOMAS STOCKMANN
Oui. J’ai tout découvert à temps.
MORTEN KIIL, riant encore malgré lui
Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!
THOMAS STOCKMANN
Ridiculiser ?
KATRINE
Non mais papa...
MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards sarcastiques vers Thomas
Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?
THOMAS STOCKMANN
Mais oui, des « infusorus ».
MORTEN KIIL
Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait. Des centaines de milliers.
MORTEN KIIL
Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?
THOMAS STOCKMANN
C’est invisible, bien sûr.
MORTEN KIIL, ricanant
Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!
THOMAS STOCKMANN
Comment ?
MORTEN KIIL
J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !
THOMAS STOCKMANN
On verra bien.
MORTEN KIIL
Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?
THOMAS STOCKMANN
J’espère que toute la ville va gober ça !
MORTEN KIIL
Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!
THOMAS STOCKMANN
Oui mais beau-père...
MORTEN KIIL
Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.
THOMAS STOCKMANN
Enfin vous ferez une bonne action.
MORTEN KIIL
Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche, si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.
Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.
HOVSTAD
Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.
THOMAS STOCKMANN
Non, entrez.
MORTEN KIIL, ricanant toujours
Je parie que lui aussi, il est dans le coup !
HOVSTAD
Que voulez-vous dire?
THOMAS STOCKMANN
Oui, il est au courant.
MORTEN KIIL
Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !
THOMAS STOCKMANN
Restez encore un peu.
MORTEN KIIL
Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!
Il sort. Katrine le reconduit.
THOMAS STOCKMANN, riant
Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.
HOVSTAD
Parce que vous parliez de...
THOMAS STOCKMANN
De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?
HOVSTAD
Oui. Auriez quelques minutes?
THOMAS STOCKMANN
Tout le temps que vous voulez.
HOVSTAD
Est-ce que l’échevin vous a répondu ?
THOMAS STOCKMANN
Pas encore. Je l’attends pour midi.
HOVSTAD
J’ai pas mal repensé à cette histoire.
THOMAS STOCKMANN
Et puis ?
HOVSTAD
Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...
THOMAS STOCKMANN
Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).
Les deux s’assoient autour de la petite table.
THOMAS STOCKMANN
Que voulez-vous dire?
HOVSTAD
Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.
HOVSTAD
Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.
THOMAS STOCKMANN
Expliquez-vous.
HOVSTAD
Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.
THOMAS STOCKMANN
Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?
HOVSTAD
Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
HOVSTAD
J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.
THOMAS STOCKMANN
Mais s’ils en ont la compétence ?
HOVSTAD
Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?
THOMAS STOCKMANN
Pour ça, ils ont été stupides.
HOVSTAD
Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?
THOMAS STOCKMANN
Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.
HOVSTAD
À condition que le journal s’implique.
THOMAS STOCKMANN
Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.
HOVSTAD
Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.
THOMAS STOCKMANN
Par le biais du journal ?
HOVSTAD
Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.
THOMAS STOCKMANN
Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.
HOVSTAD
J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.
THOMAS STOCKMANN
Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?
HOVSTAD
Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.
THOMAS STOCKMANN
Peut-être avez-vous raison.
HOVSTAD
Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.
THOMAS STOCKMANN
Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !
HOVSTAD
Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.
THOMAS STOCKMANN
Mais mon cher Hovstad !
HOVSTAD
Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal, à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.
THOMAS STOCKMANN
Je comprends très bien.
HOVSTAD
Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...
On frappe à la porte.
THOMAS STOCKMANN
Entrez.
L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule. Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.
ASLAKSEN, saluant
Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...
THOMAS STOCKMANN, se levant
Si ce n’est pas notre cher imprimeur !
ASLAKSEN
Docteur !
HOVSTAD, se levant
C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?
ASLAKSEN
Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
ASLAKSEN
Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?
THOMAS STOCKMANN
Oui, pour la protection des bains.
ASLAKSEN
C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.
HOVSTAD, à Stockmann
Vous voyez ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous remercie.
ASLAKSEN
Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...
ASLAKSEN
Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...
HOVSTAD
Entièrement d’accord.
THOMAS STOCKMANN
Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?
ASLAKSEN
Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.
THOMAS STOCKMANN
Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.
ASLAKSEN
J’ose le dire. Cette affaire d'aqueduc, elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.
THOMAS STOCKMANN
Félicitations.
ASLAKSEN
En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.
THOMAS STOCKMANN
La modération, oui.
ASLAKSEN
Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.
THOMAS STOCKMANN
C’est tout à votre honneur.
ASLAKSEN
Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...
THOMAS STOCKMANN
Pourrait ?
ASLAKSEN
Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.
HOVSTAD
Et quand bien même qu’on nous en voudrait !
ASLAKSEN
Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?
ASLAKSEN
Non merci, pas d’alcool.
THOMAS STOCKMANN
Une bonne bière alors ?
ASLAKSEN
Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.
THOMAS STOCKMANN
J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.
ASLAKSEN
C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.
HOVSTAD
De toute façon, demain, on y va avec le journal.
ASLAKSEN
Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !
THOMAS STOCKMANN
Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.
Il lui tend la main et le reconduit.
ASLAKSEN
Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?
HOVSTAD
Oui, je vous vois tout à l’heure.
ASLAKSEN
Bien.
Il sort.
HOVSTAD, au docteur qui revient
Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.
THOMAS STOCKMANN
Lui ? Aslaksen ?
HOVSTAD
Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.
THOMAS STOCKMANN
Il est quand même bien intentionné, non ?
HOVSTAD
Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.
THOMAS STOCKMANN
Ça, je vous l’accorde.
HOVSTAD
C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.
THOMAS STOCKMANN
Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.
HOVSTAD
Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.
THOMAS STOCKMANN
Qu’est-ce qui vous fait dire ça?
HOVSTAD
Je sais de quoi je parle.
THOMAS STOCKMANN
Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.
HOVSTAD
Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.
THOMAS STOCKMANN
Tout ira bien, vous verrez.
HOVSTAD
On verra.
Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.
THOMAS STOCKMANN
Tu es là, Katrine ?
PETRA
Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.
Katrine sort de la salle à manger.
KATRINE
Peter n’est pas encore arrivé ?
THOMAS STOCKMANN
Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.
KATRINE
Penses-tu que ce sera nécessaire?
THOMAS STOCKMANN
Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.
KATRINE
Vraiment ?
THOMAS STOCKMANN
Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...
KATRINE
Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?
THOMAS STOCKMANN
La majorité compacte.
KATRINE
Non mais toi !
THOMAS STOCKMANN
Hé mais oui ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !
PETRA
Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.
THOMAS STOCKMANN
Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.
Peter Stockmann paraît dans le vestibule.
PETER STOCKMANN
Bonjour.
THOMAS STOCKMANN
Allez, viens, Peter.
KATRINE
Comment va mon beau-frère ce matin ?
PETER STOCKMANN, froidement
Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.
THOMAS STOCKMANN
Oui. Tu l'as lu ?
PETER STOCKMANN
Je l’ai lu.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.
KATRINE
Viens Petra.
Elles sortent.
PETER STOCKMANN, après une pause
Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?
THOMAS STOCKMANN
Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.
PETER STOCKMANN
Parce que maintenant, tu as cette certitude ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Ça ne te paraît pas évident ?
PETER STOCKMANN
Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?
THOMAS STOCKMANN
Il faut agir. Et rapidement.
PETER STOCKMANN
Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».
THOMAS STOCKMANN
Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.
PETER STOCKMANN
Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.
THOMAS STOCKMANN
Tant mieux si tu as une meilleure solution.
PETER STOCKMANN
J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.
THOMAS STOCKMANN
Hypothétique ?
PETER STOCKMANN
Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ? D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.
THOMAS STOCKMANN
Tant que ça?
PETER STOCKMANN
Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.
THOMAS STOCKMANN
Tu veux dire : deux années entières ?
PETER STOCKMANN
Au moins. On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?
THOMAS STOCKMANN
Oui mais, Peter, elle l’est.
PETER STOCKMANN
Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.
THOMAS STOCKMANN
Moi ? ... Moi ?
PETER STOCKMANN
Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.
THOMAS STOCKMANN
Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?
PETER STOCKMANN
J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.
THOMAS STOCKMANN
Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.
PETER STOCKMANN
Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.
THOMAS STOCKMANN
Parce que tu crois ... ?
PETER STOCKMANN
La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.
THOMAS STOCKMANN
Ce serait un compromis !
PETER STOCKMANN
Compromis?
THOMAS STOCKMANN
Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge. Un crime envers la société.
PETER STOCKMANN
Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.
THOMAS STOCKMANN
C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?
PETER STOCKMANN
J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.
THOMAS STOCKMANN
Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.
PETER STOCKMANN
Il faut tout empêcher.
THOMAS STOCKMANN
Trop de gens sont au courant.
PETER STOCKMANN
Au courant? Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?
THOMAS STOCKMANN
Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.
PETER STOCKMANN, après une courte pause
Toi et tes étourderies, Thomas! N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu dire ?
PETER STOCKMANN
Toi, et ta famille.
THOMAS STOCKMANN
Comment ça ?
PETER STOCKMANN
Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?
THOMAS STOCKMANN
Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.
PETER STOCKMANN
Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?
THOMAS STOCKMANN
QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?
PETER STOCKMANN
En partie, je dis bien. Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.
THOMAS STOCKMANN
Et tu penses que c'est ce que je fais?
PETER STOCKMANN
Oui malheureusement. Tu le fais sans que tu le saches. Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle. Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.
THOMAS STOCKMANN
Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?
PETER STOCKMANN
Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.
THOMAS STOCKMANN
Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?
PETER STOCKMANN
Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !
THOMAS STOCKMANN
Moi ? Quelqu’un de compliqué ?
PETER STOCKMANN
Oui Thomas. Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.
THOMAS STOCKMANN
Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.
PETER STOCKMANN
Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?
THOMAS STOCKMANN
J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.
PETER STOCKMANN
À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.
THOMAS STOCKMANN
Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?
PETER STOCKMANN
Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.
THOMAS STOCKMANN
Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?
PETER STOCKMANN
Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon ! Tout simplement ?
PETER STOCKMANN
Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.
THOMAS STOCKMANN
Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.
PETER STOCKMANN
En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.
THOMAS STOCKMANN, stupéfié
Ne comptent pas ?
PETER STOCKMANN
En tant qu’employé, je dis. En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.
THOMAS STOCKMANN
Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?
PETER STOCKMANN
Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.
THOMAS STOCKMANN
Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.
PETER STOCKMANN
Sauf sur les Bains. Nous te le défendons.
THOMAS STOCKMANN, hurle :
Qui ça « Nous » ?
PETER STOCKMANN
Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.
THOMAS STOCKMANN
Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...
Petra entre brusquement.
PETRA
Ah papa !
KATRINE, la suivant
Petra ! Petra!
PETER STOCKMANN
Elles nous écoutaient !
KATRINE
Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.
PETRA
Moi j'écoutais.
PETER STOCKMANN
Alors tant mieux.
THOMAS STOCKMANN, à son frère
Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?
PETER STOCKMANN
Désolé mais tu m’y as forcé.
THOMAS STOCKMANN
Et je dois me rétracter publiquement ?
PETER STOCKMANN
Ce serait souhaitable.
THOMAS STOCKMANN
Et si je refuse ?
PETER STOCKMANN
Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.
THOMAS STOCKMANN
Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?
PETER STOCKMANN
Tu seras congédié. Inévitablement.
THOMAS STOCKMANN
Congédié ?
PETRA
Papa ! Congédié ?
KATRINE
Congédié ?
PETER STOCKMANN
Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.
THOMAS STOCKMANN
Vous feriez ça ?
PETER STOCKMANN
Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.
PETRA
Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.
KATRINE
Tais-toi, Petra.
PETER STOCKMANN, à Petra
Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.
THOMAS STOCKMANN
Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?
PETER STOCKMANN
Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.
THOMAS STOCKMANN
C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.
PETER STOCKMANN
En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.
THOMAS STOCKMANN
Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.
PETER STOCKMANN
Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.
THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux
Répète !
Madame se jette entre les deux.
KATRINE
Thomas!
PETRA
Du calme, papa !
PETER STOCKMANN
Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.
Il s'en va.
THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement
Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?
KATRINE
Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !
PETRA
Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !
THOMAS STOCKMANN
J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.
KATRINE
N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.
THOMAS STOCKMANN
N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !
KATRINE
Oui tu as raison, non mais toi! Et tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.
PETRA
Ah maman, c’est pas la peine.
THOMAS STOCKMANN
Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?
KATRINE
Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?
THOMAS STOCKMANN
Réaliser quoi ?
KATRINE
Que tu t’opposes à ton frère !
THOMAS STOCKMANN
Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?
PETRA
Elle est correcte, elle est vraie.
KATRINE
À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.
THOMAS STOCKMANN
Ho-ho, Katrine. Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.
KATRINE
Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?
THOMAS STOCKMANN
Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.
KATRINE
Et travailler contre ta famille, Thomas? Contre nous, ici à la maison? Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?
PETRA
Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.
KATRINE
Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?
THOMAS STOCKMANN
Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?
KATRINE
En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?
Thomas semble déchiré.
THOMAS STOCKMANN
La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?
KATRINE
Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –
Les garçons arrivent de l’école.
THOMAS STOCKMANN
Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.
Il va vers son bureau.
KATRINE
Thomas, que veux-tu faire ?
THOMAS STOCKMANN
Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.
Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.
KATRINE
Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !
PETRA
Papa est un homme qui sait se tenir debout.
Les garçons demandent étonnés:
EJLIF et MORTEN
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Petra leur fait signe de se taire.
TROISIÈME ACTE
Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ». Au fond à gauche, la porte d'entrée. À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie. Sur le mur à droite, il y a une porte. Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres. En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute. Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés. Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.
Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.
BILLING
Hé ben... décidément !
HOVSTAD, écrivant
Vous l’avez lu ?
BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre
Si je l’ai lu !!!
HOVSTAD
Pas mal, n’est-ce pas ?
BILLING
Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.
HOVSTAD
Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !
BILLING
C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.
HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne
Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.
BILLING, baissant le ton
Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?
HOVSTAD
Oui. En espérant que notre vertueux échevin...
BILLING
Ce serait bien le comble !
HOVSTAD
S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.
BILLING
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.
HOVSTAD
C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !
Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.
HOVSTAD
Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?
THOMAS STOCKMANN
Nous avons le feu vert !
HOVSTAD
Alors, on imprime !
BILLING
Bravo !
THOMAS STOCKMANN
Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !
BILLING
Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?
BILLING, appelant vers l’imprimerie
Aslaksen!
HOVSTAD
Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?
THOMAS STOCKMANN
Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.
ASLAKSEN, venant de l’imprimerie
Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?
HOVSTAD
Non, n’ayez pas peur.
THOMAS STOCKMANN
Hovstad, dites-moi franchement. Mon article, il est comment ?
HOVSTAD
Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.
THOMAS STOCKMANN
N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.
HOVSTAD
Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.
ASLAKSEN
De même que les citoyens pondérés.
BILLING
Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.
ASLAKSEN
Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.
THOMAS STOCKMANN
Allons-y !
HOVSTAD
Pour demain à la première heure.
THOMAS STOCKMANN
Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?
ASLAKSEN
Avec plaisir.
THOMAS STOCKMANN
Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !
BILLING
Un boulet de canon, vous allez voir !
THOMAS STOCKMANN
Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.
BILLING
Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?
THOMAS STOCKMANN
Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.
BILLING
Par Dieu qui nous damne!
HOVSTAD
Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.
THOMAS STOCKMANN
Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.
ASLAKSEN
Oui mais écoutez...
BILLING
Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !
THOMAS STOCKMANN
Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.
ASLAKSEN
Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !
BILLING
Mais non ! Mais non! N'épargnez pas la dynamite.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.
BILLING
Là, vous touchez quelque chose !
THOMAS STOCKMANN
Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.
BILLING
Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !
THOMAS STOCKMANN
Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.
HOVSTAD
Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.
ASLAKSEN
Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.
THOMAS STOCKMANN
On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.
HOVSTAD
Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.
ASLAKSEN
Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !
ASLAKSEN
L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.
THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion
Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !
Salutations mutuelles; il sort.
HOVSTAD
Quel homme ! Son action me paraît inestimable.
ASLAKSEN
En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.
HOVSTAD
Mmmmm... ça reste à voir.
BILLING
Comme vous êtes peureux, Aslaksen!
ASLAKSEN
Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.
BILLING
Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.
ASLAKSEN
C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.
HOVSTAD
Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?
ASLAKSEN
Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !
HOVSTAD
Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !
BILLING
Et deux plutôt qu’une !
ASLAKSEN, pointant un pupitre
Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?
BILLING, méprisant
Tout un opportuniste !
HOVSTAD
Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.
ASLAKSEN
Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.
BILLING
C’est-à-dire que...
HOVSTAD
Quoi, Billing ?
BILLING
Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...
ASLAKSEN
Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.
Il retourne dans l'imprimerie.
BILLING
On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?
HOVSTAD
Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?
BILLING
Maudite pauvreté !
HOVSTAD, s’assoit au pupitre
Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !
BILLING
Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?
HOVSTAD
Il n’a pas un sou.
BILLING
Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?
HOVSTAD
Est-il si riche qu’on le prétend ?
BILLING
Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!
HOVSTAD
Vous compteriez sur ça ?
BILLING
Pas vraiment.
HOVSTAD
De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.
BILLING
Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.
HOVSTAD
Pour ça, vous avez raison.
BILLING
Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.
Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.
HOVSTAD
Vous Petra ? Quelle surprise !
PETRA
Vous devez m’excuser.
HOVSTAD, lui présentant un fauteuil
Asseyez-vous.
PETRA
Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.
HOVSTAD
Vous venez de la part de votre père ?
PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau
Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.
HOVSTAD
Vous me le rapportez ?
PETRA
J’ai décidé de ne pas le traduire.
HOVSTAD
Mais vous me l’avez promis !
PETRA
C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.
HOVSTAD
Je ne lis pas l’anglais.
PETRA, déposant le livre
Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.
HOVSTAD
Vraiment ?
PETRA
Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.
HOVSTAD
Ah bon ? Mais... quelle importance ?
PETRA
Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.
HOVSTAD
Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.
PETRA
Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.
HOVSTAD
Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.
PETRA
Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.
HOVSTAD, souriant
Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.
PETRA
De Billing?
HOVSTAD
En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.
PETRA
Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?
HOVSTAD
Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?
PETRA
Quoi ? Je ne vous crois pas ! Comment peut-il envisager une chose pareille ?
HOVSTAD
Vous n’avez qu’à lui demander !
PETRA
Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.
HOVSTAD, la regardant intensément
Ça vous bouleverse à ce point ?
PETRA
Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.
HOVSTAD
Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.
PETRA
Vous le pensez réellement ?
HOVSTAD
Il m’arrive de le penser, réellement.
PETRA
Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...
HOVSTAD
L’affaire de votre père, vous voulez dire ?
PETRA
Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?
HOVSTAD
Aujourd’hui ... peut-être.
PETRA
Comment, peut-être ? Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.
HOVSTAD
Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?
PETRA
Foncièrement juste ? Honnête ?
HOVSTAD, avec un grave sous-entendu
Surtout lorsque cet homme... est votre père.
PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion
Quoi ???
HOVSTAD
Oui Petra. Mademoiselle Petra.
PETRA
Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?
HOVSTAD
Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...
PETRA
Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.
HOVSTAD
Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.
PETRA
Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.
HOVSTAD
Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.
PETRA
Vous voulez dire ?
HOVSTAD
Votre père a réellement besoin de moi.
PETRA, le dévisageant avec mépris
C’est le comble ! Vous me dégoûtez.
HOVSTAD
Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.
PETRA
Pas la peine. Adieu.
Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :
ASLAKSEN
Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.
PETRA
Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.
HOVSTAD
Mais restez encore un peu.
PETRA, sortant
Adieu.
ASLAKSEN
Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Quoi donc ?
ASLAKSEN
L'échevin. Il est dans l'imprimerie.
HOVSTAD
L’échevin vous dites ?
ASLAKSEN
Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.
HOVSTAD
J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.
Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer. Aslaksen retourne à l’imprimerie.
PETER STOCKMANN
Vous ne vous attendiez pas à me voir.
HOVSTAD
Pas vraiment.
PETER STOCKMANN, examinant les lieux
Pas mal comme installation. Très bien, même.
HOVSTAD
Si on veut.
PETER STOCKMANN
Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.
HOVSTAD
Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?
Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.
HOVSTAD
Asseyez-vous.
PETER STOCKMANN, prenant place
Merci.
.
Hovstad s'assoit également.
PETER STOCKMANN
Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.
HOVSTAD
Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...
PETER STOCKMANN
C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.
HOVSTAD
Vous voulez dire, votre frère le docteur ?
PETER STOCKMANN
Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.
HOVSTAD
Ah vraiment ?
PETER STOCKMANN
Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.
HOVSTAD
Une allusion, peut-être.
ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie
Où donc est passé le manuscrit ?
HOVSTAD, irrité
Il est juste là, sur le pupitre.
ASLAKSEN, le trouvant
Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.
HOVSTAD
Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?
PETER STOCKMANN
Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?
HOVSTAD
Moi vous savez, je suis pas un expert. Je l'ai survolé comme ça.
PETER STOCKMANN
Mais vous acceptez de le publier ?
HOVSTAD
Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.
ASLAKSEN
Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Je vois.
ASLAKSEN
Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.
PETER STOCKMANN
C’est tout à votre honneur.
ASLAKSEN
Bon je vous laisse.
PETER STOCKMANN
Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?
HOVSTAD
Je vous en prie, monsieur l'Échevin.
PETER STOCKMANN
Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.
ASLAKSEN
Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.
ASLAKSEN
Auprès des petits propriétaires, oui.
PETER STOCKMANN
Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.
ASLAKSEN
Vrai.
PETER STOCKMANN
Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?
ASLAKSEN
Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.
ASLAKSEN
Que voulez-vous dire ?
HOVSTAD
Un esprit de sacrifice ?
PETER STOCKMANN
C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.
ASLAKSEN
Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.
PETER STOCKMANN
C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.
HOVSTAD
La ville ?
ASLAKSEN
Je ne comprends pas. Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?
PETER STOCKMANN
D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.
ASLAKSEN
Oh, c’est beaucoup...
PETER STOCKMANN
Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.
HOVSTAD, se levant
Une si grande perte pour la Ville ?
ASLAKSEN
Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?
PETER STOCKMANN
Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?
ASLAKSEN
Et les actionnaires du projet des Bains ?
PETER STOCKMANN
Ils ont déjà tout investi dans le projet.
ASLAKSEN
Vous en êtes sûr ?
PETER STOCKMANN
Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.
ASLAKSEN
Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !
HOVSTAD
Oui, en effet !
PETER STOCKMANN
Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.
HOVSTAD
Fermés ? Complètement ?
ASLAKSEN
Pendant deux ans?
PETER STOCKMANN
Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.
ASLAKSEN
Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?
PETER STOCKMANN
Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.
ASLAKSEN
Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?
PETER STOCKMANN
Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.
ASLAKSEN
Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.
PETER STOCKMANN
Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.
ASLAKSEN
Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?
HOVSTAD
Mais qui aurait pu penser que...
PETER STOCKMANN
J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.
HOVSTAD
Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?
PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche
Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.
ASLAKSEN, vivement
Pour l’amour du ciel, le voilà !
PETER STOCKMANN
Qui, mon frère?
HOVSTAD
Où est-il ?
ASLAKSEN
Il traverse l'imprimerie.
PETER STOCKMANN
Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.
HOVSTAD, désignant la porte à droite
Rentrez là en attendant.
PETER STOCKMANN
Mais ?
HOVSTAD
Entretenez-vous avec Billing.
ASLAKSEN
Dépêchez-vous. Il arrive.
PETER STOCKMANN
Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.
Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.
HOVSTAD
Faites comme si de rien n’était.
Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.
THOMAS STOCKMANN
Me revoilà.
Il dépose son chapeau et sa canne.
HOVSTAD, écrivant
Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.
THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen
Donc pas d’épreuves ?
ASLAKSEN, filant
Bon, à plus tard.
THOMAS STOCKMANN
Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.
HOVSTAD
Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?
ASLAKSEN
J’ai bien peur que oui.
THOMAS STOCKMANN
Bien mes amis. Alors je reviendrai. Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.
HOVSTAD
Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.
HOVSTAD
Oui, mais monsieur le docteur...
THOMAS STOCKMANN
Je sais ce que vous allez me dire. Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...
ASLAKSEN
Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.
THOMAS STOCKMANN
D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...
HOVSTAD, se lève
Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.
HOVSTAD
Ah bon !
THOMAS STOCKMANN
Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?
HOVSTAD
Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.
Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.
KATRINE, vers le docteur
Je savais bien que tu étais là.
HOVSTAD, à sa rencontre
Non mais c’est madame Stockmann !
THOMAS STOCKMANN
Toi ici, Katrine?
KATRINE
Comme tu vois.
HOVSTAD
Venez vous asseoir.
KATRINE
Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.
THOMAS STOCKMANN
Grande nouvelle.
KATRINE
Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.
THOMAS STOCKMANN
Tu deviens complètement folle Katrine? Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant? Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?
KATRINE
Mais la modération, Thomas?
ASLAKSEN
Vous m’arrachez les mots de la bouche.
KATRINE
Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.
HOVSTAD
Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?
THOMAS STOCKMANN
Tu crois que je suis victime d’une manigance ?
KATRINE
Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.
ASLAKSEN
Ah quelle histoire !
HOVSTAD
Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN, riant
Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?
KATRINE
Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.
THOMAS STOCKMANN
Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?
ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés
Oh mon Dieu !
THOMAS STOCKMANN
Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.
Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.
KATRINE
L’échevin est ici ?
THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.
Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !
HOVSTAD
Quelle affaire !
THOMAS STOCKMANN
Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?
ASLAKSEN
En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.
THOMAS STOCKMANN
Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.
KATRINE
Non, Thomas, je t'en supplie.
ASLAKSEN
Gare à vous monsieur le docteur.
Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.
PETER STOCKMANN
Que signifie cette mascarade ?
THOMAS STOCKMANN
Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.
Il fait les cents pas avec importance.
KATRINE, presque en pleurs:
Non mais Thomas !
PETER STOCKMANN, le suivant
Mon képi ! Ma canne !
THOMAS STOCKMANN
Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.
PETER STOCKMANN
Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !
THOMAS STOCKMANN
Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.
ASLAKSEN
Je ne pense pas, monsieur le Docteur.
THOMAS STOCKMANN
Ah oui, vous allez le faire !
PETER STOCKMANN
Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?
HOVSTAD
Non monsieur l'échevin.
ASLAKSEN
Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.
THOMAS STOCKMANN, ahuri
Mais qu'est-ce que ça veut dire?
HOVSTAD
Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.
BILLING
Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.
THOMAS STOCKMANN
De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.
HOVSTAD
Je ne l'imprimerai pas. Je ne le peux pas et je ne le veux pas.
THOMAS STOCKMANN
Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?
ASLAKSEN
Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.
PETER STOCKMANN
Par chance !
ASLAKSEN
C'est l'opinion publique. Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres. Ce sont eux qui gouvernent les journaux.
THOMAS STOCKMANN, s’effondrant
Et « eux », ils seraient contre moi ?
ASLAKSEN
Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon.
PETER STOCKMANN
Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.
THOMAS STOCKMANN
Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?
HOVSTAD
Impossible. Par égard pour votre famille.
KATRINE, amère et cinglante
Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?
PETER STOCKMANN, donnant son propre article.
Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.
HOVSTAD, acquiesçant
J’y verrai personnellement.
THOMAS STOCKMANN
Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.
ASLAKSEN
Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.
THOMAS STOCKMANN
Alors redonnez-le moi.
HOVSTAD, lui redonne le manuscrit
Voilà.
THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.
J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.
PETER STOCKMANN
Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !
ASLAKSEN
Personne, c’est évident.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, non personne.
KATRINE
Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?
THOMAS STOCKMANN, têtu
Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.
KATRINE, vigoureuse
Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.
PETER STOCKMANN
Si rempli d’assurance, le délire de la folie.
ASLAKSEN
Quel être sensé vous viendrait en aide ?
BILLING
Par Dieu qui nous damne !
KATRINE
Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.
THOMAS STOCKMANN
Quelle bonne idée !
KATRINE
Ejlif et Morten seront tes appuis !
THOMAS STOCKMANN
Et Petra, et toi, Katrine.
KATRINE
Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.
THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement
Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.
Il sort avec son épouse par la porte du fond. L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :
PETER STOCKMANN
Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...
QUATRIÈME ACTE
Une grande salle traditionnelle et désaffectée dans la maison du Capitaine Horster. Portes fenêtres qui donnent sur un vestibule. Trois grandes fenêtres à gauche. À droite, une horloge. Aussi une table, quelques bougies et une carafe d’eau. L’éclairage provient de fanaux disposés entre les fenêtres.
La salle est aménagée pour un grand rassemblement populaire. On y voit des citoyens de toutes les classes qui arrivent en bon nombre.
1ER CITOYEN, à un autre
Hé ! Lamstaad ! Si je m’attendais à te voir ici !
CELUI A QUI ON S'ADRESSE
Tu sauras que je participe à toutes les réunions du peuple, moi !
UN AUTRE
J'espère que vous avez apporté votre clairon ?
2E CITOYEN
Mais oui je l'ai. Et vous?
3E CITOYEN
Skipper Evensen est venu avec une sirène de bateau !
2E CITOYEN
Ça c’est bien lui !
On rit dans le groupe.
4E CITOYEN, se joignant à eux
Qu’est-ce qui se passe ici ce soir ?
2E CITOYEN
C'est le docteur Stockmann qui va donner une conférence contre l'échevin.
UN AUTRE
Mais l’échevin, c'est son frère?
1ER CITOYEN
Qu’est-ce que ça change? Paraît que le docteur Stockmann n'a pas peur de lui.
3E CITOYEN
Oui mais d’après le Messager du Peuple, il n’a pas raison.
2E CITOYEN
Sûrement qu’il a tort, parce que personne n’a voulu lui prêter de local. Pas même l’Association des Petits Propriétaires.
1ER CITOYEN
Même qu’on dit qu’il n’a plus le droit d’entrer aux Bains.
2E CITOYEN
Oui, on me l’a dit à moi aussi.
UN HOMME, d’un autre groupe
Alors nous, on se range de quel côté ?
UN AUTRE, du même groupe
On dit comme Aslaksen. Quoi qu’il arrive.
BILLING, entrant avec avec un porte-documents sous le bras et se frayant un chemin à travers la foule
Excusez-moi. Laissez-moi passer s’il vous plaît. Je suis mandaté pour le Messager du Peuple. Merci bien !
Il prend place à table.
UN TRAVAILLEUR
Qui est-ce ?
UN AUTRE TRAVAILLEUR
D’où tu sors, toi ? C’est Billing, qui travaille pour Aslaksen !
Le capitaine Horster entre, accompagnant Madame Stockmann et Petra a travers la foule. Ejlif et Morten suivent.
HORSTER
J’ai pensé que les proches seraient en sécurité non loin de la porte. Au cas où il se produirait quelque chose.
KATRINE
Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute.
HORSTER
On ne peut jamais savoir. Une foule pareille, pas facile à contrôler. Tâchez de garder votre calme.
KATRINE, s'assoit
Comme c’est généreux de votre part de prêter votre maison à Stockmann.
HORSTER
Je n’étais pas pour l’abandonner – personne d’autre ne voulait.
PETRA, s’assoit elle aussi
Vous avez du courage.
Le rédacteur Hovstad et l’imprimeur Aslaksen entrent chacun de leur côté.
ASLAKSEN, à Horster
Le docteur n’est pas encore arrivé ?
HORSTER
Ça ne saurait tarder.
Plusieurs personnes se pressent autour de l’Échevin qui entre.
HOVSTAD, à Billing
Voilà l’échevin. Il va y avoir de l’action !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, il a osé venir !
L'échevin Stockmann se fraye un chemin parmi les gens assemblés, salue poliment et se met à côté du mur à gauche. Peu après arrive le Docteur Stockmann, par la droite. Il porte une redingote noire avec un mouchoir blanc. Quelques uns l’applaudissent d'une façon polie, mais on y répond avec un « chut » soutenu. Bientôt le calme.
THOMAS STOCKMANN
Tout va bien, Katrine?
KATRINE
Ça va aller. (Avec insistance.) Pourvu que tu restes calme.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je sais me contrôler. (Il consulte sa montre et escalade une petite tribune. Après un salut bref à l’audience, il annonce.) Mes amis, il est « et quart ». Je crois que je vais commencer.
Il prend son manuscrit.
ASLAKSEN
Il faut d’abord qu’on élise un président d’assemblée.
THOMAS STOCKMANN
Non, ce ne sera pas nécessaire.
QUELQUES HOMMES, criant
Oui! oui !
PETER STOCKMANN
Moi aussi je suis d’accord. Il nous faut un modérateur.
THOMAS STOCKMANN
Mais moi j’ai convoqué cette rencontre afin de donner une conférence, Peter.
PETER STOCKMANN
La conférence du Médecin des bains pourrait éventuellement susciter des divergences d’opinions.
PLUSIEURS VOIX
Un président d'assemblée! Un modérateur!
HOVSTAD
Il semble que la plupart des citoyens rassemblés sont pour.
THOMAS STOCKMANN, se contrôlant
Bon très bien. Que la majorité l’emporte.
ASLAKSEN
Monsieur l'échevin veut-il assumer cette fonction ?
TROIS HOMMES, applaudissant
Bravo bravo!
PETER STOCKMANN
Pour des raisons qui semblent évidentes, je me dois de refuser. Il y a cependant quelqu’un ici qui me semble tout indiqué. Puis-je suggérer que le président de l’Association des Petits Propriétaires, monsieur Aslaksen...
BEAUCOUP DE VOIX
Oui oui ! Vive Aslaksen! Hurrah pour Aslaksen!
Thomas Stockmann reprend son manuscrit et descend de la tribune pour laisser la place à Aslaksen.
ASLAKSEN
Comment me soustraire à une telle preuve de confiance ?
Les applaudissements deviennent scandés au milieu des bravos.
BILLING, écrivant
Donc Monsieur l’imprimeur Aslaksen est élu par acclamation.
ASLAKSEN
Puis-je profiter de cette tribune pour adresser quelques mots au bénéfice de ceux qui m’acclament. Simplement vous dire que je suis une personne pacifique et tranquille, qui accorde beaucoup d’importance sur une modération de réflexion ainsi que sur une réflexion modérée. Ceux qui me connaissent le savent.
BEAUCOUP DE VOIX
Oui oui, Aslaksen !
ASLAKSEN
À l’école de l’expérience, il est un grand principe voulant que la modération...
PETER STOCKMANN
Nous savons tout ça !
ASLAKSEN
... est, de concert avec la pondération, le premier de tous les serviteurs à la communauté. En conséquence, puis-je demander au respectable individu qui a convoqué cette réunion de s’en tenir aux limites de la modération ?
UN HOMME, levant un flacon d’alcool dans la porte d’entrée
Skool à l'Association de la Tempérance !
UNE VOIX, tonitruant :
Ah va-t-en au diable, toi !
PLUSIEURS VOIX
Chut ! Chut !
ASLAKSEN
Je crois que quelqu’un demande la parole ?
PETER STOCKMANN
Monsieur le modérateur !
ASLAKSEN
Monsieur l'échevin Stockmann a la parole.
PETER STOCKMANN
Étant donné la relation de parenté proche que j'ai, c'est bien connu, avec le médecin des Bains, je m’étais promis de ne pas ouvrir la bouche de la soirée. Mais mon statut d’actionnaire et surtout mon intérêt pour le bien commun de cette ville me forcent à soumettre une proposition, à savoir que personne ici ce soir ne devrait ajouter foi à des commentaires exagérés et peu fiables en ce qui touche les conditions sanitaires de nos Bains.
PLUSIEURS VOIX
Évidemment ça va de soi !
PETER STOCKMANN
Je propose donc que le docteur Thomas Stockmann s’abstienne de nous lire son exposé.
THOMAS STOCKMANN, piqué
Quoi ? Que je m’abstienne ?
KATRINE, nerveuse
Hm, hm.
THOMAS STOCKMANN, comprenant le signal, plus calme
Je veux dire... ai-je bien entendu ?
PETER STOCKMANN
J’ai fait paraître dans le Messager du Peuple un article au bénéfice des citoyens bien pensants. J’ai fait avec des termes simples un résumé de la situation, en sorte que le tout soit très facile à comprendre. Je maintiens donc ma proposition car j’estime que les propos du Médecin des Bains feraient encourir aux contribuables des dépenses de centaines de milliers couronnes.
Réactions de protestation dans la foule. Bruit de trompette marine.
ASLAKSEN, agitant une petite clochette
Silence, mesdames et messieurs. Je me permets d’appuyer la proposition de l’échevin. Je partage l’opinion voulant que le médecin des bains soit un homme agité. Son discours est truffé d’arrières-pensées. Le sujet des Bains semble être pour lui un prétexte, car c’est une révolution qu’il préconise en s’en prenant aux têtes dirigeantes du projet. Cela dit ! Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le docteur est un homme dont l’honnêteté ne saurait être mise en doute. Je dirais même que je suis personnellement en accord avec l’esprit démocratique qui peut à la limite encourager certaines réformes, mais à condition que le besoin s’en fasse sentir. C’est pourquoi, pour une rare fois, je dois m’inscrire en faux contre l’exposé du Docteur Stockmann qui demeure une personne pour qui j’ai personnellement beaucoup de respect. Cependant je ne peux être d’accord avec lui. C’est mon humble opinion.
Assentiment de la foule.
HOVSTAD
J’aimerais pour ma part ajouter qu’au début j’ai donné un appui inconditionnel à l’exposé du docteur, mais j’ai dû me raviser lorsque je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait d’un mensonge.
THOMAS STOCKMANN
Un mensonge ?
HOVSTAD
Disons ... une entorse à la vérité. L’article de l’échevin en est la preuve. Je prends la foule à témoin de ma bonne foi. Le Messager du Peuple est un journal aux positions rigoureuses. Mais d’abord, il a le devoir, quand il s’agit de débats de fonds, de se montrer prudent.
ASLAKSEN
C’est la sagesse qui parle et je l’approuve.
HOVSTAD
Dans l’affaire qui nous concerne, il est clair comme le jour que le docteur n’a pas l’appui de la population. Or quelle est la règle d’or d’un journal, mesdames et messieurs ? Celle de refléter la volonté de ses lecteurs. Sans quoi comment pourrait-il oeuvrer avec acharnement pour le bien de ceux qui le lisent ? À moins que je sois un imbécile ?
BEAUCOUP DE VOIX
Non, non, non. Le rédacteur Hovstad a raison.
HOVSTAD
Si vous saviez ce qu’il m’en coûte d’être en désaccord avec un homme qui m’invite chez lui si souvent ! Un homme attentionné, généreux, gentil, mais dont l’erreur est d’écouter ses impulsions plutôt que le bon sens.
QUELQUES VOIX ÉPARPILLÉES
C’est vrai qu’il est gentil, aimable...
HOVSTAD
Mon devoir envers la communauté exige que je rompe tout lien d’amitié avec lui. Et dois dire haut et fort que je n’approuve pas sa conduite envers les membres de sa famille.
THOMAS STOCKMANN
Cette assemblée devait porter sur les égouts et les conduites d’eau !
HOVSTAD
Notamment envers son épouse et ses deux garçons.
MORTEN
C'est nous ça, maman?
KATRINE
Chch.
ASLAKSEN
Je vais donc soumettre la proposition de l'échevin au vote.
THOMAS STOCKMANN
Inutile ! Je n’ai aucune intention de vous parler de pourriture dans nos Bains. Je veux vous entretenir d’un tout autre sujet !
PETER STOCKMANN, à mi-voix
Ah bon ?
L’IVROGNE à côté de la porte
En tant que citoyen protégé par le Secours national, j’ai le droit de dire moi aussi ce que je pense et j’ai BEAUCOUP de choses à dire ici comme premièrement que je demande la parole ....
PLUSIEURS VOIX
Ah lui ! La ferme !
D'AUTRES VOIX
Il est soûl ! Dehors!
THOMAS STOCKMANN
Je demande la parole.
Aslaksen agite la petite clochette et annonce :
ASLAKSEN
Monsieur le docteur Stockmann a la parole.
THOMAS STOCKMANN
Qui aurait pu dire, il y a quelques jours encore, qu’on allait me censurer comme on le fait ici ce soir ? Je me serais bien débattu comme un lion pour faire valoir mes libertés. Mais aujourd’hui ça m’est égal. Ce dont je veux vous entretenir est encore plus fondamental.
La foule se rapproche pour mieux l’écouter. Le vieux Morten Kiil entre et se mêle à l’audience.
THOMAS STOCKMANN, poursuivant
J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tant et si bien que les pensées en moi ont tournoyé de façon vertigineuse.
PETER STOCKMANN
Hum hum.
THOMAS STOCKMANN
Mais cela m’a permis de voir les choses avec une clarté remarquable. Et c’est pour ça que je suis ici ce soir. Je vais vous faire de grandes révélations, mes chers concitoyens. Je suis venu vous faire part d’une découverte bien plus importante qu’une annonce dérisoire au sujet de la pourriture dans nos conduites qui pourrait propager la peste.
BEAUCOUP DE VOIX, criant
Pas le droit de parler de ce sujet !
THOMAS STOCKMANN
Ma découverte récente porte sur la vie spirituelle de notre communauté qui se trouve elle aussi empoisonnée, et ce poison se propage comme une maladie en chacun de nous.
DES VOIX ÉTONNÉES
Non mais qu’est-ce qu’il raconte ?
PETER STOCKMANN
Que veut-il insinuer ?
ASLAKSEN, agitant la clochette
J’invite le docteur à la modération.
THOMAS STOCKMANN
J’aime profondément ma ville car c’est le berceau de mon enfance. J’étais encore tout jeune lorsque l’exil m’a imposé le supplice de la nostalgie comme le vert-de-gris sur le pignon vétuste d’un vieux château.
La foule émet un sifflement d ’admiration.
THOMAS STOCKMANN
Puis j’ai vécu de longues années dans une contrée sinistre au nord du pays. J’étais le médecin d’une population si misérable dans des friches qu’il m’arrivait de penser qu’il leur aurait plutôt fallu un vétérinaire.
Murmures dans la salle.
BILLING, maugréant en cessant de noter
Par Dieu qui nous damne !
HOVSTAD
Un peu de respect pour ces gens !
THOMAS STOCKMANN
J’étais parmi ces gens comme un oiseau méditatif, dans l’attente d’une ponte. Et qu’ai-je pondu ? Le projet des Bains.
Réactions partagées dans l’audience.
THOMAS STOCKMANN
Et le destin m’a ramené dans ma ville natale avec l’enthousiasme brûlant de me consacrer au bonheur de mon foyer.
PETER STOCKMANN, soupirant
Où veut-il en venir ?
THOMAS STOCKMANN
Et je me revois pataugeant dans le bonheur aveugle, jusqu’à ... avant-hier soir. Car j’ai fermé mes yeux, et lorsque mes yeux neufs se sont ouverts, j’ai vu, comme je vous vois, l’incommensurable stupidité des autorités.
Du bruit, des cris et des rires. Madame Stockmann tousse beaucoup.
PETER STOCKMANN
S’il vous plaît monsieur le modérateur !
ASLAKSEN, agitant la clochette
Par les pouvoirs qui me sont conférés ...
THOMAS STOCKMANN
Laissez-moi parler monsieur Aslaksen. J’ai à dire ici la crasse, la profondeur de la crasse, qui pèse sur le cerveau des actionnaires du Projet des Bains. Ces hommes ne sentent pas bon, ils puent. Je ne peux pas les sentir. Je les ai trop tolérés et j’en ai aujourd’hui la nausée. Ils sont comme des hamsters qui laissent leurs crottes dans les plates-bandes gracieuses. Les gens raffinés cultivent avec soin leurs plates-bandes et il faudrait exterminer ces dirigeants comme on le fait pour la vermine.
Tumulte dans la salle.
PETER STOCKMANN
Monsieur le modérateur – admettez-vous ce qu’on vient d’entendre ?
ASLAKSEN, agitant la clochette
Monsieur le Docteur !
THOMAS STOCKMANN
Cette réalité m’est apparue tard, je l’admets. Si on compte le nombre de jours où il m’a fallu les endurer, eux et mon frère Peter, un homme rempli de préjugés qui est visqueux comme une larve.
Des rires, du bruit et des clairons. Madame Stockmann, assise, tousse fort. Aslaksen agite énergiquement la clochette. L’ivrogne entre de nouveau dans la salle.
L'IVROGNE
Vous vous moquez de moi ? Moi, Petersen ! Je le sais que vous vous moquez de moi !
DES VOIX FURIEUSES:
Dehors l'homme soûl ! Mettez-le à la porte.
L'homme est de nouveau mis dehors.
PETER STOCKMANN
Mais qui est cet homme ?
QUELQU'UN À L'ÉCART
Ne le connaissez pas Monsieur l'Échevin ?
UN AUTRE
Il n’est pas d’ici.
UN TROISIÈME
C’est un commerçant qui est censé livrer du bois...
On n'entend pas le reste.
ASLAKSEN
Il sent la bière bavaroise, il est probablement ivre -- continuez monsieur le Docteur, mais efforcez-vous d'être modéré.
THOMAS STOCKMANN
Oui ça va. Je ne parlerai plus des actionnaires sinon que pour dire que mes propos à leur endroit ne signifient pas que je leur en veux. Loin de là. Car au fond je ressens une consolation à l’idée qu’ils sont si vieux et si dégénérés qu’ils finiront bien par s’exterminer d’eux-mêmes. Nul besoin de poison pour hâter leur extinction. D’ailleurs ils sont si caduques qu’ils ne représentent plus de menace pour notre société. Ils sont comme des restes humains inoffensifs pour nos libertés et nous devons avoir pitié d’eux. Les vrais responsables de notre empoisonnement, je vais vous dire qui ils sont.
APPELS DE TOUS LES CÔTÉS
Des noms ! Des noms !
THOMAS STOCKMANN
Je vais vous les nommer ! Car c’est justement « LA » découverte qui m’est apparue dans toute sa clarté avant-hier. (Il hausse le ton.) Les véritables responsables du danger qui menace de nous empoisonner, c’est : la majorité ! C’est-à-dire vous tous ! À présent vous le savez !
Le tumulte est à son comble dans la salle. La majorité crie, trépigne de colère, et fait résonner la trompette marine, le cor alpestre, les sifflets, tandis que quelques vieux semblent s’amuser beaucoup. Madame Stockmann se lève anxieuse. Ejlif et Morten montrent leurs poings aux autres écoliers qui manifestent. Aslaksen agite la clochette et parvient à imposer un calme relatif. Hovstad et Billing se joignent aux protestations mais on ne comprend pas ce qu’ils disent.
ASLAKSEN
Le modérateur s'attend à ce que vous prononciez des excuses, docteur Stockmann.
THOMAS STOCKMANN
Jamais de la vie monsieur Aslaksen. C'est la grande majorité de notre communauté qui me dérobe ma liberté et qui m’interdit d’énoncer la vérité.
HOVSTAD
La majorité a toujours le droit de son côté.
BILLING
Et la vérité aussi, par Dieu qui nous damne.
THOMAS STOCKMANN
Et moi je dis que la majorité n’a jamais le droit de son côté. Elle est au contraire l’incarnation du mensonge et moi l’homme libre j’ai résolu de la combattre. Mais encore ? Qu’est-ce que la majorité ? Est-ce de la sagesse ou de la stupidité ? Qui peut nier que la sagesse est une chose rare et que la stupidité est courante ? Autrement dit majoritaire ? Et majoritaire pas rien qu ’ici ! Majoritaire sur la terre ! Et croyez-le ou non, à cause de ce postulat, il est donc permis, et même obligatoire, de penser que la stupidité a raison de la sagesse. Eh oui !
Des bruits et des cris.
THOMAS STOCKMANN
Eh oui ! Vous aurez beau crier, m’enterrer, vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a tous les pouvoirs, malheureusement ! Mais elle n’a pas raison. Moi j’ai raison. De même que quelques rares individus.
Plus de bruit encore.
HOVSTAD
Et voilà. Depuis avant-hier, notre docteur fait partie d’une élite rare.
THOMAS STOCKMANN
Rarissime, car nous sommes bien peu à représenter l’éclosion de vérité pure comme la verdure sur les rameaux printaniers. En fait, ces hommes auxquels j’appartiens sont si inaccessibles sur la sentinelle de la vertu que la majorité compacte ne peut même pas les voir. Et nous nous battons, dans l’espoir qu’un jour nos vérités si frêles deviennent des vérités admises.
HOVSTAD
Mais ce que j’entends là, c’est un discours de révolution !
THOMAS STOCKMANN, cédant au blasphème
Oui – par le cul de la Sainte Vierge ! Tout à fait ! Je suis un révolutionnaire monsieur Hovstad. J’ai l’intention de renverser le Mensonge et de le remplacer par la Vérité. Mais encore. Qu’est-ce que la Vérité ? Mais d’abord, parlons donc des vérités au pluriel qu’adopte la majorité. Ce sont de vieilles vérités, si vieilles en vérité qu’on pourrait dire qu’en tant que vérités ces vérités n’ont plus rien de la vérité et en conséquence ces vérités sont ? ... eh oui, des mensonges, mesdames et messieurs.
Rires et moqueries.
THOMAS STOCKMANN
Oui oui, allez-y, riez de moi. Mais je vous le dis : pour être vraie, une vérité doit être jeune et non pas avoir l’âge de Mathusalem contrairement à ce que les gens s’imaginent. Une vérité moyenne a une durée de vie de 17 à 18 ans, 20 ans au maximum, mais rarement plus. Ainsi toute vérité marquée par un âge avancé est, je le répète, une affaire vétuste et squelettique et puis voyez comme c’est drôle : c’est à ce moment-là où elle est devient désuète que la majorité compacte est prête à l’adopter. Comme on le dirait d’un aliment périmé qui a perdu toute sa valeur nutritive, si vous me permettez cette métaphore que je trouve éloquente en tant que médecin. Autrement dit, toute vérité qu’adopte la majorité est comparable à une charcuterie de l’année dernière tel que du jambon avec de la mousse verdâtre désagréable pour l’odorat. Résultat : un scorbut moral qui fait rage partout dans la communauté.
ASLAKSEN
Est-ce que notre conférencier n’est pas en train de perdre le fil ?
PETER STOCKMANN
J’approuve cette observation de notre modérateur.
THOMAS STOCKMANN
C’est toi Peter, c’est toi, pourriture, qui n’a pas les idées claires tandis que moi je parle avec lucidité. Je ne fais que démontrer comment la majorité compacte est une pauvre arriérée qui empoisonne la source vive de l’esprit en empestant l’air que nous respirons.
HOVSTAD
La majorité libre pensante adopte des vérités d’une force inébranlable.
THOMAS STOCKMANN
Ah mon pauvre petit monsieur Hovstad, vos vérités étaient déjà des affaires mortes et enterrées à l’époque de nos grands-pères. Nous, de la race des précurseurs modernes, nous ne les approuvons pas. Vos vérités sont des os dépourvus de moelle. Une base douteuse pour une société qui se veut saine d’esprit.
HOVSTAD
Tout ça, ce sont des paroles en l’air. À quoi faites vous allusion au juste ? Parlez-nous de ces vérités si dépourvues de moelle?
Approbation dans l’audience.
THOMAS STOCKMANN
La liste de tout ça serait trop longue. Je ne vous en dirai qu’une seule, en fait le plus odieux des mensonges, que vous-même monsieur Hovstad et vos supporters du Messager du Peuple adoptez comme une devise.
HOVSTAD
Et c'est ?
THOMAS STOCKMANN
C’est le vieux dogme ancestral qui confère à la population en général des privilèges qui ne devraient être réservés qu’à de rares personnalités. La masse commune et mal dégrossie qui forme le peuple n’a pas les compétences pour condamner ou approuver, car elle manque trop de raffinement.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, qu’est-ce j’entends !
HOVSTAD, dans un cri indigné
Entendez cela, citoyens !
DES VOIX AMÈRES
Quoi ? Nous ??? Pas d’esprit ? Pas de raffinement ?
UN TRAVAILLEUR
Qu’on se débarrasse de l’homme qui parle ainsi !
D'AUTRES VOIX
Dehors ! Dehors !
UN CITOYEN, crie
Evensen, vas-y avec ta trompette !
Trompette marine, cor alpestre, et bruits de clairons dans un tintamarre général.
THOMAS STOCKMANN, après que le calme soit revenu
Vous êtes peu raisonnables de ne pouvoir entendre la Vérité pour une fois que j’ose la révéler. Je ne vous demande pas d’être tous d’accord, mais je m’attends à ce que monsieur Hovstad, qui passe pour le moins creux du troupeau, y décèle un peu de profondeur s’il se donne la peine d’y réfléchir. Depuis le temps qu’il se vante d’être un libre-penseur !
DES QUESTIONS ÉTONNÉES, éparses et ténues
Quoi ? Lui ? Un libre-penseur? Lui ???
HOVSTAD, indigné, se défendant
Vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez. Quand ai-je dit cela ? L’avez-vous déjà lu, imprimé, noir sur blanc ?
THOMAS STOCKMANN, après réflexion
Heu ... non. Vous avez raison, microbe. Car vous n’en avez pas le courage. Je ne veux pas vous échauder comme un chat. Après tout, le libre-penseur, c’est moi. Écoutez ma sagesse et ma science, minus : Le Messager du Peuple est la honte que vous colportez, la honte qui vous mène, car il incarne le mensonge. La vertu que vous attribuez au peuple est un mensonge imprimé avec de l’encre qui salit les doigts. Il n’y a qu’une vérité fondamentale : le peuple est une matière brute qui ne peut engendrer que le peuple.
Grincements dans la foule.
THOMAS STOCKMANN
Vous n’avez qu’à regarder les espèces vivantes, copies conformes de notre pauvre humanité. Prenez la volaille vulgaire de nos paysans. Sa carcasse est commune, souvent elle boite, sa chair est quelconque, et qu’est-ce qu’elle pond ? Un oeuf identique au précédent, qu’on vend à la douzaine. Mais considérez la poule d’Espagne, ou la dinde japonaise, au duvet raffiné, noble, racé ! Quelle différence, ah toute une différence ! Prenons l’exemple des chiens, que nous avons si souvent le loisir d’observer. Pensez au piètre bâtard. Qui bave. Qui pisse des coulées jaunes le long de nos maisons. Comparez-le au caniche royal dont l’intelligence est pleine d’acuité, qui porte en lui l’art et la grâce, qu’on admire pour sa prestance, son ascendance, son élégance ! C’est qu’il a reçu la meilleure moulée, il a été élevé par des esthètes portés vers les belles choses, la belle musique. Le crâne de ce chien de race a reçu des dons que le bâtard n’a pas reçus.
Du bruit et des rires fusent de partout.
UN CITOYEN
Et nous devons appliquer ça à nous-mêmes ?
UN AUTRE
Nous ne sommes pas des animaux, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Sur mon âme, je vous réponds que nous en sommes. Mais il n’y a pas beaucoup d’animaux raffinés parmi les hommes. Et l’homme de race est très éloigné de l’homme bâtard. Mais c’est comme ça. À défaut d’élévation, la majorité se complaît dans le vulgaire.
HOVSTAD
Je suis un simple paysan et fier de l’être. Dans le peuple que vous insultez, je reconnais mes racines profondes.
PLUSIEURS TRAVAILLEURS
Hurrah pour Hovstad, hurrah, hurrah !
THOMAS STOCKMANN
Si au moins le peuple vulgaire se contentait de croupir ! Mais non, il a des prétentions, vous n’avez qu’à regarder l’échevin, mon frère Peter, Peter-le-ridicule qui se donne des airs de supériorité.
PETER STOCKMANN
Ces attaques personnelles sont inadmissibles.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Mais qui étaient nos aïeux Peter ? Des pirates ! Tâche donc de le nier !
PETER STOCKMANN
Ne l’écoutez pas – pure invention.
THOMAS STOCKMANN
Mon frère est un homme incapable de penser par lui-même. Il ne fait qu’ânonner les idées reçues de ses semblables pour se donner de l’importance. Tout comme le rédacteur Hovstad qui charrie des insanités dans son journal, qui colporte le vice de la corruption, et qui sème dans l’esprit populaire une pourriture comparable à celle qui provient des tanneries de la Moelledalen et qui empoisonne l’eau de nos Bains.
Bruits et interruptions.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Notre ville est comme une maison malpropre où l’on ne passe pas le balai. Pauvreté, laideur, absence de culture, le peuple n’a pas la capacité d’agir et de penser. Faute d’oxygène, sa conscience est affaiblie au point qu’il prend pour de la floraison tout ce qui résulte du mensonge et de la fraude.
ASLAKSEN
La communauté ne peut admettre une telle accusation.
UN HOMME DE BIEN
Coupez-lui la parole !
DES VOIX EXCITÉES
Oui oui, coupez-lui la parole !
THOMAS STOCKMANN, dans une agitation croissante
J’irai crier la vérité dans la rue. J’irai le dire dans les autres villes. Tout le pays finira par savoir qui vous êtes.
HOVSTAD
On jurerait que vous voulez détruire notre ville.
THOMAS STOCKMANN
Oui, je veux la détruire. Je l’aime trop pour la voir fleurir sur un mensonge. Je préfère qu’elle soit détruite.
ASLAKSEN
Il l’admet, noir sur blanc !
Du bruit, des clairons, madame Stockmann tousse en vain. Le docteur ne l'entend plus.
HOVSTAD, élevant la voix dans le tumulte
L’homme qui veut la destruction de sa ville est notre ennemi !
THOMAS STOCKMANN
Elle doit être rasée, exterminée, purifiée de la lèpre et du mensonge. Vous êtes à ce point pestiférés que c’est non seulement cette ville mais tout le pays qu’il faut anéantir. La nation doit être éliminée.
UN HOMME, dans la foule
Il parle comme un ennemi du peuple !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, c’est le verdict du peuple qui tombe !
TOUTE LA FOULE, scande
Oui ! oui ! oui ! c’est un Ennemi du peuple. Il est rempli de haine envers son pays, et envers sa nation.
ASLAKSEN
En tant que citoyen profondément choqué, je me joint au ralliement populaire et je propose la résolution suivante : « L’Assemblée du peuple considère que le médecin des bains, Docteur Thomas Stockmann, est un ennemi du peuple. »
Cris et applaudissements. Plusieurs forment un cercle autour du docteur et claironnent contre lui. Madame Stockmann et Petra se sont levées. Morten et Ejlif se battent contre les autres écoliers qui ont aussi sifflé. Quelques adultes les séparent.
THOMAS STOCKMANN
Vous n’êtes que des pauvres d’esprit !
ASLAKSEN
Silence. Vous n’avez plus la parole. Des feuilles blanches, monsieur Billing ! Nous allons voter. Donnez-moi des feuilles, vite !
BILLING
J’ai du papier blanc, et aussi du papier bleu.
ASLAKSEN, descendant pour prendre les feuilles
Oui, ça fera l’affaire. (À l'Assemblée.) Nous allons voter. Ceux qui sont en faveur de la résolution prendront une feuille blanche dans le chapeau.
L'échevin quitte a salle. Aslaksen et d'autres citoyens font le tour de l'assemblée avec les bouts de papiers dans un chapeau.
UN HOMME DE BIEN, à Hovstad
Que penser de l’attitude du docteur ?
HOVSTAD
Ah quelle affaire ! Quelle triste affaire.
UN AUTRE HOMME DE BIEN, à Billing
Vous qui êtes un habitué de sa maison - avez vous remarqué s'il boit?
BILLING
Par Dieu qui nous tue, il faut voir les cognacs qu’il nous sert !
UN TROISIÈME HOMME DE BIEN
L’alcool n’est pas en cause. Moi je dis que c’est de la folie.
LE PREMIER HOMME BIEN
Une folie héréditaire sans doute.
BILLING
Probablement.
UN QUATRIEME HOMME DE BIEN
Folie ? Que non. Cet homme est rongé par des sentiments de vengeance.
BILLING
Il est vrai qu’on lui a refusé une hausse de salaire.
TOUS LES HOMMES DE BIEN
Voilà l’explication !
L'IVROGNE, de retour
Donnez-moi une feuille, n’importe laquelle !
DES CRIS
C'est encore l'ivrogne. Dehors !
MORTEN KIIL, stoïque, au docteur :
Beau résultat de votre conduite !
THOMAS STOCKMANN
Ma conduite m’est dictée par mon devoir.
MORTEN KIIL
Snik-snak. Je veux parler de la conduite qui provient de la Moelledalen? Répétez moi donc ça.
THOMAS STOCKMANN
Vous m’avez bien compris. Les eaux sont corrompues.
MORTEN KIIL
Et mon usine?
THOMAS STOCKMANN
Votre tannerie est probablement la plus corrompue de toutes.
MORTEN KIIL
Et ça, vous comptez le dire à tout le monde ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous le garantis.
MORTEN KIIL
Ça va vous coûter cher, Stockmann.
Il sort. Un homme riche se dirige vers Horster sans saluer les dames.
UN RICHE MONSIEUR
Vous voilà rendu à prêter votre maison aux ennemis du peuple, capitaine ?
HORSTER
Je suis libre de prêter ma propriété à qui je veux, monsieur l’armateur.
LE GROSSISTE
Et moi, je suppose que je pourrais en faire autant ?
HORSTER
Que voulez-vous dire?
LE GROSSISTE
Vous aurez la réponse demain.
Il se tourne et s'en va.
PETRA
Qui est-ce, Horster?
HORSTER
C’est Vik, mon fournisseur.
Aslaksen monte sur la tribune avec le résultat du vote populaire.
ASLAKSEN
Voici le résultat du vote populaire ! Toutes les voix sont pour, à l’exception d’une seule !
UN HOMME DE BIEN
La feuille bleue est celle de l'ivrogne.
ASLAKSEN
Avec toutes les voix contre une, laquelle a été mise dans le chapeau par un homme à qui on a servi de l'alcool, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des Bains, le Docteur Thomas Stockmann, un ennemi du peuple.
Des cris d'approbation.
ASLAKSEN
Vive le peuple !
Encore des cris d'approbation.
ASLAKSEN
Vive notre échevin, vive sa loyauté !
Des hurrah!
ASLAKSEN
L'assemblée est levée.
Il descend.
BILLING
Vive le modérateur!
LA FOULE
Hurrah pour l'imprimeur Aslaksen.
THOMAS STOCKMANN
Mon chapeau, mon manteau, Petra. Capitaine, vous partez bientôt pour l’Amérique. Y’a-t-il de la place sur votre bateau?
HORSTER
Pour vous et les vôtres, on fera de la place, monsieur le Docteur.
THOMAS STOCKMANN, pendant que Petra l'aide à mettre son manteau
Bien. Viens, Katrine. Venez les garçons.
Il prend la main de son épouse.
KATRINE, doucement
Mon bon Thomas, sortons le plus discrètement possible.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je vais te montrer comme je sors. (Il élève la voix.) Tous, écoutez ! Moi ennemi du peuple, je n’aurai pas de clémence comme un certain hurluberlu que vous connaissez bien. N’espérez pas que je sorte d’ici en disant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »
ASLAKSEN, dans un cri
Vous venez de blasphémer, Docteur Stockmann.
BILLING
Par Dieu qui nous ... ce que je viens d’entendre est une blessure à l’oreille d’un croyant !
UNE VOIX RAUQUE
Il a profané le nom du Christ !
DES CRIS EXCITES
Brûlez sa maison. Et noyez-le dans le fjord !
UN HOMME, dans la foule
Evensen ! Souffle ! Ta-ra-ta-ta !
Apothéose de bruits et de cris. Tandis que Horster, le docteur et sa famille s’enfuient, la foule les pourchasse en criant :
LA FOULE, quittant la salle
Ennemi du peuple! Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!
BILLING, rangeant ses papiers
Par Dieu qui nous damne ! N’empêche... j’aimais bien aller souper chez le docteur et boire du cognac, moi.
LA FOULE, de la rue
Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!
CINQUIÈME ACTE
Le bureau du Docteur Stockmann. Des étagères remplies de livres et des armoires contenant des flacons de médicaments le long des murs. Au fond, il y a un vestibule. En avant à gauche, une porte vers le salon. Sur le mur à droite, il y a deux fenêtres, dont tous les carreaux sont cassés. Au milieu de l’espace se trouve le pupitre du docteur, encombré de livres et de papiers. Un désordre règne. C'est le matin.
Thomas Stockmann est en robe de chambre et en pantoufles. Il est coiffé d’un bonnet de nuit. Il est penché et ratisse le plancher à l’aide d’un parapluie. Il ramasse un petit caillou.
THOMAS STOCKMANN, vers le salon
Je viens d’en trouver un autre, Katrine.
KATRINE, du salon
Tu n’as pas fini d’en ramasser !
THOMAS STOCKMANN, empilant le caillou avec les autres
Je vais les conserver comme les vestiges d’une époque marquante. Ejlif et Morten les garderont en souvenir, comme un héritage.
Il continue de ratisser sous l’étagère.
THOMAS STOCKMANN
Comment s’appelle-t-elle déjà ? Notre bonne ! Elle n’est toujours pas allée chez le vitrier ?
KATRINE
Oui elle en arrive. Mais il a répondu qu’il viendrait plus tard. Demain peut-être.
THOMAS STOCKMANN
Il ne viendra pas, j’en suis sûr..
KATRINE
C’est aussi mon impression. Au fait, il y avait ça pour toi dans le courrier. (Elle lui tend une lettre. Il ouvre et lit.) De qui est-ce ?
THOMAS STOCKMANN
Devine ! Le propriétaire annule notre bail.
KATRINE
Quoi? Lui qui était si gentil ?
THOMAS STOCKMANN
Oh, il est rempli de regrets. Il dit que ça lui crève le coeur. Mais mettons-nous à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’opinion de la majorité...
KATRINE
Et ça, ça prouve que tu avais raison.
THOMAS STOCKMANN
Hé oui. J’avais raison. Tous des lâches. Qui se serrent les coudes. Mais quelle importance, à présent que nous partons vers l’Amérique?
KATRINE
Mais y as-tu réfléchi vraiment, Thomas ?
THOMAS STOCKMANN
Tu voudrais que je reste ici comme un infâme qu’on montre du doigt en l’appelant l’ennemi du peuple ? Ils m’ont lancé des cailloux, Katrine. Ils ont cassé nos fenêtres. Et ce n’est pas tout, regarde. Ils ont déchiré mon pantalon.
KATRINE
Pas tes beaux pantalons noirs ?
THOMAS STOCKMANN
On ne devrait jamais mettre nos plus beaux pantalons quand on se bat pour la Vérité. Enfin, les pantalons, ce n’est pas si grave, car on peut toujours les reniper. Mais la meute a déchiré bien plus qu’un tissu. La meute m’a outragé, moi, comme si j’étais aussi négligeable que les autres. Et ça, c’est insupportable.
KATRINE
Oui ils ont été très grossiers envers toi, Thomas. Mais faut-il qu’on s’en aille en Amérique pour ça ?
THOMAS STOCKMANN
Il est vrai que la majorité compacte doit être aussi vulgaire là-bas, mais bon. Les conditions de vie sont meilleures. À l’ouest du globe, l’opinion publique est plus humaine. Là-bas, on m’aurait tué, au lieu de m’humilier en me lançant des cailloux. Moi. Une âme qui se voulait libre, et qu’on pince au moyen d’un étau. (Il fait les cent pas.) Si seulement je pouvais acheter une forêt vierge ou un île tropicale, pas trop chère.
KATRINE
Non mais toi ! Pense à nos garçons, Thomas.
THOMAS STOCKMANN, s’arrêtant
Tu es bizarre Katrine. Toi-même tu dis que la société se divise en deux moitiés : une qui est folle et l’autre qui a perdu la raison. Et tu voudrais que nos garçons grandissent là-dedans?
KATRINE
Tu as dit des paroles imprudentes, mon bon Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je ne disais peut-être pas la vérité ? Tu le sais bien que la population confond l’envers et l’endroit dans un bouilli. Qui pourrait imaginer cela, Katrine, que des citoyens aussi arriérés prétendent à la liberté d’opinion ?
KATRINE
Pour ça, oui. C’est absurde.
Entre Petra.
KATRINE
L’école est déjà finie ?
PETRA
On m’a renvoyée.
KATRINE
Renvoyée ?
THOMAS STOCKMANN
Toi aussi ?
PETRA
Madame Busk m'a donné un avis. Alors je me suis dit que valait mieux partir tout de suite.
THOMAS STOCKMANN
Absolument. Tu as bien fait.
KATRINE
Qui aurait cru que Madame Busk, une personne qu’on croyait si aimable...
PETRA
Elle est très aimable, maman. Il fallait voir comment c’était souffrant pour elle de me renvoyer.
THOMAS STOCKMANN, avec un petit rire triomphant
De toute beauté !
KATRINE
Tu dis ça après tout ce qui s’est passé hier soir, non mais toi !
PETRA
Et je n’ai pas dit le pire, papa.
THOMAS STOCKMANN
Quoi, le pire ?
PETRA
Madame Busk m’a montré pas moins de trois lettres qu’elle a reçues ce matin.
THOMAS STOCKMANN
Anonymes, je présume?
PETRA
Oui.
THOMAS STOCKMANN
Quand on parle de lâcheté, Katrine.
PETRA
Dans deux de ces lettres, on fait état d’un homme qui est un habitué de notre maison. Il prétend que je suis une révolutionnaire dans tous mes propos.
THOMAS STOCKMANN
Tu n'as pas nié cela, au moins ?
PETRA
Non, je t’assure. Madame Busk elle-même a des opinions de libre penseuse. N’empêche qu’elle n’a pas voulu me garder, vu que c’était écrit dans les lettres.
KATRINE
Un habitué de la maison ! Bravo pour ton hospitalité, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Et l’on devrait continuer de vivre dans un tel lieu de corruption ? Allez, fais tes valises, Katrine.
KATRINE
Chut. Il y a quelqu'un dans l'entrée. Va donc voir Petra.
Petra ouvre la porte.
PETRA
Ah, c'est vous Capitaine Horster? Entrez.
HORSTER, du vestibule
Simplement pour prendre des nouvelles.
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Comme c’est gentil !
KATRINE
Et merci pour votre aide, capitaine.
PETRA
Vous avez donc pu revenir dans votre maison ?
HORSTER
Oui sans trop de problèmes. Ils m’ont menacé verbalement, mais ils n’ont pas usé de force.
THOMAS STOCKMANN
Lâches comme des cochons. Regardez ici. Tous ces petits cailloux. Pas même foutus de lancer de grosses roches. À part ces deux-là. Mais il fallait les entendre! Des menaces, oui. Mais ils sont incapables d’agir.
HORSTER
Tant mieux pour vous, quand même.
THOMAS STOCKMANN
Je n’en suis pas sûr. Une rébellion avec des gestes violents rendrait service au pays, car pour une fois on serait témoin d’une affaire grave. Il est triste de penser qu’un peuple arriéré est incapable du moindre éclat. Ce n’est pas tout d’appeler quelqu’un « Un ennemi du peuple ». Encore faut-il le traiter comme tel.
KATRINE
Non mais toi ! Un ennemi, tu te rends compte ?
THOMAS STOCKMANN
Non Katrine. L’écho de cette injure résonne dans ma tête. Ce mot est une épingle. Une épingle qui pique mes poumons comme une morsure et j’en ressens le venin jusqu’à la boule du coeur. Une sécrétion juteuse remplie d’acide qu’aucun magnésium ne peut adoucir.
PETRA
Tu auras ta revanche, papa.
HORSTER
Le peuple est un roseau qui oscille au gré du vent. Il dira bientôt le contraire de ce qu’il a dit.
KATRINE
Je le pense aussi.
THOMAS STOCKMANN
Mais il sera trop tard pour me réhabiliter. Mon exil sera leur pénitence. Quand partons-nous, capitaine ?
HORSTER
Justement, je venais aussi à ce sujet.
THOMAS STOCKMANN
Un problème avec le bateau?
HORSTER
Il n’y a plus de bateau.
PETRA
On ne vous a pas congédié, capitaine ?
HORSTER, sourit d’un air piteux
Hé oui.
PETRA
Vous aussi.
KATRINE
Tu entends ça, Thomas...
THOMAS STOCKMANN
On l’a congédié au nom de la Vérité. Pouvez-vous croire ?
HORSTER
Bah, je trouverai bien du travail ailleurs.
THOMAS STOCKMANN
Congédié par Vik, un armateur qui se pense au-dessus de tout !
HORSTER
Oh non, c’est un brave homme, allez! Il fallait voir comment il avait le coeur brisé.
THOMAS STOCKMANN
Manipulé, lui aussi?
HORSTER
Vous croyez que c’est facile d’appartenir à une classe dirigeante ?
THOMAS STOCKMANN
Oh le pauvre homme. Victime du hachoir. Sa tête, comme toutes les autres, moulue dans le gruau. La majorité compacte porte bien son nom : c’est de la tête fromagée.
KATRINE
Non mais toi !
PETRA, à Horster
C’est parce que vous êtes venu nous reconduire ici.
HORSTER
Je ne le regrette pas.
Petra lui tend la main.
PETRA
Merci pour tout.
HORSTER, au docteur
J’ai pensé à une solution pour vous.
THOMAS STOCKMANN
Oui car nous voudrions partir le plus vite possible.
KATRINE
Je crois qu’on a frappé.
PETRA
C'est l'oncle Peter.
THOMAS STOCKMANN
Ah... (Appelant.) Entre !
.
KATRINE
Là Thomas tu vas nous promettre d’être gentil.
Entre l’Échevin. Voyant tout le monde :
PETER STOCKMANN
Oh, tu n’es pas seul. Je peux repasser ?
THOMAS STOCKMANN
Non, viens.
PETER STOCKMANN
C’est que j’aurais aimé te parler de seul à seul.
KATRINE
Nous allions justement au salon.
HORSTER
Et moi je reviendrai plus tard.
THOMAS STOCKMANN
Non, Horster. Restez, je vous en prie.
HORSTER
Alors j’attendrai au salon moi aussi.
Katrine, Petra et Horster passent au salon.
Peter Stockmann regarde silencieusement les fenêtres aux carreaux cassés.
THOMAS STOCKMANN
Oui, ça manquait d’air. Remets ta casquette.
PETER STOCKMANN
Si tu permets.
Il remet sa casquette.
PETER STOCKMANN
Je me sens un peu enrhumé depuis hier.
THOMAS STOCKMANN
Il faisait pourtant bien chaud dans cette assemblée.
PETER STOCKMANN
Je regrette de n’avoir pu rien empêcher de ce grabuge. Je n’ai pas de juridiction sur les excès nocturnes.
THOMAS STOCKMANN
C’est pour me dire ça que tu es venu ?
PETER STOCKMANN, tendant une grande enveloppe
C’est pour toi. Un document de la Société des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Mon congédiement ?
PETER STOCKMANN
Effectif à compter d’aujourd’hui.
Il dépose l’enveloppe sur la table.
PETER STOCKMANN
Ça nous fait mal. Mais l’opinion publique étant ce qu’elle est...
THOMAS STOCKMANN, souriant
Oui, j’ai entendu ça plusieurs fois aujourd’hui.
PETER STOCKMANN
À moins que tu ne rectifies tes positions, je vois mal comment tu pourras continuer de pratiquer en ville.
THOMAS STOCKMANN
Pratiquer en ville ? Tu dis ça avec une assurance...
PETER STOCKMANN
L’Association des Petits Propriétaires a déjà commencé de faire du porte à porte pour une pétition.
THOMAS STOCKMANN
Je m’en doute un peu.
PETER STOCKMANN
Si j’ai un conseil à te donner, ce serait d’envisager de quitter les lieux.
THOMAS STOCKMANN
C’est déjà tout envisagé.
PETER STOCKMANN
Bien. Six mois devraient être suffisants. Et à ton retour, tu n’auras qu’à présenter des excuses officielles pour tes égarements.
THOMAS STOCKMANN
Et réintégrer mes fonctions ?
PETER STOCKMANN
Pas impossible.
THOMAS STOCKMANN
Et l’opinion publique ?
PETER STOCKMANN
L’opinion publique, c’est une affaire variable. Ce qui importe, c’est ton repentir.
THOMAS STOCKMANN
Oui. Évidemment. Ça vous fait saliver. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de tes conseils d’administrateur ?
PETER STOCKMANN
Oui. À une époque où on te laissait beaucoup de corde.
THOMAS STOCKMANN
À présent, j’ai la corde au cou, tu veux dire ? (S’emportant.) Jamais. Jamais, tu m’entends ? Même si j’étais sûr d’aller en enfer.
PETER STOCKMANN
Un bon père de famille réfléchirait davantage à ta place.
THOMAS STOCKMANN
Je suis un homme libre. Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre ne peut pas faire.
PETER STOCKMANN
Laquelle?
THOMAS STOCKMANN
Se cracher en plein visage.
PETER STOCKMANN
On pourrait presque dire que tu es courageux. Malheureusement, il y a un détail dans cette histoire qui atténue beaucoup ton héroïsme.
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu dire ?
PETER STOCKMANN
Tu le sais aussi bien que moi. Heureusement que je suis un homme pondéré. Mais sois prudent. Tes espoirs, tes ambitions, tes rêves d’avenir, pourraient bien ne jamais se réaliser.
THOMAS STOCKMANN
Mais de quoi tu parles ?
PETER STOCKMANN
Comme si tu ignorais tout des dispositions testamentaires du vieux Kiil.
THOMAS STOCKMANN
Il compte léguer le peu qu’il possède à des entreprises de charité, non ?
PETER STOCKMANN
Le peu qu’il possède ? Tu sais à combien s’élève sa fortune ?
THOMAS STOCKMANN
Aucune idée.
PETER STOCKMANN
Vraiment? Et tu prétends ne rien savoir de ce qu’il compte léguer à ta femme et à tes enfants? Aucune idée ça non plus ?
THOMAS STOCKMANN
Il ne m’en a jamais parlé. Au contraire. Il a toujours pesté contre les impôts, en prétendant qu’il ne lui restait rien. Mais toi-même ? Comment le sais-tu ?
PETER STOCKMANN
Je le sais d’une source très fiable.
THOMAS STOCKMANN
Alors, oh mon Dieu ! Ça veut dire que Katrine serait en sécurité, et les enfants aussi ? Mais il faut leur apprendre la nouvelle !
PETER STOCKMANN, l’en empêchant
Non il ne faut pas. Pas encore.
THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement
Ils sont assurés d’un héritage ! Tu te rends compte ! Quel sentiment béni !
PETER STOCKMANN
Oui mais réalises-tu que le vieux peut changer d’idée comme bon lui semble ?
THOMAS STOCKMANN
Pauvre toi ! Il ne changera jamais d’idée. Il est bien trop heureux que je me porte en faux contre vous tous. Il vous déteste !
PETER STOCKMANN, victorieux
Enfin ! Tu oses l’avouer !
THOMAS STOCKMANN
Avouer quoi ?
PETER STOCKMANN
Toutes ces attaques dirigées contre nous, c’était pour lui plaire !
THOMAS STOCKMANN
Comment ça, pour lui plaire ?
PETER STOCKMANN
Une concertation entre vous deux, pour l’amour de son testament !
THOMAS STOCKMANN, interloqué
Peter ! Tu es l’un des pires plébéiens que j’aie jamais rencontré !
PETER STOCKMANN
Je n’ai plus rien à te dire. C’est fini entre nous. Tu es congédié à vie.
Il s'en va.
THOMAS STOCKMANN, appelant
Katrine ! Vite, Katrine. Il faut laver le plancher, désinfecter la maison, tout faire disparaître de sa présence ici !
KATRINE
Plus tard, Thomas.
PETRA
Grand-père est ici, qui veut absolument te parler.
THOMAS STOCKMANN
Voilà qui tombe bien ! (Faisant entrer le grand-père.) Venez, cher beau-père, asseyez-vous.
Entre Morten Kiil. Thomas referme la porte.
MORTEN KIIL
Je ne veux pas m’asseoir. (Regarde les dégâts.) C’est du joli. Félicitations, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Oui. De quoi nous réjouir, pas vrai ?
MORTEN KIIL
Comme c’est édifiant. Et on ne manque pas d’air. Cet air... comment disiez-vous, qui embaume ? Non, snik-snak – qui empeste ! A part ça ? Comment va la conscience ?
THOMAS STOCKMANN
Oui ça oui, la conscience...
MORTEN KIIL
Ça va bien la conscience, oui j’imagine.
Il se frappe la poitrine.
MORTEN KIIL
Et moi, vous savez ce que j’ai sur mon coeur ?
THOMAS STOCKMANN
Une bonne conscience aussi, j'espère?
MORTEN KIIL
Mieux que ça.
Il sort un énorme cartable de son manteau et l’ouvre. Il montre des papiers à Thomas Stockmann.
THOMAS STOCKMANN, étonné
Mais ce sont des actions ? Des actions de la Société des Bains ?
MORTEN KIIL
C’était très facile d’en avoir aujourd’hui.
THOMAS STOCKMANN
Vous avez acheté tout ça ?
MORTEN KIIL
Jusqu’à mon dernier sou.
THOMAS STOCKMANN
Mais cher beau père – vous avez fait ça ? Alors que les actionnaires sont presque en faillite ?
MORTEN KIIL
C’est quand les actions sont à leur plus bas qu’il faut les acheter. Mais ça va remonter. Enfin, il n’en tient qu’à vous.
THOMAS STOCKMANN
S’il n’en tenait qu’à moi, cette ville serait prospère, vous le savez bien ! Mais qui est responsable de toute cette pourriture ?
MORTEN KIIL
Moi. Mon usine. Vous me l’avez dit hier. Moi. Et mon père, et mon grand-père, qui a bâti l’usine. Alors je nous suis puni. J’ai acheté les actions. Que cela m’apprenne. À être un pollueur. À être un corrupteur. Je ne voulais pas vivre indéfiniment avec le poids de la honte.
THOMAS STOCKMANN
Malheureusement vous y serez obligé.
MORTEN KIIL
Non merci. Je tiens à refaire ma réputation. J’entends finir mes jours honorablement.
THOMAS STOCKMANN
Et ce pourrait être possible ?
MORTEN KIIL
Vous allez devoir accomplir l’impossible, Stockmann.
THOMAS STOCKMANN
Moi ?
MORTEN KIIL
Avec quel argent croyez-vous que j’ai acheté ces actions ? Évidemment, vous ne pouvez pas le savoir. Mais je vais vous le dire. J’en avais mis pas mal de côté. Pour Katrine, et les garçons.
THOMAS STOCKMANN, indigné
Et vous avez ...
MORTEN KIIL
Hé-hé. Oui. Englouti dans la Société des Bains. À présent, on verra bien si vous êtes si irresponsable, Thomas. Chaque fois que vous parlerez de pourriture provenant de la Moelledallen, ce sera comme si vous déchiriez des ligaments de peau à Katrine, et aux garçons. Et aussi à Petra. Mais comme vous êtes un bon père de famille...
THOMAS STOCKMANN, s’agitant
Non. Vous l’avez dit. Je suis un irresponsable. Je suis un irresponsable parce que je suis fou.
MORTEN KIIL
Pas s’il s’agit de votre femme et de vos enfants.
THOMAS STOCKMANN
Pourquoi avoir acheté tout ça sans m’en parler ?
MORTEN KIIL
Il y a la loi de l’offre et de la demande. Il y a aussi la loi de l’étau.
THOMAS STOCKMANN, désespéré
Ah mon Dieu ! Si seulement je n’étais pas convaincu de tout ce que j’ai exposé !
MORTEN KIIL, reprend son cartable rempli d’actions
C’est vrai qu’en vertu de vos convictions, tout ça, ça ne vaut rien.
THOMAS STOCKMANN
Il ne faut pas nous décourager. La science va nous fournir des solutions.
MORTEN KIIL
La science ? Un remède contre ces microbes ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Les exterminer, du moins les rendre inoffensifs.
MORTEN KIIL
Oui. La mort-aux-rats dans nos tuyaux. Tant qu’à empirer les choses. Allez. Snik-snak. Assez perdu de temps. Tout le monde dit que c’est votre imagination. Après tout... c’est peut-être dans votre imagination.
THOMAS STOCKMANN
Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ces avortons. Ils m’ont bien traité d’ennemi du peuple. A présent, qu’ils me dépouillent, ça m’est égal.
MORTEN KIIL
De si belles fenêtres. Dommage, hein ?
THOMAS STOCKMANN
Pour ce qui est du reste, ces affaires de famille, je dois en parler avec Katrine. Après tout, ça la regarde.
MORTEN KIIL
Bonne idée. Vous auriez intérêt à l’écouter. C’est une femme raisonnable.
THOMAS STOCKMANN, en colère
Tant de perversion en un seul homme ! Vous êtes abominable. Me manipuler ainsi, avec l’argent de Katrine. Vous n’êtes pas Morten Kiil. Vous êtes le diable.
MORTEN KIIL
Faut que je m’en aille. Dites-moi ce que je dois faire avant 2 heures cet après-midi. Vous m’enverrez un message. Vous écrirez OUI ou NON. Si c’est non, je vends immédiatement.
THOMAS STOCKMANN
Vendre à perte ? Et Katrine aura quoi?
MORTEN KIIL
Moins que rien.
Hovstad et Aslaksen paraissent dans l’entrée.
MORTEN KIIL
Tiens ! Regardez-moi ça !
THOMAS STOCKMANN, contrarié
Vous ? Ici, chez moi ?
HOVSTAD
Comme vous voyez.
ASLAKSEN
Nous venons pour une affaire importante.
MORTEN KIIL, tout bas, à Thomas
Oui, ou non. Avant deux heures.
ASLAKSEN, d’un ton entendu vers Hovstad
Qu’est-ce que je vous disais !
Le vieux Kiil sort.
THOMAS STOCKMANN
Qu'est-ce que vous me voulez? Je n’ai pas beaucoup de temps.
HOVSTAD
J’admets que notre attitude lors de l’assemblée d’hier ...
THOMAS STOCKMANN
Attitude ? Vous appelez ça une « attitude » !!! Vous vous êtes comportés comme des sauvages. Allez au diable.
HOVSTAD
Des sauvages, si vous voulez. Mais nous n’en avions pas le choix.
THOMAS STOCKMANN
Oui. L’opinion publique, je sais.
HOVSTAD
En effet.
ASLAKSEN
Si seulement vous nous aviez prévenus ! Il aurait suffi que vous nous en parliez à l’avance, à moi ou à Monsieur Hovstad.
THOMAS STOCKMANN
Vous prévenir ? Mais de quoi ?
ASLAKSEN
De la concertation !
THOMAS STOCKMANN
Quoi ?
ASLAKSEN, hochant la tête, confidentiellement
Entre nous, docteur...
HOVSTAD
Tout est si limpide à présent !
THOMAS STOCKMANN, les dévisageant l ’un et l’autre
Allez-vous-en au diable, je vous dis.
ASLAKSEN
À la première heure, la ville était déjà au courant : votre beau-père a acheté toutes les actions de la Société des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
ASLAKSEN
Vous auriez pu déléguer quelqu’un d’autre. Un étranger.
HOVSTAD
Et le coup aurait été parfait si les attaques étaient venues de quelqu’un d’autre. Pourquoi ne pas nous avoir consultés, docteur Stockmann ?
THOMAS STOCKMANN, comprenant le malentendu
Non mais c’est inouï !!! Comment pouvez-vous concevoir...
ASLAKSEN
Ça tombe sous le sens !
HOVSTAD
Pourquoi ne pas nous avoir mis dans le coup ? À plusieurs, on minimise les responsabilités, vous le savez bien.
THOMAS STOCKMANN, jouant le jeu
Qu’importe. A présent, qu’est-ce que vous voulez ?
ASLAKSEN
Allez-y, monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Non. Dites-le, vous.
ASLAKSEN
Heu... eh ben voilà. Étant donné que la lumière est faite autour de toute cette affaire, nous avons pensé mettre le journal à votre disposition.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon ? Mais l’opinion publique ?
HOVSTAD
L’opinion publique est une chose assez variable. Et c’est comme on dit. Après la pluie le beau temps.
ASLAKSEN
Et puis le temps presse. Aussi bien rétablir les faits le plus vite possible, puisque le coup est réussi.
THOMAS STOCKMANN
Pour que le prix des actions remonte aussi vite qu’il est descendu ?
HOVSTAD
Sans compter qu’avec la totalité des actions, vous tombez aussitôt président de la société !
THOMAS STOCKMANN
Évidemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis acoquiné avec le beau-père. Oui tout peut s’arranger dans la demi-heure. On n’a qu’à rafistoler quelques tuyaux, ça coûtera une demie-couronne aux contribuables, et le tour est joué.
HOVSTAD
Et voilà. Avec l’aide du Messager du Peuple.
ASLAKSEN
Dans une société évoluée, la Presse a beaucoup de pouvoir, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
La presse, oui, et aussi la majorité compacte. Nous aurons l’Association des Petits Propriétaires avec nous, monsieur Aslaksen ?
ASLAKSEN
Et aussi les Amis de la Tempérance.
THOMAS STOCKMANN
Alors on y va. Mais... heu... enfin, comment dire ... Pour un pareil service, vous accepterez bien une ristourne ?
HOVSTAD
Il est évident que, en avoir les moyens, nous le ferions gratuitement. Sauf que le Messager du peuple connaît des ennuis par les temps qui courent. Même que nous commençons à envisager la fermeture du journal. Vous voyez la catastrophe, pour une société évoluée comme la nôtre ?
THOMAS STOCKMANN
Pour vous qui êtes l’ami du peuple, ce doit être terrible, j’imagine. (Durcissant le ton.) L’ennui, c’est que moi, voyez-vous, je suis l’ennemi du peuple. (Il cherche frénétiquement sous la table.) Ma canne ! Où ai-je mis ma canne ?
HOVSTAD
Comment ?
ASLAKSEN
Vous refusez ?
THOMAS STOCKMANN
Ça m’ennuie de vous donner de l’argent. Nous, les riches, on n’est pas très généreux, vous savez.
HOVSTAD
Pas si vite. N’oubliez pas qu’on peut présenter les choses de bien des manières.
THOMAS STOCKMANN
Oui, sans mon secours financier, vous serez impitoyable pour traiter ce scandale, je vous fais confiance. Vous allez me déchiqueter, un fauve qui dévore un lièvre !
HOVSTAD
La loi de la nature le veut ainsi.
ASLAKSEN
Le prédateur a besoin de proie pour se nourrir.
THOMAS STOCKMANN
Il y en a plein les égouts ! (Il s’agite.) En matière de prédateur, vous allez voir qui est le plus féroce de nous trois ! (Il s’empare du parapluie et les menace.) Allez !
HOVSTAD
Quoi ? Vous devenez fou !
ASLAKSEN
Attention, c’est très pointu ce parapluie.
THOMAS STOCKMANN, forçant Hovstad à sauter par la fenêtre.
La sortie est par là, monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Non mais c’est de la démence !!!
THOMAS STOCKMANN
Sautez par la fenêtre !
ASLAKSEN, essayant de se sauver
Avec modération monsieur le docteur ! De grâce, je ne supporte pas la violence.
Madame Stockmann, Petra et Horster accourent:
KATRINE
Pour l’amour du ciel, Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Dehors, je vous dis ! Dans la rue !
HOVSTAD
Menace de mort à l’endroit d’un honnête citoyen. Vous êtes témoin, capitaine.
ASLAKSEN, en état de panique
Y a-t-il une issue de secours, madame ?
KATRINE
Non mais retiens-toi, Thomas !
Les deux hommes finissent par s’enfuir. Thomas lance le parapluie.
THOMAS STOCKMANN
Ils l’ont échappée belle.
KATRINE
Mais que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?
THOMAS STOCKMANN
Plus tard. Il me reste encore une chose importante à faire. (Il se dirige vers la table et écrit sur une carte de visite.) Regarde Katrine.
KATRINE, lisant
« Non – non – non. » Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?
THOMAS STOCKMANN
Un jour, tu comprendras, Katrine. (Il donne la carte à Petra.) Dis à notre bonne de courir porter ça chez le vieux Kiil. Le plus rapidement possible. (Petra sort avec la carte.) Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de tous les suppôts du diable. Je vais maintenant sortir ma plume pour écrire contre eux. Ma plume, tu vas voir, je vais l’aiguiser comme un poinçon. Et ils recevront mon encrier rempli de leur sang en plein front.
KATRINE
À quoi bon, Thomas ? Nous devons partir à présent.
Petra revient.
THOMAS STOCKMANN
C’est fait ?
PETRA
C'est fait.
THOMAS STOCKMANN
Bien. (À Katrine.) Partir, tu dis? Non. Pas question. Nous restons, Katrine.
PETRA
Nous restons ?
KATRINE
Nous ne partons plus ?
THOMAS STOCKMANN
Nous n’allons pas abandonner le champ de bataille. La guerre est ici, et je vais mener la guerre jusqu’au bout. Dès que tu auras recousu mon pantalon, je vais aller nous chercher un logement. Il faut bien qu’on se trouve un toit pour l’hiver.
HORSTER
Pas de problème. Je vous donne ma maison.
THOMAS STOCKMANN
Pas vrai ?
HORSTER
Prenez-la. Ce n’est pas l’espace qui manque !
KATRINE
Comment vous remercier Horster ?
PETRA
Oh capitaine !
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Voyez comme tout s’arrange ! Alors, plus rien ne m’empêche de me mettre au travail. Me voilà libéré de la Société des Bains, le temps dorénavant m’appartient.
KATRINE, soupirant
Je le savais bien qu’ils allaient te congédier.
THOMAS STOCKMANN
Ils veulent aussi m’enlever mon droit de pratique. Tant mieux ! Car un travail colossal doit être accompli. Je vais recruter les pauvres, les démunis, ceux qui ont vraiment besoin de moi. Ils vont m’écouter, tous ensemble nous allons réaliser de grandes choses.
KATRINE
Mais mon pauvre Thomas ! Tu as vu ce que ça donne, les grandes choses ?
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi! Tu ne veux quand même pas que j’obéisse à l’opinion publique ? À la majorité compacte? Non merci. Au fond, c’est si simple. Je veux simplement recruter les esprits qui aspirent comme nous à la liberté. Je veux former des esprits critiques et affranchis. Un parti politique nouveau, composé de jeunes loups assoiffés de justice. Ne trouvez-vous pas capitaine Horster que le peuple peut comprendre ça ?
HORSTER
Si vous le dites !
THOMAS STOCKMANN
Nous allons éliminer les vieux chefs corrompus. Car un chef de parti est comme un prédateur qui se vautre dans tout ce qui est à sa disposition. Vous n’avez qu’à regarder Hovstad et Aslaksen. Ils ne reculent devant rien pour satisfaire leurs intérêts. D’une main ils vous assassinent et de l’autre ils vous flattent afin que vous demeuriez de bons petits propriétaires et de fidèles lecteurs du Messager du Peuple. (Il regarde autour de lui.) Regarde, Katrine ! Le merveilleux soleil aujourd’hui ! Et cet air que nous respirons ! C’est le printemps en entier qui entre dans notre maison !
KATRINE
Oui Thomas. Encore que nous ne pouvons pas vivre uniquement du soleil et de l’air frais !
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Il nous suffira d’économiser pour un temps. Le plus difficile au fond, ce sera de trouver un appui, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui aurait les mêmes aspirations de liberté, et qui pourrait éventuellement me remplacer.
PETRA
Tu trouveras bien, papa. Tiens! Voilà les garçons qui arrivent de l’école.
Ejlif et Morten entrent.
KATRINE
Déjà ? Ce n’est pourtant pas congé, aujourd’hui !
MORTEN
Non mais nous nous sommes battus avec les autres.
EJLIF
C'est pas vrai. Ce sont les autres qui se sont battus avec nous.
MORTEN
Alors monsieur Roerlund il a dit que c’est mieux qu’on soit dehors de l’école.
THOMAS STOCKMANN, dans une illumination
Mais au fond, oui ! Pourquoi pas ? Écoutez-moi bien les garçons. C’est fini. Vous n’irez plus à l’école.
LES GARÇONS
Quoi ?
KATRINE
Non mais Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Jamais plus. À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui serai votre professeur ! Fini d’apprendre que le péché nous conduit en enfer !
MORTEN
Hurrah!
THOMAS STOCKMANN
Mais attention. Vous allez devoir apprendre la liberté et le raffinement. Là-dessus, Petra, je vais compter sur ton aide.
PETRA
Mais bien sûr, papa.
THOMAS STOCKMANN
L’école aura lieu dans le local où l’on m’a traité d’ennemi du peuple. Mais idéalement, il faudrait que nous soyons plusieurs, au moins une douzaine.
KATRINE
Où vas-tu recruter ces enfants ?
THOMAS STOCKMANN, aux garçons
Il doit bien y avoir des voyous qui se font renvoyer dans votre école ?
MORTEN
Pour ça, il y en a plein !
THOMAS STOCKMANN
Allez m’en chercher autant que vous pouvez ! Des vauriens, des avortons, des petits déchets, j’ai l’intuition de pouvoir bâtir de grandes choses avec eux !
MORTEN
Et après? Qu’est-ce qu’on va faire quand on sera devenus des hommes libres et raffinés ?
THOMAS STOCKMANN
C’est là que nous aurons du pain sur la planche ! Nous ferons la chasse aux prédateurs, et quand il n’en restera plus dans notre pays, nous irons plus à l’ouest, dans d’autres pays.
Ejlif a l'air un peu interdit. Morten saute et crie Hurrah!
KATRINE
Pourvu que ce ne soient pas les prédateurs qui te chassent, pauvre Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Comme si je n’étais pas l’homme le plus fort en ville !
KATRINE
Ah bon ? Parce qu’à présent, tu es le plus fort ?
THOMAS STOCKMANN
Écoute-moi bien, Katrine. Je suis un des hommes les plus forts de l’univers.
MORTEN
Quoi ???
THOMAS STOCKMANN
Mais chut. Il ne faut pas le dire. C’est que j’ai fait une immense découverte.
KATRINE
Encore ?
THOMAS STOCKMANN
Toute une !
Il les assemble autour de lui et dit d’un ton confidentiel:
THOMAS STOCKMANN
L'affaire, voyez vous, c’est que l'homme le plus fort au monde est celui qui sait se tenir debout lorsqu’il est tout seul.
Katrine sourit et secoue la tête:
KATRINE
Non mais toi, Thomas !
PETRA, avec une voix remplie d’émotion, se jetant dans les bras de son père:
Papa !
Fin
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7190200 18-03-01 15:55:40
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UN ENNEMI DU PEUPLE
Toute représentation, adaptation ou reproduction de ce texte en ligne doit faire l'objet d'une demande à l'agent autorisé de l'auteur: www.agencegoodwin.com
UN ENNEMI DU PEUPLE
Pièce en cinq actes (1882)
de HENRIK IBSEN
Texte français de Normand Chaurette (2005)
d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen
Titre original : En folkefiende
PERSONNAGES
Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains
Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse
PETRA, leur fille, enseignante
EJLIF et MORTEN,
leurs deux fils, 13 et 10 ans
PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,
échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.
MORTEN KIIL, maître tanneur,
et tuteur de Madame Stockmann
HOVSTAD,
rédacteur du journal Le Messager du Peuple
BILLING, membre de l'équipe du journal
HORSTER, un capitaine de bateau
L'imprimeur ASLAKSEN
Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,
quelques femmes, et un groupe d'écoliers.
L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.
PREMIER ACTE
C'est le soir. Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin. Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule; la porte la plus proche mène au bureau du docteur. Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres. Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et, vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu. Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis. Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour. Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.
Billing est assis à table avec une serviette sous le menton. Madame Stockmann, debout près de lui, tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.
MADAME STOCKMANN
Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.
BILLING, mangeant
Mais c’est si bon ! Un pur délice !
MADAME STOCKMANN
Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.
BILLING
Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.
MADAME STOCKMANN
Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.
BILLING
Vous croyez?
L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.
MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule
Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...
MADAME STOCKMANN
Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.
MADAME STOCKMANN
Pas même un petit morceau?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.
MADAME STOCKMANN, souriant
N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?
MADAME STOCKMANN
Parti marcher. Avec les garçons.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.
MADAME STOCKMANN
Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.
On frappe.
MADAME STOCKMANN
Oui, entrez.
Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.
HOVSTAD
Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref
Monsieur le rédacteur. Je parie que vous venez par affaires?
HOVSTAD
En partie. Quelque chose qui doit aller sous presse.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.
HOVSTAD
Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.
MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger
Vous allez bien manger quelque chose ?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.
HOVSTAD
Je pense aussi comme vous.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.
HOVSTAD
Vous voulez parler des bains publics?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.
MADAME STOCKMANN
C’est ce que dit Thomas, lui aussi.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!
HOVSTAD
Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...
HOVSTAD
Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !
HOVSTAD
L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?
HOVSTAD
Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?
HOVSTAD
Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Vous avez tout à fait raison, Hovstad.
MADAME STOCKMANN
Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.
HOVSTAD
Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...
MADAME STOCKMANN
Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.
HOVSTAD
Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier, nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins... ici... dans cette maison...
MADAME STOCKMANN
Mais mon cher Peter !
HOVSTAD
Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...
MADAME STOCKMANN
Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad. Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...
HOVSTAD
Je vais me faire une assiette.
Il passe dans la salle à manger.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur
Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.
MADAME STOCKMANN
À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.
MADAME STOCKMANN
Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.
Elle va vers le vestibule .
LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et exubérante
Je t’amène encore de la visite, Katrine. On s’en serait bien passé, hein ? Venez, Capitaine Horster. Enlevez votre manteau ! Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez ! Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars. Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –
Il pousse Horster vers la salle à manger. Ejlif et Morten y entrent aussi.
KATRINE STOCKMANN
Regarde qui est là, Thomas.
THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère
Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !
PETER STOCKMANN
Malheureusement, je dois déjà repartir !
THOMAS STOCKMANN
Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !
KATRINE, vers la salle à manger
J’allais justement chercher les cognacs.
PETER STOCKMANN, surpris
Les cognacs ... ! C’est pas donné...
THOMAS STOCKMANN
Ça, tu as bien raison. Allez! Assieds-toi.
PETER STOCKMANN
Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...
THOMAS STOCKMANN
Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !
PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger
Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !
THOMAS STOCKMANN, fier
Hé oui. Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être. Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.
PETER STOCKMANN
Nos... problèmes ?
THOMAS STOCKMANN
En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...
PETER STOCKMANN
Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?
THOMAS STOCKMANN
Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.
PETER STOCKMANN
Tu trouves? Vraiment?
THOMAS STOCKMANN
Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.
PETER STOCKMANN
Métropole ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?
VOIX DE KATRINE
Il n’est venu personne.
THOMAS STOCKMANN
Et puis le niveau de vie, Peter. On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.
PETER STOCKMANN
Quand même !
THOMAS STOCKMANN
Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!
PETER STOCKMANN
Non, non. Je te crois.
THOMAS STOCKMANN
Je veux au moins te montrer la nappe.
PETER STOCKMANN
Oui j’ai vu, elle est très bien.
THOMAS STOCKMANN
Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?
PETER STOCKMANN
C’est très luxueux.
THOMAS STOCKMANN
Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.
PETER STOCKMANN
Presque?
THOMAS STOCKMANN
Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.
PETER STOCKMANN
Des gens haut placés, sans doute.
THOMAS STOCKMANN
Même des gens ordinaires.
PETER STOCKMANN
Oui. Il y en a sûrement.
THOMAS STOCKMANN
Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.
PETER STOCKMANN
Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?
THOMAS STOCKMANN
Un article ?
PETER STOCKMANN
Oui, à propos des bains. Un papier que tu aurais écrit cet hiver.
THOMAS STOCKMANN
Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.
PETER STOCKMANN
Pourtant, c’est en plein le bon moment.
THOMAS STOCKMANN
En temps normal, oui, tu aurais raison.
Il se lève et fait les cent pas.
PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.
Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?
THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.
Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.
PETER STOCKMANN
Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Et c’est quand même moi qui en suis le médecin en chef ... bon bon. Nous n’allons pas commencer.
PETER STOCKMANN
Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.
THOMAS STOCKMANN
Mais de quoi tu m’accuses?
PETER STOCKMANN
Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?
PETER STOCKMANN
Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.
THOMAS STOCKMANN
Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?
PETER STOCKMANN, le coupant
Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.
Il sort. Katrine entre au salon :
KATRINE
Parti?
THOMAS STOCKMANN
Hé oui. Complètement hors de lui.
KATRINE
Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?
THOMAS STOCKMANN
Rien du tout. Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.
KATRINE
Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?
THOMAS STOCKMANN
Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.
Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.
BILLING, s’étirant
Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !
HOVSTAD
Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?
THOMAS STOCKMANN
Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.
HOVSTAD
J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.
KATRINE
Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?
HOVSTAD
En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.
BILLING
Un mot qui décrit parfaitement la situation.
THOMAS STOCKMANN
N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?
KATRINE, allant vers la salle à manger
Je m’en viens avec le cognac.
THOMAS STOCKMANN
Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.
Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.
KATRINE
À votre santé tout le monde.
THOMAS STOCKMANN
Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà! Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !
KATRINE, assise avec son tricot
Et vous repartez bientôt, capitaine ?
HORSTER
Dans huit jours.
KATRINE
Encore l’Amérique?
HORSTER
Oui, comme prévu..
BILLING
Donc vous ne serez pas ici pour les élections?
HORSTER
Les élections ?
BILLING
Vous n’êtes pas au courant ?
HORSTER
Non.
BILLING
Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?
HORSTER
Je n’y comprends rien.
BILLING
Quand même. Tout le monde doit voter.
HORSTER
Même ceux que ça ne concerne pas ?
BILLING
Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.
HORSTER
C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !
HOVSTAD
Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.
BILLING
Ils ne sont pas terre à terre.
THOMAS STOCKMANN
Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?
HOVSTAD
Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.
THOMAS STOCKMANN, contrarié
Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?
HOVSTAD
J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.
THOMAS STOCKMANN
Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.
Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.
PETRA
Bonsoir !
THOMAS STOCKMANN
Ah te voilà, Petra !
Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.
PETRA
Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.
THOMAS STOCKMANN
Alors viens te la couler douce avec nous !
BILLING
Je vous prépare un cognac.
PETRA, s’approchant de la table
Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.
Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.
THOMAS STOCKMANN
Une lettre? De qui ?
PETRA, fouillant dans la poche de son manteau
J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.
THOMAS STOCKMANN, se levant
Et c’est maintenant que tu me la donnes?
PETRA
Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.
THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre
Donne.
Il examine l’entête.
KATRINE
C’est bien ce que tu attendais?
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.
Il rentre dans son bureau.
PETRA, à Katrine
Je me demande bien ce que ça peut être.
KATRINE
Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.
BILLING
Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.
PETRA
Il en a trop sur les épaules.
Elle se verse un cognac.
HOVSTAD
Vous enseignez aussi le soir?
PETRA
Deux fois la semaine.
BILLING
En plus des quatre jours à l’Institut ?
PETRA
Cinq jours.
KATRINE
Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?
PETRA, montrant la pile de cahiers
Tout ça, oui.
HORSTER
Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.
PETRA
Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.
BILLING
Qu’est-ce que ça vous procure?
PETRA
Un sommeil de plomb.
MORTEN
C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.
PETRA
Des péchés ?
MORTEN
Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.
EJLIF
Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !
MORTEN
Stupide toi-même, Ejlif.
BILLING, riant
Entendez-vous ça !
HOVSTAD
Et toi tu ne travailles pas, Morten ?
MORTEN
Pas question.
HOVSTAD
Et qu’est-ce que tu feras plus tard?
MORTEN
Je ferai un viking.
EJLIF
Quoi ? Comme un païen ?
MORTEN
Alors je ferai un païen.
BILLING
Tout à fait d’accord avec toi, Morten.
KATRINE, tout bas
N’allez pas l’encourager, Billing !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.
MORTEN
Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?
BILLING
Tout ce qu’on veut, Morten.
KATRINE
Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?
EJLIF
Non, moi je veux rester encore!
KATRINE
Allez allez, dites bonsoir.
Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.
HOVSTAD
Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...
KATRINE
Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.
PETRA
Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.
KATRINE
Sans aller jusque là...
PETRA
Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.
HORSTER
Pourtant vous leur enseignez?
PETRA
Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.
BILLING
Quoi de surprenant !
PETRA
Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...
BILLING
Ah ! Avec les moyens !
HORSTER
Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.
PETRA, riant
Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.
HOVSTAD
J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.
PETRA
Et vous l’aurez à temps !
Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en main.
THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre
À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.
BILLING
Des nouvelles ?
KATRINE
Quelle sorte de nouvelles?
THOMAS STOCKMANN
Toute une affaire, Katrine.
HOVSTAD
Eh bien ?
KATRINE
Tu y es pour quelque chose ?
THOMAS STOCKMANN
Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.
PETRA
Mais dis-nous ce que c'est.
THOMAS STOCKMANN
Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.
HOVSTAD
Que voulez-vous dire par là, docteur?
THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant
Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?
HOVSTAD
Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.
THOMAS STOCKMANN
Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?
KATRINE
Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?
THOMAS STOCKMANN
Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.
HOVSTAD
Bon! oui et puis?
THOMAS STOCKMANN
Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !
BILLING
Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal, non ?
THOMAS STOCKMANN
Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?
HOVSTAD
Non. Qu'est-ce que c'est?
KATRINE
Oui. Qu’est-ce que c’est?
THOMAS STOCKMANN
L’institution des Bains est rongée par la peste.
PETRA
Qu’est-ce que tu dis, papa ?
KATRINE, bouleversée
Notre institution ?
HOVSTAD, de même
Mais ... monsieur le docteur !
BILLING
C’est incroyable!
THOMAS STOCKMANN
Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.
HOVSTAD
Là où sont les Bains publics?
THOMAS STOCKMANN
Juste là où sont les Bains publics.
HOVSTAD
Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?
THOMAS STOCKMANN
J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.
KATRINE
Oui, je me souviens.
THOMAS STOCKMANN
Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.
KATRINE
C'est donc cela qui te préoccupait tant?
THOMAS STOCKMANN
Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.
HOVSTAD
Et c'est lui qui vous a répondu ?
THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre
On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.
KATRINE
Dieu merci, tu l’as découvert à temps!
THOMAS STOCKMANN
Oui, heureusement.
HOVSTAD
Que comptez-vous faire maintenant, docteur?
THOMAS STOCKMANN
Corriger la situation, évidemment.
HOVSTAD
C’est donc faisable ?
THOMAS STOCKMANN
Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.
KATRINE
Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !
THOMAS STOCKMANN
J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.
PETRA
Mais à nous, ici, à la maison?
THOMAS STOCKMANN
Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.
KATRINE, réprobatrice
Thomas!
THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant
À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.
HOVSTAD, se levant
Tout l'aqueduc?
THOMAS STOCKMANN
Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.
PETRA
Alors, tu as eu raison, après tout.
THOMAS STOCKMANN
Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.
Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.
PETRA
Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.
HOVSTAD
Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous en serais reconnaissant.
HOVSTAD
Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.
THOMAS STOCKMANN
Absolument.
KATRINE, revenant
Voilà, c’est parti.
BILLING
Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN, ravi
Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.
BILLING
Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.
HOVSTAD
Entièrement d’accord.
BILLING
J'en parlerai avec Aslaksen.
THOMAS STOCKMANN
Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse. Je te le dis Katrine. Tu es témoin.
KATRINE
Tu as raison, Thomas.
PETRA, levant son verre
Skool ! papa !
HOVSTAD ET BILLING
Skool ! skool ! monsieur le docteur.
HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur
Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !
THOMAS STOCKMANN
Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!
Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.
DEUXIÈME ACTE
Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.
Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :
KATRINE
Tu es là, Thomas?
THOMAS STOCKMANN, du bureau
Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?
KATRINE
Une lettre de ton frère.
Elle la lui tend.
THOMAS STOCKMANN
Ha ha ! (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...
KATRINE
Alors ?
THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche
Il sera ici vers midi.
KATRINE
Et tes visites?
THOMAS STOCKMANN
J’ai vu tous mes patients ce matin.
KATRINE
J’ai hâte de connaître sa réaction.
THOMAS STOCKMANN
Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.
KATRINE
C’est aussi ce que je crains.
THOMAS STOCKMANN
Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.
KATRINE
Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Fais-moi confiance.
Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :
MORTEN KIIL
Qui aurait pu le croire ?
KATRINE, allant vers lui
Papa !
THOMAS STOCKMANN
Si ce n’est pas mon beau-père!
KATRINE
Allez, entre !
MORTEN KIIL
Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.
THOMAS STOCKMANN
Quoi donc ?
MORTEN KIIL
Cette affaire-là, de pourriture?
THOMAS STOCKMANN
Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.
MORTEN KIIL, entrant
Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.
THOMAS STOCKMANN
Avant même d’aller travailler?
MORTEN KIIL
Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague. Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.
THOMAS STOCKMANN
Une blague?
MORTEN KIIL
Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?
THOMAS STOCKMANN
Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.
MORTEN KIIL, riant malgré lui
Une fière chandelle !
THOMAS STOCKMANN
Oui. J’ai tout découvert à temps.
MORTEN KIIL, riant encore malgré lui
Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!
THOMAS STOCKMANN
Ridiculiser ?
KATRINE
Non mais papa...
MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards sarcastiques vers Thomas
Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?
THOMAS STOCKMANN
Mais oui, des « infusorus ».
MORTEN KIIL
Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait. Des centaines de milliers.
MORTEN KIIL
Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?
THOMAS STOCKMANN
C’est invisible, bien sûr.
MORTEN KIIL, ricanant
Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!
THOMAS STOCKMANN
Comment ?
MORTEN KIIL
J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !
THOMAS STOCKMANN
On verra bien.
MORTEN KIIL
Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?
THOMAS STOCKMANN
J’espère que toute la ville va gober ça !
MORTEN KIIL
Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!
THOMAS STOCKMANN
Oui mais beau-père...
MORTEN KIIL
Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.
THOMAS STOCKMANN
Enfin vous ferez une bonne action.
MORTEN KIIL
Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche, si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.
Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.
HOVSTAD
Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.
THOMAS STOCKMANN
Non, entrez.
MORTEN KIIL, ricanant toujours
Je parie que lui aussi, il est dans le coup !
HOVSTAD
Que voulez-vous dire?
THOMAS STOCKMANN
Oui, il est au courant.
MORTEN KIIL
Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !
THOMAS STOCKMANN
Restez encore un peu.
MORTEN KIIL
Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!
Il sort. Katrine le reconduit.
THOMAS STOCKMANN, riant
Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.
HOVSTAD
Parce que vous parliez de...
THOMAS STOCKMANN
De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?
HOVSTAD
Oui. Auriez quelques minutes?
THOMAS STOCKMANN
Tout le temps que vous voulez.
HOVSTAD
Est-ce que l’échevin vous a répondu ?
THOMAS STOCKMANN
Pas encore. Je l’attends pour midi.
HOVSTAD
J’ai pas mal repensé à cette histoire.
THOMAS STOCKMANN
Et puis ?
HOVSTAD
Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...
THOMAS STOCKMANN
Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).
Les deux s’assoient autour de la petite table.
THOMAS STOCKMANN
Que voulez-vous dire?
HOVSTAD
Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.
HOVSTAD
Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.
THOMAS STOCKMANN
Expliquez-vous.
HOVSTAD
Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.
THOMAS STOCKMANN
Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?
HOVSTAD
Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
HOVSTAD
J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.
THOMAS STOCKMANN
Mais s’ils en ont la compétence ?
HOVSTAD
Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?
THOMAS STOCKMANN
Pour ça, ils ont été stupides.
HOVSTAD
Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?
THOMAS STOCKMANN
Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.
HOVSTAD
À condition que le journal s’implique.
THOMAS STOCKMANN
Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.
HOVSTAD
Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.
THOMAS STOCKMANN
Par le biais du journal ?
HOVSTAD
Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.
THOMAS STOCKMANN
Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.
HOVSTAD
J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.
THOMAS STOCKMANN
Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?
HOVSTAD
Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.
THOMAS STOCKMANN
Peut-être avez-vous raison.
HOVSTAD
Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.
THOMAS STOCKMANN
Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !
HOVSTAD
Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.
THOMAS STOCKMANN
Mais mon cher Hovstad !
HOVSTAD
Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal, à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.
THOMAS STOCKMANN
Je comprends très bien.
HOVSTAD
Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...
On frappe à la porte.
THOMAS STOCKMANN
Entrez.
L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule. Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.
ASLAKSEN, saluant
Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...
THOMAS STOCKMANN, se levant
Si ce n’est pas notre cher imprimeur !
ASLAKSEN
Docteur !
HOVSTAD, se levant
C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?
ASLAKSEN
Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
ASLAKSEN
Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?
THOMAS STOCKMANN
Oui, pour la protection des bains.
ASLAKSEN
C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.
HOVSTAD, à Stockmann
Vous voyez ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous remercie.
ASLAKSEN
Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...
ASLAKSEN
Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...
HOVSTAD
Entièrement d’accord.
THOMAS STOCKMANN
Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?
ASLAKSEN
Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.
THOMAS STOCKMANN
Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.
ASLAKSEN
J’ose le dire. Cette affaire d'aqueduc, elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.
THOMAS STOCKMANN
Félicitations.
ASLAKSEN
En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.
THOMAS STOCKMANN
La modération, oui.
ASLAKSEN
Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.
THOMAS STOCKMANN
C’est tout à votre honneur.
ASLAKSEN
Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...
THOMAS STOCKMANN
Pourrait ?
ASLAKSEN
Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.
HOVSTAD
Et quand bien même qu’on nous en voudrait !
ASLAKSEN
Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?
ASLAKSEN
Non merci, pas d’alcool.
THOMAS STOCKMANN
Une bonne bière alors ?
ASLAKSEN
Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.
THOMAS STOCKMANN
J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.
ASLAKSEN
C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.
HOVSTAD
De toute façon, demain, on y va avec le journal.
ASLAKSEN
Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !
THOMAS STOCKMANN
Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.
Il lui tend la main et le reconduit.
ASLAKSEN
Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?
HOVSTAD
Oui, je vous vois tout à l’heure.
ASLAKSEN
Bien.
Il sort.
HOVSTAD, au docteur qui revient
Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.
THOMAS STOCKMANN
Lui ? Aslaksen ?
HOVSTAD
Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.
THOMAS STOCKMANN
Il est quand même bien intentionné, non ?
HOVSTAD
Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.
THOMAS STOCKMANN
Ça, je vous l’accorde.
HOVSTAD
C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.
THOMAS STOCKMANN
Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.
HOVSTAD
Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.
THOMAS STOCKMANN
Qu’est-ce qui vous fait dire ça?
HOVSTAD
Je sais de quoi je parle.
THOMAS STOCKMANN
Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.
HOVSTAD
Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.
THOMAS STOCKMANN
Tout ira bien, vous verrez.
HOVSTAD
On verra.
Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.
THOMAS STOCKMANN
Tu es là, Katrine ?
PETRA
Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.
Katrine sort de la salle à manger.
KATRINE
Peter n’est pas encore arrivé ?
THOMAS STOCKMANN
Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.
KATRINE
Penses-tu que ce sera nécessaire?
THOMAS STOCKMANN
Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.
KATRINE
Vraiment ?
THOMAS STOCKMANN
Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...
KATRINE
Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?
THOMAS STOCKMANN
La majorité compacte.
KATRINE
Non mais toi !
THOMAS STOCKMANN
Hé mais oui ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !
PETRA
Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.
THOMAS STOCKMANN
Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.
Peter Stockmann paraît dans le vestibule.
PETER STOCKMANN
Bonjour.
THOMAS STOCKMANN
Allez, viens, Peter.
KATRINE
Comment va mon beau-frère ce matin ?
PETER STOCKMANN, froidement
Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.
THOMAS STOCKMANN
Oui. Tu l'as lu ?
PETER STOCKMANN
Je l’ai lu.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.
KATRINE
Viens Petra.
Elles sortent.
PETER STOCKMANN, après une pause
Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?
THOMAS STOCKMANN
Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.
PETER STOCKMANN
Parce que maintenant, tu as cette certitude ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Ça ne te paraît pas évident ?
PETER STOCKMANN
Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?
THOMAS STOCKMANN
Il faut agir. Et rapidement.
PETER STOCKMANN
Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».
THOMAS STOCKMANN
Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.
PETER STOCKMANN
Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.
THOMAS STOCKMANN
Tant mieux si tu as une meilleure solution.
PETER STOCKMANN
J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.
THOMAS STOCKMANN
Hypothétique ?
PETER STOCKMANN
Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ? D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.
THOMAS STOCKMANN
Tant que ça?
PETER STOCKMANN
Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.
THOMAS STOCKMANN
Tu veux dire : deux années entières ?
PETER STOCKMANN
Au moins. On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?
THOMAS STOCKMANN
Oui mais, Peter, elle l’est.
PETER STOCKMANN
Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.
THOMAS STOCKMANN
Moi ? ... Moi ?
PETER STOCKMANN
Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.
THOMAS STOCKMANN
Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?
PETER STOCKMANN
J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.
THOMAS STOCKMANN
Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.
PETER STOCKMANN
Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.
THOMAS STOCKMANN
Parce que tu crois ... ?
PETER STOCKMANN
La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.
THOMAS STOCKMANN
Ce serait un compromis !
PETER STOCKMANN
Compromis?
THOMAS STOCKMANN
Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge. Un crime envers la société.
PETER STOCKMANN
Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.
THOMAS STOCKMANN
C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?
PETER STOCKMANN
J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.
THOMAS STOCKMANN
Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.
PETER STOCKMANN
Il faut tout empêcher.
THOMAS STOCKMANN
Trop de gens sont au courant.
PETER STOCKMANN
Au courant? Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?
THOMAS STOCKMANN
Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.
PETER STOCKMANN, après une courte pause
Toi et tes étourderies, Thomas! N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu dire ?
PETER STOCKMANN
Toi, et ta famille.
THOMAS STOCKMANN
Comment ça ?
PETER STOCKMANN
Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?
THOMAS STOCKMANN
Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.
PETER STOCKMANN
Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?
THOMAS STOCKMANN
QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?
PETER STOCKMANN
En partie, je dis bien. Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.
THOMAS STOCKMANN
Et tu penses que c'est ce que je fais?
PETER STOCKMANN
Oui malheureusement. Tu le fais sans que tu le saches. Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle. Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.
THOMAS STOCKMANN
Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?
PETER STOCKMANN
Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.
THOMAS STOCKMANN
Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?
PETER STOCKMANN
Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !
THOMAS STOCKMANN
Moi ? Quelqu’un de compliqué ?
PETER STOCKMANN
Oui Thomas. Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.
THOMAS STOCKMANN
Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.
PETER STOCKMANN
Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?
THOMAS STOCKMANN
J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.
PETER STOCKMANN
À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.
THOMAS STOCKMANN
Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?
PETER STOCKMANN
Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.
THOMAS STOCKMANN
Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?
PETER STOCKMANN
Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon ! Tout simplement ?
PETER STOCKMANN
Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.
THOMAS STOCKMANN
Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.
PETER STOCKMANN
En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.
THOMAS STOCKMANN, stupéfié
Ne comptent pas ?
PETER STOCKMANN
En tant qu’employé, je dis. En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.
THOMAS STOCKMANN
Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?
PETER STOCKMANN
Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.
THOMAS STOCKMANN
Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.
PETER STOCKMANN
Sauf sur les Bains. Nous te le défendons.
THOMAS STOCKMANN, hurle :
Qui ça « Nous » ?
PETER STOCKMANN
Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.
THOMAS STOCKMANN
Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...
Petra entre brusquement.
PETRA
Ah papa !
KATRINE, la suivant
Petra ! Petra!
PETER STOCKMANN
Elles nous écoutaient !
KATRINE
Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.
PETRA
Moi j'écoutais.
PETER STOCKMANN
Alors tant mieux.
THOMAS STOCKMANN, à son frère
Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?
PETER STOCKMANN
Désolé mais tu m’y as forcé.
THOMAS STOCKMANN
Et je dois me rétracter publiquement ?
PETER STOCKMANN
Ce serait souhaitable.
THOMAS STOCKMANN
Et si je refuse ?
PETER STOCKMANN
Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.
THOMAS STOCKMANN
Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?
PETER STOCKMANN
Tu seras congédié. Inévitablement.
THOMAS STOCKMANN
Congédié ?
PETRA
Papa ! Congédié ?
KATRINE
Congédié ?
PETER STOCKMANN
Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.
THOMAS STOCKMANN
Vous feriez ça ?
PETER STOCKMANN
Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.
PETRA
Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.
KATRINE
Tais-toi, Petra.
PETER STOCKMANN, à Petra
Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.
THOMAS STOCKMANN
Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?
PETER STOCKMANN
Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.
THOMAS STOCKMANN
C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.
PETER STOCKMANN
En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.
THOMAS STOCKMANN
Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.
PETER STOCKMANN
Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.
THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux
Répète !
Madame se jette entre les deux.
KATRINE
Thomas!
PETRA
Du calme, papa !
PETER STOCKMANN
Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.
Il s'en va.
THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement
Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?
KATRINE
Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !
PETRA
Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !
THOMAS STOCKMANN
J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.
KATRINE
N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.
THOMAS STOCKMANN
N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !
KATRINE
Oui tu as raison, non mais toi! Et tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.
PETRA
Ah maman, c’est pas la peine.
THOMAS STOCKMANN
Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?
KATRINE
Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?
THOMAS STOCKMANN
Réaliser quoi ?
KATRINE
Que tu t’opposes à ton frère !
THOMAS STOCKMANN
Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?
PETRA
Elle est correcte, elle est vraie.
KATRINE
À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.
THOMAS STOCKMANN
Ho-ho, Katrine. Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.
KATRINE
Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?
THOMAS STOCKMANN
Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.
KATRINE
Et travailler contre ta famille, Thomas? Contre nous, ici à la maison? Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?
PETRA
Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.
KATRINE
Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?
THOMAS STOCKMANN
Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?
KATRINE
En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?
Thomas semble déchiré.
THOMAS STOCKMANN
La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?
KATRINE
Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –
Les garçons arrivent de l’école.
THOMAS STOCKMANN
Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.
Il va vers son bureau.
KATRINE
Thomas, que veux-tu faire ?
THOMAS STOCKMANN
Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.
Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.
KATRINE
Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !
PETRA
Papa est un homme qui sait se tenir debout.
Les garçons demandent étonnés:
EJLIF et MORTEN
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Petra leur fait signe de se taire.
TROISIÈME ACTE
Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ». Au fond à gauche, la porte d'entrée. À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie. Sur le mur à droite, il y a une porte. Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres. En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute. Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés. Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.
Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.
BILLING
Hé ben... décidément !
HOVSTAD, écrivant
Vous l’avez lu ?
BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre
Si je l’ai lu !!!
HOVSTAD
Pas mal, n’est-ce pas ?
BILLING
Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.
HOVSTAD
Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !
BILLING
C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.
HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne
Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.
BILLING, baissant le ton
Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?
HOVSTAD
Oui. En espérant que notre vertueux échevin...
BILLING
Ce serait bien le comble !
HOVSTAD
S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.
BILLING
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.
HOVSTAD
C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !
Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.
HOVSTAD
Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?
THOMAS STOCKMANN
Nous avons le feu vert !
HOVSTAD
Alors, on imprime !
BILLING
Bravo !
THOMAS STOCKMANN
Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !
BILLING
Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?
BILLING, appelant vers l’imprimerie
Aslaksen!
HOVSTAD
Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?
THOMAS STOCKMANN
Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.
ASLAKSEN, venant de l’imprimerie
Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?
HOVSTAD
Non, n’ayez pas peur.
THOMAS STOCKMANN
Hovstad, dites-moi franchement. Mon article, il est comment ?
HOVSTAD
Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.
THOMAS STOCKMANN
N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.
HOVSTAD
Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.
ASLAKSEN
De même que les citoyens pondérés.
BILLING
Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.
ASLAKSEN
Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.
THOMAS STOCKMANN
Allons-y !
HOVSTAD
Pour demain à la première heure.
THOMAS STOCKMANN
Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?
ASLAKSEN
Avec plaisir.
THOMAS STOCKMANN
Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !
BILLING
Un boulet de canon, vous allez voir !
THOMAS STOCKMANN
Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.
BILLING
Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?
THOMAS STOCKMANN
Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.
BILLING
Par Dieu qui nous damne!
HOVSTAD
Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.
THOMAS STOCKMANN
Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.
ASLAKSEN
Oui mais écoutez...
BILLING
Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !
THOMAS STOCKMANN
Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.
ASLAKSEN
Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !
BILLING
Mais non ! Mais non! N'épargnez pas la dynamite.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.
BILLING
Là, vous touchez quelque chose !
THOMAS STOCKMANN
Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.
BILLING
Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !
THOMAS STOCKMANN
Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.
HOVSTAD
Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.
ASLAKSEN
Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.
THOMAS STOCKMANN
On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.
HOVSTAD
Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.
ASLAKSEN
Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !
ASLAKSEN
L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.
THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion
Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !
Salutations mutuelles; il sort.
HOVSTAD
Quel homme ! Son action me paraît inestimable.
ASLAKSEN
En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.
HOVSTAD
Mmmmm... ça reste à voir.
BILLING
Comme vous êtes peureux, Aslaksen!
ASLAKSEN
Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.
BILLING
Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.
ASLAKSEN
C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.
HOVSTAD
Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?
ASLAKSEN
Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !
HOVSTAD
Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !
BILLING
Et deux plutôt qu’une !
ASLAKSEN, pointant un pupitre
Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?
BILLING, méprisant
Tout un opportuniste !
HOVSTAD
Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.
ASLAKSEN
Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.
BILLING
C’est-à-dire que...
HOVSTAD
Quoi, Billing ?
BILLING
Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...
ASLAKSEN
Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.
Il retourne dans l'imprimerie.
BILLING
On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?
HOVSTAD
Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?
BILLING
Maudite pauvreté !
HOVSTAD, s’assoit au pupitre
Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !
BILLING
Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?
HOVSTAD
Il n’a pas un sou.
BILLING
Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?
HOVSTAD
Est-il si riche qu’on le prétend ?
BILLING
Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!
HOVSTAD
Vous compteriez sur ça ?
BILLING
Pas vraiment.
HOVSTAD
De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.
BILLING
Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.
HOVSTAD
Pour ça, vous avez raison.
BILLING
Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.
Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.
HOVSTAD
Vous Petra ? Quelle surprise !
PETRA
Vous devez m’excuser.
HOVSTAD, lui présentant un fauteuil
Asseyez-vous.
PETRA
Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.
HOVSTAD
Vous venez de la part de votre père ?
PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau
Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.
HOVSTAD
Vous me le rapportez ?
PETRA
J’ai décidé de ne pas le traduire.
HOVSTAD
Mais vous me l’avez promis !
PETRA
C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.
HOVSTAD
Je ne lis pas l’anglais.
PETRA, déposant le livre
Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.
HOVSTAD
Vraiment ?
PETRA
Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.
HOVSTAD
Ah bon ? Mais... quelle importance ?
PETRA
Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.
HOVSTAD
Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.
PETRA
Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.
HOVSTAD
Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.
PETRA
Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.
HOVSTAD, souriant
Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.
PETRA
De Billing?
HOVSTAD
En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.
PETRA
Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?
HOVSTAD
Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?
PETRA
Quoi ? Je ne vous crois pas ! Comment peut-il envisager une chose pareille ?
HOVSTAD
Vous n’avez qu’à lui demander !
PETRA
Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.
HOVSTAD, la regardant intensément
Ça vous bouleverse à ce point ?
PETRA
Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.
HOVSTAD
Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.
PETRA
Vous le pensez réellement ?
HOVSTAD
Il m’arrive de le penser, réellement.
PETRA
Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...
HOVSTAD
L’affaire de votre père, vous voulez dire ?
PETRA
Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?
HOVSTAD
Aujourd’hui ... peut-être.
PETRA
Comment, peut-être ? Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.
HOVSTAD
Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?
PETRA
Foncièrement juste ? Honnête ?
HOVSTAD, avec un grave sous-entendu
Surtout lorsque cet homme... est votre père.
PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion
Quoi ???
HOVSTAD
Oui Petra. Mademoiselle Petra.
PETRA
Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?
HOVSTAD
Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...
PETRA
Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.
HOVSTAD
Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.
PETRA
Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.
HOVSTAD
Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.
PETRA
Vous voulez dire ?
HOVSTAD
Votre père a réellement besoin de moi.
PETRA, le dévisageant avec mépris
C’est le comble ! Vous me dégoûtez.
HOVSTAD
Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.
PETRA
Pas la peine. Adieu.
Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :
ASLAKSEN
Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.
PETRA
Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.
HOVSTAD
Mais restez encore un peu.
PETRA, sortant
Adieu.
ASLAKSEN
Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Quoi donc ?
ASLAKSEN
L'échevin. Il est dans l'imprimerie.
HOVSTAD
L’échevin vous dites ?
ASLAKSEN
Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.
HOVSTAD
J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.
Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer. Aslaksen retourne à l’imprimerie.
PETER STOCKMANN
Vous ne vous attendiez pas à me voir.
HOVSTAD
Pas vraiment.
PETER STOCKMANN, examinant les lieux
Pas mal comme installation. Très bien, même.
HOVSTAD
Si on veut.
PETER STOCKMANN
Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.
HOVSTAD
Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?
Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.
HOVSTAD
Asseyez-vous.
PETER STOCKMANN, prenant place
Merci.
.
Hovstad s'assoit également.
PETER STOCKMANN
Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.
HOVSTAD
Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...
PETER STOCKMANN
C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.
HOVSTAD
Vous voulez dire, votre frère le docteur ?
PETER STOCKMANN
Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.
HOVSTAD
Ah vraiment ?
PETER STOCKMANN
Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.
HOVSTAD
Une allusion, peut-être.
ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie
Où donc est passé le manuscrit ?
HOVSTAD, irrité
Il est juste là, sur le pupitre.
ASLAKSEN, le trouvant
Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.
HOVSTAD
Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?
PETER STOCKMANN
Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?
HOVSTAD
Moi vous savez, je suis pas un expert. Je l'ai survolé comme ça.
PETER STOCKMANN
Mais vous acceptez de le publier ?
HOVSTAD
Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.
ASLAKSEN
Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Je vois.
ASLAKSEN
Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.
PETER STOCKMANN
C’est tout à votre honneur.
ASLAKSEN
Bon je vous laisse.
PETER STOCKMANN
Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?
HOVSTAD
Je vous en prie, monsieur l'Échevin.
PETER STOCKMANN
Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.
ASLAKSEN
Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.
ASLAKSEN
Auprès des petits propriétaires, oui.
PETER STOCKMANN
Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.
ASLAKSEN
Vrai.
PETER STOCKMANN
Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?
ASLAKSEN
Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.
ASLAKSEN
Que voulez-vous dire ?
HOVSTAD
Un esprit de sacrifice ?
PETER STOCKMANN
C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.
ASLAKSEN
Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.
PETER STOCKMANN
C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.
HOVSTAD
La ville ?
ASLAKSEN
Je ne comprends pas. Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?
PETER STOCKMANN
D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.
ASLAKSEN
Oh, c’est beaucoup...
PETER STOCKMANN
Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.
HOVSTAD, se levant
Une si grande perte pour la Ville ?
ASLAKSEN
Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?
PETER STOCKMANN
Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?
ASLAKSEN
Et les actionnaires du projet des Bains ?
PETER STOCKMANN
Ils ont déjà tout investi dans le projet.
ASLAKSEN
Vous en êtes sûr ?
PETER STOCKMANN
Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.
ASLAKSEN
Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !
HOVSTAD
Oui, en effet !
PETER STOCKMANN
Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.
HOVSTAD
Fermés ? Complètement ?
ASLAKSEN
Pendant deux ans?
PETER STOCKMANN
Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.
ASLAKSEN
Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?
PETER STOCKMANN
Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.
ASLAKSEN
Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?
PETER STOCKMANN
Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.
ASLAKSEN
Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.
PETER STOCKMANN
Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.
ASLAKSEN
Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?
HOVSTAD
Mais qui aurait pu penser que...
PETER STOCKMANN
J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.
HOVSTAD
Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?
PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche
Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.
ASLAKSEN, vivement
Pour l’amour du ciel, le voilà !
PETER STOCKMANN
Qui, mon frère?
HOVSTAD
Où est-il ?
ASLAKSEN
Il traverse l'imprimerie.
PETER STOCKMANN
Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.
HOVSTAD, désignant la porte à droite
Rentrez là en attendant.
PETER STOCKMANN
Mais ?
HOVSTAD
Entretenez-vous avec Billing.
ASLAKSEN
Dépêchez-vous. Il arrive.
PETER STOCKMANN
Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.
Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.
HOVSTAD
Faites comme si de rien n’était.
Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.
THOMAS STOCKMANN
Me revoilà.
Il dépose son chapeau et sa canne.
HOVSTAD, écrivant
Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.
THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen
Donc pas d’épreuves ?
ASLAKSEN, filant
Bon, à plus tard.
THOMAS STOCKMANN
Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.
HOVSTAD
Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?
ASLAKSEN
J’ai bien peur que oui.
THOMAS STOCKMANN
Bien mes amis. Alors je reviendrai. Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.
HOVSTAD
Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.
HOVSTAD
Oui, mais monsieur le docteur...
THOMAS STOCKMANN
Je sais ce que vous allez me dire. Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...
ASLAKSEN
Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.
THOMAS STOCKMANN
D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...
HOVSTAD, se lève
Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.
HOVSTAD
Ah bon !
THOMAS STOCKMANN
Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?
HOVSTAD
Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.
Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.
KATRINE, vers le docteur
Je savais bien que tu étais là.
HOVSTAD, à sa rencontre
Non mais c’est madame Stockmann !
THOMAS STOCKMANN
Toi ici, Katrine?
KATRINE
Comme tu vois.
HOVSTAD
Venez vous asseoir.
KATRINE
Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.
THOMAS STOCKMANN
Grande nouvelle.
KATRINE
Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.
THOMAS STOCKMANN
Tu deviens complètement folle Katrine? Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant? Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?
KATRINE
Mais la modération, Thomas?
ASLAKSEN
Vous m’arrachez les mots de la bouche.
KATRINE
Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.
HOVSTAD
Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?
THOMAS STOCKMANN
Tu crois que je suis victime d’une manigance ?
KATRINE
Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.
ASLAKSEN
Ah quelle histoire !
HOVSTAD
Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN, riant
Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?
KATRINE
Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.
THOMAS STOCKMANN
Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?
ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés
Oh mon Dieu !
THOMAS STOCKMANN
Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.
Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.
KATRINE
L’échevin est ici ?
THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.
Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !
HOVSTAD
Quelle affaire !
THOMAS STOCKMANN
Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?
ASLAKSEN
En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.
THOMAS STOCKMANN
Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.
KATRINE
Non, Thomas, je t'en supplie.
ASLAKSEN
Gare à vous monsieur le docteur.
Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.
PETER STOCKMANN
Que signifie cette mascarade ?
THOMAS STOCKMANN
Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.
Il fait les cents pas avec importance.
KATRINE, presque en pleurs:
Non mais Thomas !
PETER STOCKMANN, le suivant
Mon képi ! Ma canne !
THOMAS STOCKMANN
Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.
PETER STOCKMANN
Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !
THOMAS STOCKMANN
Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.
ASLAKSEN
Je ne pense pas, monsieur le Docteur.
THOMAS STOCKMANN
Ah oui, vous allez le faire !
PETER STOCKMANN
Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?
HOVSTAD
Non monsieur l'échevin.
ASLAKSEN
Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.
THOMAS STOCKMANN, ahuri
Mais qu'est-ce que ça veut dire?
HOVSTAD
Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.
BILLING
Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.
THOMAS STOCKMANN
De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.
HOVSTAD
Je ne l'imprimerai pas. Je ne le peux pas et je ne le veux pas.
THOMAS STOCKMANN
Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?
ASLAKSEN
Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.
PETER STOCKMANN
Par chance !
ASLAKSEN
C'est l'opinion publique. Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres. Ce sont eux qui gouvernent les journaux.
THOMAS STOCKMANN, s’effondrant
Et « eux », ils seraient contre moi ?
ASLAKSEN
Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon.
PETER STOCKMANN
Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.
THOMAS STOCKMANN
Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?
HOVSTAD
Impossible. Par égard pour votre famille.
KATRINE, amère et cinglante
Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?
PETER STOCKMANN, donnant son propre article.
Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.
HOVSTAD, acquiesçant
J’y verrai personnellement.
THOMAS STOCKMANN
Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.
ASLAKSEN
Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.
THOMAS STOCKMANN
Alors redonnez-le moi.
HOVSTAD, lui redonne le manuscrit
Voilà.
THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.
J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.
PETER STOCKMANN
Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !
ASLAKSEN
Personne, c’est évident.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, non personne.
KATRINE
Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?
THOMAS STOCKMANN, têtu
Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.
KATRINE, vigoureuse
Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.
PETER STOCKMANN
Si rempli d’assurance, le délire de la folie.
ASLAKSEN
Quel être sensé vous viendrait en aide ?
BILLING
Par Dieu qui nous damne !
KATRINE
Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.
THOMAS STOCKMANN
Quelle bonne idée !
KATRINE
Ejlif et Morten seront tes appuis !
THOMAS STOCKMANN
Et Petra, et toi, Katrine.
KATRINE
Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.
THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement
Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.
Il sort avec son épouse par la porte du fond. L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :
PETER STOCKMANN
Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...
QUATRIÈME ACTE
Une grande salle traditionnelle et désaffectée dans la maison du Capitaine Horster. Portes fenêtres qui donnent sur un vestibule. Trois grandes fenêtres à gauche. À droite, une horloge. Aussi une table, quelques bougies et une carafe d’eau. L’éclairage provient de fanaux disposés entre les fenêtres.
La salle est aménagée pour un grand rassemblement populaire. On y voit des citoyens de toutes les classes qui arrivent en bon nombre.
1ER CITOYEN, à un autre
Hé ! Lamstaad ! Si je m’attendais à te voir ici !
CELUI A QUI ON S'ADRESSE
Tu sauras que je participe à toutes les réunions du peuple, moi !
UN AUTRE
J'espère que vous avez apporté votre clairon ?
2E CITOYEN
Mais oui je l'ai. Et vous?
3E CITOYEN
Skipper Evensen est venu avec une sirène de bateau !
2E CITOYEN
Ça c’est bien lui !
On rit dans le groupe.
4E CITOYEN, se joignant à eux
Qu’est-ce qui se passe ici ce soir ?
2E CITOYEN
C'est le docteur Stockmann qui va donner une conférence contre l'échevin.
UN AUTRE
Mais l’échevin, c'est son frère?
1ER CITOYEN
Qu’est-ce que ça change? Paraît que le docteur Stockmann n'a pas peur de lui.
3E CITOYEN
Oui mais d’après le Messager du Peuple, il n’a pas raison.
2E CITOYEN
Sûrement qu’il a tort, parce que personne n’a voulu lui prêter de local. Pas même l’Association des Petits Propriétaires.
1ER CITOYEN
Même qu’on dit qu’il n’a plus le droit d’entrer aux Bains.
2E CITOYEN
Oui, on me l’a dit à moi aussi.
UN HOMME, d’un autre groupe
Alors nous, on se range de quel côté ?
UN AUTRE, du même groupe
On dit comme Aslaksen. Quoi qu’il arrive.
BILLING, entrant avec avec un porte-documents sous le bras et se frayant un chemin à travers la foule
Excusez-moi. Laissez-moi passer s’il vous plaît. Je suis mandaté pour le Messager du Peuple. Merci bien !
Il prend place à table.
UN TRAVAILLEUR
Qui est-ce ?
UN AUTRE TRAVAILLEUR
D’où tu sors, toi ? C’est Billing, qui travaille pour Aslaksen !
Le capitaine Horster entre, accompagnant Madame Stockmann et Petra a travers la foule. Ejlif et Morten suivent.
HORSTER
J’ai pensé que les proches seraient en sécurité non loin de la porte. Au cas où il se produirait quelque chose.
KATRINE
Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute.
HORSTER
On ne peut jamais savoir. Une foule pareille, pas facile à contrôler. Tâchez de garder votre calme.
KATRINE, s'assoit
Comme c’est généreux de votre part de prêter votre maison à Stockmann.
HORSTER
Je n’étais pas pour l’abandonner – personne d’autre ne voulait.
PETRA, s’assoit elle aussi
Vous avez du courage.
Le rédacteur Hovstad et l’imprimeur Aslaksen entrent chacun de leur côté.
ASLAKSEN, à Horster
Le docteur n’est pas encore arrivé ?
HORSTER
Ça ne saurait tarder.
Plusieurs personnes se pressent autour de l’Échevin qui entre.
HOVSTAD, à Billing
Voilà l’échevin. Il va y avoir de l’action !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, il a osé venir !
L'échevin Stockmann se fraye un chemin parmi les gens assemblés, salue poliment et se met à côté du mur à gauche. Peu après arrive le Docteur Stockmann, par la droite. Il porte une redingote noire avec un mouchoir blanc. Quelques uns l’applaudissent d'une façon polie, mais on y répond avec un « chut » soutenu. Bientôt le calme.
THOMAS STOCKMANN
Tout va bien, Katrine?
KATRINE
Ça va aller. (Avec insistance.) Pourvu que tu restes calme.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je sais me contrôler. (Il consulte sa montre et escalade une petite tribune. Après un salut bref à l’audience, il annonce.) Mes amis, il est « et quart ». Je crois que je vais commencer.
Il prend son manuscrit.
ASLAKSEN
Il faut d’abord qu’on élise un président d’assemblée.
THOMAS STOCKMANN
Non, ce ne sera pas nécessaire.
QUELQUES HOMMES, criant
Oui! oui !
PETER STOCKMANN
Moi aussi je suis d’accord. Il nous faut un modérateur.
THOMAS STOCKMANN
Mais moi j’ai convoqué cette rencontre afin de donner une conférence, Peter.
PETER STOCKMANN
La conférence du Médecin des bains pourrait éventuellement susciter des divergences d’opinions.
PLUSIEURS VOIX
Un président d'assemblée! Un modérateur!
HOVSTAD
Il semble que la plupart des citoyens rassemblés sont pour.
THOMAS STOCKMANN, se contrôlant
Bon très bien. Que la majorité l’emporte.
ASLAKSEN
Monsieur l'échevin veut-il assumer cette fonction ?
TROIS HOMMES, applaudissant
Bravo bravo!
PETER STOCKMANN
Pour des raisons qui semblent évidentes, je me dois de refuser. Il y a cependant quelqu’un ici qui me semble tout indiqué. Puis-je suggérer que le président de l’Association des Petits Propriétaires, monsieur Aslaksen...
BEAUCOUP DE VOIX
Oui oui ! Vive Aslaksen! Hurrah pour Aslaksen!
Thomas Stockmann reprend son manuscrit et descend de la tribune pour laisser la place à Aslaksen.
ASLAKSEN
Comment me soustraire à une telle preuve de confiance ?
Les applaudissements deviennent scandés au milieu des bravos.
BILLING, écrivant
Donc Monsieur l’imprimeur Aslaksen est élu par acclamation.
ASLAKSEN
Puis-je profiter de cette tribune pour adresser quelques mots au bénéfice de ceux qui m’acclament. Simplement vous dire que je suis une personne pacifique et tranquille, qui accorde beaucoup d’importance sur une modération de réflexion ainsi que sur une réflexion modérée. Ceux qui me connaissent le savent.
BEAUCOUP DE VOIX
Oui oui, Aslaksen !
ASLAKSEN
À l’école de l’expérience, il est un grand principe voulant que la modération...
PETER STOCKMANN
Nous savons tout ça !
ASLAKSEN
... est, de concert avec la pondération, le premier de tous les serviteurs à la communauté. En conséquence, puis-je demander au respectable individu qui a convoqué cette réunion de s’en tenir aux limites de la modération ?
UN HOMME, levant un flacon d’alcool dans la porte d’entrée
Skool à l'Association de la Tempérance !
UNE VOIX, tonitruant :
Ah va-t-en au diable, toi !
PLUSIEURS VOIX
Chut ! Chut !
ASLAKSEN
Je crois que quelqu’un demande la parole ?
PETER STOCKMANN
Monsieur le modérateur !
ASLAKSEN
Monsieur l'échevin Stockmann a la parole.
PETER STOCKMANN
Étant donné la relation de parenté proche que j'ai, c'est bien connu, avec le médecin des Bains, je m’étais promis de ne pas ouvrir la bouche de la soirée. Mais mon statut d’actionnaire et surtout mon intérêt pour le bien commun de cette ville me forcent à soumettre une proposition, à savoir que personne ici ce soir ne devrait ajouter foi à des commentaires exagérés et peu fiables en ce qui touche les conditions sanitaires de nos Bains.
PLUSIEURS VOIX
Évidemment ça va de soi !
PETER STOCKMANN
Je propose donc que le docteur Thomas Stockmann s’abstienne de nous lire son exposé.
THOMAS STOCKMANN, piqué
Quoi ? Que je m’abstienne ?
KATRINE, nerveuse
Hm, hm.
THOMAS STOCKMANN, comprenant le signal, plus calme
Je veux dire... ai-je bien entendu ?
PETER STOCKMANN
J’ai fait paraître dans le Messager du Peuple un article au bénéfice des citoyens bien pensants. J’ai fait avec des termes simples un résumé de la situation, en sorte que le tout soit très facile à comprendre. Je maintiens donc ma proposition car j’estime que les propos du Médecin des Bains feraient encourir aux contribuables des dépenses de centaines de milliers couronnes.
Réactions de protestation dans la foule. Bruit de trompette marine.
ASLAKSEN, agitant une petite clochette
Silence, mesdames et messieurs. Je me permets d’appuyer la proposition de l’échevin. Je partage l’opinion voulant que le médecin des bains soit un homme agité. Son discours est truffé d’arrières-pensées. Le sujet des Bains semble être pour lui un prétexte, car c’est une révolution qu’il préconise en s’en prenant aux têtes dirigeantes du projet. Cela dit ! Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le docteur est un homme dont l’honnêteté ne saurait être mise en doute. Je dirais même que je suis personnellement en accord avec l’esprit démocratique qui peut à la limite encourager certaines réformes, mais à condition que le besoin s’en fasse sentir. C’est pourquoi, pour une rare fois, je dois m’inscrire en faux contre l’exposé du Docteur Stockmann qui demeure une personne pour qui j’ai personnellement beaucoup de respect. Cependant je ne peux être d’accord avec lui. C’est mon humble opinion.
Assentiment de la foule.
HOVSTAD
J’aimerais pour ma part ajouter qu’au début j’ai donné un appui inconditionnel à l’exposé du docteur, mais j’ai dû me raviser lorsque je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait d’un mensonge.
THOMAS STOCKMANN
Un mensonge ?
HOVSTAD
Disons ... une entorse à la vérité. L’article de l’échevin en est la preuve. Je prends la foule à témoin de ma bonne foi. Le Messager du Peuple est un journal aux positions rigoureuses. Mais d’abord, il a le devoir, quand il s’agit de débats de fonds, de se montrer prudent.
ASLAKSEN
C’est la sagesse qui parle et je l’approuve.
HOVSTAD
Dans l’affaire qui nous concerne, il est clair comme le jour que le docteur n’a pas l’appui de la population. Or quelle est la règle d’or d’un journal, mesdames et messieurs ? Celle de refléter la volonté de ses lecteurs. Sans quoi comment pourrait-il oeuvrer avec acharnement pour le bien de ceux qui le lisent ? À moins que je sois un imbécile ?
BEAUCOUP DE VOIX
Non, non, non. Le rédacteur Hovstad a raison.
HOVSTAD
Si vous saviez ce qu’il m’en coûte d’être en désaccord avec un homme qui m’invite chez lui si souvent ! Un homme attentionné, généreux, gentil, mais dont l’erreur est d’écouter ses impulsions plutôt que le bon sens.
QUELQUES VOIX ÉPARPILLÉES
C’est vrai qu’il est gentil, aimable...
HOVSTAD
Mon devoir envers la communauté exige que je rompe tout lien d’amitié avec lui. Et dois dire haut et fort que je n’approuve pas sa conduite envers les membres de sa famille.
THOMAS STOCKMANN
Cette assemblée devait porter sur les égouts et les conduites d’eau !
HOVSTAD
Notamment envers son épouse et ses deux garçons.
MORTEN
C'est nous ça, maman?
KATRINE
Chch.
ASLAKSEN
Je vais donc soumettre la proposition de l'échevin au vote.
THOMAS STOCKMANN
Inutile ! Je n’ai aucune intention de vous parler de pourriture dans nos Bains. Je veux vous entretenir d’un tout autre sujet !
PETER STOCKMANN, à mi-voix
Ah bon ?
L’IVROGNE à côté de la porte
En tant que citoyen protégé par le Secours national, j’ai le droit de dire moi aussi ce que je pense et j’ai BEAUCOUP de choses à dire ici comme premièrement que je demande la parole ....
PLUSIEURS VOIX
Ah lui ! La ferme !
D'AUTRES VOIX
Il est soûl ! Dehors!
THOMAS STOCKMANN
Je demande la parole.
Aslaksen agite la petite clochette et annonce :
ASLAKSEN
Monsieur le docteur Stockmann a la parole.
THOMAS STOCKMANN
Qui aurait pu dire, il y a quelques jours encore, qu’on allait me censurer comme on le fait ici ce soir ? Je me serais bien débattu comme un lion pour faire valoir mes libertés. Mais aujourd’hui ça m’est égal. Ce dont je veux vous entretenir est encore plus fondamental.
La foule se rapproche pour mieux l’écouter. Le vieux Morten Kiil entre et se mêle à l’audience.
THOMAS STOCKMANN, poursuivant
J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tant et si bien que les pensées en moi ont tournoyé de façon vertigineuse.
PETER STOCKMANN
Hum hum.
THOMAS STOCKMANN
Mais cela m’a permis de voir les choses avec une clarté remarquable. Et c’est pour ça que je suis ici ce soir. Je vais vous faire de grandes révélations, mes chers concitoyens. Je suis venu vous faire part d’une découverte bien plus importante qu’une annonce dérisoire au sujet de la pourriture dans nos conduites qui pourrait propager la peste.
BEAUCOUP DE VOIX, criant
Pas le droit de parler de ce sujet !
THOMAS STOCKMANN
Ma découverte récente porte sur la vie spirituelle de notre communauté qui se trouve elle aussi empoisonnée, et ce poison se propage comme une maladie en chacun de nous.
DES VOIX ÉTONNÉES
Non mais qu’est-ce qu’il raconte ?
PETER STOCKMANN
Que veut-il insinuer ?
ASLAKSEN, agitant la clochette
J’invite le docteur à la modération.
THOMAS STOCKMANN
J’aime profondément ma ville car c’est le berceau de mon enfance. J’étais encore tout jeune lorsque l’exil m’a imposé le supplice de la nostalgie comme le vert-de-gris sur le pignon vétuste d’un vieux château.
La foule émet un sifflement d ’admiration.
THOMAS STOCKMANN
Puis j’ai vécu de longues années dans une contrée sinistre au nord du pays. J’étais le médecin d’une population si misérable dans des friches qu’il m’arrivait de penser qu’il leur aurait plutôt fallu un vétérinaire.
Murmures dans la salle.
BILLING, maugréant en cessant de noter
Par Dieu qui nous damne !
HOVSTAD
Un peu de respect pour ces gens !
THOMAS STOCKMANN
J’étais parmi ces gens comme un oiseau méditatif, dans l’attente d’une ponte. Et qu’ai-je pondu ? Le projet des Bains.
Réactions partagées dans l’audience.
THOMAS STOCKMANN
Et le destin m’a ramené dans ma ville natale avec l’enthousiasme brûlant de me consacrer au bonheur de mon foyer.
PETER STOCKMANN, soupirant
Où veut-il en venir ?
THOMAS STOCKMANN
Et je me revois pataugeant dans le bonheur aveugle, jusqu’à ... avant-hier soir. Car j’ai fermé mes yeux, et lorsque mes yeux neufs se sont ouverts, j’ai vu, comme je vous vois, l’incommensurable stupidité des autorités.
Du bruit, des cris et des rires. Madame Stockmann tousse beaucoup.
PETER STOCKMANN
S’il vous plaît monsieur le modérateur !
ASLAKSEN, agitant la clochette
Par les pouvoirs qui me sont conférés ...
THOMAS STOCKMANN
Laissez-moi parler monsieur Aslaksen. J’ai à dire ici la crasse, la profondeur de la crasse, qui pèse sur le cerveau des actionnaires du Projet des Bains. Ces hommes ne sentent pas bon, ils puent. Je ne peux pas les sentir. Je les ai trop tolérés et j’en ai aujourd’hui la nausée. Ils sont comme des hamsters qui laissent leurs crottes dans les plates-bandes gracieuses. Les gens raffinés cultivent avec soin leurs plates-bandes et il faudrait exterminer ces dirigeants comme on le fait pour la vermine.
Tumulte dans la salle.
PETER STOCKMANN
Monsieur le modérateur – admettez-vous ce qu’on vient d’entendre ?
ASLAKSEN, agitant la clochette
Monsieur le Docteur !
THOMAS STOCKMANN
Cette réalité m’est apparue tard, je l’admets. Si on compte le nombre de jours où il m’a fallu les endurer, eux et mon frère Peter, un homme rempli de préjugés qui est visqueux comme une larve.
Des rires, du bruit et des clairons. Madame Stockmann, assise, tousse fort. Aslaksen agite énergiquement la clochette. L’ivrogne entre de nouveau dans la salle.
L'IVROGNE
Vous vous moquez de moi ? Moi, Petersen ! Je le sais que vous vous moquez de moi !
DES VOIX FURIEUSES:
Dehors l'homme soûl ! Mettez-le à la porte.
L'homme est de nouveau mis dehors.
PETER STOCKMANN
Mais qui est cet homme ?
QUELQU'UN À L'ÉCART
Ne le connaissez pas Monsieur l'Échevin ?
UN AUTRE
Il n’est pas d’ici.
UN TROISIÈME
C’est un commerçant qui est censé livrer du bois...
On n'entend pas le reste.
ASLAKSEN
Il sent la bière bavaroise, il est probablement ivre -- continuez monsieur le Docteur, mais efforcez-vous d'être modéré.
THOMAS STOCKMANN
Oui ça va. Je ne parlerai plus des actionnaires sinon que pour dire que mes propos à leur endroit ne signifient pas que je leur en veux. Loin de là. Car au fond je ressens une consolation à l’idée qu’ils sont si vieux et si dégénérés qu’ils finiront bien par s’exterminer d’eux-mêmes. Nul besoin de poison pour hâter leur extinction. D’ailleurs ils sont si caduques qu’ils ne représentent plus de menace pour notre société. Ils sont comme des restes humains inoffensifs pour nos libertés et nous devons avoir pitié d’eux. Les vrais responsables de notre empoisonnement, je vais vous dire qui ils sont.
APPELS DE TOUS LES CÔTÉS
Des noms ! Des noms !
THOMAS STOCKMANN
Je vais vous les nommer ! Car c’est justement « LA » découverte qui m’est apparue dans toute sa clarté avant-hier. (Il hausse le ton.) Les véritables responsables du danger qui menace de nous empoisonner, c’est : la majorité ! C’est-à-dire vous tous ! À présent vous le savez !
Le tumulte est à son comble dans la salle. La majorité crie, trépigne de colère, et fait résonner la trompette marine, le cor alpestre, les sifflets, tandis que quelques vieux semblent s’amuser beaucoup. Madame Stockmann se lève anxieuse. Ejlif et Morten montrent leurs poings aux autres écoliers qui manifestent. Aslaksen agite la clochette et parvient à imposer un calme relatif. Hovstad et Billing se joignent aux protestations mais on ne comprend pas ce qu’ils disent.
ASLAKSEN
Le modérateur s'attend à ce que vous prononciez des excuses, docteur Stockmann.
THOMAS STOCKMANN
Jamais de la vie monsieur Aslaksen. C'est la grande majorité de notre communauté qui me dérobe ma liberté et qui m’interdit d’énoncer la vérité.
HOVSTAD
La majorité a toujours le droit de son côté.
BILLING
Et la vérité aussi, par Dieu qui nous damne.
THOMAS STOCKMANN
Et moi je dis que la majorité n’a jamais le droit de son côté. Elle est au contraire l’incarnation du mensonge et moi l’homme libre j’ai résolu de la combattre. Mais encore ? Qu’est-ce que la majorité ? Est-ce de la sagesse ou de la stupidité ? Qui peut nier que la sagesse est une chose rare et que la stupidité est courante ? Autrement dit majoritaire ? Et majoritaire pas rien qu ’ici ! Majoritaire sur la terre ! Et croyez-le ou non, à cause de ce postulat, il est donc permis, et même obligatoire, de penser que la stupidité a raison de la sagesse. Eh oui !
Des bruits et des cris.
THOMAS STOCKMANN
Eh oui ! Vous aurez beau crier, m’enterrer, vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a tous les pouvoirs, malheureusement ! Mais elle n’a pas raison. Moi j’ai raison. De même que quelques rares individus.
Plus de bruit encore.
HOVSTAD
Et voilà. Depuis avant-hier, notre docteur fait partie d’une élite rare.
THOMAS STOCKMANN
Rarissime, car nous sommes bien peu à représenter l’éclosion de vérité pure comme la verdure sur les rameaux printaniers. En fait, ces hommes auxquels j’appartiens sont si inaccessibles sur la sentinelle de la vertu que la majorité compacte ne peut même pas les voir. Et nous nous battons, dans l’espoir qu’un jour nos vérités si frêles deviennent des vérités admises.
HOVSTAD
Mais ce que j’entends là, c’est un discours de révolution !
THOMAS STOCKMANN, cédant au blasphème
Oui – par le cul de la Sainte Vierge ! Tout à fait ! Je suis un révolutionnaire monsieur Hovstad. J’ai l’intention de renverser le Mensonge et de le remplacer par la Vérité. Mais encore. Qu’est-ce que la Vérité ? Mais d’abord, parlons donc des vérités au pluriel qu’adopte la majorité. Ce sont de vieilles vérités, si vieilles en vérité qu’on pourrait dire qu’en tant que vérités ces vérités n’ont plus rien de la vérité et en conséquence ces vérités sont ? ... eh oui, des mensonges, mesdames et messieurs.
Rires et moqueries.
THOMAS STOCKMANN
Oui oui, allez-y, riez de moi. Mais je vous le dis : pour être vraie, une vérité doit être jeune et non pas avoir l’âge de Mathusalem contrairement à ce que les gens s’imaginent. Une vérité moyenne a une durée de vie de 17 à 18 ans, 20 ans au maximum, mais rarement plus. Ainsi toute vérité marquée par un âge avancé est, je le répète, une affaire vétuste et squelettique et puis voyez comme c’est drôle : c’est à ce moment-là où elle est devient désuète que la majorité compacte est prête à l’adopter. Comme on le dirait d’un aliment périmé qui a perdu toute sa valeur nutritive, si vous me permettez cette métaphore que je trouve éloquente en tant que médecin. Autrement dit, toute vérité qu’adopte la majorité est comparable à une charcuterie de l’année dernière tel que du jambon avec de la mousse verdâtre désagréable pour l’odorat. Résultat : un scorbut moral qui fait rage partout dans la communauté.
ASLAKSEN
Est-ce que notre conférencier n’est pas en train de perdre le fil ?
PETER STOCKMANN
J’approuve cette observation de notre modérateur.
THOMAS STOCKMANN
C’est toi Peter, c’est toi, pourriture, qui n’a pas les idées claires tandis que moi je parle avec lucidité. Je ne fais que démontrer comment la majorité compacte est une pauvre arriérée qui empoisonne la source vive de l’esprit en empestant l’air que nous respirons.
HOVSTAD
La majorité libre pensante adopte des vérités d’une force inébranlable.
THOMAS STOCKMANN
Ah mon pauvre petit monsieur Hovstad, vos vérités étaient déjà des affaires mortes et enterrées à l’époque de nos grands-pères. Nous, de la race des précurseurs modernes, nous ne les approuvons pas. Vos vérités sont des os dépourvus de moelle. Une base douteuse pour une société qui se veut saine d’esprit.
HOVSTAD
Tout ça, ce sont des paroles en l’air. À quoi faites vous allusion au juste ? Parlez-nous de ces vérités si dépourvues de moelle?
Approbation dans l’audience.
THOMAS STOCKMANN
La liste de tout ça serait trop longue. Je ne vous en dirai qu’une seule, en fait le plus odieux des mensonges, que vous-même monsieur Hovstad et vos supporters du Messager du Peuple adoptez comme une devise.
HOVSTAD
Et c'est ?
THOMAS STOCKMANN
C’est le vieux dogme ancestral qui confère à la population en général des privilèges qui ne devraient être réservés qu’à de rares personnalités. La masse commune et mal dégrossie qui forme le peuple n’a pas les compétences pour condamner ou approuver, car elle manque trop de raffinement.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, qu’est-ce j’entends !
HOVSTAD, dans un cri indigné
Entendez cela, citoyens !
DES VOIX AMÈRES
Quoi ? Nous ??? Pas d’esprit ? Pas de raffinement ?
UN TRAVAILLEUR
Qu’on se débarrasse de l’homme qui parle ainsi !
D'AUTRES VOIX
Dehors ! Dehors !
UN CITOYEN, crie
Evensen, vas-y avec ta trompette !
Trompette marine, cor alpestre, et bruits de clairons dans un tintamarre général.
THOMAS STOCKMANN, après que le calme soit revenu
Vous êtes peu raisonnables de ne pouvoir entendre la Vérité pour une fois que j’ose la révéler. Je ne vous demande pas d’être tous d’accord, mais je m’attends à ce que monsieur Hovstad, qui passe pour le moins creux du troupeau, y décèle un peu de profondeur s’il se donne la peine d’y réfléchir. Depuis le temps qu’il se vante d’être un libre-penseur !
DES QUESTIONS ÉTONNÉES, éparses et ténues
Quoi ? Lui ? Un libre-penseur? Lui ???
HOVSTAD, indigné, se défendant
Vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez. Quand ai-je dit cela ? L’avez-vous déjà lu, imprimé, noir sur blanc ?
THOMAS STOCKMANN, après réflexion
Heu ... non. Vous avez raison, microbe. Car vous n’en avez pas le courage. Je ne veux pas vous échauder comme un chat. Après tout, le libre-penseur, c’est moi. Écoutez ma sagesse et ma science, minus : Le Messager du Peuple est la honte que vous colportez, la honte qui vous mène, car il incarne le mensonge. La vertu que vous attribuez au peuple est un mensonge imprimé avec de l’encre qui salit les doigts. Il n’y a qu’une vérité fondamentale : le peuple est une matière brute qui ne peut engendrer que le peuple.
Grincements dans la foule.
THOMAS STOCKMANN
Vous n’avez qu’à regarder les espèces vivantes, copies conformes de notre pauvre humanité. Prenez la volaille vulgaire de nos paysans. Sa carcasse est commune, souvent elle boite, sa chair est quelconque, et qu’est-ce qu’elle pond ? Un oeuf identique au précédent, qu’on vend à la douzaine. Mais considérez la poule d’Espagne, ou la dinde japonaise, au duvet raffiné, noble, racé ! Quelle différence, ah toute une différence ! Prenons l’exemple des chiens, que nous avons si souvent le loisir d’observer. Pensez au piètre bâtard. Qui bave. Qui pisse des coulées jaunes le long de nos maisons. Comparez-le au caniche royal dont l’intelligence est pleine d’acuité, qui porte en lui l’art et la grâce, qu’on admire pour sa prestance, son ascendance, son élégance ! C’est qu’il a reçu la meilleure moulée, il a été élevé par des esthètes portés vers les belles choses, la belle musique. Le crâne de ce chien de race a reçu des dons que le bâtard n’a pas reçus.
Du bruit et des rires fusent de partout.
UN CITOYEN
Et nous devons appliquer ça à nous-mêmes ?
UN AUTRE
Nous ne sommes pas des animaux, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Sur mon âme, je vous réponds que nous en sommes. Mais il n’y a pas beaucoup d’animaux raffinés parmi les hommes. Et l’homme de race est très éloigné de l’homme bâtard. Mais c’est comme ça. À défaut d’élévation, la majorité se complaît dans le vulgaire.
HOVSTAD
Je suis un simple paysan et fier de l’être. Dans le peuple que vous insultez, je reconnais mes racines profondes.
PLUSIEURS TRAVAILLEURS
Hurrah pour Hovstad, hurrah, hurrah !
THOMAS STOCKMANN
Si au moins le peuple vulgaire se contentait de croupir ! Mais non, il a des prétentions, vous n’avez qu’à regarder l’échevin, mon frère Peter, Peter-le-ridicule qui se donne des airs de supériorité.
PETER STOCKMANN
Ces attaques personnelles sont inadmissibles.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Mais qui étaient nos aïeux Peter ? Des pirates ! Tâche donc de le nier !
PETER STOCKMANN
Ne l’écoutez pas – pure invention.
THOMAS STOCKMANN
Mon frère est un homme incapable de penser par lui-même. Il ne fait qu’ânonner les idées reçues de ses semblables pour se donner de l’importance. Tout comme le rédacteur Hovstad qui charrie des insanités dans son journal, qui colporte le vice de la corruption, et qui sème dans l’esprit populaire une pourriture comparable à celle qui provient des tanneries de la Moelledalen et qui empoisonne l’eau de nos Bains.
Bruits et interruptions.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Notre ville est comme une maison malpropre où l’on ne passe pas le balai. Pauvreté, laideur, absence de culture, le peuple n’a pas la capacité d’agir et de penser. Faute d’oxygène, sa conscience est affaiblie au point qu’il prend pour de la floraison tout ce qui résulte du mensonge et de la fraude.
ASLAKSEN
La communauté ne peut admettre une telle accusation.
UN HOMME DE BIEN
Coupez-lui la parole !
DES VOIX EXCITÉES
Oui oui, coupez-lui la parole !
THOMAS STOCKMANN, dans une agitation croissante
J’irai crier la vérité dans la rue. J’irai le dire dans les autres villes. Tout le pays finira par savoir qui vous êtes.
HOVSTAD
On jurerait que vous voulez détruire notre ville.
THOMAS STOCKMANN
Oui, je veux la détruire. Je l’aime trop pour la voir fleurir sur un mensonge. Je préfère qu’elle soit détruite.
ASLAKSEN
Il l’admet, noir sur blanc !
Du bruit, des clairons, madame Stockmann tousse en vain. Le docteur ne l'entend plus.
HOVSTAD, élevant la voix dans le tumulte
L’homme qui veut la destruction de sa ville est notre ennemi !
THOMAS STOCKMANN
Elle doit être rasée, exterminée, purifiée de la lèpre et du mensonge. Vous êtes à ce point pestiférés que c’est non seulement cette ville mais tout le pays qu’il faut anéantir. La nation doit être éliminée.
UN HOMME, dans la foule
Il parle comme un ennemi du peuple !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, c’est le verdict du peuple qui tombe !
TOUTE LA FOULE, scande
Oui ! oui ! oui ! c’est un Ennemi du peuple. Il est rempli de haine envers son pays, et envers sa nation.
ASLAKSEN
En tant que citoyen profondément choqué, je me joint au ralliement populaire et je propose la résolution suivante : « L’Assemblée du peuple considère que le médecin des bains, Docteur Thomas Stockmann, est un ennemi du peuple. »
Cris et applaudissements. Plusieurs forment un cercle autour du docteur et claironnent contre lui. Madame Stockmann et Petra se sont levées. Morten et Ejlif se battent contre les autres écoliers qui ont aussi sifflé. Quelques adultes les séparent.
THOMAS STOCKMANN
Vous n’êtes que des pauvres d’esprit !
ASLAKSEN
Silence. Vous n’avez plus la parole. Des feuilles blanches, monsieur Billing ! Nous allons voter. Donnez-moi des feuilles, vite !
BILLING
J’ai du papier blanc, et aussi du papier bleu.
ASLAKSEN, descendant pour prendre les feuilles
Oui, ça fera l’affaire. (À l'Assemblée.) Nous allons voter. Ceux qui sont en faveur de la résolution prendront une feuille blanche dans le chapeau.
L'échevin quitte a salle. Aslaksen et d'autres citoyens font le tour de l'assemblée avec les bouts de papiers dans un chapeau.
UN HOMME DE BIEN, à Hovstad
Que penser de l’attitude du docteur ?
HOVSTAD
Ah quelle affaire ! Quelle triste affaire.
UN AUTRE HOMME DE BIEN, à Billing
Vous qui êtes un habitué de sa maison - avez vous remarqué s'il boit?
BILLING
Par Dieu qui nous tue, il faut voir les cognacs qu’il nous sert !
UN TROISIÈME HOMME DE BIEN
L’alcool n’est pas en cause. Moi je dis que c’est de la folie.
LE PREMIER HOMME BIEN
Une folie héréditaire sans doute.
BILLING
Probablement.
UN QUATRIEME HOMME DE BIEN
Folie ? Que non. Cet homme est rongé par des sentiments de vengeance.
BILLING
Il est vrai qu’on lui a refusé une hausse de salaire.
TOUS LES HOMMES DE BIEN
Voilà l’explication !
L'IVROGNE, de retour
Donnez-moi une feuille, n’importe laquelle !
DES CRIS
C'est encore l'ivrogne. Dehors !
MORTEN KIIL, stoïque, au docteur :
Beau résultat de votre conduite !
THOMAS STOCKMANN
Ma conduite m’est dictée par mon devoir.
MORTEN KIIL
Snik-snak. Je veux parler de la conduite qui provient de la Moelledalen? Répétez moi donc ça.
THOMAS STOCKMANN
Vous m’avez bien compris. Les eaux sont corrompues.
MORTEN KIIL
Et mon usine?
THOMAS STOCKMANN
Votre tannerie est probablement la plus corrompue de toutes.
MORTEN KIIL
Et ça, vous comptez le dire à tout le monde ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous le garantis.
MORTEN KIIL
Ça va vous coûter cher, Stockmann.
Il sort. Un homme riche se dirige vers Horster sans saluer les dames.
UN RICHE MONSIEUR
Vous voilà rendu à prêter votre maison aux ennemis du peuple, capitaine ?
HORSTER
Je suis libre de prêter ma propriété à qui je veux, monsieur l’armateur.
LE GROSSISTE
Et moi, je suppose que je pourrais en faire autant ?
HORSTER
Que voulez-vous dire?
LE GROSSISTE
Vous aurez la réponse demain.
Il se tourne et s'en va.
PETRA
Qui est-ce, Horster?
HORSTER
C’est Vik, mon fournisseur.
Aslaksen monte sur la tribune avec le résultat du vote populaire.
ASLAKSEN
Voici le résultat du vote populaire ! Toutes les voix sont pour, à l’exception d’une seule !
UN HOMME DE BIEN
La feuille bleue est celle de l'ivrogne.
ASLAKSEN
Avec toutes les voix contre une, laquelle a été mise dans le chapeau par un homme à qui on a servi de l'alcool, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des Bains, le Docteur Thomas Stockmann, un ennemi du peuple.
Des cris d'approbation.
ASLAKSEN
Vive le peuple !
Encore des cris d'approbation.
ASLAKSEN
Vive notre échevin, vive sa loyauté !
Des hurrah!
ASLAKSEN
L'assemblée est levée.
Il descend.
BILLING
Vive le modérateur!
LA FOULE
Hurrah pour l'imprimeur Aslaksen.
THOMAS STOCKMANN
Mon chapeau, mon manteau, Petra. Capitaine, vous partez bientôt pour l’Amérique. Y’a-t-il de la place sur votre bateau?
HORSTER
Pour vous et les vôtres, on fera de la place, monsieur le Docteur.
THOMAS STOCKMANN, pendant que Petra l'aide à mettre son manteau
Bien. Viens, Katrine. Venez les garçons.
Il prend la main de son épouse.
KATRINE, doucement
Mon bon Thomas, sortons le plus discrètement possible.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je vais te montrer comme je sors. (Il élève la voix.) Tous, écoutez ! Moi ennemi du peuple, je n’aurai pas de clémence comme un certain hurluberlu que vous connaissez bien. N’espérez pas que je sorte d’ici en disant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »
ASLAKSEN, dans un cri
Vous venez de blasphémer, Docteur Stockmann.
BILLING
Par Dieu qui nous ... ce que je viens d’entendre est une blessure à l’oreille d’un croyant !
UNE VOIX RAUQUE
Il a profané le nom du Christ !
DES CRIS EXCITES
Brûlez sa maison. Et noyez-le dans le fjord !
UN HOMME, dans la foule
Evensen ! Souffle ! Ta-ra-ta-ta !
Apothéose de bruits et de cris. Tandis que Horster, le docteur et sa famille s’enfuient, la foule les pourchasse en criant :
LA FOULE, quittant la salle
Ennemi du peuple! Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!
BILLING, rangeant ses papiers
Par Dieu qui nous damne ! N’empêche... j’aimais bien aller souper chez le docteur et boire du cognac, moi.
LA FOULE, de la rue
Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!
CINQUIÈME ACTE
Le bureau du Docteur Stockmann. Des étagères remplies de livres et des armoires contenant des flacons de médicaments le long des murs. Au fond, il y a un vestibule. En avant à gauche, une porte vers le salon. Sur le mur à droite, il y a deux fenêtres, dont tous les carreaux sont cassés. Au milieu de l’espace se trouve le pupitre du docteur, encombré de livres et de papiers. Un désordre règne. C'est le matin.
Thomas Stockmann est en robe de chambre et en pantoufles. Il est coiffé d’un bonnet de nuit. Il est penché et ratisse le plancher à l’aide d’un parapluie. Il ramasse un petit caillou.
THOMAS STOCKMANN, vers le salon
Je viens d’en trouver un autre, Katrine.
KATRINE, du salon
Tu n’as pas fini d’en ramasser !
THOMAS STOCKMANN, empilant le caillou avec les autres
Je vais les conserver comme les vestiges d’une époque marquante. Ejlif et Morten les garderont en souvenir, comme un héritage.
Il continue de ratisser sous l’étagère.
THOMAS STOCKMANN
Comment s’appelle-t-elle déjà ? Notre bonne ! Elle n’est toujours pas allée chez le vitrier ?
KATRINE
Oui elle en arrive. Mais il a répondu qu’il viendrait plus tard. Demain peut-être.
THOMAS STOCKMANN
Il ne viendra pas, j’en suis sûr..
KATRINE
C’est aussi mon impression. Au fait, il y avait ça pour toi dans le courrier. (Elle lui tend une lettre. Il ouvre et lit.) De qui est-ce ?
THOMAS STOCKMANN
Devine ! Le propriétaire annule notre bail.
KATRINE
Quoi? Lui qui était si gentil ?
THOMAS STOCKMANN
Oh, il est rempli de regrets. Il dit que ça lui crève le coeur. Mais mettons-nous à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’opinion de la majorité...
KATRINE
Et ça, ça prouve que tu avais raison.
THOMAS STOCKMANN
Hé oui. J’avais raison. Tous des lâches. Qui se serrent les coudes. Mais quelle importance, à présent que nous partons vers l’Amérique?
KATRINE
Mais y as-tu réfléchi vraiment, Thomas ?
THOMAS STOCKMANN
Tu voudrais que je reste ici comme un infâme qu’on montre du doigt en l’appelant l’ennemi du peuple ? Ils m’ont lancé des cailloux, Katrine. Ils ont cassé nos fenêtres. Et ce n’est pas tout, regarde. Ils ont déchiré mon pantalon.
KATRINE
Pas tes beaux pantalons noirs ?
THOMAS STOCKMANN
On ne devrait jamais mettre nos plus beaux pantalons quand on se bat pour la Vérité. Enfin, les pantalons, ce n’est pas si grave, car on peut toujours les reniper. Mais la meute a déchiré bien plus qu’un tissu. La meute m’a outragé, moi, comme si j’étais aussi négligeable que les autres. Et ça, c’est insupportable.
KATRINE
Oui ils ont été très grossiers envers toi, Thomas. Mais faut-il qu’on s’en aille en Amérique pour ça ?
THOMAS STOCKMANN
Il est vrai que la majorité compacte doit être aussi vulgaire là-bas, mais bon. Les conditions de vie sont meilleures. À l’ouest du globe, l’opinion publique est plus humaine. Là-bas, on m’aurait tué, au lieu de m’humilier en me lançant des cailloux. Moi. Une âme qui se voulait libre, et qu’on pince au moyen d’un étau. (Il fait les cent pas.) Si seulement je pouvais acheter une forêt vierge ou un île tropicale, pas trop chère.
KATRINE
Non mais toi ! Pense à nos garçons, Thomas.
THOMAS STOCKMANN, s’arrêtant
Tu es bizarre Katrine. Toi-même tu dis que la société se divise en deux moitiés : une qui est folle et l’autre qui a perdu la raison. Et tu voudrais que nos garçons grandissent là-dedans?
KATRINE
Tu as dit des paroles imprudentes, mon bon Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je ne disais peut-être pas la vérité ? Tu le sais bien que la population confond l’envers et l’endroit dans un bouilli. Qui pourrait imaginer cela, Katrine, que des citoyens aussi arriérés prétendent à la liberté d’opinion ?
KATRINE
Pour ça, oui. C’est absurde.
Entre Petra.
KATRINE
L’école est déjà finie ?
PETRA
On m’a renvoyée.
KATRINE
Renvoyée ?
THOMAS STOCKMANN
Toi aussi ?
PETRA
Madame Busk m'a donné un avis. Alors je me suis dit que valait mieux partir tout de suite.
THOMAS STOCKMANN
Absolument. Tu as bien fait.
KATRINE
Qui aurait cru que Madame Busk, une personne qu’on croyait si aimable...
PETRA
Elle est très aimable, maman. Il fallait voir comment c’était souffrant pour elle de me renvoyer.
THOMAS STOCKMANN, avec un petit rire triomphant
De toute beauté !
KATRINE
Tu dis ça après tout ce qui s’est passé hier soir, non mais toi !
PETRA
Et je n’ai pas dit le pire, papa.
THOMAS STOCKMANN
Quoi, le pire ?
PETRA
Madame Busk m’a montré pas moins de trois lettres qu’elle a reçues ce matin.
THOMAS STOCKMANN
Anonymes, je présume?
PETRA
Oui.
THOMAS STOCKMANN
Quand on parle de lâcheté, Katrine.
PETRA
Dans deux de ces lettres, on fait état d’un homme qui est un habitué de notre maison. Il prétend que je suis une révolutionnaire dans tous mes propos.
THOMAS STOCKMANN
Tu n'as pas nié cela, au moins ?
PETRA
Non, je t’assure. Madame Busk elle-même a des opinions de libre penseuse. N’empêche qu’elle n’a pas voulu me garder, vu que c’était écrit dans les lettres.
KATRINE
Un habitué de la maison ! Bravo pour ton hospitalité, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Et l’on devrait continuer de vivre dans un tel lieu de corruption ? Allez, fais tes valises, Katrine.
KATRINE
Chut. Il y a quelqu'un dans l'entrée. Va donc voir Petra.
Petra ouvre la porte.
PETRA
Ah, c'est vous Capitaine Horster? Entrez.
HORSTER, du vestibule
Simplement pour prendre des nouvelles.
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Comme c’est gentil !
KATRINE
Et merci pour votre aide, capitaine.
PETRA
Vous avez donc pu revenir dans votre maison ?
HORSTER
Oui sans trop de problèmes. Ils m’ont menacé verbalement, mais ils n’ont pas usé de force.
THOMAS STOCKMANN
Lâches comme des cochons. Regardez ici. Tous ces petits cailloux. Pas même foutus de lancer de grosses roches. À part ces deux-là. Mais il fallait les entendre! Des menaces, oui. Mais ils sont incapables d’agir.
HORSTER
Tant mieux pour vous, quand même.
THOMAS STOCKMANN
Je n’en suis pas sûr. Une rébellion avec des gestes violents rendrait service au pays, car pour une fois on serait témoin d’une affaire grave. Il est triste de penser qu’un peuple arriéré est incapable du moindre éclat. Ce n’est pas tout d’appeler quelqu’un « Un ennemi du peuple ». Encore faut-il le traiter comme tel.
KATRINE
Non mais toi ! Un ennemi, tu te rends compte ?
THOMAS STOCKMANN
Non Katrine. L’écho de cette injure résonne dans ma tête. Ce mot est une épingle. Une épingle qui pique mes poumons comme une morsure et j’en ressens le venin jusqu’à la boule du coeur. Une sécrétion juteuse remplie d’acide qu’aucun magnésium ne peut adoucir.
PETRA
Tu auras ta revanche, papa.
HORSTER
Le peuple est un roseau qui oscille au gré du vent. Il dira bientôt le contraire de ce qu’il a dit.
KATRINE
Je le pense aussi.
THOMAS STOCKMANN
Mais il sera trop tard pour me réhabiliter. Mon exil sera leur pénitence. Quand partons-nous, capitaine ?
HORSTER
Justement, je venais aussi à ce sujet.
THOMAS STOCKMANN
Un problème avec le bateau?
HORSTER
Il n’y a plus de bateau.
PETRA
On ne vous a pas congédié, capitaine ?
HORSTER, sourit d’un air piteux
Hé oui.
PETRA
Vous aussi.
KATRINE
Tu entends ça, Thomas...
THOMAS STOCKMANN
On l’a congédié au nom de la Vérité. Pouvez-vous croire ?
HORSTER
Bah, je trouverai bien du travail ailleurs.
THOMAS STOCKMANN
Congédié par Vik, un armateur qui se pense au-dessus de tout !
HORSTER
Oh non, c’est un brave homme, allez! Il fallait voir comment il avait le coeur brisé.
THOMAS STOCKMANN
Manipulé, lui aussi?
HORSTER
Vous croyez que c’est facile d’appartenir à une classe dirigeante ?
THOMAS STOCKMANN
Oh le pauvre homme. Victime du hachoir. Sa tête, comme toutes les autres, moulue dans le gruau. La majorité compacte porte bien son nom : c’est de la tête fromagée.
KATRINE
Non mais toi !
PETRA, à Horster
C’est parce que vous êtes venu nous reconduire ici.
HORSTER
Je ne le regrette pas.
Petra lui tend la main.
PETRA
Merci pour tout.
HORSTER, au docteur
J’ai pensé à une solution pour vous.
THOMAS STOCKMANN
Oui car nous voudrions partir le plus vite possible.
KATRINE
Je crois qu’on a frappé.
PETRA
C'est l'oncle Peter.
THOMAS STOCKMANN
Ah... (Appelant.) Entre !
.
KATRINE
Là Thomas tu vas nous promettre d’être gentil.
Entre l’Échevin. Voyant tout le monde :
PETER STOCKMANN
Oh, tu n’es pas seul. Je peux repasser ?
THOMAS STOCKMANN
Non, viens.
PETER STOCKMANN
C’est que j’aurais aimé te parler de seul à seul.
KATRINE
Nous allions justement au salon.
HORSTER
Et moi je reviendrai plus tard.
THOMAS STOCKMANN
Non, Horster. Restez, je vous en prie.
HORSTER
Alors j’attendrai au salon moi aussi.
Katrine, Petra et Horster passent au salon.
Peter Stockmann regarde silencieusement les fenêtres aux carreaux cassés.
THOMAS STOCKMANN
Oui, ça manquait d’air. Remets ta casquette.
PETER STOCKMANN
Si tu permets.
Il remet sa casquette.
PETER STOCKMANN
Je me sens un peu enrhumé depuis hier.
THOMAS STOCKMANN
Il faisait pourtant bien chaud dans cette assemblée.
PETER STOCKMANN
Je regrette de n’avoir pu rien empêcher de ce grabuge. Je n’ai pas de juridiction sur les excès nocturnes.
THOMAS STOCKMANN
C’est pour me dire ça que tu es venu ?
PETER STOCKMANN, tendant une grande enveloppe
C’est pour toi. Un document de la Société des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Mon congédiement ?
PETER STOCKMANN
Effectif à compter d’aujourd’hui.
Il dépose l’enveloppe sur la table.
PETER STOCKMANN
Ça nous fait mal. Mais l’opinion publique étant ce qu’elle est...
THOMAS STOCKMANN, souriant
Oui, j’ai entendu ça plusieurs fois aujourd’hui.
PETER STOCKMANN
À moins que tu ne rectifies tes positions, je vois mal comment tu pourras continuer de pratiquer en ville.
THOMAS STOCKMANN
Pratiquer en ville ? Tu dis ça avec une assurance...
PETER STOCKMANN
L’Association des Petits Propriétaires a déjà commencé de faire du porte à porte pour une pétition.
THOMAS STOCKMANN
Je m’en doute un peu.
PETER STOCKMANN
Si j’ai un conseil à te donner, ce serait d’envisager de quitter les lieux.
THOMAS STOCKMANN
C’est déjà tout envisagé.
PETER STOCKMANN
Bien. Six mois devraient être suffisants. Et à ton retour, tu n’auras qu’à présenter des excuses officielles pour tes égarements.
THOMAS STOCKMANN
Et réintégrer mes fonctions ?
PETER STOCKMANN
Pas impossible.
THOMAS STOCKMANN
Et l’opinion publique ?
PETER STOCKMANN
L’opinion publique, c’est une affaire variable. Ce qui importe, c’est ton repentir.
THOMAS STOCKMANN
Oui. Évidemment. Ça vous fait saliver. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de tes conseils d’administrateur ?
PETER STOCKMANN
Oui. À une époque où on te laissait beaucoup de corde.
THOMAS STOCKMANN
À présent, j’ai la corde au cou, tu veux dire ? (S’emportant.) Jamais. Jamais, tu m’entends ? Même si j’étais sûr d’aller en enfer.
PETER STOCKMANN
Un bon père de famille réfléchirait davantage à ta place.
THOMAS STOCKMANN
Je suis un homme libre. Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre ne peut pas faire.
PETER STOCKMANN
Laquelle?
THOMAS STOCKMANN
Se cracher en plein visage.
PETER STOCKMANN
On pourrait presque dire que tu es courageux. Malheureusement, il y a un détail dans cette histoire qui atténue beaucoup ton héroïsme.
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu dire ?
PETER STOCKMANN
Tu le sais aussi bien que moi. Heureusement que je suis un homme pondéré. Mais sois prudent. Tes espoirs, tes ambitions, tes rêves d’avenir, pourraient bien ne jamais se réaliser.
THOMAS STOCKMANN
Mais de quoi tu parles ?
PETER STOCKMANN
Comme si tu ignorais tout des dispositions testamentaires du vieux Kiil.
THOMAS STOCKMANN
Il compte léguer le peu qu’il possède à des entreprises de charité, non ?
PETER STOCKMANN
Le peu qu’il possède ? Tu sais à combien s’élève sa fortune ?
THOMAS STOCKMANN
Aucune idée.
PETER STOCKMANN
Vraiment? Et tu prétends ne rien savoir de ce qu’il compte léguer à ta femme et à tes enfants? Aucune idée ça non plus ?
THOMAS STOCKMANN
Il ne m’en a jamais parlé. Au contraire. Il a toujours pesté contre les impôts, en prétendant qu’il ne lui restait rien. Mais toi-même ? Comment le sais-tu ?
PETER STOCKMANN
Je le sais d’une source très fiable.
THOMAS STOCKMANN
Alors, oh mon Dieu ! Ça veut dire que Katrine serait en sécurité, et les enfants aussi ? Mais il faut leur apprendre la nouvelle !
PETER STOCKMANN, l’en empêchant
Non il ne faut pas. Pas encore.
THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement
Ils sont assurés d’un héritage ! Tu te rends compte ! Quel sentiment béni !
PETER STOCKMANN
Oui mais réalises-tu que le vieux peut changer d’idée comme bon lui semble ?
THOMAS STOCKMANN
Pauvre toi ! Il ne changera jamais d’idée. Il est bien trop heureux que je me porte en faux contre vous tous. Il vous déteste !
PETER STOCKMANN, victorieux
Enfin ! Tu oses l’avouer !
THOMAS STOCKMANN
Avouer quoi ?
PETER STOCKMANN
Toutes ces attaques dirigées contre nous, c’était pour lui plaire !
THOMAS STOCKMANN
Comment ça, pour lui plaire ?
PETER STOCKMANN
Une concertation entre vous deux, pour l’amour de son testament !
THOMAS STOCKMANN, interloqué
Peter ! Tu es l’un des pires plébéiens que j’aie jamais rencontré !
PETER STOCKMANN
Je n’ai plus rien à te dire. C’est fini entre nous. Tu es congédié à vie.
Il s'en va.
THOMAS STOCKMANN, appelant
Katrine ! Vite, Katrine. Il faut laver le plancher, désinfecter la maison, tout faire disparaître de sa présence ici !
KATRINE
Plus tard, Thomas.
PETRA
Grand-père est ici, qui veut absolument te parler.
THOMAS STOCKMANN
Voilà qui tombe bien ! (Faisant entrer le grand-père.) Venez, cher beau-père, asseyez-vous.
Entre Morten Kiil. Thomas referme la porte.
MORTEN KIIL
Je ne veux pas m’asseoir. (Regarde les dégâts.) C’est du joli. Félicitations, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Oui. De quoi nous réjouir, pas vrai ?
MORTEN KIIL
Comme c’est édifiant. Et on ne manque pas d’air. Cet air... comment disiez-vous, qui embaume ? Non, snik-snak – qui empeste ! A part ça ? Comment va la conscience ?
THOMAS STOCKMANN
Oui ça oui, la conscience...
MORTEN KIIL
Ça va bien la conscience, oui j’imagine.
Il se frappe la poitrine.
MORTEN KIIL
Et moi, vous savez ce que j’ai sur mon coeur ?
THOMAS STOCKMANN
Une bonne conscience aussi, j'espère?
MORTEN KIIL
Mieux que ça.
Il sort un énorme cartable de son manteau et l’ouvre. Il montre des papiers à Thomas Stockmann.
THOMAS STOCKMANN, étonné
Mais ce sont des actions ? Des actions de la Société des Bains ?
MORTEN KIIL
C’était très facile d’en avoir aujourd’hui.
THOMAS STOCKMANN
Vous avez acheté tout ça ?
MORTEN KIIL
Jusqu’à mon dernier sou.
THOMAS STOCKMANN
Mais cher beau père – vous avez fait ça ? Alors que les actionnaires sont presque en faillite ?
MORTEN KIIL
C’est quand les actions sont à leur plus bas qu’il faut les acheter. Mais ça va remonter. Enfin, il n’en tient qu’à vous.
THOMAS STOCKMANN
S’il n’en tenait qu’à moi, cette ville serait prospère, vous le savez bien ! Mais qui est responsable de toute cette pourriture ?
MORTEN KIIL
Moi. Mon usine. Vous me l’avez dit hier. Moi. Et mon père, et mon grand-père, qui a bâti l’usine. Alors je nous suis puni. J’ai acheté les actions. Que cela m’apprenne. À être un pollueur. À être un corrupteur. Je ne voulais pas vivre indéfiniment avec le poids de la honte.
THOMAS STOCKMANN
Malheureusement vous y serez obligé.
MORTEN KIIL
Non merci. Je tiens à refaire ma réputation. J’entends finir mes jours honorablement.
THOMAS STOCKMANN
Et ce pourrait être possible ?
MORTEN KIIL
Vous allez devoir accomplir l’impossible, Stockmann.
THOMAS STOCKMANN
Moi ?
MORTEN KIIL
Avec quel argent croyez-vous que j’ai acheté ces actions ? Évidemment, vous ne pouvez pas le savoir. Mais je vais vous le dire. J’en avais mis pas mal de côté. Pour Katrine, et les garçons.
THOMAS STOCKMANN, indigné
Et vous avez ...
MORTEN KIIL
Hé-hé. Oui. Englouti dans la Société des Bains. À présent, on verra bien si vous êtes si irresponsable, Thomas. Chaque fois que vous parlerez de pourriture provenant de la Moelledallen, ce sera comme si vous déchiriez des ligaments de peau à Katrine, et aux garçons. Et aussi à Petra. Mais comme vous êtes un bon père de famille...
THOMAS STOCKMANN, s’agitant
Non. Vous l’avez dit. Je suis un irresponsable. Je suis un irresponsable parce que je suis fou.
MORTEN KIIL
Pas s’il s’agit de votre femme et de vos enfants.
THOMAS STOCKMANN
Pourquoi avoir acheté tout ça sans m’en parler ?
MORTEN KIIL
Il y a la loi de l’offre et de la demande. Il y a aussi la loi de l’étau.
THOMAS STOCKMANN, désespéré
Ah mon Dieu ! Si seulement je n’étais pas convaincu de tout ce que j’ai exposé !
MORTEN KIIL, reprend son cartable rempli d’actions
C’est vrai qu’en vertu de vos convictions, tout ça, ça ne vaut rien.
THOMAS STOCKMANN
Il ne faut pas nous décourager. La science va nous fournir des solutions.
MORTEN KIIL
La science ? Un remède contre ces microbes ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Les exterminer, du moins les rendre inoffensifs.
MORTEN KIIL
Oui. La mort-aux-rats dans nos tuyaux. Tant qu’à empirer les choses. Allez. Snik-snak. Assez perdu de temps. Tout le monde dit que c’est votre imagination. Après tout... c’est peut-être dans votre imagination.
THOMAS STOCKMANN
Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ces avortons. Ils m’ont bien traité d’ennemi du peuple. A présent, qu’ils me dépouillent, ça m’est égal.
MORTEN KIIL
De si belles fenêtres. Dommage, hein ?
THOMAS STOCKMANN
Pour ce qui est du reste, ces affaires de famille, je dois en parler avec Katrine. Après tout, ça la regarde.
MORTEN KIIL
Bonne idée. Vous auriez intérêt à l’écouter. C’est une femme raisonnable.
THOMAS STOCKMANN, en colère
Tant de perversion en un seul homme ! Vous êtes abominable. Me manipuler ainsi, avec l’argent de Katrine. Vous n’êtes pas Morten Kiil. Vous êtes le diable.
MORTEN KIIL
Faut que je m’en aille. Dites-moi ce que je dois faire avant 2 heures cet après-midi. Vous m’enverrez un message. Vous écrirez OUI ou NON. Si c’est non, je vends immédiatement.
THOMAS STOCKMANN
Vendre à perte ? Et Katrine aura quoi?
MORTEN KIIL
Moins que rien.
Hovstad et Aslaksen paraissent dans l’entrée.
MORTEN KIIL
Tiens ! Regardez-moi ça !
THOMAS STOCKMANN, contrarié
Vous ? Ici, chez moi ?
HOVSTAD
Comme vous voyez.
ASLAKSEN
Nous venons pour une affaire importante.
MORTEN KIIL, tout bas, à Thomas
Oui, ou non. Avant deux heures.
ASLAKSEN, d’un ton entendu vers Hovstad
Qu’est-ce que je vous disais !
Le vieux Kiil sort.
THOMAS STOCKMANN
Qu'est-ce que vous me voulez? Je n’ai pas beaucoup de temps.
HOVSTAD
J’admets que notre attitude lors de l’assemblée d’hier ...
THOMAS STOCKMANN
Attitude ? Vous appelez ça une « attitude » !!! Vous vous êtes comportés comme des sauvages. Allez au diable.
HOVSTAD
Des sauvages, si vous voulez. Mais nous n’en avions pas le choix.
THOMAS STOCKMANN
Oui. L’opinion publique, je sais.
HOVSTAD
En effet.
ASLAKSEN
Si seulement vous nous aviez prévenus ! Il aurait suffi que vous nous en parliez à l’avance, à moi ou à Monsieur Hovstad.
THOMAS STOCKMANN
Vous prévenir ? Mais de quoi ?
ASLAKSEN
De la concertation !
THOMAS STOCKMANN
Quoi ?
ASLAKSEN, hochant la tête, confidentiellement
Entre nous, docteur...
HOVSTAD
Tout est si limpide à présent !
THOMAS STOCKMANN, les dévisageant l ’un et l’autre
Allez-vous-en au diable, je vous dis.
ASLAKSEN
À la première heure, la ville était déjà au courant : votre beau-père a acheté toutes les actions de la Société des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
ASLAKSEN
Vous auriez pu déléguer quelqu’un d’autre. Un étranger.
HOVSTAD
Et le coup aurait été parfait si les attaques étaient venues de quelqu’un d’autre. Pourquoi ne pas nous avoir consultés, docteur Stockmann ?
THOMAS STOCKMANN, comprenant le malentendu
Non mais c’est inouï !!! Comment pouvez-vous concevoir...
ASLAKSEN
Ça tombe sous le sens !
HOVSTAD
Pourquoi ne pas nous avoir mis dans le coup ? À plusieurs, on minimise les responsabilités, vous le savez bien.
THOMAS STOCKMANN, jouant le jeu
Qu’importe. A présent, qu’est-ce que vous voulez ?
ASLAKSEN
Allez-y, monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Non. Dites-le, vous.
ASLAKSEN
Heu... eh ben voilà. Étant donné que la lumière est faite autour de toute cette affaire, nous avons pensé mettre le journal à votre disposition.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon ? Mais l’opinion publique ?
HOVSTAD
L’opinion publique est une chose assez variable. Et c’est comme on dit. Après la pluie le beau temps.
ASLAKSEN
Et puis le temps presse. Aussi bien rétablir les faits le plus vite possible, puisque le coup est réussi.
THOMAS STOCKMANN
Pour que le prix des actions remonte aussi vite qu’il est descendu ?
HOVSTAD
Sans compter qu’avec la totalité des actions, vous tombez aussitôt président de la société !
THOMAS STOCKMANN
Évidemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis acoquiné avec le beau-père. Oui tout peut s’arranger dans la demi-heure. On n’a qu’à rafistoler quelques tuyaux, ça coûtera une demie-couronne aux contribuables, et le tour est joué.
HOVSTAD
Et voilà. Avec l’aide du Messager du Peuple.
ASLAKSEN
Dans une société évoluée, la Presse a beaucoup de pouvoir, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
La presse, oui, et aussi la majorité compacte. Nous aurons l’Association des Petits Propriétaires avec nous, monsieur Aslaksen ?
ASLAKSEN
Et aussi les Amis de la Tempérance.
THOMAS STOCKMANN
Alors on y va. Mais... heu... enfin, comment dire ... Pour un pareil service, vous accepterez bien une ristourne ?
HOVSTAD
Il est évident que, en avoir les moyens, nous le ferions gratuitement. Sauf que le Messager du peuple connaît des ennuis par les temps qui courent. Même que nous commençons à envisager la fermeture du journal. Vous voyez la catastrophe, pour une société évoluée comme la nôtre ?
THOMAS STOCKMANN
Pour vous qui êtes l’ami du peuple, ce doit être terrible, j’imagine. (Durcissant le ton.) L’ennui, c’est que moi, voyez-vous, je suis l’ennemi du peuple. (Il cherche frénétiquement sous la table.) Ma canne ! Où ai-je mis ma canne ?
HOVSTAD
Comment ?
ASLAKSEN
Vous refusez ?
THOMAS STOCKMANN
Ça m’ennuie de vous donner de l’argent. Nous, les riches, on n’est pas très généreux, vous savez.
HOVSTAD
Pas si vite. N’oubliez pas qu’on peut présenter les choses de bien des manières.
THOMAS STOCKMANN
Oui, sans mon secours financier, vous serez impitoyable pour traiter ce scandale, je vous fais confiance. Vous allez me déchiqueter, un fauve qui dévore un lièvre !
HOVSTAD
La loi de la nature le veut ainsi.
ASLAKSEN
Le prédateur a besoin de proie pour se nourrir.
THOMAS STOCKMANN
Il y en a plein les égouts ! (Il s’agite.) En matière de prédateur, vous allez voir qui est le plus féroce de nous trois ! (Il s’empare du parapluie et les menace.) Allez !
HOVSTAD
Quoi ? Vous devenez fou !
ASLAKSEN
Attention, c’est très pointu ce parapluie.
THOMAS STOCKMANN, forçant Hovstad à sauter par la fenêtre.
La sortie est par là, monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Non mais c’est de la démence !!!
THOMAS STOCKMANN
Sautez par la fenêtre !
ASLAKSEN, essayant de se sauver
Avec modération monsieur le docteur ! De grâce, je ne supporte pas la violence.
Madame Stockmann, Petra et Horster accourent:
KATRINE
Pour l’amour du ciel, Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Dehors, je vous dis ! Dans la rue !
HOVSTAD
Menace de mort à l’endroit d’un honnête citoyen. Vous êtes témoin, capitaine.
ASLAKSEN, en état de panique
Y a-t-il une issue de secours, madame ?
KATRINE
Non mais retiens-toi, Thomas !
Les deux hommes finissent par s’enfuir. Thomas lance le parapluie.
THOMAS STOCKMANN
Ils l’ont échappée belle.
KATRINE
Mais que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?
THOMAS STOCKMANN
Plus tard. Il me reste encore une chose importante à faire. (Il se dirige vers la table et écrit sur une carte de visite.) Regarde Katrine.
KATRINE, lisant
« Non – non – non. » Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?
THOMAS STOCKMANN
Un jour, tu comprendras, Katrine. (Il donne la carte à Petra.) Dis à notre bonne de courir porter ça chez le vieux Kiil. Le plus rapidement possible. (Petra sort avec la carte.) Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de tous les suppôts du diable. Je vais maintenant sortir ma plume pour écrire contre eux. Ma plume, tu vas voir, je vais l’aiguiser comme un poinçon. Et ils recevront mon encrier rempli de leur sang en plein front.
KATRINE
À quoi bon, Thomas ? Nous devons partir à présent.
Petra revient.
THOMAS STOCKMANN
C’est fait ?
PETRA
C'est fait.
THOMAS STOCKMANN
Bien. (À Katrine.) Partir, tu dis? Non. Pas question. Nous restons, Katrine.
PETRA
Nous restons ?
KATRINE
Nous ne partons plus ?
THOMAS STOCKMANN
Nous n’allons pas abandonner le champ de bataille. La guerre est ici, et je vais mener la guerre jusqu’au bout. Dès que tu auras recousu mon pantalon, je vais aller nous chercher un logement. Il faut bien qu’on se trouve un toit pour l’hiver.
HORSTER
Pas de problème. Je vous donne ma maison.
THOMAS STOCKMANN
Pas vrai ?
HORSTER
Prenez-la. Ce n’est pas l’espace qui manque !
KATRINE
Comment vous remercier Horster ?
PETRA
Oh capitaine !
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Voyez comme tout s’arrange ! Alors, plus rien ne m’empêche de me mettre au travail. Me voilà libéré de la Société des Bains, le temps dorénavant m’appartient.
KATRINE, soupirant
Je le savais bien qu’ils allaient te congédier.
THOMAS STOCKMANN
Ils veulent aussi m’enlever mon droit de pratique. Tant mieux ! Car un travail colossal doit être accompli. Je vais recruter les pauvres, les démunis, ceux qui ont vraiment besoin de moi. Ils vont m’écouter, tous ensemble nous allons réaliser de grandes choses.
KATRINE
Mais mon pauvre Thomas ! Tu as vu ce que ça donne, les grandes choses ?
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi! Tu ne veux quand même pas que j’obéisse à l’opinion publique ? À la majorité compacte? Non merci. Au fond, c’est si simple. Je veux simplement recruter les esprits qui aspirent comme nous à la liberté. Je veux former des esprits critiques et affranchis. Un parti politique nouveau, composé de jeunes loups assoiffés de justice. Ne trouvez-vous pas capitaine Horster que le peuple peut comprendre ça ?
HORSTER
Si vous le dites !
THOMAS STOCKMANN
Nous allons éliminer les vieux chefs corrompus. Car un chef de parti est comme un prédateur qui se vautre dans tout ce qui est à sa disposition. Vous n’avez qu’à regarder Hovstad et Aslaksen. Ils ne reculent devant rien pour satisfaire leurs intérêts. D’une main ils vous assassinent et de l’autre ils vous flattent afin que vous demeuriez de bons petits propriétaires et de fidèles lecteurs du Messager du Peuple. (Il regarde autour de lui.) Regarde, Katrine ! Le merveilleux soleil aujourd’hui ! Et cet air que nous respirons ! C’est le printemps en entier qui entre dans notre maison !
KATRINE
Oui Thomas. Encore que nous ne pouvons pas vivre uniquement du soleil et de l’air frais !
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Il nous suffira d’économiser pour un temps. Le plus difficile au fond, ce sera de trouver un appui, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui aurait les mêmes aspirations de liberté, et qui pourrait éventuellement me remplacer.
PETRA
Tu trouveras bien, papa. Tiens! Voilà les garçons qui arrivent de l’école.
Ejlif et Morten entrent.
KATRINE
Déjà ? Ce n’est pourtant pas congé, aujourd’hui !
MORTEN
Non mais nous nous sommes battus avec les autres.
EJLIF
C'est pas vrai. Ce sont les autres qui se sont battus avec nous.
MORTEN
Alors monsieur Roerlund il a dit que c’est mieux qu’on soit dehors de l’école.
THOMAS STOCKMANN, dans une illumination
Mais au fond, oui ! Pourquoi pas ? Écoutez-moi bien les garçons. C’est fini. Vous n’irez plus à l’école.
LES GARÇONS
Quoi ?
KATRINE
Non mais Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Jamais plus. À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui serai votre professeur ! Fini d’apprendre que le péché nous conduit en enfer !
MORTEN
Hurrah!
THOMAS STOCKMANN
Mais attention. Vous allez devoir apprendre la liberté et le raffinement. Là-dessus, Petra, je vais compter sur ton aide.
PETRA
Mais bien sûr, papa.
THOMAS STOCKMANN
L’école aura lieu dans le local où l’on m’a traité d’ennemi du peuple. Mais idéalement, il faudrait que nous soyons plusieurs, au moins une douzaine.
KATRINE
Où vas-tu recruter ces enfants ?
THOMAS STOCKMANN, aux garçons
Il doit bien y avoir des voyous qui se font renvoyer dans votre école ?
MORTEN
Pour ça, il y en a plein !
THOMAS STOCKMANN
Allez m’en chercher autant que vous pouvez ! Des vauriens, des avortons, des petits déchets, j’ai l’intuition de pouvoir bâtir de grandes choses avec eux !
MORTEN
Et après? Qu’est-ce qu’on va faire quand on sera devenus des hommes libres et raffinés ?
THOMAS STOCKMANN
C’est là que nous aurons du pain sur la planche ! Nous ferons la chasse aux prédateurs, et quand il n’en restera plus dans notre pays, nous irons plus à l’ouest, dans d’autres pays.
Ejlif a l'air un peu interdit. Morten saute et crie Hurrah!
KATRINE
Pourvu que ce ne soient pas les prédateurs qui te chassent, pauvre Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Comme si je n’étais pas l’homme le plus fort en ville !
KATRINE
Ah bon ? Parce qu’à présent, tu es le plus fort ?
THOMAS STOCKMANN
Écoute-moi bien, Katrine. Je suis un des hommes les plus forts de l’univers.
MORTEN
Quoi ???
THOMAS STOCKMANN
Mais chut. Il ne faut pas le dire. C’est que j’ai fait une immense découverte.
KATRINE
Encore ?
THOMAS STOCKMANN
Toute une !
Il les assemble autour de lui et dit d’un ton confidentiel:
THOMAS STOCKMANN
L'affaire, voyez vous, c’est que l'homme le plus fort au monde est celui qui sait se tenir debout lorsqu’il est tout seul.
Katrine sourit et secoue la tête:
KATRINE
Non mais toi, Thomas !
PETRA, avec une voix remplie d’émotion, se jetant dans les bras de son père:
Papa !
Fin
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Inédits
7190200 18-03-01 15:55:40
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UN ENNEMI DU PEUPLE
Toute représentation, adaptation ou reproduction de ce texte en ligne doit faire l'objet d'une demande à l'agent autorisé de l'auteur: www.agencegoodwin.com
UN ENNEMI DU PEUPLE
Pièce en cinq actes (1882)
de HENRIK IBSEN
Texte français de Normand Chaurette (2005)
d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen
Titre original : En folkefiende
PERSONNAGES
Le docteur THOMAS STOCKMANN, médecin des Bains
Madame STOCKMANN, (Katrine) son épouse
PETRA, leur fille, enseignante
EJLIF et MORTEN,
leurs deux fils, 13 et 10 ans
PETER STOCKMANN, le frère aîné du docteur,
échevin à la ville et chef de police, et aussi président du Conseil des Bains, etc.
MORTEN KIIL, maître tanneur,
et tuteur de Madame Stockmann
HOVSTAD,
rédacteur du journal Le Messager du Peuple
BILLING, membre de l'équipe du journal
HORSTER, un capitaine de bateau
L'imprimeur ASLAKSEN
Participants d'une assemblée de citoyens, des hommes de toutes classes,
quelques femmes, et un groupe d'écoliers.
L'action se passe dans une ville côtière du sud de la Norvège.
PREMIER ACTE
C'est le soir. Nous sommes dans la grande pièce familiale chez le docteur. Une salle de séjour modeste mais décorée et meublée avec soin. Sur le mur du côté droit, il y a deux portes, dont la plus éloignée mène à un petit vestibule; la porte la plus proche mène au bureau du docteur. Sur le mur opposé, juste en face de la porte qui mène au vestibule, se trouve une autre porte conduisant aux chambres. Au milieu de ce même mur, il y a un poêle de céramique et, vers l'avant-scène, un sofa derrière lequel un miroir est suspendu. Devant le sofa, une table ovale, sur un tapis. Sur la table, une lampe allumée, coiffée d’ un abat-jour. Au fond, une porte ouverte qui mène à la salle à manger. La table y est mise pour le repas du soir. Une lampe brûle au centre de la table.
Billing est assis à table avec une serviette sous le menton. Madame Stockmann, debout près de lui, tient un plat de service contenant une pièce de boeuf. À l’aspect délabré du reste de la table, on comprend que le repas a déjà eu lieu et que les autres convives ont quitté la salle à manger.
MADAME STOCKMANN
Hé oui, c’est comme ça, Monsieur Billing. Avec une heure de retard, il faut se contenter d’un repas froid.
BILLING, mangeant
Mais c’est si bon ! Un pur délice !
MADAME STOCKMANN
Vous connaissez Stockmann. Il faut toujours que la table soit mise à heure fixe.
BILLING
Ça m’est égal si c’est froid. Même que c’est meilleur. Et puis j’aime bien manger après les autres, sans être dérangé.
MADAME STOCKMANN
Alors profitez-en ! (Elle tend l'oreille vers le vestibule.) Tiens, ce doit être Hovstad.
BILLING
Vous croyez?
L’échevin Stockmann entre, coiffé d’une casquette; il porte la canne et le manteau militaire.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Juste un petit bonsoir à ma belle-soeur.
MADAME STOCKMANN, l’accueillant dans le vestibule
Quelle bonne surprise ! C’est si gentil à vous !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Je passais dans le coin. (Il jette un coup d’oeil dans la salle à manger :) Oh, je vous dérange peut-être...
MADAME STOCKMANN
Absolument pas. Vous allez bien manger quelque chose?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Non, je vous en prie. Surtout pas de viande. Le soir, j’ai l’estomac plutôt fragile.
MADAME STOCKMANN
Pas même un petit morceau?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Non – je me contenterai d’un peu d’eau chaude. C’est mieux pour la santé. Et puis c’est plus économique.
MADAME STOCKMANN, souriant
N’allez surtout pas croire que Thomas et moi nous sommes portés vers le gaspillage!
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Pas vous, Katrine, j’en suis sûr. (Désignant le bureau du docteur :) Il n’est pas là ?
MADAME STOCKMANN
Parti marcher. Avec les garçons.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Après le souper ? Sûrement pas très bon pour la santé... (Il entend du bruit à la porte.) Ce doit être lui.
MADAME STOCKMANN
Non, je crois plutôt que c’est Monsieur Hovstad.
On frappe.
MADAME STOCKMANN
Oui, entrez.
Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.
HOVSTAD
Excusez mon retard. J’ai été retenu à l’imprimerie. Ah ! Mais c’est notre échevin !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN, d’un salut bref
Monsieur le rédacteur. Je parie que vous venez par affaires?
HOVSTAD
En partie. Quelque chose qui doit aller sous presse.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Je m’en doute un peu. Mon frère est en train de se faire une vraie réputation de chroniqueur à votre journal.
HOVSTAD
Le Messager du Peuple est très ouvert à ses opinions pleines de bon sens sur un tas de sujets.
MADAME STOCKMANN, à Hovstad, désignant la salle à manger
Vous allez bien manger quelque chose ?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Ma foi, il en a le droit. Tant mieux si vos lecteurs lui sont fidèles. Moi je n’ai rien contre.
HOVSTAD
Je pense aussi comme vous.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
J’aime bien l’esprit de conciliation qui règne ici. Les citoyens vivent dans l’harmonie. C’est parce que nous sommes rassemblés autour d’un projet commun. Une affaire qui donne de l’importance à chaque citoyen responsable.
HOVSTAD
Vous voulez parler des bains publics?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Hé ! Avez-vous vu les nouvelles installations? Splendides! Nous pouvons être fiers de notre ville. Ces bains sont remarquables, à tous points de vue.
MADAME STOCKMANN
C’est ce que dit Thomas, lui aussi.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Quelle recrudescence ! On n’avait rien vu de tel depuis des années. Il faut voir la prospérité, et cela rejaillit sur la vie quotidienne. Ça bouge enfin ! Et la valeur des terrains qui monte en flèche!
HOVSTAD
Sans parler du chômage qui n’a jamais été aussi bas.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Un précédent. Même les plus pauvres ont de quoi se réjouir. Tout le monde peut enfin espérer une amélioration des conditions de vie. Et ça n’ira qu’en augmentant pourvu qu’il fasse beau cet été, et que les touristes viennent en grand nombre. Les touristes, et aussi les gens soucieux de leur santé, les convalescents...
HOVSTAD
Oui, ces gens vont nous apporter la renommée.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Il faut voir la demande de permis à l’Hôtel de Ville, je vous le dis, ça promet !
HOVSTAD
L’article du Docteur Stockmann tombe juste au bon moment !
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Parce qu’il a encore écrit quelque chose à propos des bains ?
HOVSTAD
Un article qui date de l’hiver dernier. Il mettait justement l’accent sur les conditions pour la santé.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Ah ? Vous avez quand même hésité à le publier?
HOVSTAD
Pas vraiment, mais là j’estime que c’est en plein le bon moment. Les gens commencent à planifier leurs vacances.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Vous avez tout à fait raison, Hovstad.
MADAME STOCKMANN
Thomas est infatigable ! Ces bains publics sont devenus sa passion.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Quoi de plus normal ! C’est un peu son affaire puisqu’il en est le médecin en chef.
HOVSTAD
Pas juste un peu, puisque c’était « son » projet à l’origine.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
« Son » projet ? Ce n’est pas la première fois que j’entends dire ça. Quand même... il me semble que j’y étais aussi pour quelque chose, de façon modeste peut-être, mais...
MADAME STOCKMANN
Mais Thomas se fait toujours un devoir de le mentionner.
HOVSTAD
Et personne ne peut le nier, monsieur l’échevin! Vous avez été l’instigateur de ce dossier, nous le savons tous. Mais simplement que... c’était une idée du docteur.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
Pour ça, mon frère n’a – malheureusement – jamais manqué d’idée. Mais pour les mettre en pratique, ... enfin, à chacun son talent. J’aurais en tout cas espéré, qu’au moins... ici... dans cette maison...
MADAME STOCKMANN
Mais mon cher Peter !
HOVSTAD
Comment pouvez croire, monsieur l’Échevin...
MADAME STOCKMANN
Allez donc manger quelque chose, monsieur Hovstad. Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre...
HOVSTAD
Je vais me faire une assiette.
Il passe dans la salle à manger.
L’ÉCHEVIN STOCKMANN, songeur
Curieux quand même, ces paysans... on dirait que le manque de tact va de pair avec leurs origines.
MADAME STOCKMANN
À quoi bon s’en offusquer, Peter ? Est-ce que vous et Thomas ne pourriez pas vous partager l’honneur? Quoi de plus normal entre deux frères?
L’ÉCHEVIN STOCKMANN
C’est ce que j’ai toujours dit. Mais tout le monde n’est pas enclin au partage.
MADAME STOCKMANN
Quand même ! Vous et Thomas, vous vous entendez si bien. (Elle prête l’oreille.) Bon, cette fois, je crois bien que c’est lui.
Elle va vers le vestibule .
LE DOCTEUR THOMAS STOCKMANN, d’une voix enjouée et exubérante
Je t’amène encore de la visite, Katrine. On s’en serait bien passé, hein ? Venez, Capitaine Horster. Enlevez votre manteau ! Allez, allez. Non ? Et puis faites donc comme vous voulez ! Figure-toi, Katrine, je suis tombé nez à nez avec lui, et j’ai dû le supplier pour qu’il vienne ! (Le Capitaine Horster entre et salue Madame Stockmann.) Allez, les gars. Ils sont encore affamés, peux-tu croire ! Venez, capitaine Horster, vous allez goûter un de ces rôtis de boeuf ... –
Il pousse Horster vers la salle à manger. Ejlif et Morten y entrent aussi.
KATRINE STOCKMANN
Regarde qui est là, Thomas.
THOMAS STOCKMANN, se retournant et voyant son frère
Hé ! Peter ! (Lui serrant la main :) Quelle surprise !
PETER STOCKMANN
Malheureusement, je dois déjà repartir !
THOMAS STOCKMANN
Pas question ! Je t’offre un digestif. Katrine ! Apporte les liqueurs !
KATRINE, vers la salle à manger
J’allais justement chercher les cognacs.
PETER STOCKMANN, surpris
Les cognacs ... ! C’est pas donné...
THOMAS STOCKMANN
Ça, tu as bien raison. Allez! Assieds-toi.
PETER STOCKMANN
Tu sais, moi, je ne suis pas très cognac...
THOMAS STOCKMANN
Attention, ce n’est pas n’importe quel cognac !
PETER STOCKMANN, désignant les jeunes dans la salle à manger
Tes gars mangent comme ça tous les soirs ? Il t’en faut pour une armée !
THOMAS STOCKMANN, fier
Hé oui. Mais vois-le comme une bénédiction. Des enfants qui ont de l’appétit! Comme ça doit être. Il faut leur donner des forces ! Cette matière brute, c’est notre avenir. À nos problèmes de demain, Peter, ils trouveront des solutions.
PETER STOCKMANN
Nos... problèmes ?
THOMAS STOCKMANN
En temps et lieux, tu verras bien. Ils feront partie de la relève. Nous sommes déjà si vieux, toi et moi...
PETER STOCKMANN
Attends, attends. Tu veux dire quoi au juste?
THOMAS STOCKMANN
Je te parle au sens propre. Tout est en recrudescence. Et je vois la jeune génération se préparer à l’énorme travail qui sera fait demain. Jamais je n’ai été aussi heureux. Cette ville est en voie de devenir une métropole.
PETER STOCKMANN
Tu trouves? Vraiment?
THOMAS STOCKMANN
Évidemment tu n’as aucun recul. Tu as toujours vécu ici. Mais moi qui ai passé tant d’années dans ce petit coin perdu à l’autre bout du pays, j’ai bien senti à mon retour que ma ville natale était devenue une métropole.
PETER STOCKMANN
Métropole ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Je sais bien qu’on ne peut pas nous comparer aux grandes capitales, mais il y a une sorte de magie dans la prospérité, nous sommes en train de façonner une grande chose. (Appelant :) Katrine ? Le facteur est-il passé?
VOIX DE KATRINE
Il n’est venu personne.
THOMAS STOCKMANN
Et puis le niveau de vie, Peter. On ne peut vraiment l’apprécier que quand on a, comme moi, travaillé pour un salaire de crève-faim.
PETER STOCKMANN
Quand même !
THOMAS STOCKMANN
Tu ne peux pas imaginer les conditions de vie là-bas. Mais à présent, quelle chance de pouvoir évoluer dans la dignité, comme des gens respectables. Regarde : il y avait du boeuf pour dîner ! Et il y en avait encore pour le souper ! Au fait, t’en veux un morceau? Allez, viens, je vais te le montrer!
PETER STOCKMANN
Non, non. Je te crois.
THOMAS STOCKMANN
Je veux au moins te montrer la nappe.
PETER STOCKMANN
Oui j’ai vu, elle est très bien.
THOMAS STOCKMANN
Et là, regarde. On s’est acheté un abat-jour. Grâce aux économies de Katrine. Ça donne toute une ambiance! Place-toi juste ici. Non non pas comme ça, mets-toi là, comme ça, oui. Est-ce que tu ne trouves pas ça élégant?
PETER STOCKMANN
C’est très luxueux.
THOMAS STOCKMANN
Oui. On peut se le permettre, tu te rends compte? Katrine dit que je gagne presque autant que je dépense.
PETER STOCKMANN
Presque?
THOMAS STOCKMANN
Être médecin, ça suppose un standard. Bah, je sais que certains doivent dépenser plus qu’un médecin.
PETER STOCKMANN
Des gens haut placés, sans doute.
THOMAS STOCKMANN
Même des gens ordinaires.
PETER STOCKMANN
Oui. Il y en a sûrement.
THOMAS STOCKMANN
Nous ne faisons pas de folies, Peter. Mais mon plus grand plaisir est de voir cette maison remplie d’amis. J’ai trop longtemps vécu à l’écart du monde. À présent, j’ai besoin de m’entourer de gens chaleureux, qui ont un esprit d’ouverture, et qui aiment se mettre à table. Comme Hovstad, par exemple.
PETER STOCKMANN
Parlant de lui, il me dit que tu as fait un article ?
THOMAS STOCKMANN
Un article ?
PETER STOCKMANN
Oui, à propos des bains. Un papier que tu aurais écrit cet hiver.
THOMAS STOCKMANN
Bah, sans importance. Inutile de le faire paraître.
PETER STOCKMANN
Pourtant, c’est en plein le bon moment.
THOMAS STOCKMANN
En temps normal, oui, tu aurais raison.
Il se lève et fait les cent pas.
PETER STOCKMANN, le regardant des yeux.
Qu’est-ce qu’il y a d’anormal en ce moment ?
THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant.
Je ne peux rien dire. En tout cas, pas pour l’instant. Il ne s’agit peut-être que d’une fausse alerte. Ce n’est peut-être que mon imagination.
PETER STOCKMANN
Qu’est-ce que tu me caches, Thomas? Je te trouve bien mystérieux. S’il se passe quelque chose, je dois être mis au courant. C’est quand même moi, le directeur des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Et c’est quand même moi qui en suis le médecin en chef ... bon bon. Nous n’allons pas commencer.
PETER STOCKMANN
Commencer quoi ? C’est toi qui commences, je te fais remarquer. Tu sais que je ne supporte pas qu’il se passe des choses derrière mon dos. Il y a une procédure à suivre. Une hiérarchie à respecter.
THOMAS STOCKMANN
Mais de quoi tu m’accuses?
PETER STOCKMANN
Il y a chez toi cette tendance à te comporter comme si personne d’autre n’existait. Et ça, dans une société structurée, c’est inadmissible. Un individu doit respecter les autres, à commencer par ses supérieurs. Ceux qui sont mandatés pour maintenir le bien-être commun.
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait d’accord. Pourquoi me répètes-tu toujours ça ?
PETER STOCKMANN
Pour que ça te rentre bien dans la tête. Un jour, Thomas, ton attitude pourrait te jouer de vilains tours. Enfin, je te l’aurai dit. À présent, il faut que je m’en aille.
THOMAS STOCKMANN
Mais qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Pourquoi tu t’emballes comme ça ?
PETER STOCKMANN, le coupant
Je ne suis pas du genre à m’emballer. Mais je n’aime pas ton attitude. (Il lance en direction de la salle à manger :) Au revoir tout le monde.
Il sort. Katrine entre au salon :
KATRINE
Parti?
THOMAS STOCKMANN
Hé oui. Complètement hors de lui.
KATRINE
Ah! Thomas ! qu’est-ce que tu lui as encore dit ?
THOMAS STOCKMANN
Rien du tout. Il ne peut quand même pas me demander des comptes si je n’ai encore aucune preuve.
KATRINE
Quelle sorte de comptes ? Des preuves de quoi ?
THOMAS STOCKMANN
Laisse. Je me comprends. Étrange quand même que le facteur ne soit pas passé aujourd’hui.
Hovstad, Billing et Horster se lèvent de table et passent au salon. Ejlif et Morten les rejoignent.
BILLING, s’étirant
Par Dieu qui nous damne, un repas comme ça, ça comble un homme !
HOVSTAD
Dites donc, il n’avait pas l’air dans son assiette, l’échevin ?
THOMAS STOCKMANN
Il a des problèmes d’estomac. Apparemment qu’il digère mal, le soir.
HOVSTAD
J’ai l’impression que c’est nous qu’il ne peut pas digérer.
KATRINE
Vous avez pourtant l’air de bien vous entendre?
HOVSTAD
En apparence. Il faut bien respecter le cessez-le-feu.
BILLING
Un mot qui décrit parfaitement la situation.
THOMAS STOCKMANN
N’oubliez pas que Peter souffre de solitude. Il n’a pas de vie de famille, le pauvre. Les affaires, toujours les affaires. Quand il est mort de fatigue à la fin de la journée, pour toute évasion, il boit de l’eau chaude. Allez, Katrine, tu nous sers un digestif ?
KATRINE, allant vers la salle à manger
Je m’en viens avec le cognac.
THOMAS STOCKMANN
Prenez place, capitaine. Pour une fois que vous êtes mon invité ! Allez, asseyons-nous.
Les hommes prennent place; Katrine s’avance avec un cabaret contenant des cognacs et des verres.
KATRINE
À votre santé tout le monde.
THOMAS STOCKMANN
Où sont les cigares ? Tiens, je parie qu’Ejlif sait où se trouve la boîte ! Et toi, Morton, tu vas chercher ma pipe? (Les gars vont dans le bureau.) Je soupçonne Ejlif de fumer en cachette parfois, mais chut ! (Les gars reviennent avec les cigares et la pipe.) Voilà! Moi, je m’en tiens à la pipe. (Prenant la pipe :) Elle ne m’a jamais quittée. Pour ça, elle en a vu, du pays ! Ah! comme on est bien tous ensemble ! Dans la chaleur de notre foyer !
KATRINE, assise avec son tricot
Et vous repartez bientôt, capitaine ?
HORSTER
Dans huit jours.
KATRINE
Encore l’Amérique?
HORSTER
Oui, comme prévu..
BILLING
Donc vous ne serez pas ici pour les élections?
HORSTER
Les élections ?
BILLING
Vous n’êtes pas au courant ?
HORSTER
Non.
BILLING
Vous ne vous intéressez pas aux affaires publiques?
HORSTER
Je n’y comprends rien.
BILLING
Quand même. Tout le monde doit voter.
HORSTER
Même ceux que ça ne concerne pas ?
BILLING
Comment, « que ça ne concerne pas » ? La société est comme un navire. Et le gouvernail, c’est l’affaire de tout le monde.
HORSTER
C’est peut-être comme ça que ça fonctionne sur terre, mais pas quand on est au large !
HOVSTAD
Bizarre comment vous, les gens de la mer, n’êtes pas portés vers le concret.
BILLING
Ils ne sont pas terre à terre.
THOMAS STOCKMANN
Comme des oiseaux migrateurs. Ils n’ont pas d’attache, l’univers en entier leur appartient. Et c’est pourquoi nous, les citadins, nous devons redoubler de vigilance, monsieur Hovstad. Dites-moi, que nous réserve votre édition de demain?
HOVSTAD
Rien de spécial. Mais je compte bien publier votre article cette semaine.
THOMAS STOCKMANN, contrarié
Ouais... mon article... Est-ce que ça ne peut pas attendre ?
HOVSTAD
J’ai réservé l’espace. Et ça ne peut pas mieux tomber.
THOMAS STOCKMANN
Peut-être. Mais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, j’aimerais qu’on reporte la publication.
Petra paraît dans le vestibule, vêtue d’un manteau et coiffée d’un chapeau. Elle a les bras chargés de cahiers de classe.
PETRA
Bonsoir !
THOMAS STOCKMANN
Ah te voilà, Petra !
Petra dépose son manteau et les cahiers sur une chaise à côté de la porte.
PETRA
Hé! On se la coule douce, ici, pendant que les autres travaillent comme des forçats.
THOMAS STOCKMANN
Alors viens te la couler douce avec nous !
BILLING
Je vous prépare un cognac.
PETRA, s’approchant de la table
Merci, je vais me le faire moi-même. Je ne vous fais pas confiance. À propos, papa, j’ai une lettre pour toi.
Elle va vers la chaise où elle a laissé son manteau.
THOMAS STOCKMANN
Une lettre? De qui ?
PETRA, fouillant dans la poche de son manteau
J’ai croisé le facteur ce matin en sortant de la maison; il me l’a remise.
THOMAS STOCKMANN, se levant
Et c’est maintenant que tu me la donnes?
PETRA
Je ne pouvais pas remonter. J’étais déjà en retard.
THOMAS STOCKMANN, prenant la lettre
Donne.
Il examine l’entête.
KATRINE
C’est bien ce que tu attendais?
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait. Permettez que j’aille dans mon bureau. Excusez-moi.
Il rentre dans son bureau.
PETRA, à Katrine
Je me demande bien ce que ça peut être.
KATRINE
Je ne sais pas. Depuis deux jours, il n’arrête pas de demander si le facteur est passé.
BILLING
Il traite beaucoup de patients en dehors de la ville.
PETRA
Il en a trop sur les épaules.
Elle se verse un cognac.
HOVSTAD
Vous enseignez aussi le soir?
PETRA
Deux fois la semaine.
BILLING
En plus des quatre jours à l’Institut ?
PETRA
Cinq jours.
KATRINE
Et je vois que tu as toutes ces corrections à faire?
PETRA, montrant la pile de cahiers
Tout ça, oui.
HORSTER
Vous aussi, vous en avez beaucoup sur les épaules.
PETRA
Je ne m’en plains pas. Après, on a le sentiment du devoir accompli.
BILLING
Qu’est-ce que ça vous procure?
PETRA
Un sommeil de plomb.
MORTEN
C’est sûrement parce que tu fais des péchés, Petra.
PETRA
Des péchés ?
MORTEN
Oui, c’est pour ça que tu travailles tant. Monsieur Roelund dit qu’on doit travailler pour le pardon de nos péchés.
EJLIF
Pfff ! Comme tu es stupide de croire une chose pareille !
MORTEN
Stupide toi-même, Ejlif.
BILLING, riant
Entendez-vous ça !
HOVSTAD
Et toi tu ne travailles pas, Morten ?
MORTEN
Pas question.
HOVSTAD
Et qu’est-ce que tu feras plus tard?
MORTEN
Je ferai un viking.
EJLIF
Quoi ? Comme un païen ?
MORTEN
Alors je ferai un païen.
BILLING
Tout à fait d’accord avec toi, Morten.
KATRINE, tout bas
N’allez pas l’encourager, Billing !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, moi je suis un païen, et fier de l’être ! D’ailleurs, tout le monde est en voie de le devenir.
MORTEN
Et là on pourra faire tout ce qu’on veut ?
BILLING
Tout ce qu’on veut, Morten.
KATRINE
Il est temps d’aller au lit, les gars. Vous avez sûrement de la lecture?
EJLIF
Non, moi je veux rester encore!
KATRINE
Allez allez, dites bonsoir.
Les gars disent bonne nuit et vont vers leur chambre.
HOVSTAD
Je me demande jusqu’à quel point c’est bon pour eux de leur enseigner des choses pareilles...
KATRINE
Oui, ça m’embête un peu, je dois dire.
PETRA
Moi ça me révolte. Ce ne sont que des mensonges.
KATRINE
Sans aller jusque là...
PETRA
Maman, tu le sais très bien qu’à l’école, et même à la maison, on n’arrête pas de mentir aux enfants.
HORSTER
Pourtant vous leur enseignez?
PETRA
Oui. Je suis obligée de leur enseigner un tas de choses auxquelles je ne crois pas moi-même.
BILLING
Quoi de surprenant !
PETRA
Il y a des jours où je rêve de fonder ma propre école. Si seulement j’en avais les moyens...
BILLING
Ah ! Avec les moyens !
HORSTER
Je pourrais vous aider, mademoiselle Stockmann. Mon père m’a légué la maison familiale qui est immense, et pratiquement vide. Vous pourriez occuper tout le rez-de-chaussée.
PETRA, riant
Merci beaucoup, mais je pense que ce rêve est irréalisable.
HOVSTAD
J’ai mieux à vous proposer. Pourquoi ne pas vous joindre à l’équipe du journal ? À propos, ce short story que vous deviez traduire pour nos lecteurs? Vous me l’avez promis.
PETRA
Et vous l’aurez à temps !
Le docteur Stockmann sort de son bureau avec la lettre ouverte en main.
THOMAS STOCKMANN, secouant la lettre
À présent vous pouvez me croire, il y en aura, des nouvelles.
BILLING
Des nouvelles ?
KATRINE
Quelle sorte de nouvelles?
THOMAS STOCKMANN
Toute une affaire, Katrine.
HOVSTAD
Eh bien ?
KATRINE
Tu y es pour quelque chose ?
THOMAS STOCKMANN
Oh, que oui ! (Il fait les cent pas.) Ils auront beau dire que c’est mon imagination, ils vont changer d’avis, tu vas voir.
PETRA
Mais dis-nous ce que c'est.
THOMAS STOCKMANN
Encore un peu de temps, et vous saurez tout. C’est bien ma chance que Peter soit reparti. Et c’est la preuve que nous, les petits êtres humains, nous sommes plus aveugles que des taupes, nous sommes, comment dire, oui : nous sommes aveuglissimes.
HOVSTAD
Que voulez-vous dire par là, docteur?
THOMAS STOCKMANN, s’immobilisant
Est-ce que de l’avis général, notre ville n’est pas un lieu sanitaire ?
HOVSTAD
Mais oui, tout le monde s’entend là-dessus.
THOMAS STOCKMANN
Un lieu particulièrement sain, je dirais même un haut-lieu qu’on recommande aux gens soucieux de recevoir des soins exemplaires?
KATRINE
Enfin, Thomas, où veux-tu en venir?
THOMAS STOCKMANN
Nous ne finissons plus d’en faire l’apologie. Moi-même, j’ai rédigé des articles superlatifs dans le Messager du Peuple, et j’ai écrit des prospectus.
HOVSTAD
Bon! oui et puis?
THOMAS STOCKMANN
Cette institution des Bains qu'on appelle l'aorte de la Ville, et le souffle vital de la Ville et le diable sait quoi d'autre !
BILLING
Le coeur qui bat de la Ville. C’était le titre d’un de mes articles. Pas mal, non ?
THOMAS STOCKMANN
Oui, tout ça ! Mais savez-vous ce que c’est en réalité, cet immense projet qui a coûté tant d’argent? Savez-vous ce que c’est ?
HOVSTAD
Non. Qu'est-ce que c'est?
KATRINE
Oui. Qu’est-ce que c’est?
THOMAS STOCKMANN
L’institution des Bains est rongée par la peste.
PETRA
Qu’est-ce que tu dis, papa ?
KATRINE, bouleversée
Notre institution ?
HOVSTAD, de même
Mais ... monsieur le docteur !
BILLING
C’est incroyable!
THOMAS STOCKMANN
Toute l'institution des bains est comme un tombeau de pourriture qu’on a maquillé avec du trompe-l’oeil. C’est très grave pour la santé publique. Tous ces déchets qui proviennent de la vallée de Moelledallen. Ça provient des moulins, ça pue, et ça longe la rivière jusque dans nos conduites, et c’est ça qui alimente le puits sur lequel on a bâti les stations balnéaires. Et cette même eau empoisonnée est en train de gagner les rivages.
HOVSTAD
Là où sont les Bains publics?
THOMAS STOCKMANN
Juste là où sont les Bains publics.
HOVSTAD
Comment l’avez-vous appris, monsieur le docteur?
THOMAS STOCKMANN
J’ai fait un examen scrupuleux. Cela faisait déjà un bon moment que je soupçonnais quelque chose. Il y a eu quelque cas de fièvre l’an dernier. Ça m’avait alerté.
KATRINE
Oui, je me souviens.
THOMAS STOCKMANN
Nous avions pensé que des touristes étaient responsables d’une contagion, mais j’y ai repensé cet hiver, et j’ai fait faire des examens approfondis.
KATRINE
C'est donc cela qui te préoccupait tant?
THOMAS STOCKMANN
Oui, et je l’étais d’autant plus que je n’avais pas les outils scientifiques qu’il me fallait. J’ai donc envoyé des échantillons de notre eau à l’Université pour qu’ils soient examinés par un chimiste.
HOVSTAD
Et c'est lui qui vous a répondu ?
THOMAS STOCKMANN, désignant la lettre
On me signale la présence de matière organique. Des « infusorus ». Ce sont des microbes en quantité remarquable. Ils sont partout dans l’eau. Aussi nocifs pour la peau que pour l’estomac, si on la boit.
KATRINE
Dieu merci, tu l’as découvert à temps!
THOMAS STOCKMANN
Oui, heureusement.
HOVSTAD
Que comptez-vous faire maintenant, docteur?
THOMAS STOCKMANN
Corriger la situation, évidemment.
HOVSTAD
C’est donc faisable ?
THOMAS STOCKMANN
Il le faut. Sans quoi toutes les installations deviendront inutilisables. Mais le pire aura été évité. Je vais vous proposer une marche à suivre.
KATRINE
Quand je pense, Thomas, que tu as gardé ce secret si longtemps !
THOMAS STOCKMANN
J’aurais peut-être dû courir en ville et prophétiser sur les toits une catastrophe sans en avoir la preuve ? Non merci! Ç’aurait été de la folie.
PETRA
Mais à nous, ici, à la maison?
THOMAS STOCKMANN
Je ne pouvais pas. Mais dès demain, tu pourras le dire au vieux Kiil.
KATRINE, réprobatrice
Thomas!
THOMAS STOCKMANN, à Petra, se reprenant
À ton grand-père. En voilà un autre qui me pense fou. Il aura de quoi se rétracter. Lui, de même que tous ceux qui pensent ça, je sais qu’ils sont nombreux. Ils vont bien s’apercevoir que je ne suis pas si fou. (Il tourne en rond en se frottant les mains.) Il va y avoir une de ces rumeurs en ville, Katrine, tu n’as pas idée. Tout l’aqueduc doit être refait.
HOVSTAD, se levant
Tout l'aqueduc?
THOMAS STOCKMANN
Naturellement ! L’ouverture en amont doit être surélevée.
PETRA
Alors, tu as eu raison, après tout.
THOMAS STOCKMANN
Oui, tu te souviens, Petra? J’avais émis des objections à l’origine, mais personne ne voulait m’écouter. Tiens, ça devrait au moins me consoler. Pas n’importe quelle revanche, hein ? Ma lettre à la Direction des Bains est écrite depuis une semaine. Je n’attendais que ça (montrant la lettre.). Plus rien ne m’empêche de l’envoyer. (Il va dans son bureau chercher quelques feuillets et poursuit :) Regardez. Quatre feuillets, recto verso. Et c’est écrit serré. Dans quoi je pourrais bien l’emballer ? Katrine, trouve-moi quelque chose... ou demande à... à ... (Il piétine comme un enfant.) Pour l’amour de Dieu, comment elle s’appelle déjà ? ... La bonne! Dis-lui qu’elle aille porter la lettre immédiatement chez Peter.
Katrine prend les feuillets et va vers la salle à manger.
PETRA
Qu’est que notre oncle Peter va dire, papa?
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu qu’il dise? Il n’aura pas le choix de se réjouir qu’une vérité si importante soit mise au grand jour.
HOVSTAD
Est-ce que... nous pourrions nous permettre une allusion dans l’édition de demain... ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous en serais reconnaissant.
HOVSTAD
Il est souhaitable que la population soit informée. Le plus tôt sera le mieux.
THOMAS STOCKMANN
Absolument.
KATRINE, revenant
Voilà, c’est parti.
BILLING
Par Dieu qui nous damne! Vous allez devenir un homme célèbre pas plus tard que demain, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN, ravi
Bof... Je n’ai fait que mon devoir. J’ai cherché la clé d’un mystère, et je l’ai trouvée.
BILLING
Moi je dis, Hovstad, que la ville devrait faire quelque chose pour le docteur.
HOVSTAD
Entièrement d’accord.
BILLING
J'en parlerai avec Aslaksen.
THOMAS STOCKMANN
Non, attendez. J’ai horreur du fla-fla. Ne commencez pas avec ça. Même que si la direction des Bains parle de hausser mon salaire, je vous préviens : je refuse. Je te le dis Katrine. Tu es témoin.
KATRINE
Tu as raison, Thomas.
PETRA, levant son verre
Skool ! papa !
HOVSTAD ET BILLING
Skool ! skool ! monsieur le docteur.
HORSTER, faisant « Skool! » avec le docteur
Que le succès vous talonne dans cette affaire! Skool !
THOMAS STOCKMANN
Merci! Merci mes chers amis. J’ai le coeur rempli de gratitude. Ah comme c’est bon de se sentir aimé de ses proches, dans son foyer, et dans sa ville natale. Levons notre verre à tous nos concitoyens ! Skool, Katrine!
Il l’étreint et la fait tournoyer en la tenant par la taille. Katrine proteste, veut résister. Des rires, des applaudissements, des « Skool! » pour le docteur. Les gars passent leurs têtes par l’entrebâillement de la porte de leur chambre.
DEUXIÈME ACTE
Même décor. La porte de la salle à manger est fermée. C’est l’avant-midi.
Katrine, une enveloppe cachetée à la main, sort de la salle à manger et demande en direction du bureau :
KATRINE
Tu es là, Thomas?
THOMAS STOCKMANN, du bureau
Oui je viens de rentrer. (Il passe au salon :) Pourquoi ?
KATRINE
Une lettre de ton frère.
Elle la lui tend.
THOMAS STOCKMANN
Ha ha ! (Il ouvre et lit :) « J’ai bien reçu ton envoi... » (Il poursuit à voix basse.) Hum...
KATRINE
Alors ?
THOMAS STOCKMANN, mettant les feuillets dans sa poche
Il sera ici vers midi.
KATRINE
Et tes visites?
THOMAS STOCKMANN
J’ai vu tous mes patients ce matin.
KATRINE
J’ai hâte de connaître sa réaction.
THOMAS STOCKMANN
Il sera sûrement agacé de voir que c’est moi, et pas lui, qui ai fait la découverte.
KATRINE
C’est aussi ce que je crains.
THOMAS STOCKMANN
Mais il va m’approuver. C’est simplement que Peter est anxieux, et qu’il a tendance à prendre ombrage de tous ceux qui agissent comme lui pour le bien de la Ville.
KATRINE
Tu sais quoi, Thomas? Sois gentil et tâche de partager cet honneur avec lui. Tu ne pourrais pas laisser entendre publiquement que c’est lui, en quelque sorte, qui t’a mis sur la piste?
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Fais-moi confiance.
Le vieux Morten Kiil paraît dans la porte du vestibule, flaire à droite et à gauche, et demande, en ricanant, d’un ton inquisiteur :
MORTEN KIIL
Qui aurait pu le croire ?
KATRINE, allant vers lui
Papa !
THOMAS STOCKMANN
Si ce n’est pas mon beau-père!
KATRINE
Allez, entre !
MORTEN KIIL
Vrai ou faux ? Sinon, ça vaut pas la peine.
THOMAS STOCKMANN
Quoi donc ?
MORTEN KIIL
Cette affaire-là, de pourriture?
THOMAS STOCKMANN
Déjà au courant ? Oui. C’est vrai.
MORTEN KIIL, entrant
Petra qui me l’a dit. Elle est passée en coup de vent.
THOMAS STOCKMANN
Avant même d’aller travailler?
MORTEN KIIL
Toujours pressée. J’ai pensé que c’était une blague. Mais pas elle. Ça lui ressemble pas.
THOMAS STOCKMANN
Une blague?
MORTEN KIIL
Faut jamais faire confiance à personne. Les gens en profitent. Ils se payent ma tête. Donc, c’est vrai ?
THOMAS STOCKMANN
Oui, c’est vrai. Asseyez vous, beau-père. (Il l’oblige à s’asseoir sur le sofa.) La ville me doit une fière chandelle.
MORTEN KIIL, riant malgré lui
Une fière chandelle !
THOMAS STOCKMANN
Oui. J’ai tout découvert à temps.
MORTEN KIIL, riant encore malgré lui
Hé-hé. Qui aurait cru que vous iriez jusque-là pour ridiculiser votre frère!
THOMAS STOCKMANN
Ridiculiser ?
KATRINE
Non mais papa...
MORTEN KIIL, le menton sur ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, avec des regards sarcastiques vers Thomas
Comment vous dites ça ? Avec plein de microbes qui nagent dans les conduites ?
THOMAS STOCKMANN
Mais oui, des « infusorus ».
MORTEN KIIL
Et selon Petra, ils sont partout dans l’eau. Même dans une goutte, il y en a tant qu’on ne peut pas les compter?
THOMAS STOCKMANN
Tout à fait. Des centaines de milliers.
MORTEN KIIL
Sauf que... personne ne peut les voir, pas vrai ?
THOMAS STOCKMANN
C’est invisible, bien sûr.
MORTEN KIIL, ricanant
Génial ! C’est l’affaire la plus drôle que vous ayez jamais faite!
THOMAS STOCKMANN
Comment ?
MORTEN KIIL
J’imagine la tête qu’il fera, l’échevin !
THOMAS STOCKMANN
On verra bien.
MORTEN KIIL
Vous pensez sérieusement qu’ il va gober ça ?
THOMAS STOCKMANN
J’espère que toute la ville va gober ça !
MORTEN KIIL
Toute la ville ! Ça, pas de mal à le croire. Ils méritent pas mieux. Ils se prennent tous pour des sages ! Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Comme un chien. Je vous dis. Ils m’ont voté. Dehors du Conseil. Ils ont fait ça. À présent, ils auront un chien de ma chienne. Allez-y, Stockmann. Faites-les marcher!
THOMAS STOCKMANN
Oui mais beau-père...
MORTEN KIIL
Faites-les courir ! (Il se lève.) Et si ça réussit, y compris pour l’échevin, je vous jure que je vais porter immédiatement cent couronnes aux pauvres.
THOMAS STOCKMANN
Enfin vous ferez une bonne action.
MORTEN KIIL
Je suis sérieux.. J’ai beau ne pas être riche, si ça réussit, je vous jure, je leur envoie cinquante couronnes à Noël.
Le rédacteur Hovstad paraît dans le vestibule.
HOVSTAD
Bonjour ! (Il s’interrompt.) Excusez-moi.
THOMAS STOCKMANN
Non, entrez.
MORTEN KIIL, ricanant toujours
Je parie que lui aussi, il est dans le coup !
HOVSTAD
Que voulez-vous dire?
THOMAS STOCKMANN
Oui, il est au courant.
MORTEN KIIL
Au fond ça ne me surprend pas. Faut bien mettre ça dans le journal ! Oh, y’en a pas deux comme vous, Stockmann ! (Amorçant une sortie.) Bon. On aura tout vu !
THOMAS STOCKMANN
Restez encore un peu.
MORTEN KIIL
Non, assez perdu de temps. En tout cas. C’est bien parti. Ne les manquez pas ! En plein ça qu’ils méritent!
Il sort. Katrine le reconduit.
THOMAS STOCKMANN, riant
Pauvre vieux ! Il est persuadé que c’est une blague.
HOVSTAD
Parce que vous parliez de...
THOMAS STOCKMANN
De ce fameux dossier, oui. Je suppose que c’est aussi pour ça que vous venez ?
HOVSTAD
Oui. Auriez quelques minutes?
THOMAS STOCKMANN
Tout le temps que vous voulez.
HOVSTAD
Est-ce que l’échevin vous a répondu ?
THOMAS STOCKMANN
Pas encore. Je l’attends pour midi.
HOVSTAD
J’ai pas mal repensé à cette histoire.
THOMAS STOCKMANN
Et puis ?
HOVSTAD
Pour vous, qui êtes médecin, ce que vous soulevez est une affaire purement scientifique. Or vous ne pensez pas deux secondes aux implications, enfin, aux conséquences ...
THOMAS STOCKMANN
Conséquences ? ... Venez donc vous asseoir. Mettez-vous là (lui désignant le sofa).
Les deux s’assoient autour de la petite table.
THOMAS STOCKMANN
Que voulez-vous dire?
HOVSTAD
Vous avez dit que le problème provient des saletés dans les conduites, vrai ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Probablement des déchets déversés par les moulins de la Moelledallen.
HOVSTAD
Sauf mon respect, docteur, il y a un tout autre marécage.
THOMAS STOCKMANN
Expliquez-vous.
HOVSTAD
Le marécage dans lequel notre vie municipale patauge est, lui aussi, en train de pourrir.
THOMAS STOCKMANN
Tiens tiens ! Qu’est-ce que vous me racontez là?
HOVSTAD
Tous les dossiers de la ville se sont retrouvés peu à peu dans les mains d'un groupe de fonctionnaires.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
HOVSTAD
J’entends par là ... les fonctionnaires, et aussi leurs amis, leurs partisans. Une clique de bien nantis qu’on respecte de partout, et qui font aller leurs quatre volontés au-dessus de nous.
THOMAS STOCKMANN
Mais s’ils en ont la compétence ?
HOVSTAD
Est-ce qu’ils ont fait preuve de compétence quand ils ont bâti l’aqueduc ?
THOMAS STOCKMANN
Pour ça, ils ont été stupides.
HOVSTAD
Vous pensez vraiment qu’ils vont admettre leur stupidité?
THOMAS STOCKMANN
Qu’ils le veuillent ou non, ils n’auront pas le choix.
HOVSTAD
À condition que le journal s’implique.
THOMAS STOCKMANN
Je n’en vois pas la nécessité. Après tout, mon frère est un homme responsable.
HOVSTAD
Avec votre permission, j’aimerais quand même prendre les choses en mains.
THOMAS STOCKMANN
Par le biais du journal ?
HOVSTAD
Quand j'ai pris la direction du Messager du Peuple, je m’étais promis de pourfendre ce petit noyau de réactionnaires qui s’accrochent au pouvoir.
THOMAS STOCKMANN
Mais vous m’avez dit vous-même que cela aurez pu vous mener à la faillite.
HOVSTAD
J’ai dû me résigner, c’est vrai. Pour la bonne raison que si ces gens en place tombaient, ça compromettait le projet des Bains. À présent, ils serait temps de leur indiquer la sortie.
THOMAS STOCKMANN
Sans aucune reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait ?
HOVSTAD
Ce sera fait dans les règles de l’art, mais pour un pamphlétaire de mon espèce, qui a tout consacré au profit du peuple, l’occasion est trop belle. Il est temps qu’on sache que personne n’est irremplaçable. Ici comme ailleurs.
THOMAS STOCKMANN
Peut-être avez-vous raison.
HOVSTAD
Par égard pour vous, j’entends bien épargner votre frère. Mais vous admettez que la vérité passe par-dessus toute autre considération.
THOMAS STOCKMANN
Ça va de soi. (Réalisant l’ampleur de la situation :) Mais quand même !
HOVSTAD
Ne pensez pas que j’agis par opportunisme.
THOMAS STOCKMANN
Mais mon cher Hovstad !
HOVSTAD
Je viens d’un milieu extrêmement modeste, vous savez. J’ai toujours été bien placé pour comprendre les besoins des classes inférieures. Et cela me sert au journal, à la direction des dossiers généraux. L’école de la vie m’a enseigné le respect, et l’estime de soi.
THOMAS STOCKMANN
Je comprends très bien.
HOVSTAD
Un journaliste manquerait à son devoir s’il laissait passer une occasion de dénoncer les plus puissants. Ils auront beau dire que je suis un trouble-fête, moi, vous savez, pourvu que je sois en accord avec ma conscience...
On frappe à la porte.
THOMAS STOCKMANN
Entrez.
L'imprimeur Aslaksen paraît dans le vestibule. Il est vêtu de noir, de façon modeste mais correcte, malgré le mouchoir qui paraît défraîchi. Il a retiré ses gants et son haut-de-forme.
ASLAKSEN, saluant
Je ne veux pas paraître impoli, monsieur le docteur...
THOMAS STOCKMANN, se levant
Si ce n’est pas notre cher imprimeur !
ASLAKSEN
Docteur !
HOVSTAD, se levant
C’est moi que vous cherchez, Aslaksen ?
ASLAKSEN
Enfin, je ne m’attendais pas à vous voir ici. Non, je venais voir le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
ASLAKSEN
Monsieur Billing m’a dit que vous songiez à rénover les aqueducs?
THOMAS STOCKMANN
Oui, pour la protection des bains.
ASLAKSEN
C’est donc vrai ? Bien. Alors je suis venu vous dire que je veux vous appuyer de toutes mes forces.
HOVSTAD, à Stockmann
Vous voyez ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous remercie.
ASLAKSEN
Vous aurez probablement besoin de nous, les petits citoyens. Car nous formons une majorité, comment dire, une majorité « compacte », ici, en ville. Et c’est bien d’avoir une majorité avec soi, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
J’en suis convaincu. Mais ce dossier parle de lui-même, et je ne crois pas que ce sera nécessaire de...
ASLAKSEN
Sauf mon respect, ça pourrait l’être. Je connais bien les autorités locales. Ils n’acceptent pas facilement les idées qui ne viennent pas d’eux-mêmes. C’est pourquoi je dis qu’une petite manifestation...
HOVSTAD
Entièrement d’accord.
THOMAS STOCKMANN
Attendez. Manifestation? Quel genre de manifestation ?
ASLAKSEN
Modérée, monsieur le docteur. La modération est ma devise. Je m’applique toujours à la modération. Car la modération, voyez-vous, c’est la première qualité d’un citoyen responsable.
THOMAS STOCKMANN
Et tout le monde vous respecte pour ça, monsieur Aslaksen.
ASLAKSEN
J’ose le dire. Cette affaire d'aqueduc, elle est importante pour nous, les petits citoyens. Le projet des Bains, c’est la seule et unique garantie d’avenir pour notre ville. Nous, de l’Association des Petits Propriétaires, c’est notre survie. Vous savez que j’en suis le président.
THOMAS STOCKMANN
Félicitations.
ASLAKSEN
En plus de m’occuper de l’Association de la Tempérance, parce que je suis aussi un grand partisan de la Tempérance.
THOMAS STOCKMANN
La modération, oui.
ASLAKSEN
Et la pondération ! Comme vous voyez, je suis connu d’un tas de gens qui pensent à peu près comme moi, et cela me donne, disons, une certaine influence, je le dis sans prétention.
THOMAS STOCKMANN
C’est tout à votre honneur.
ASLAKSEN
Je vous dis ça parce que un mot bien rédigé de ma part pourrait...
THOMAS STOCKMANN
Pourrait ?
ASLAKSEN
Susciter une sorte de reconnaissance officielle, pour vous remercier d’avoir mis le doigt sur un problème aussi important pour la société. Une action modérée il va sans dire. Pas question de froisser les autorités. Avec la diplomatie, personne ne pourra nous en vouloir.
HOVSTAD
Et quand bien même qu’on nous en voudrait !
ASLAKSEN
Non non non. Pas de friction, monsieur Hovstad. Nous vivons si près les uns des autres ! J’ai vu des scènes déchirantes. Et ça mène nulle part. Aucun homme n’a le droit de manquer à la franchise, mais pourvu qu’il soit pondéré.
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Vous ne pouvez savoir à quel point ceci me touche, monsieur Aslaksen. Du fond du coeur. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Un petit verre de sherry ?
ASLAKSEN
Non merci, pas d’alcool.
THOMAS STOCKMANN
Une bonne bière alors ?
ASLAKSEN
Non plus. Jamais l’avant-midi. Je veux aller en ville et discuter de tout ça avec les gens ordinaires. Nous allons préparer le terrain.
THOMAS STOCKMANN
J’ai quand même du mal à croire que ce genre d’action soit nécessaire. Ces choses-là finiront bien par se régler au mieux d’elles-mêmes.
ASLAKSEN
C’est mésestimer la lourdeur des autorités, monsieur le docteur. Mais je respecte votre point de vue.
HOVSTAD
De toute façon, demain, on y va avec le journal.
ASLAKSEN
Mais pas trop violemment, monsieur Hovstad. Allez-y modérément, sinon, ils ne bougeront pas de ça. Suivez mon conseil. Je vous dis au revoir, docteur. Et sachez que nous sommes derrière vous, comme un mur. Vous avez de votre côté la majorité compacte !
THOMAS STOCKMANN
Merci pour tout, cher monsieur Aslaksen.
Il lui tend la main et le reconduit.
ASLAKSEN
Vous repassez par l'imprimerie, monsieur Hovstad ?
HOVSTAD
Oui, je vous vois tout à l’heure.
ASLAKSEN
Bien.
Il sort.
HOVSTAD, au docteur qui revient
Que pensez-vous de ça ? Quel mollusque ! Ces gens-là font un pas par-devant, deux par-derrière.
THOMAS STOCKMANN
Lui ? Aslaksen ?
HOVSTAD
Quand je vous parle de ce maudit marécage! Ça surveille ses intérêts, en faisant semblant de s’occuper des intérêts de tout le monde. J’ai rien contre lui, mais regardez-le aller. Ça pèse le pour et le contre, ça hésite, et en plus ça donne des conseils à tout le monde.
THOMAS STOCKMANN
Il est quand même bien intentionné, non ?
HOVSTAD
Je préfère un homme qui se tient debout, et qui fait preuve d’assurance.
THOMAS STOCKMANN
Ça, je vous l’accorde.
HOVSTAD
C’est pour moi l’occasion d’alerter l’opinion de tous ces gens bien pensants. Une pareille dévotion à l’égard des autorités doit être ébranlée. Ceux qui votent doivent savoir qu’une erreur grave a été commise.
THOMAS STOCKMANN
Si c’est pour le bien commun, allez-y. Mais pas avant que je n’aie vu mon frère.
HOVSTAD
Je veux rédiger un éditorial. En espérant que votre frère l’échevin ne me mette pas des bâtons dans les roues.
THOMAS STOCKMANN
Qu’est-ce qui vous fait dire ça?
HOVSTAD
Je sais de quoi je parle.
THOMAS STOCKMANN
Pas si vous publiez intégralement mon exposé. (Il lui donne les feuillets.) Prenez le temps de le lire.
HOVSTAD
Comptez sur moi. Là-dessus je vous laisse.
THOMAS STOCKMANN
Tout ira bien, vous verrez.
HOVSTAD
On verra.
Il salue et sort. Thomas jette un coup d’oeil vers la salle à manger.
THOMAS STOCKMANN
Tu es là, Katrine ?
PETRA
Non, c’est moi. Je viens de rentrer de l’école.
Katrine sort de la salle à manger.
KATRINE
Peter n’est pas encore arrivé ?
THOMAS STOCKMANN
Non. Mais j’ai parlé longuement avec Hovstad. Il semble impressionné par ma découverte. Parce que vois-tu, il pourrait y avoir plus de conséquences que je pensais. Il veut mettre son journal à ma disposition.
KATRINE
Penses-tu que ce sera nécessaire?
THOMAS STOCKMANN
Non, mais ça fait chaud au coeur de savoir qu’un journal indépendant veut appuyer ma cause. Et tu sais quoi ? Le président de l’Association des Petits Propriétaires est venu m’encourager lui aussi.
KATRINE
Vraiment ?
THOMAS STOCKMANN
Tu te rends compte ? Ça veut dire qu’il y a derrière moi...
KATRINE
Qu’est-ce qu’il y a derrière toi?
THOMAS STOCKMANN
La majorité compacte.
KATRINE
Non mais toi !
THOMAS STOCKMANN
Hé mais oui ! (Il se frotte les mains.) Ah! comme c’est fraternel de se sentir épaulé par ses concitoyens !
PETRA
Et puis de pouvoir faire avec eux tout ce qui est bon et utile, papa.
THOMAS STOCKMANN
Et de le faire dans sa ville natale ! (On sonne à la porte.) Cette fois, ça y est, c’est lui.
Peter Stockmann paraît dans le vestibule.
PETER STOCKMANN
Bonjour.
THOMAS STOCKMANN
Allez, viens, Peter.
KATRINE
Comment va mon beau-frère ce matin ?
PETER STOCKMANN, froidement
Ça va. (À Thomas :) Comme je te le disais dans ma lettre, j’ai reçu ton exposé.
THOMAS STOCKMANN
Oui. Tu l'as lu ?
PETER STOCKMANN
Je l’ai lu.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
Peter fait un « hum-hum » et au silence qui s’ensuit, Katrine comprend qu’il veut parler en tête à tête avec Thomas.
KATRINE
Viens Petra.
Elles sortent.
PETER STOCKMANN, après une pause
Est-ce que c'était si nécessaire de mener toute cette étude derrière mon dos?
THOMAS STOCKMANN
Tant et aussi longtemps que je n'en avais pas la certitude absolue.
PETER STOCKMANN
Parce que maintenant, tu as cette certitude ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Ça ne te paraît pas évident ?
PETER STOCKMANN
Et tu comptes présenter cette « thèse» à la Direction des Bains en faisant passer ça pour un document officiel?
THOMAS STOCKMANN
Il faut agir. Et rapidement.
PETER STOCKMANN
Comme toujours, tu y vas d’un style très percutant, pour ne pas dire tragique. Nous offrons à notre clientèle « un empoisonnement garanti ».
THOMAS STOCKMANN
Comment le dire autrement? Tu te rends compte ? Une eau contaminée, quel que soit l’usage qu’on en fait. Des convalescents viennent de partout pour se refaire une santé dans nos bains. Ils paient une fortune.
PETER STOCKMANN
Pour en conclure qu’il faut condamner nos égouts et en construire d’autres qui pourront absorber toutes ces saletés que tu as fait brevetées pour le bénéfice de ton article, avec en prime la rénovation de nos conduites.
THOMAS STOCKMANN
Tant mieux si tu as une meilleure solution.
PETER STOCKMANN
J’arrive de chez l’ingénieur en chef. Mine de rien, je lui ai demandé s’il avait déjà envisagé une hypothétique rénovations des égouts.
THOMAS STOCKMANN
Hypothétique ?
PETER STOCKMANN
Il a ri de moi, naturellement. As-tu pris le temps de considérer ce que ces changements coûteraient ? D’après un calcul rapide, il y en aurait pour plusieurs centaines de milliers de couronnes.
THOMAS STOCKMANN
Tant que ça?
PETER STOCKMANN
Il y a pire. Les travaux dureraient plus de deux ans.
THOMAS STOCKMANN
Tu veux dire : deux années entières ?
PETER STOCKMANN
Au moins. On fait quoi, avec les bains, entre temps? On les ferme. Pas le choix. Tu penses peut-être que les gens viendraient quand même, malgré des rumeurs voulant que l’eau soit une menace à la santé ?
THOMAS STOCKMANN
Oui mais, Peter, elle l’est.
PETER STOCKMANN
Et tu choisis de faire tout ça maintenant, au moment où les Bains jouissent d’une popularité sans précédent ! Nos voisins seront morts de rire. Ils ont les atouts nécessaires pour construire leurs propres stations, alors adieu notre clientèle. Il ne nous restera plus qu’à fermer nos installations pour de bon. Tu auras ruiné ta ville natale.
THOMAS STOCKMANN
Moi ? ... Moi ?
PETER STOCKMANN
Tout l’avenir de cette ville repose sur les bains. Sans eux, pas d’avenir. Désolé de te l’apprendre.
THOMAS STOCKMANN
Mais alors ? Qu'est-ce qu’on doit faire?
PETER STOCKMANN
J’ai beau lire ton exposé, je n’arrive pas à me convaincre que les choses soient aussi graves que tu le prétends.
THOMAS STOCKMANN
Elles sont pires. Du moins elles le deviendront dès qu’il se mettra à faire chaud cet été.
PETER STOCKMANN
Toi et tes exagérations ! Un médecin compétent doit avoir le sens de la mesure. Il doit savoir comment prévenir les effets nuisibles avec des mots adéquats. À supposer que ces effets se manifestent un jour.
THOMAS STOCKMANN
Parce que tu crois ... ?
PETER STOCKMANN
La qualité de l’eau relève d’un fait, et il faut traiter les faits de manière raisonnable. La direction des Bains n’est pas chiche au point d’envisager des sacrifices raisonnables en vue de certaines améliorations.
THOMAS STOCKMANN
Ce serait un compromis !
PETER STOCKMANN
Compromis?
THOMAS STOCKMANN
Pire. Ce serait de la fraude. Un mensonge. Un crime envers la société.
PETER STOCKMANN
Je te répète que je n’ai pas la conviction d’un danger.
THOMAS STOCKMANN
C’est impossible. Tu as cette conviction. Mon exposé est fondamentalement rigoureux, je le sais. La vérité qu’il contient, Peter, tu la comprends très bien mais tu ne veux pas l’admettre. C’est toi qui avais déterminé l’emplacement du projet, et jamais tu n’avoueras avoir commis cette erreur à la base. Pffft ! Tu penses que je ne vois pas clair ?
PETER STOCKMANN
J’ai une responsabilité morale envers notre ville. Je dois diriger les affaires de manière à préserver le bien de tous. Pour cette raison, et bien d’autres encore, il est impératif que ton exposé ne soit pas acheminé à la direction des Bains. Je dois d’abord amorcer un dialogue dans l’intérêt de tous et chacun. Je veux agir dans la tranquillité. Pas dans la panique.
THOMAS STOCKMANN
Trop tard, Peter. Tu ne peux plus rien empêcher.
PETER STOCKMANN
Il faut tout empêcher.
THOMAS STOCKMANN
Trop de gens sont au courant.
PETER STOCKMANN
Au courant? Qui ? Ces gens du Messager du Peuple ?
THOMAS STOCKMANN
Entre autres. Tu ne pourras pas empêcher la presse d’agiter les consciences.
PETER STOCKMANN, après une courte pause
Toi et tes étourderies, Thomas! N'as-tu pas pensé aux conséquences que tout ceci aura pour toi-même?
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu dire ?
PETER STOCKMANN
Toi, et ta famille.
THOMAS STOCKMANN
Comment ça ?
PETER STOCKMANN
Que serais-tu aujourd’hui si je n’avais pas toujours été là ?
THOMAS STOCKMANN
Tu as toujours fait beaucoup pour moi, je le reconnais.
PETER STOCKMANN
Est-ce que j’en avais le choix ? Je l’ai fait en partie pour moi-même. Où en serais-je aujourd’hui si je n’avais pas réparé les pots cassés ?
THOMAS STOCKMANN
QUOI ??? Tu as fait ça pour toi ?
PETER STOCKMANN
En partie, je dis bien. Mes fonctions ne me permettent pas d’avoir un frère qui se compromet de façon répétitive.
THOMAS STOCKMANN
Et tu penses que c'est ce que je fais?
PETER STOCKMANN
Oui malheureusement. Tu le fais sans que tu le saches. Tu as un esprit agité, capricieux, rebelle. Avec un goût pour la tragédie dans toutes les opinions que tu exprimes. Dès qu’il te vient une idée, il faut que tu alertes les journaux. Pour un sujet minuscule, tu noircis des pages entières.
THOMAS STOCKMANN
Est-ce que ce n’est pas le devoir d’un citoyen de communiquer son inspiration au peuple?
PETER STOCKMANN
Le peuple se fiche de ton inspiration. Le peuple a déjà du mal à se débrouiller avec les rudiments qu’on lui sert.
THOMAS STOCKMANN
Tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ?
PETER STOCKMANN
Je dis la vérité et il est temps que tu le saches. Je n’en peux plus de passer par quatre chemins pour ménager tes irritations. Ton impulsion te nuit. Tu cours au-devant des catastrophes. Tu attaques l’autorité, tu prends le gouvernement pour cible. Et ensuite tu vas te plaindre de ce qu’on te persécute. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compliqué !
THOMAS STOCKMANN
Moi ? Quelqu’un de compliqué ?
PETER STOCKMANN
Oui Thomas. Quelqu’un de très compliqué. J’en sais quelque chose. Tu te places au-dessus de tout, sans égard au fait que ton poste de médecin, c’est grâce à moi que tu l’as obtenu.
THOMAS STOCKMANN
Qui d’autre aurais-tu vu à ma place ? J’étais le premier à proclamer que notre ville pouvait devenir un exemple. J’étais le seul à y croire à l’époque. Je me suis battu. J’ai écrit je ne sais combien d’articles.
PETER STOCKMANN
Oui je sais. Des paroles, des prophéties. Mais quand est venu le temps d’agir, est-ce toi qui as pris les choses en mains ?
THOMAS STOCKMANN
J’avais un plan merveilleux en tête et vous avez tout gâché.
PETER STOCKMANN
À mon avis, tu n’as en tête qu’un esprit de rébellion. Tu en veux à tes supérieurs. Tu as toujours été comme ça. L’autorité te rend malade. Tu te fais l’adversaire du moindre individu responsable. Et ce qui est grave en ce moment, c’est que tu te portes en faux contre le bien public. Alors c’est pourquoi je te demande, j’exige, ce qui suit.
THOMAS STOCKMANN
Tu demandes quoi ? Tu exiges quoi ?
PETER STOCKMANN
Puisque tu n’as pas pu t’empêcher d’ébruiter cette affaire hautement confidentielle, des rumeurs ont probablement commencé de se répandre. De là à ce que les gens férus de scandale en rajoutent, il n’y a qu’un pas. En conséquence, tu n’as pas d’autre choix que de publier un démenti.
THOMAS STOCKMANN
Moi ? Faire un démenti ? Non mais tu veux rire ?
PETER STOCKMANN
Tu as fait de nouvelles recherches. Pour réaliser que les choses sont moins graves que tu l’avais d’abord cru.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon ! Tout simplement ?
PETER STOCKMANN
Et tu réitères ta confiance dans une autorité qui saura analyser la question de manière adéquate, puisque ton point n’est que médical.
THOMAS STOCKMANN
Je ne peux pas. Car c’est faux. Vous n’avez plus ma confiance. Vous êtes trop malhonnêtes. Je regrette de te le dire Peter, mais c’est ma conviction.
PETER STOCKMANN
En tant qu’employé, tes convictions ne comptent pas.
THOMAS STOCKMANN, stupéfié
Ne comptent pas ?
PETER STOCKMANN
En tant qu’employé, je dis. En tant qu’individu, ça te regarde. Mais en tant qu’employé subalterne, tu n’as pas le droit d’émettre une conviction qui soit en conflit avec celles de tes supérieurs.
THOMAS STOCKMANN
Tu vas trop loin ! Moi, un médecin, un homme de sciences, je n’ai pas le droit ?
PETER STOCKMANN
Nous parlons d’une affaire technique et financière. Rien à voir avec la science.
THOMAS STOCKMANN
Ah ! J’en ai assez. Je suis libre de m’exprimer sur les affaires du monde entier.
PETER STOCKMANN
Sauf sur les Bains. Nous te le défendons.
THOMAS STOCKMANN, hurle :
Qui ça « Nous » ?
PETER STOCKMANN
Moi. Je te le défends. Moi. Ton supérieur. Et quand je défends, tu t’abstiens.
THOMAS STOCKMANN
Tu sais Peter, si tu n’étais pas mon frère ...
Petra entre brusquement.
PETRA
Ah papa !
KATRINE, la suivant
Petra ! Petra!
PETER STOCKMANN
Elles nous écoutaient !
KATRINE
Nos murs sont en carton. Mais je n’écoutais pas.
PETRA
Moi j'écoutais.
PETER STOCKMANN
Alors tant mieux.
THOMAS STOCKMANN, à son frère
Donc on disait ? Tu défends, et moi je m’abstiens ?
PETER STOCKMANN
Désolé mais tu m’y as forcé.
THOMAS STOCKMANN
Et je dois me rétracter publiquement ?
PETER STOCKMANN
Ce serait souhaitable.
THOMAS STOCKMANN
Et si je refuse ?
PETER STOCKMANN
Nous serons contraints de le faire à ta place. Dans l’intérêt public.
THOMAS STOCKMANN
Bien. Alors je vous répondrai publiquement. Comme quoi vous avez tort et comme quoi j’ai raison. Et ensuite ?
PETER STOCKMANN
Tu seras congédié. Inévitablement.
THOMAS STOCKMANN
Congédié ?
PETRA
Papa ! Congédié ?
KATRINE
Congédié ?
PETER STOCKMANN
Je serai forcé de signer un avis de congédiement afin que tu sois tenu hors de toute implication dans nos affaires.
THOMAS STOCKMANN
Vous feriez ça ?
PETER STOCKMANN
Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même.
PETRA
Mon oncle! C’est odieux de faire ça à un homme comme papa.
KATRINE
Tais-toi, Petra.
PETER STOCKMANN, à Petra
Ah bon ? Déjà montée sur les barricades ? (Se tournant vers Katrine.) Vous êtes la seule ici à garder votre sang-froid. Il serait peut-être bon de sensibiliser votre mari aux implications de son comportement sur votre famille.
THOMAS STOCKMANN
Laisse ma famille en dehors de ça, veux-tu ?
PETER STOCKMANN
Sur votre famille et aussi sur votre ville natale.
THOMAS STOCKMANN
C’est parce que j’aime ma ville natale que je veux y dévoiler les lacunes de votre administration.
PETER STOCKMANN
En la privant, dans ton délire aveugle, de son revenu essentiel.
THOMAS STOCKMANN
Un revenu empoisonné, pauvre imbécile. Nous vivons d’une source pourrie. Tout notre rêve d’avancement s’abreuve à tes mensonges.
PETER STOCKMANN
Et toi tu t’abreuves à tes idées farfelues pour épicer ta colère. Je te le dis. Un homme qui corrompt ainsi le lieu de ses origines est une menace au bien commun.
THOMAS STOCKMANN, le regardant dans les yeux
Répète !
Madame se jette entre les deux.
KATRINE
Thomas!
PETRA
Du calme, papa !
PETER STOCKMANN
Non. Pas de violence. Médite à ce que tu dois à toi-même et aux tiens. Au revoir.
Il s'en va.
THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement
Tu vois comme on me traite ! Et dans ma propre maison ! Tu as entendu ça, Katrine ?
KATRINE
Ah Thomas ! Quelle honte! Quelle insulte !
PETRA
Si seulement je pouvais faire quelque chose empêcher ce que je viens de voir !
THOMAS STOCKMANN
J’ai trop attendu. Il aurait fallu agir avant. Tout est de ma faute. Ah, me traiter de menace au bien commun ! Ça, c’est le comble.
KATRINE
N’empêche Thomas que c’est lui qui a tous les pouvoirs.
THOMAS STOCKMANN
N’empêche que j’ai raison. Non mais toi !
KATRINE
Oui tu as raison, non mais toi! Et tu as raison de dire que tu as raison mais tu n’as pas raison de penser que si tu as raison tu as le pouvoir.
PETRA
Ah maman, c’est pas la peine.
THOMAS STOCKMANN
Oui, toi ! Parce que la raison est du côté d’une société libre. Soyons lucides. La presse libre pensante, l’esprit d’indépendance et la majorité compacte nous appuient. Ce n’est pas du pouvoir, ça ?
KATRINE
Mais mon Dieu, Thomas, tu ne réalises donc pas ?
THOMAS STOCKMANN
Réaliser quoi ?
KATRINE
Que tu t’opposes à ton frère !
THOMAS STOCKMANN
Comment faire autrement, puisque ma vision est correcte, puisqu’elle est vraie ?
PETRA
Elle est correcte, elle est vraie.
KATRINE
À quoi bon. Quand Peter ne veut pas, il n’y a rien à faire.
THOMAS STOCKMANN
Ho-ho, Katrine. Donne-moi juste un peu de temps. Et tu vas voir que je vais gagner la guerre.
KATRINE
Qu’est-ce que ça donne de gagner la guerre si tu perds ton emploi ?
THOMAS STOCKMANN
Ça donne le sentiment d’avoir travaillé pour le bien commun, même si on dit que j’en suis la menace.
KATRINE
Et travailler contre ta famille, Thomas? Contre nous, ici à la maison? Qui dois-tu nourrir en priorité? Le bien commun ou ta famille ?
PETRA
Maman, la vie ne s’arrête pas qu’à nous.
KATRINE
Oui Pour toi c’est facile. Tu enseignes. Tu n’es pas mal prise. Mais les autres, moi, les garçons, et toi-même Thomas, qu’est-ce qu’on devient ?
THOMAS STOCKMANN
Mais Katrine, ne sois pas si inquiète ! Si je me traîne aux pieds de Peter comme un chien avec son collier, en quoi serions-nous plus avancés ?
KATRINE
En quoi ? En quoi ? Pas d’autre recours que le bon Dieu. Encore une fois sans revenu, sans le sou, sans gagne-pain, nous l’avons vécu plus souvent qu’à notre tour. Tu n’as donc aucune mémoire, Thomas ?
Thomas semble déchiré.
THOMAS STOCKMANN
La bureaucratie est une menace à la liberté ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ?
KATRINE
Épouvantable, oui. Ils commettent un péché. Mais Dieu en a tellement vu ! Il y a tant d’injustice dans le monde qu’il faut bien se résigner. Nos garçons, Thomas. Regarde-les. Nos petits garçons ! Ah non, Thomas, tu ne peux pas penser –
Les garçons arrivent de l’école.
THOMAS STOCKMANN
Hé ! Les gars! (D’un ton ferme et décisif .) Pas question ! Je ne vais rien lui concéder.
Il va vers son bureau.
KATRINE
Thomas, que veux-tu faire ?
THOMAS STOCKMANN
Je veux pouvoir regarder nos garçons dans les yeux quand ils seront rendus des adultes.
Il entre dans le bureau. Katrine éclate en sanglots.
KATRINE
Que le bon Dieu nous vienne en aide et nous console !
PETRA
Papa est un homme qui sait se tenir debout.
Les garçons demandent étonnés:
EJLIF et MORTEN
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Petra leur fait signe de se taire.
TROISIÈME ACTE
Le bureau de rédaction du « Messager du Peuple ». Au fond à gauche, la porte d'entrée. À droite sur le même mur, il y a une autre porte vitrée avec des carreaux à travers lesquels on peut voir l'imprimerie. Sur le mur à droite, il y a une porte. Au centre, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres. En avant à gauche, une fenêtre et à côté de celle-ci, un pupitre avec une chaise haute. Quelques fauteuils près de la table, et quelques chaises le long du mur. L’endroit est sombre et d’aspect un peu sinistre. Les meubles sont vieux; les fauteuils, sales et déchirés. Dans l'imprimerie, on voit quelques typographes au travail; plus loin, une presse manuelle qui fonctionne.
Le rédacteur Hovstad est assis au pupitre et écrit. Entre Billing par la droite avec le manuscrit du Docteur en main.
BILLING
Hé ben... décidément !
HOVSTAD, écrivant
Vous l’avez lu ?
BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre
Si je l’ai lu !!!
HOVSTAD
Pas mal, n’est-ce pas ?
BILLING
Comment ça, « pas mal » ? Par Dieu qui nous damne, chaque mot qui est écrit là-dedans est comme un marteau.
HOVSTAD
Il faut bien conscientiser ces gens à coups de marteaux dans la tête !
BILLING
C'est vrai. Et ça ne doit pas s’arrêter là. Il est temps que ces profiteurs de patrons se fassent montrer la sortie. Je vous le jure: en lisant ça, j’ai eu le sentiment qu’on s’en allait tout droit vers la révolution.
HOVSTAD, désignant la fenêtre qui donne sur une pièce mitoyenne
Chut. Il ne faudrait pas qu’Aslaksen vous entende.
BILLING, baissant le ton
Aslaksen est un peureux. Pas une once de courage chez lui. Mais cette fois-ci vous n’allez pas reculer. Cet article doit aller sous presse, n’est-ce pas?
HOVSTAD
Oui. En espérant que notre vertueux échevin...
BILLING
Ce serait bien le comble !
HOVSTAD
S’il désapprouve le docteur, il aura le bon peuple et l’Association des petits propriétaires contre lui. S’il appuie son frère, ce sont les gros actionnaires qui vont lui faire la gueule. Jusqu’à présent, ils ont toujours été ses meilleurs appuis.
BILLING
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent en jeu dans cette affaire.
HOVSTAD
C’est le moins qu’on puisse dire. Surtout que notre rôle est de dire au grand public en quoi l’échevin est un incompétent et en quoi il est urgent que l’administration de la ville passe entre les mains d’une société plus libérale.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, je vous le dis : on est aux portes de la révolution !
Le docteur Stockmann paraît par la fenêtre du fond.
HOVSTAD
Chut... (Il appelle.) Quelqu’un ? Ah! C’est vous docteur ! Eh bien ?
THOMAS STOCKMANN
Nous avons le feu vert !
HOVSTAD
Alors, on imprime !
BILLING
Bravo !
THOMAS STOCKMANN
Oui, on imprime ! Quitte à déclencher la guerre ! Car c’est ça qu’ils veulent, et ils l’auront! Je vous le garantis monsieur Billing !
BILLING
Ils auront le couteau sur la gorge, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Cet article, ce n’est qu’un commencement. J’ai déjà d’autres idées en tête. Je vous promets une demie douzaine d’articles. Où est Aslaksen ?
BILLING, appelant vers l’imprimerie
Aslaksen!
HOVSTAD
Une demie douzaine, vous dites ? Sur le même sujet ?
THOMAS STOCKMANN
Sur des sujets connexes ! L’effet domino, mon cher. Un scandale en entraîne un autre; après les bains, il faut nous attaquer aux aqueducs, et aux égouts, ah ce n’est pas fini !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, tout est à redéfinir.
ASLAKSEN, venant de l’imprimerie
Redéfinir quoi ? Grands Dieux, docteur, vous ne voulez pas redéfinir le projet des Bains ?
HOVSTAD
Non, n’ayez pas peur.
THOMAS STOCKMANN
Hovstad, dites-moi franchement. Mon article, il est comment ?
HOVSTAD
Je trouve que c'est une vrai chef-d'oeuvre.
THOMAS STOCKMANN
N'est-ce pas ? Moi aussi, j’en suis fier. J’en suis très fier.
HOVSTAD
Clair, net, précis et accessible ! On n’a pas du tout besoin d'être spécialiste pour comprendre. Chaque citoyen éclairé sera de votre côté.
ASLAKSEN
De même que les citoyens pondérés.
BILLING
Et aussi les enflammés. En somme, toute la ville est derrière vous.
ASLAKSEN
Bon, alors il ne reste plus qu’à imprimer.
THOMAS STOCKMANN
Allons-y !
HOVSTAD
Pour demain à la première heure.
THOMAS STOCKMANN
Oui, nous avons déjà trop perdu de temps. Monsieur Aslaksen, puis-je vous confier la saisie de ce manuscrit ?
ASLAKSEN
Avec plaisir.
THOMAS STOCKMANN
Apportez-y le plus grand soin. Gare aux fautes de frappe. Soyez vigilant, chaque mot a son importance. Je viendrai jeter un coup d’oeil sur les épreuves. Si vous saviez comme je n’en peux plus d’attendre !
BILLING
Un boulet de canon, vous allez voir !
THOMAS STOCKMANN
Soumis au jugement de tous les concitoyens avertis. Ah, quand je pense aux injures qu’on m’a servies ! Figurez-vous qu’on a même essayé de me priver de mes droits fondamentaux.
BILLING
Quoi ? Qu’est-ce que vous dites?
THOMAS STOCKMANN
Mon frère m’a traité comme un misérable, en alléguant que j’agissait par intérêt personnel et non selon mes convictions les plus profondes.
BILLING
Par Dieu qui nous damne!
HOVSTAD
Oui. Ces actionnaires pourraient nous en faire voir de toutes les couleurs.
THOMAS STOCKMANN
Ils n’auront pas de chance avec moi. Je vais dénoncer leur incompétence, noir sur blanc, et grâce au Messager du Peuple, je vais les éclabousser, les uns après les autres.
ASLAKSEN
Oui mais écoutez...
BILLING
Oui ! Ce qu’il nous faut, c’est la guerre !
THOMAS STOCKMANN
Je vais les dénoncer auprès de la population bien pensante, ça je vous le garantis.
ASLAKSEN
Pourvu que vous le fassiez avec modération, monsieur le docteur. Avec modération !
BILLING
Mais non ! Mais non! N'épargnez pas la dynamite.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Car il n’y a pas que la corruption des égouts et de l’aqueduc, voyez-vous. C’est la société tout entière que nous devons purifier.
BILLING
Là, vous touchez quelque chose !
THOMAS STOCKMANN
Ces individus irresponsables doivent disparaître, comprenez-vous ? Je sens que l’heure est venue pour moi de faire une grande chose. Quoi au juste ? Ce n’est pas encore aussi précis que je le voudrais, mais je vois se profiler beaucoup de clarté à l’horizon. Mon intuition me laisse présager une légion de jeunes libérateurs qui vont redresser les torts et remettre la population dans le droit chemin.
BILLING
Je vous crois ! Oh, comme je vous crois !
THOMAS STOCKMANN
Tâchons d’être solidaires et tout va se dérouler comme à l’appareillage d’un immense navire.
HOVSTAD
Moi je dis que le conseil municipal doit être remis à sa place.
ASLAKSEN
Et tant et aussi longtemps que nous procéderons avec modération, je n’entrevois aucun danger réel.
THOMAS STOCKMANN
On se moque bien du danger quand on agit au nom de nos convictions réelles et de nos consciences.
HOVSTAD
Cela mérite notre appui, monsieur le docteur.
ASLAKSEN
Je ne dis pas le contraire. Le docteur est l’ami des citoyens. Je le proclame.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, le docteur Stockmann est l’ami du peuple !
ASLAKSEN
L’association des Petits propriétaires devrait faire usage de cette expression.
THOMAS STOCKMANN, serrant les mains avec émotion
Merci, merci. Vous êtes de fidèles amis. Ça me fait chaud au coeur. Mon frère m’a blessé, mais le salaire de son offense rejaillit sur mon âme, grâce à vos bonnes paroles. À présent, le devoir m’appelle auprès d’un patient qui souffre à deux pas d’ici. Je reviendrai tout à l’heure pour vérifier les épreuves. Je sais qu’il y a beaucoup de points d’exclamation dans mon article, mais ils sont justifiés. Ne les enlevez pas. Au contraire, rajoutez-en ! Je vous laisse ! Allez !
Salutations mutuelles; il sort.
HOVSTAD
Quel homme ! Son action me paraît inestimable.
ASLAKSEN
En autant qu’il ne s’en tienne qu’à cette affaire concernant les Bains. Il ne me paraît pas si sage de le soutenir dans ses autres ambitions.
HOVSTAD
Mmmmm... ça reste à voir.
BILLING
Comme vous êtes peureux, Aslaksen!
ASLAKSEN
Peureux? Quand il s’agit d’irriter ceux qui sont au pouvoir, oui, je suis peureux, monsieur Billing. C’est ce qu’on m’a appris à l’école de l’Expérience. Autrement, sur le plan théorique, je peux dialoguer sans peur.
BILLING
Je vous crois. Et c’est pour ça que je vous trouve bien contradictoire.
ASLAKSEN
C’est à cause de ma conscience. Maudite affaire. Mettre le doigt sur ce qui ne va pas d’un point de vue global ne peut nuire à personne. Mais ceux qui sont responsables de ce qui ne va pas n’ont que faire de nos idées. Eux vont rester en place, car ils se battent pour ne pas qu’on leur nuise, et c’est la base de tous les problèmes que nous devons endurer, nous les petits propriétaires.
HOVSTAD
Vous n’avez jamais songé à passer de la théorie à la pratique ?
ASLAKSEN
Mais je n’ai que deux mains, monsieur Hovstad !
HOVSTAD
Dieu fasse qu’il me reste toujours une main libre pour la pratique !
BILLING
Et deux plutôt qu’une !
ASLAKSEN, pointant un pupitre
Vous vous souvenez de Stensgaard qui occupait ce pupitre ?
BILLING, méprisant
Tout un opportuniste !
HOVSTAD
Moi je suis un homme de principe, et je le resterai toujours.
ASLAKSEN
Il faut se méfier du mot « Toujours ». Ça vaut pour vous aussi, Monsieur Billing. Un peu moins d’enthousiasme serait appréciable étant donné que vous visez, je crois, un poste de secrétaire juridique à la Cour.
BILLING
C’est-à-dire que...
HOVSTAD
Quoi, Billing ?
BILLING
Vous comprenez bien que c’est dans le but d’agacer tous ces magistrats qui se prennent au sérieux...
ASLAKSEN
Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais quand on me reproche mes positions contradictoires, je veux simplement vous faire remarquer que ça vaut pour bien d’autres. Le passé politique de l’imprimeur Aslaksen est comme un grand livre ouvert. Une seule constante : la modération. Le seul changement : plus de modération encore. Mon coeur va vers le peuple. Ma raison, un peu vers le pouvoir. Le pouvoir local, s’entend.
Il retourne dans l'imprimerie.
BILLING
On ne pourrait pas s’en débarrasser, Hovstad ?
HOVSTAD
Qui d’autre nous ferait crédit pour l’encre et le papier ?
BILLING
Maudite pauvreté !
HOVSTAD, s’assoit au pupitre
Oui, si seulement on avait les fonds nécessaires !
BILLING
Et si vous vous adressiez au docteur Stockmann ?
HOVSTAD
Il n’a pas un sou.
BILLING
Lui non. Mais son beau père ? Ce vieux Morten Kiil ?
HOVSTAD
Est-il si riche qu’on le prétend ?
BILLING
Par Dieu qui nous damne ! Une fortune entière qu’il destine aux enfants de sa fille!
HOVSTAD
Vous compteriez sur ça ?
BILLING
Pas vraiment.
HOVSTAD
De même que vous ne devriez pas compter sur ce poste à la Cour. Vous ne l’aurez pas.
BILLING
Évidemment que je ne l’aurai pas. Et c’est ce qui me motive. Qu’on me refuse ! Ça nourrit mon ambition de guerrier. Il faut bien que j’entretienne mes instincts. Sans quoi le courage me ferait défaut et je vais bientôt en avoir besoin.
HOVSTAD
Pour ça, vous avez raison.
BILLING
Je vous laisse. Je dois rédiger quelque chose pour l’Association des Petits Propriétaires.
Il passe dans le bureau à droite. On frappe à la porte du fond. C’est Petra. Hovstad se lève.
HOVSTAD
Vous Petra ? Quelle surprise !
PETRA
Vous devez m’excuser.
HOVSTAD, lui présentant un fauteuil
Asseyez-vous.
PETRA
Non merci. Je ne peux pas rester longtemps.
HOVSTAD
Vous venez de la part de votre père ?
PETRA, sortant un livre de la poche de son manteau
Non. Je vous rapporte ce recueil en anglais.
HOVSTAD
Vous me le rapportez ?
PETRA
J’ai décidé de ne pas le traduire.
HOVSTAD
Mais vous me l’avez promis !
PETRA
C’était avant de l’avoir lu. Et je parie que vous non plus vous ne l’avez pas lu.
HOVSTAD
Je ne lis pas l’anglais.
PETRA, déposant le livre
Ça ne peut pas convenir pour votre journal. Il faut trouver autre chose.
HOVSTAD
Vraiment ?
PETRA
Ce récit est en contradiction avec les opinions que vous défendez.
HOVSTAD
Ah bon ? Mais... quelle importance ?
PETRA
Attendez. Vous ne pouvez pas endosser une histoire qui prône la récompense aux bons et la punition aux méchants.
HOVSTAD
Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, c’est le genre de truc que le bon peuple affectionne.
PETRA
Vous ne voulez pas être celui qui donne ce genre de morale au peuple ? Un tissu de mensonges.Vous-même, vous n’en croyez pas un mot.
HOVSTAD
Bien sûr. Mais un rédacteur ne fait pas tout ce qu’il veut. On doit se plier aux goûts du peuple, du moins dans les pages récréatives. Si je veux orienter les opinions du peuple sur les choses politiques, je dois d’abord le mettre de mon côté.
PETRA
Comme c’est odieux ! Vous me faites penser à une araignée qui tisse sa toile pour mieux emprisonner les insectes. C’est décevant.
HOVSTAD, souriant
Au moins, ça prouve que vous aviez une haute opinion de moi. En fait, c’est la stratégie de Billing que je m’efforce de mettre en pratique. Et non la mienne.
PETRA
De Billing?
HOVSTAD
En tout cas, l’idée de traduire ce récit vient de lui.
PETRA
Et vous permettez ce genre de concessions au sein de votre journal ?
HOVSTAD
Et j’avoue que ce n’est pas tous les jours facile. Billing est quelqu’un qui compose avec les pires contradictions. Vous savez qu’il postule pour une fonction à la Cour?
PETRA
Quoi ? Je ne vous crois pas ! Comment peut-il envisager une chose pareille ?
HOVSTAD
Vous n’avez qu’à lui demander !
PETRA
Jamais je n'aurais pensé ça de Billing.
HOVSTAD, la regardant intensément
Ça vous bouleverse à ce point ?
PETRA
Oui, ... non, ... peut-être. Au fond je ne sais pas.
HOVSTAD
Nous ne sommes que des noircisseurs de journaux. Nous ne valons pas grand-chose, mademoiselle.
PETRA
Vous le pensez réellement ?
HOVSTAD
Il m’arrive de le penser, réellement.
PETRA
Si vous parlez des tâches routinières, je peux comprendre. Mais à présent que vous avez en mains une grosse affaire...
HOVSTAD
L’affaire de votre père, vous voulez dire ?
PETRA
Oui justement. Cela devrait vous donner une meilleure opinion de vous-même, non ?
HOVSTAD
Aujourd’hui ... peut-être.
PETRA
Comment, peut-être ? Cette vocation qui est la vôtre est merveilleuse. Vous ouvrez le chemin à la compréhension de vérités nouvelles, vous apportez la connaissance, vous dispensez le courage à ceux qui n’en ont pas, et vous diffusez les opinions d’un homme qu’on a injustement maltraité.
HOVSTAD
Surtout lorsque cet homme injustement maltraité est... comment dire ?
PETRA
Foncièrement juste ? Honnête ?
HOVSTAD, avec un grave sous-entendu
Surtout lorsque cet homme... est votre père.
PETRA, sidérée, comprenant brusquement l’allusion
Quoi ???
HOVSTAD
Oui Petra. Mademoiselle Petra.
PETRA
Ce n’est que pour ça ? Et rien d’autre ? La cause en elle-même n’a donc aucune importance à vos yeux ?
HOVSTAD
Oui, bien sûr, cela va de soi, mais...
PETRA
Non ça va. J’aurai préféré ne rien entendre.
HOVSTAD
Vous ne pouvez m’en vouloir pour l’intérêt que je vous porte.
PETRA
Je vous en veux pour votre peu de loyauté envers mon père. Vous lui avez laissé croire que la vérité et le bien de la population était votre seule motivation. Et vous vous servez de lui pour me dire des choses que vous n’osez pas m’avouer. Vous n’êtes pas l’homme que vous faites semblant d’être. Et ça, je ne le vous pardonnerai jamais. Jamais.
HOVSTAD
Je ne m’emporterais pas comme ça à votre place, mademoiselle Petra. Le moment est plutôt mal choisi.
PETRA
Vous voulez dire ?
HOVSTAD
Votre père a réellement besoin de moi.
PETRA, le dévisageant avec mépris
C’est le comble ! Vous me dégoûtez.
HOVSTAD
Attendez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Je ne sais pas ce qui m’a pris.
PETRA
Pas la peine. Adieu.
Aslaksen sort rapidement de son bureau et annonce confidentiellement :
ASLAKSEN
Sauve qui peut, monsieur Hovstad. (Apercevant Petra.) Oh, excusez-moi.
PETRA
Non, j’étais juste venue pour porter ce livre.
HOVSTAD
Mais restez encore un peu.
PETRA, sortant
Adieu.
ASLAKSEN
Vous ne le croirez pas, Monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Quoi donc ?
ASLAKSEN
L'échevin. Il est dans l'imprimerie.
HOVSTAD
L’échevin vous dites ?
ASLAKSEN
Il est entré par la porte arrière. Il veut vous voir absolument.
HOVSTAD
J’y vais. Laissez-moi seul avec lui.
Il va vers la porte de l’imprimerie, l'ouvre, salue Peter Stockmann et l’invite à entrer. Aslaksen retourne à l’imprimerie.
PETER STOCKMANN
Vous ne vous attendiez pas à me voir.
HOVSTAD
Pas vraiment.
PETER STOCKMANN, examinant les lieux
Pas mal comme installation. Très bien, même.
HOVSTAD
Si on veut.
PETER STOCKMANN
Désolé d’arriver comme ça comme un cheveu sur la soupe.
HOVSTAD
Ça va. Je suis à votre service. Puis-je vous débarrasser ?
Il dépose la casquette et la canne de l'échevin sur une chaise.
HOVSTAD
Asseyez-vous.
PETER STOCKMANN, prenant place
Merci.
.
Hovstad s'assoit également.
PETER STOCKMANN
Je ne vous cache pas que je suis dans une situation plutôt embarrassante, monsieur Hovstad. En fait, cette journée m’est fort pénible.
HOVSTAD
Vraiment ? Il est vrai que vos fonctions d’échevin...
PETER STOCKMANN
C’est à propos du médecin des Bains que je suis préoccupé aujourd’hui.
HOVSTAD
Vous voulez dire, votre frère le docteur ?
PETER STOCKMANN
Il nous a écrit une sorte d'exposé faisant état de problèmes dans nos installations.
HOVSTAD
Ah vraiment ?
PETER STOCKMANN
Il ne vous en a rien dit ? Je vous pensais au courant.
HOVSTAD
Une allusion, peut-être.
ASLAKSEN, sortant de l’imprimerie
Où donc est passé le manuscrit ?
HOVSTAD, irrité
Il est juste là, sur le pupitre.
ASLAKSEN, le trouvant
Où ai-je la tête ! Ça, c’est le manuscrit de votre frère, monsieur l’Échevin.
HOVSTAD
Ah !!! C’est de cet article-là que vous parliez ?
PETER STOCKMANN
Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?
HOVSTAD
Moi vous savez, je suis pas un expert. Je l'ai survolé comme ça.
PETER STOCKMANN
Mais vous acceptez de le publier ?
HOVSTAD
Votre frère est un homme connu. Difficile de lui refuser.
ASLAKSEN
Et moi, je ne prends aucune décision ici, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Je vois.
ASLAKSEN
Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me met entre les mains.
PETER STOCKMANN
C’est tout à votre honneur.
ASLAKSEN
Bon je vous laisse.
PETER STOCKMANN
Non, restez un instant, monsieur Aslaksen. (À Hovstad :) Si vous permettez ?
HOVSTAD
Je vous en prie, monsieur l'Échevin.
PETER STOCKMANN
Vous êtes un homme pondéré, monsieur Aslaksen.
ASLAKSEN
Heureux de vous l’entendre dire, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Et je sais que vous avez beaucoup d’influence.
ASLAKSEN
Auprès des petits propriétaires, oui.
PETER STOCKMANN
Les petits payeurs de taxes sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.
ASLAKSEN
Vrai.
PETER STOCKMANN
Vous êtes donc bien placé pour connaître l’humeur de ces gens-là, n’est-ce pas ?
ASLAKSEN
Si j’ose dire, monsieur l’Échevin.
PETER STOCKMANN
Vous êtes donc à même de constater qu’il règne un esprit de sacrifice assez louable chez ces gens.
ASLAKSEN
Que voulez-vous dire ?
HOVSTAD
Un esprit de sacrifice ?
PETER STOCKMANN
C’est le propre d’une solidarité chez les moins bien nantis, mais vous savez cela autant que moi.
ASLAKSEN
Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.
PETER STOCKMANN
C’est que les temps s’annoncent très durs pour ces pauvres gens. La ville fait bien de se préparer au pire.
HOVSTAD
La ville ?
ASLAKSEN
Je ne comprends pas. Ce sont les Bains qui sont en cause, non ?
PETER STOCKMANN
D'après les estimations préliminaires, les changements que le médecin préconise se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de couronnes.
ASLAKSEN
Oh, c’est beaucoup...
PETER STOCKMANN
Ce qui implique naturellement une perte hors du commun.
HOVSTAD, se levant
Une si grande perte pour la Ville ?
ASLAKSEN
Vous n’allez pas vous servir dans la poche des petits contribuables ?
PETER STOCKMANN
Cher monsieur Aslaksen, où voudriez-vous qu’on trouve cet argent ?
ASLAKSEN
Et les actionnaires du projet des Bains ?
PETER STOCKMANN
Ils ont déjà tout investi dans le projet.
ASLAKSEN
Vous en êtes sûr ?
PETER STOCKMANN
Je sais de quoi je parle. Si des changements aussi majeurs doivent être effectués, ce sera aux frais de la Ville.
ASLAKSEN
Mais attendez attendez ! On ne parle plus des mêmes choses !
HOVSTAD
Oui, en effet !
PETER STOCKMANN
Le pire, c’est que les Bains devront être fermés le temps des rénovations. On parle d’une couple d’années.
HOVSTAD
Fermés ? Complètement ?
ASLAKSEN
Pendant deux ans?
PETER STOCKMANN
Au moins pendant deux ans, si tout se passe bien.
ASLAKSEN
Pour l’amour de Dieu ! De quoi vivra-t-on entre temps ?
PETER STOCKMANN
Difficile à dire, malheureusement. Mais, que voulez-vous qu’on y fasse ! Qui serait assez téméraire pour venir séjourner dans une ville réputée dangereuse pour la santé ? Ç’aura beau n’être que dans notre imagination, c’est terrible de penser que notre eau peut donner la peste.
ASLAKSEN
Tout ça, ce n’est que dans l’imagination ?
PETER STOCKMANN
Je n'ai pas pu, avec la meilleure volonté du monde, me convaincre que c’est vrai.
ASLAKSEN
Est-ce que ce ne serait pas un peu irresponsable de la part du docteur ? Avec tout le respect que je dois à votre frère, bien entendu.
PETER STOCKMANN
Vous venez de mettre le doigt sur une vérité cuisante, monsieur Aslaksen. À mon grand regret, je dois admettre que mon frère a toujours été un impulsif.
ASLAKSEN
Et vous êtes d’accord avec ça, monsieur Hovstad ?
HOVSTAD
Mais qui aurait pu penser que...
PETER STOCKMANN
J’ai rédigé une explication objective des faits et je me suis permis d’évaluer ce que devrait débourser l’Association des Bains pour remédier à une situation qui sans être négligeable, est loin d’être alarmante.
HOVSTAD
Auriez-vous cet exposé avec vous, monsieur l’Échevin ?
PETER STOCKMANN, fouillant dans sa poche
Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser.
ASLAKSEN, vivement
Pour l’amour du ciel, le voilà !
PETER STOCKMANN
Qui, mon frère?
HOVSTAD
Où est-il ?
ASLAKSEN
Il traverse l'imprimerie.
PETER STOCKMANN
Fatalité. Je ne veux pas le rencontrer ici et j'avais encore beaucoup de choses à discuter avec vous.
HOVSTAD, désignant la porte à droite
Rentrez là en attendant.
PETER STOCKMANN
Mais ?
HOVSTAD
Entretenez-vous avec Billing.
ASLAKSEN
Dépêchez-vous. Il arrive.
PETER STOCKMANN
Bon bon. Mais tâchez de vous en débarrasser.
Il passe par la porte à droite qu’Aslaksen ouvre et referme pour lui.
HOVSTAD
Faites comme si de rien n’était.
Les deux hommes font semblant de s’affairer. Le docteur entre.
THOMAS STOCKMANN
Me revoilà.
Il dépose son chapeau et sa canne.
HOVSTAD, écrivant
Ah déjà ? Allez, Aslaksen, vous avez bien compris ? Et dépêchez-vous. Nous manquons terriblement de temps aujourd’hui.
THOMAS STOCKMANN, à Aslaksen
Donc pas d’épreuves ?
ASLAKSEN, filant
Bon, à plus tard.
THOMAS STOCKMANN
Je suis si impatient. Je ne peux rien entreprendre tant que je n’aurai vu mon exposé imprimé.
HOVSTAD
Mmmm... j’ai peur qu’il faille encore attendre. D’après vous, Aslaksen ?
ASLAKSEN
J’ai bien peur que oui.
THOMAS STOCKMANN
Bien mes amis. Alors je reviendrai. Je passerai deux fois s’il le faut. Mais sachez que ce que je vous ai confié, c’est mon âme. Vous n’avez pas le droit de paresser. (Il amorce une sortie mais se ravise.) Attendez. Il y a encore autre chose dont il faut que je vous parle.
HOVSTAD
Excusez-moi, mais ça ne peut vraiment pas attendre ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous le dis en deux mots. Voyez-vous, lorsque tout le monde va lire mon papier demain, il vont bien se rendre compte que j’aurai passé tout l’hiver à garder pour moi seul cet horrible secret, et ce, dans l’intérêt supérieur de la Ville.
HOVSTAD
Oui, mais monsieur le docteur...
THOMAS STOCKMANN
Je sais ce que vous allez me dire. Je n’en avais pas le choix, je n’ai fait que mon devoir, mais ces pauvres gens qui m’estiment au plus haut point...
ASLAKSEN
Oui, les citoyens ont pour vous une réelle estime, cela va de soi.
THOMAS STOCKMANN
D’où la petite inquiétude que je vous confie. Quand ces gens sauront enfin la vérité, vous imaginez bien qu’ils seront sous le choc, car il en va de leur avenir, je veux dire de leur destin...
HOVSTAD, se lève
Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Ah !Je me doutais bien qu’il se fomentait quelque chose derrière mon dos. Alors vous allez m’écouter : je ne veux aucune cérémonie. Désamorcez toute espèce de manifestation, pas de procession, pas d’hommages, je ne pourrais pas le supporter.
HOVSTAD
Ah bon !
THOMAS STOCKMANN
Quoi que ce soit, vous entendez ? Aucune célébration et surtout pas de cotisation entre eux pour m’offrir un cadeau – est-ce que c’est clair ? Et vous aussi, monsieur Aslaksen, vous m’entendez ?
HOVSTAD
Pardon monsieur le docteur, mais je crois le moment venu de vous dire la vérité.
Madame Stockmann, portant un chapeau et vêtue de son manteau, entre par la porte du fond.
KATRINE, vers le docteur
Je savais bien que tu étais là.
HOVSTAD, à sa rencontre
Non mais c’est madame Stockmann !
THOMAS STOCKMANN
Toi ici, Katrine?
KATRINE
Comme tu vois.
HOVSTAD
Venez vous asseoir.
KATRINE
Merci, ne vous dérangez pas. Et veuillez ne pas m’en vouloir. Sachez que je suis la mère de trois enfants.
THOMAS STOCKMANN
Grande nouvelle.
KATRINE
Oui car tu sembles l’ignorer. En tout cas aujourd’hui tu ne penses pas à nous sans quoi tu ne nous aurais pas précipités dans le malheur.
THOMAS STOCKMANN
Tu deviens complètement folle Katrine? Un homme avec femme et enfants ne peut-il pas prêcher la vérité ? Il n'aurait pas le droit d'être un citoyen utile et influençant? Ne pas avoir le droit de servir la ville dans laquelle il vit?
KATRINE
Mais la modération, Thomas?
ASLAKSEN
Vous m’arrachez les mots de la bouche.
KATRINE
Et vous agissez mal, monsieur Hovstad, en incitant mon époux à l’éloigner de son chez-soi, de notre foyer. Vous êtes responsable de tout ceci.
HOVSTAD
Quoi ? Vous m’accusez de manigance ?
THOMAS STOCKMANN
Tu crois que je suis victime d’une manigance ?
KATRINE
Non mais toi ! Je sais bien que tu es l'homme le plus avisé en ville mais tu te laisses facilement entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Vous vous fichez bien qu’il perde son emploi en publiant ce qu’il a écrit.
ASLAKSEN
Ah quelle histoire !
HOVSTAD
Je dois vous avouer quelque chose, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN, riant
Ha-ha! qu’ils essaient ! Non mais toi ! Tu penses qu’ils oseraient ? Avec la majorité compacte derrière moi ?
KATRINE
Je vais te dire ce qu’il y a derrière toi : c’est le malheur.
THOMAS STOCKMANN
Ça va, Katrine. Rentre, et occupe-toi de la maison tandis que je m’occupe de la communauté. Femme peureuse à mari confiant ! (Il se frotte les mains en signe de victoire.) La vérité va triompher de même que le peuple. La classe des libres pensants va se rassembler en une légion victorieuse ! (Il aperçoit la canne et la casquette de l’Échevin.) Mais... Peter ? Il est ici ?
ASLAKSEN et HOVSTAD, consternés
Oh mon Dieu !
THOMAS STOCKMANN
Oui. Je reconnais bien le symbole de son autorité.
Il s’empare de la casquette et la fait tournoyer du bout de ses doigts.
KATRINE
L’échevin est ici ?
THOMAS STOCKMANN, s’emparant de sa canne.
Et voilà son sceptre ! La fourche du diable !
HOVSTAD
Quelle affaire !
THOMAS STOCKMANN
Ah ! Je comprends ! Il n’a pas pu s’empêcher ! Il est venu vous bourrer le crâne, et vous avez dû l’écouter ? (Riant.) Il devait être dans tous ses états, n’est-ce pas, Aslaksen ?
ASLAKSEN
En effet, monsieur le docteur. Puis il est reparti.
THOMAS STOCKMANN
Sans sa canne ? Sans sa casquette ? Oh non. Peter ne laisse jamais de trace derrière lui. Il se cache quelque part. Je parie qu’il est là-dedans. Ouvre bien les yeux Katrine.
KATRINE
Non, Thomas, je t'en supplie.
ASLAKSEN
Gare à vous monsieur le docteur.
Thomas se coiffe de la casquette et empoigne la canne. Il ouvre la porte, salue l’échevin. Ce dernier sort du cagibi, rouge de colère. Billing le suit.
PETER STOCKMANN
Que signifie cette mascarade ?
THOMAS STOCKMANN
Mes respects, mon cher Peter. Maintenant c'est moi qui suis l'autorité en ville.
Il fait les cents pas avec importance.
KATRINE, presque en pleurs:
Non mais Thomas !
PETER STOCKMANN, le suivant
Mon képi ! Ma canne !
THOMAS STOCKMANN
Tu dois te maîtriser, devant moi, qui suis le maître.
PETER STOCKMANN
Redonne-moi ça. Ce képi fait partie de mon uniforme réglementé !
THOMAS STOCKMANN
Pfft ! Et ça m’impressionne, tu crois ? C’est moi, l’officier supérieur. C’est moi, le réglementaire. Tu voulais me congédier ? Eh bien c’est moi qui te relève de tes fonctions minables. De tes hautes fonctions absolues ! Tu m’en croyais incapable ? Mais j’ai derrière moi les forces victorieuses de la communauté. Hovstad et Billing feront retentir ma parole dans le Messager du Peuple et l'imprimeur Aslaksen va trôner au sommet de la légion des Petits Propriétaires.
ASLAKSEN
Je ne pense pas, monsieur le Docteur.
THOMAS STOCKMANN
Ah oui, vous allez le faire !
PETER STOCKMANN
Monsieur Hovstad, allez-vous opter pour l’agitation ?
HOVSTAD
Non monsieur l'échevin.
ASLAKSEN
Monsieur Hovstad n’est pas si fou. Il ne va pas détruire son journal pour un drame imaginaire.
THOMAS STOCKMANN, ahuri
Mais qu'est-ce que ça veut dire?
HOVSTAD
Vous avez exposé votre affaire avec peu d’objectivité et c’est pourquoi je ne peux l’endosser.
BILLING
Monsieur l’Échevin m’a mis au fait de la réalité.
THOMAS STOCKMANN
De la fausseté, vous voulez dire. Mais ça je m’en occupe. Allez. Imprimez mon article. Je saurai bien me défendre.
HOVSTAD
Je ne l'imprimerai pas. Je ne le peux pas et je ne le veux pas.
THOMAS STOCKMANN
Quel est ce discours ? Vous êtes un rédacteur. Qui prend les décisions dans ce journal ?
ASLAKSEN
Ce sont les abonnés, monsieur le Docteur.
PETER STOCKMANN
Par chance !
ASLAKSEN
C'est l'opinion publique. Le peuple avisé, les propriétaires, et tous les autres. Ce sont eux qui gouvernent les journaux.
THOMAS STOCKMANN, s’effondrant
Et « eux », ils seraient contre moi ?
ASLAKSEN
Absolument. Si nous imprimons vos dires, c’est la ruine de la classe moyenne.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon.
PETER STOCKMANN
Mon képi, ma canne! (Thomas dépose le képi et la canne sur la table. Peter s’en empare.) Ta dignité a connu une fin abrupte.
THOMAS STOCKMANN
Je n’ai pas dit mon dernier mot. (À Hovstad.) Donc, pas de publication ?
HOVSTAD
Impossible. Par égard pour votre famille.
KATRINE, amère et cinglante
Non mais vous ! En quoi c’est si important, la famille ?
PETER STOCKMANN, donnant son propre article.
Pour une information objective. Publiez cela demain. Ce sont les faits authentiques.
HOVSTAD, acquiesçant
J’y verrai personnellement.
THOMAS STOCKMANN
Et mon article à moi ? Vous vous croyez capable d’assassiner la vérité ? Mais ce ne sera pas si simple. Tenez monsieur Aslaksen. Prenez ce manuscrit. Faites-m’en quatre cents copies. À mes frais, bien entendu. Ou plutôt, cinq cents. Et puis non, j’en veux au moins six cents.
ASLAKSEN
Non. L’argent m’importe peu. Mon bureau n’est pas un lieu de propagande au mépris de l’opinion publique. Personne en ville n’oserait le faire.
THOMAS STOCKMANN
Alors redonnez-le moi.
HOVSTAD, lui redonne le manuscrit
Voilà.
THOMAS STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne.
J’y verrai moi-même. La vérité éclatera par ma propre voix. Je vais lire mon exposé à tous mes concitoyens dans une assemblée populaire.
PETER STOCKMANN
Je me demande bien qui va te prêter un local pour ce faire !
ASLAKSEN
Personne, c’est évident.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, non personne.
KATRINE
Dis-moi Thomas? Pourquoi sont-ils tous contre toi ?
THOMAS STOCKMANN, têtu
Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous aussi fermés que toi. Ils pensent à eux mêmes, à leur petit confort, mais pas à leur communauté.
KATRINE, vigoureuse
Alors tu vas voir comment moi la fermée je puis être ouverte. Car maintenant, je veux être avec toi, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Enfin , là tu parles, Katrine. Et la vérité va poindre. Mon âme, et mon salut ! À défaut d’un local, je vais engager un tambour-major qui va traverser la ville à mes côtés pendant que je lirai à voix haute mes révélations à tous les carrefours.
PETER STOCKMANN
Si rempli d’assurance, le délire de la folie.
ASLAKSEN
Quel être sensé vous viendrait en aide ?
BILLING
Par Dieu qui nous damne !
KATRINE
Les garçons, Thomas. Je vais leur parler. Ils iront avec toi.
THOMAS STOCKMANN
Quelle bonne idée !
KATRINE
Ejlif et Morten seront tes appuis !
THOMAS STOCKMANN
Et Petra, et toi, Katrine.
KATRINE
Oh non pas moi. Je serai celle qui veille à la fenêtre. Pour te regarder. Dans mes pensées.
THOMAS STOCKMANN, l’embrassant tendrement
Oh non mais toi ! Merci, merci, non mais toi ! Allons. Quant à vous, corrupteurs, nous verrons comment votre suie noircira la blancheur de mes paroles.
Il sort avec son épouse par la porte du fond. L’échevin secoue la tête et murmure, troublé :
PETER STOCKMANN
Il a fini par la rendre folle, elle aussi ...
QUATRIÈME ACTE
Une grande salle traditionnelle et désaffectée dans la maison du Capitaine Horster. Portes fenêtres qui donnent sur un vestibule. Trois grandes fenêtres à gauche. À droite, une horloge. Aussi une table, quelques bougies et une carafe d’eau. L’éclairage provient de fanaux disposés entre les fenêtres.
La salle est aménagée pour un grand rassemblement populaire. On y voit des citoyens de toutes les classes qui arrivent en bon nombre.
1ER CITOYEN, à un autre
Hé ! Lamstaad ! Si je m’attendais à te voir ici !
CELUI A QUI ON S'ADRESSE
Tu sauras que je participe à toutes les réunions du peuple, moi !
UN AUTRE
J'espère que vous avez apporté votre clairon ?
2E CITOYEN
Mais oui je l'ai. Et vous?
3E CITOYEN
Skipper Evensen est venu avec une sirène de bateau !
2E CITOYEN
Ça c’est bien lui !
On rit dans le groupe.
4E CITOYEN, se joignant à eux
Qu’est-ce qui se passe ici ce soir ?
2E CITOYEN
C'est le docteur Stockmann qui va donner une conférence contre l'échevin.
UN AUTRE
Mais l’échevin, c'est son frère?
1ER CITOYEN
Qu’est-ce que ça change? Paraît que le docteur Stockmann n'a pas peur de lui.
3E CITOYEN
Oui mais d’après le Messager du Peuple, il n’a pas raison.
2E CITOYEN
Sûrement qu’il a tort, parce que personne n’a voulu lui prêter de local. Pas même l’Association des Petits Propriétaires.
1ER CITOYEN
Même qu’on dit qu’il n’a plus le droit d’entrer aux Bains.
2E CITOYEN
Oui, on me l’a dit à moi aussi.
UN HOMME, d’un autre groupe
Alors nous, on se range de quel côté ?
UN AUTRE, du même groupe
On dit comme Aslaksen. Quoi qu’il arrive.
BILLING, entrant avec avec un porte-documents sous le bras et se frayant un chemin à travers la foule
Excusez-moi. Laissez-moi passer s’il vous plaît. Je suis mandaté pour le Messager du Peuple. Merci bien !
Il prend place à table.
UN TRAVAILLEUR
Qui est-ce ?
UN AUTRE TRAVAILLEUR
D’où tu sors, toi ? C’est Billing, qui travaille pour Aslaksen !
Le capitaine Horster entre, accompagnant Madame Stockmann et Petra a travers la foule. Ejlif et Morten suivent.
HORSTER
J’ai pensé que les proches seraient en sécurité non loin de la porte. Au cas où il se produirait quelque chose.
KATRINE
Mon Dieu ! Pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute.
HORSTER
On ne peut jamais savoir. Une foule pareille, pas facile à contrôler. Tâchez de garder votre calme.
KATRINE, s'assoit
Comme c’est généreux de votre part de prêter votre maison à Stockmann.
HORSTER
Je n’étais pas pour l’abandonner – personne d’autre ne voulait.
PETRA, s’assoit elle aussi
Vous avez du courage.
Le rédacteur Hovstad et l’imprimeur Aslaksen entrent chacun de leur côté.
ASLAKSEN, à Horster
Le docteur n’est pas encore arrivé ?
HORSTER
Ça ne saurait tarder.
Plusieurs personnes se pressent autour de l’Échevin qui entre.
HOVSTAD, à Billing
Voilà l’échevin. Il va y avoir de l’action !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, il a osé venir !
L'échevin Stockmann se fraye un chemin parmi les gens assemblés, salue poliment et se met à côté du mur à gauche. Peu après arrive le Docteur Stockmann, par la droite. Il porte une redingote noire avec un mouchoir blanc. Quelques uns l’applaudissent d'une façon polie, mais on y répond avec un « chut » soutenu. Bientôt le calme.
THOMAS STOCKMANN
Tout va bien, Katrine?
KATRINE
Ça va aller. (Avec insistance.) Pourvu que tu restes calme.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je sais me contrôler. (Il consulte sa montre et escalade une petite tribune. Après un salut bref à l’audience, il annonce.) Mes amis, il est « et quart ». Je crois que je vais commencer.
Il prend son manuscrit.
ASLAKSEN
Il faut d’abord qu’on élise un président d’assemblée.
THOMAS STOCKMANN
Non, ce ne sera pas nécessaire.
QUELQUES HOMMES, criant
Oui! oui !
PETER STOCKMANN
Moi aussi je suis d’accord. Il nous faut un modérateur.
THOMAS STOCKMANN
Mais moi j’ai convoqué cette rencontre afin de donner une conférence, Peter.
PETER STOCKMANN
La conférence du Médecin des bains pourrait éventuellement susciter des divergences d’opinions.
PLUSIEURS VOIX
Un président d'assemblée! Un modérateur!
HOVSTAD
Il semble que la plupart des citoyens rassemblés sont pour.
THOMAS STOCKMANN, se contrôlant
Bon très bien. Que la majorité l’emporte.
ASLAKSEN
Monsieur l'échevin veut-il assumer cette fonction ?
TROIS HOMMES, applaudissant
Bravo bravo!
PETER STOCKMANN
Pour des raisons qui semblent évidentes, je me dois de refuser. Il y a cependant quelqu’un ici qui me semble tout indiqué. Puis-je suggérer que le président de l’Association des Petits Propriétaires, monsieur Aslaksen...
BEAUCOUP DE VOIX
Oui oui ! Vive Aslaksen! Hurrah pour Aslaksen!
Thomas Stockmann reprend son manuscrit et descend de la tribune pour laisser la place à Aslaksen.
ASLAKSEN
Comment me soustraire à une telle preuve de confiance ?
Les applaudissements deviennent scandés au milieu des bravos.
BILLING, écrivant
Donc Monsieur l’imprimeur Aslaksen est élu par acclamation.
ASLAKSEN
Puis-je profiter de cette tribune pour adresser quelques mots au bénéfice de ceux qui m’acclament. Simplement vous dire que je suis une personne pacifique et tranquille, qui accorde beaucoup d’importance sur une modération de réflexion ainsi que sur une réflexion modérée. Ceux qui me connaissent le savent.
BEAUCOUP DE VOIX
Oui oui, Aslaksen !
ASLAKSEN
À l’école de l’expérience, il est un grand principe voulant que la modération...
PETER STOCKMANN
Nous savons tout ça !
ASLAKSEN
... est, de concert avec la pondération, le premier de tous les serviteurs à la communauté. En conséquence, puis-je demander au respectable individu qui a convoqué cette réunion de s’en tenir aux limites de la modération ?
UN HOMME, levant un flacon d’alcool dans la porte d’entrée
Skool à l'Association de la Tempérance !
UNE VOIX, tonitruant :
Ah va-t-en au diable, toi !
PLUSIEURS VOIX
Chut ! Chut !
ASLAKSEN
Je crois que quelqu’un demande la parole ?
PETER STOCKMANN
Monsieur le modérateur !
ASLAKSEN
Monsieur l'échevin Stockmann a la parole.
PETER STOCKMANN
Étant donné la relation de parenté proche que j'ai, c'est bien connu, avec le médecin des Bains, je m’étais promis de ne pas ouvrir la bouche de la soirée. Mais mon statut d’actionnaire et surtout mon intérêt pour le bien commun de cette ville me forcent à soumettre une proposition, à savoir que personne ici ce soir ne devrait ajouter foi à des commentaires exagérés et peu fiables en ce qui touche les conditions sanitaires de nos Bains.
PLUSIEURS VOIX
Évidemment ça va de soi !
PETER STOCKMANN
Je propose donc que le docteur Thomas Stockmann s’abstienne de nous lire son exposé.
THOMAS STOCKMANN, piqué
Quoi ? Que je m’abstienne ?
KATRINE, nerveuse
Hm, hm.
THOMAS STOCKMANN, comprenant le signal, plus calme
Je veux dire... ai-je bien entendu ?
PETER STOCKMANN
J’ai fait paraître dans le Messager du Peuple un article au bénéfice des citoyens bien pensants. J’ai fait avec des termes simples un résumé de la situation, en sorte que le tout soit très facile à comprendre. Je maintiens donc ma proposition car j’estime que les propos du Médecin des Bains feraient encourir aux contribuables des dépenses de centaines de milliers couronnes.
Réactions de protestation dans la foule. Bruit de trompette marine.
ASLAKSEN, agitant une petite clochette
Silence, mesdames et messieurs. Je me permets d’appuyer la proposition de l’échevin. Je partage l’opinion voulant que le médecin des bains soit un homme agité. Son discours est truffé d’arrières-pensées. Le sujet des Bains semble être pour lui un prétexte, car c’est une révolution qu’il préconise en s’en prenant aux têtes dirigeantes du projet. Cela dit ! Cela dit, je m’empresse d’ajouter que le docteur est un homme dont l’honnêteté ne saurait être mise en doute. Je dirais même que je suis personnellement en accord avec l’esprit démocratique qui peut à la limite encourager certaines réformes, mais à condition que le besoin s’en fasse sentir. C’est pourquoi, pour une rare fois, je dois m’inscrire en faux contre l’exposé du Docteur Stockmann qui demeure une personne pour qui j’ai personnellement beaucoup de respect. Cependant je ne peux être d’accord avec lui. C’est mon humble opinion.
Assentiment de la foule.
HOVSTAD
J’aimerais pour ma part ajouter qu’au début j’ai donné un appui inconditionnel à l’exposé du docteur, mais j’ai dû me raviser lorsque je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait d’un mensonge.
THOMAS STOCKMANN
Un mensonge ?
HOVSTAD
Disons ... une entorse à la vérité. L’article de l’échevin en est la preuve. Je prends la foule à témoin de ma bonne foi. Le Messager du Peuple est un journal aux positions rigoureuses. Mais d’abord, il a le devoir, quand il s’agit de débats de fonds, de se montrer prudent.
ASLAKSEN
C’est la sagesse qui parle et je l’approuve.
HOVSTAD
Dans l’affaire qui nous concerne, il est clair comme le jour que le docteur n’a pas l’appui de la population. Or quelle est la règle d’or d’un journal, mesdames et messieurs ? Celle de refléter la volonté de ses lecteurs. Sans quoi comment pourrait-il oeuvrer avec acharnement pour le bien de ceux qui le lisent ? À moins que je sois un imbécile ?
BEAUCOUP DE VOIX
Non, non, non. Le rédacteur Hovstad a raison.
HOVSTAD
Si vous saviez ce qu’il m’en coûte d’être en désaccord avec un homme qui m’invite chez lui si souvent ! Un homme attentionné, généreux, gentil, mais dont l’erreur est d’écouter ses impulsions plutôt que le bon sens.
QUELQUES VOIX ÉPARPILLÉES
C’est vrai qu’il est gentil, aimable...
HOVSTAD
Mon devoir envers la communauté exige que je rompe tout lien d’amitié avec lui. Et dois dire haut et fort que je n’approuve pas sa conduite envers les membres de sa famille.
THOMAS STOCKMANN
Cette assemblée devait porter sur les égouts et les conduites d’eau !
HOVSTAD
Notamment envers son épouse et ses deux garçons.
MORTEN
C'est nous ça, maman?
KATRINE
Chch.
ASLAKSEN
Je vais donc soumettre la proposition de l'échevin au vote.
THOMAS STOCKMANN
Inutile ! Je n’ai aucune intention de vous parler de pourriture dans nos Bains. Je veux vous entretenir d’un tout autre sujet !
PETER STOCKMANN, à mi-voix
Ah bon ?
L’IVROGNE à côté de la porte
En tant que citoyen protégé par le Secours national, j’ai le droit de dire moi aussi ce que je pense et j’ai BEAUCOUP de choses à dire ici comme premièrement que je demande la parole ....
PLUSIEURS VOIX
Ah lui ! La ferme !
D'AUTRES VOIX
Il est soûl ! Dehors!
THOMAS STOCKMANN
Je demande la parole.
Aslaksen agite la petite clochette et annonce :
ASLAKSEN
Monsieur le docteur Stockmann a la parole.
THOMAS STOCKMANN
Qui aurait pu dire, il y a quelques jours encore, qu’on allait me censurer comme on le fait ici ce soir ? Je me serais bien débattu comme un lion pour faire valoir mes libertés. Mais aujourd’hui ça m’est égal. Ce dont je veux vous entretenir est encore plus fondamental.
La foule se rapproche pour mieux l’écouter. Le vieux Morten Kiil entre et se mêle à l’audience.
THOMAS STOCKMANN, poursuivant
J’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tant et si bien que les pensées en moi ont tournoyé de façon vertigineuse.
PETER STOCKMANN
Hum hum.
THOMAS STOCKMANN
Mais cela m’a permis de voir les choses avec une clarté remarquable. Et c’est pour ça que je suis ici ce soir. Je vais vous faire de grandes révélations, mes chers concitoyens. Je suis venu vous faire part d’une découverte bien plus importante qu’une annonce dérisoire au sujet de la pourriture dans nos conduites qui pourrait propager la peste.
BEAUCOUP DE VOIX, criant
Pas le droit de parler de ce sujet !
THOMAS STOCKMANN
Ma découverte récente porte sur la vie spirituelle de notre communauté qui se trouve elle aussi empoisonnée, et ce poison se propage comme une maladie en chacun de nous.
DES VOIX ÉTONNÉES
Non mais qu’est-ce qu’il raconte ?
PETER STOCKMANN
Que veut-il insinuer ?
ASLAKSEN, agitant la clochette
J’invite le docteur à la modération.
THOMAS STOCKMANN
J’aime profondément ma ville car c’est le berceau de mon enfance. J’étais encore tout jeune lorsque l’exil m’a imposé le supplice de la nostalgie comme le vert-de-gris sur le pignon vétuste d’un vieux château.
La foule émet un sifflement d ’admiration.
THOMAS STOCKMANN
Puis j’ai vécu de longues années dans une contrée sinistre au nord du pays. J’étais le médecin d’une population si misérable dans des friches qu’il m’arrivait de penser qu’il leur aurait plutôt fallu un vétérinaire.
Murmures dans la salle.
BILLING, maugréant en cessant de noter
Par Dieu qui nous damne !
HOVSTAD
Un peu de respect pour ces gens !
THOMAS STOCKMANN
J’étais parmi ces gens comme un oiseau méditatif, dans l’attente d’une ponte. Et qu’ai-je pondu ? Le projet des Bains.
Réactions partagées dans l’audience.
THOMAS STOCKMANN
Et le destin m’a ramené dans ma ville natale avec l’enthousiasme brûlant de me consacrer au bonheur de mon foyer.
PETER STOCKMANN, soupirant
Où veut-il en venir ?
THOMAS STOCKMANN
Et je me revois pataugeant dans le bonheur aveugle, jusqu’à ... avant-hier soir. Car j’ai fermé mes yeux, et lorsque mes yeux neufs se sont ouverts, j’ai vu, comme je vous vois, l’incommensurable stupidité des autorités.
Du bruit, des cris et des rires. Madame Stockmann tousse beaucoup.
PETER STOCKMANN
S’il vous plaît monsieur le modérateur !
ASLAKSEN, agitant la clochette
Par les pouvoirs qui me sont conférés ...
THOMAS STOCKMANN
Laissez-moi parler monsieur Aslaksen. J’ai à dire ici la crasse, la profondeur de la crasse, qui pèse sur le cerveau des actionnaires du Projet des Bains. Ces hommes ne sentent pas bon, ils puent. Je ne peux pas les sentir. Je les ai trop tolérés et j’en ai aujourd’hui la nausée. Ils sont comme des hamsters qui laissent leurs crottes dans les plates-bandes gracieuses. Les gens raffinés cultivent avec soin leurs plates-bandes et il faudrait exterminer ces dirigeants comme on le fait pour la vermine.
Tumulte dans la salle.
PETER STOCKMANN
Monsieur le modérateur – admettez-vous ce qu’on vient d’entendre ?
ASLAKSEN, agitant la clochette
Monsieur le Docteur !
THOMAS STOCKMANN
Cette réalité m’est apparue tard, je l’admets. Si on compte le nombre de jours où il m’a fallu les endurer, eux et mon frère Peter, un homme rempli de préjugés qui est visqueux comme une larve.
Des rires, du bruit et des clairons. Madame Stockmann, assise, tousse fort. Aslaksen agite énergiquement la clochette. L’ivrogne entre de nouveau dans la salle.
L'IVROGNE
Vous vous moquez de moi ? Moi, Petersen ! Je le sais que vous vous moquez de moi !
DES VOIX FURIEUSES:
Dehors l'homme soûl ! Mettez-le à la porte.
L'homme est de nouveau mis dehors.
PETER STOCKMANN
Mais qui est cet homme ?
QUELQU'UN À L'ÉCART
Ne le connaissez pas Monsieur l'Échevin ?
UN AUTRE
Il n’est pas d’ici.
UN TROISIÈME
C’est un commerçant qui est censé livrer du bois...
On n'entend pas le reste.
ASLAKSEN
Il sent la bière bavaroise, il est probablement ivre -- continuez monsieur le Docteur, mais efforcez-vous d'être modéré.
THOMAS STOCKMANN
Oui ça va. Je ne parlerai plus des actionnaires sinon que pour dire que mes propos à leur endroit ne signifient pas que je leur en veux. Loin de là. Car au fond je ressens une consolation à l’idée qu’ils sont si vieux et si dégénérés qu’ils finiront bien par s’exterminer d’eux-mêmes. Nul besoin de poison pour hâter leur extinction. D’ailleurs ils sont si caduques qu’ils ne représentent plus de menace pour notre société. Ils sont comme des restes humains inoffensifs pour nos libertés et nous devons avoir pitié d’eux. Les vrais responsables de notre empoisonnement, je vais vous dire qui ils sont.
APPELS DE TOUS LES CÔTÉS
Des noms ! Des noms !
THOMAS STOCKMANN
Je vais vous les nommer ! Car c’est justement « LA » découverte qui m’est apparue dans toute sa clarté avant-hier. (Il hausse le ton.) Les véritables responsables du danger qui menace de nous empoisonner, c’est : la majorité ! C’est-à-dire vous tous ! À présent vous le savez !
Le tumulte est à son comble dans la salle. La majorité crie, trépigne de colère, et fait résonner la trompette marine, le cor alpestre, les sifflets, tandis que quelques vieux semblent s’amuser beaucoup. Madame Stockmann se lève anxieuse. Ejlif et Morten montrent leurs poings aux autres écoliers qui manifestent. Aslaksen agite la clochette et parvient à imposer un calme relatif. Hovstad et Billing se joignent aux protestations mais on ne comprend pas ce qu’ils disent.
ASLAKSEN
Le modérateur s'attend à ce que vous prononciez des excuses, docteur Stockmann.
THOMAS STOCKMANN
Jamais de la vie monsieur Aslaksen. C'est la grande majorité de notre communauté qui me dérobe ma liberté et qui m’interdit d’énoncer la vérité.
HOVSTAD
La majorité a toujours le droit de son côté.
BILLING
Et la vérité aussi, par Dieu qui nous damne.
THOMAS STOCKMANN
Et moi je dis que la majorité n’a jamais le droit de son côté. Elle est au contraire l’incarnation du mensonge et moi l’homme libre j’ai résolu de la combattre. Mais encore ? Qu’est-ce que la majorité ? Est-ce de la sagesse ou de la stupidité ? Qui peut nier que la sagesse est une chose rare et que la stupidité est courante ? Autrement dit majoritaire ? Et majoritaire pas rien qu ’ici ! Majoritaire sur la terre ! Et croyez-le ou non, à cause de ce postulat, il est donc permis, et même obligatoire, de penser que la stupidité a raison de la sagesse. Eh oui !
Des bruits et des cris.
THOMAS STOCKMANN
Eh oui ! Vous aurez beau crier, m’enterrer, vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a tous les pouvoirs, malheureusement ! Mais elle n’a pas raison. Moi j’ai raison. De même que quelques rares individus.
Plus de bruit encore.
HOVSTAD
Et voilà. Depuis avant-hier, notre docteur fait partie d’une élite rare.
THOMAS STOCKMANN
Rarissime, car nous sommes bien peu à représenter l’éclosion de vérité pure comme la verdure sur les rameaux printaniers. En fait, ces hommes auxquels j’appartiens sont si inaccessibles sur la sentinelle de la vertu que la majorité compacte ne peut même pas les voir. Et nous nous battons, dans l’espoir qu’un jour nos vérités si frêles deviennent des vérités admises.
HOVSTAD
Mais ce que j’entends là, c’est un discours de révolution !
THOMAS STOCKMANN, cédant au blasphème
Oui – par le cul de la Sainte Vierge ! Tout à fait ! Je suis un révolutionnaire monsieur Hovstad. J’ai l’intention de renverser le Mensonge et de le remplacer par la Vérité. Mais encore. Qu’est-ce que la Vérité ? Mais d’abord, parlons donc des vérités au pluriel qu’adopte la majorité. Ce sont de vieilles vérités, si vieilles en vérité qu’on pourrait dire qu’en tant que vérités ces vérités n’ont plus rien de la vérité et en conséquence ces vérités sont ? ... eh oui, des mensonges, mesdames et messieurs.
Rires et moqueries.
THOMAS STOCKMANN
Oui oui, allez-y, riez de moi. Mais je vous le dis : pour être vraie, une vérité doit être jeune et non pas avoir l’âge de Mathusalem contrairement à ce que les gens s’imaginent. Une vérité moyenne a une durée de vie de 17 à 18 ans, 20 ans au maximum, mais rarement plus. Ainsi toute vérité marquée par un âge avancé est, je le répète, une affaire vétuste et squelettique et puis voyez comme c’est drôle : c’est à ce moment-là où elle est devient désuète que la majorité compacte est prête à l’adopter. Comme on le dirait d’un aliment périmé qui a perdu toute sa valeur nutritive, si vous me permettez cette métaphore que je trouve éloquente en tant que médecin. Autrement dit, toute vérité qu’adopte la majorité est comparable à une charcuterie de l’année dernière tel que du jambon avec de la mousse verdâtre désagréable pour l’odorat. Résultat : un scorbut moral qui fait rage partout dans la communauté.
ASLAKSEN
Est-ce que notre conférencier n’est pas en train de perdre le fil ?
PETER STOCKMANN
J’approuve cette observation de notre modérateur.
THOMAS STOCKMANN
C’est toi Peter, c’est toi, pourriture, qui n’a pas les idées claires tandis que moi je parle avec lucidité. Je ne fais que démontrer comment la majorité compacte est une pauvre arriérée qui empoisonne la source vive de l’esprit en empestant l’air que nous respirons.
HOVSTAD
La majorité libre pensante adopte des vérités d’une force inébranlable.
THOMAS STOCKMANN
Ah mon pauvre petit monsieur Hovstad, vos vérités étaient déjà des affaires mortes et enterrées à l’époque de nos grands-pères. Nous, de la race des précurseurs modernes, nous ne les approuvons pas. Vos vérités sont des os dépourvus de moelle. Une base douteuse pour une société qui se veut saine d’esprit.
HOVSTAD
Tout ça, ce sont des paroles en l’air. À quoi faites vous allusion au juste ? Parlez-nous de ces vérités si dépourvues de moelle?
Approbation dans l’audience.
THOMAS STOCKMANN
La liste de tout ça serait trop longue. Je ne vous en dirai qu’une seule, en fait le plus odieux des mensonges, que vous-même monsieur Hovstad et vos supporters du Messager du Peuple adoptez comme une devise.
HOVSTAD
Et c'est ?
THOMAS STOCKMANN
C’est le vieux dogme ancestral qui confère à la population en général des privilèges qui ne devraient être réservés qu’à de rares personnalités. La masse commune et mal dégrossie qui forme le peuple n’a pas les compétences pour condamner ou approuver, car elle manque trop de raffinement.
BILLING
Par Dieu qui nous damne, qu’est-ce j’entends !
HOVSTAD, dans un cri indigné
Entendez cela, citoyens !
DES VOIX AMÈRES
Quoi ? Nous ??? Pas d’esprit ? Pas de raffinement ?
UN TRAVAILLEUR
Qu’on se débarrasse de l’homme qui parle ainsi !
D'AUTRES VOIX
Dehors ! Dehors !
UN CITOYEN, crie
Evensen, vas-y avec ta trompette !
Trompette marine, cor alpestre, et bruits de clairons dans un tintamarre général.
THOMAS STOCKMANN, après que le calme soit revenu
Vous êtes peu raisonnables de ne pouvoir entendre la Vérité pour une fois que j’ose la révéler. Je ne vous demande pas d’être tous d’accord, mais je m’attends à ce que monsieur Hovstad, qui passe pour le moins creux du troupeau, y décèle un peu de profondeur s’il se donne la peine d’y réfléchir. Depuis le temps qu’il se vante d’être un libre-penseur !
DES QUESTIONS ÉTONNÉES, éparses et ténues
Quoi ? Lui ? Un libre-penseur? Lui ???
HOVSTAD, indigné, se défendant
Vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez. Quand ai-je dit cela ? L’avez-vous déjà lu, imprimé, noir sur blanc ?
THOMAS STOCKMANN, après réflexion
Heu ... non. Vous avez raison, microbe. Car vous n’en avez pas le courage. Je ne veux pas vous échauder comme un chat. Après tout, le libre-penseur, c’est moi. Écoutez ma sagesse et ma science, minus : Le Messager du Peuple est la honte que vous colportez, la honte qui vous mène, car il incarne le mensonge. La vertu que vous attribuez au peuple est un mensonge imprimé avec de l’encre qui salit les doigts. Il n’y a qu’une vérité fondamentale : le peuple est une matière brute qui ne peut engendrer que le peuple.
Grincements dans la foule.
THOMAS STOCKMANN
Vous n’avez qu’à regarder les espèces vivantes, copies conformes de notre pauvre humanité. Prenez la volaille vulgaire de nos paysans. Sa carcasse est commune, souvent elle boite, sa chair est quelconque, et qu’est-ce qu’elle pond ? Un oeuf identique au précédent, qu’on vend à la douzaine. Mais considérez la poule d’Espagne, ou la dinde japonaise, au duvet raffiné, noble, racé ! Quelle différence, ah toute une différence ! Prenons l’exemple des chiens, que nous avons si souvent le loisir d’observer. Pensez au piètre bâtard. Qui bave. Qui pisse des coulées jaunes le long de nos maisons. Comparez-le au caniche royal dont l’intelligence est pleine d’acuité, qui porte en lui l’art et la grâce, qu’on admire pour sa prestance, son ascendance, son élégance ! C’est qu’il a reçu la meilleure moulée, il a été élevé par des esthètes portés vers les belles choses, la belle musique. Le crâne de ce chien de race a reçu des dons que le bâtard n’a pas reçus.
Du bruit et des rires fusent de partout.
UN CITOYEN
Et nous devons appliquer ça à nous-mêmes ?
UN AUTRE
Nous ne sommes pas des animaux, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
Sur mon âme, je vous réponds que nous en sommes. Mais il n’y a pas beaucoup d’animaux raffinés parmi les hommes. Et l’homme de race est très éloigné de l’homme bâtard. Mais c’est comme ça. À défaut d’élévation, la majorité se complaît dans le vulgaire.
HOVSTAD
Je suis un simple paysan et fier de l’être. Dans le peuple que vous insultez, je reconnais mes racines profondes.
PLUSIEURS TRAVAILLEURS
Hurrah pour Hovstad, hurrah, hurrah !
THOMAS STOCKMANN
Si au moins le peuple vulgaire se contentait de croupir ! Mais non, il a des prétentions, vous n’avez qu’à regarder l’échevin, mon frère Peter, Peter-le-ridicule qui se donne des airs de supériorité.
PETER STOCKMANN
Ces attaques personnelles sont inadmissibles.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Mais qui étaient nos aïeux Peter ? Des pirates ! Tâche donc de le nier !
PETER STOCKMANN
Ne l’écoutez pas – pure invention.
THOMAS STOCKMANN
Mon frère est un homme incapable de penser par lui-même. Il ne fait qu’ânonner les idées reçues de ses semblables pour se donner de l’importance. Tout comme le rédacteur Hovstad qui charrie des insanités dans son journal, qui colporte le vice de la corruption, et qui sème dans l’esprit populaire une pourriture comparable à celle qui provient des tanneries de la Moelledalen et qui empoisonne l’eau de nos Bains.
Bruits et interruptions.
THOMAS STOCKMANN, imperturbable
Notre ville est comme une maison malpropre où l’on ne passe pas le balai. Pauvreté, laideur, absence de culture, le peuple n’a pas la capacité d’agir et de penser. Faute d’oxygène, sa conscience est affaiblie au point qu’il prend pour de la floraison tout ce qui résulte du mensonge et de la fraude.
ASLAKSEN
La communauté ne peut admettre une telle accusation.
UN HOMME DE BIEN
Coupez-lui la parole !
DES VOIX EXCITÉES
Oui oui, coupez-lui la parole !
THOMAS STOCKMANN, dans une agitation croissante
J’irai crier la vérité dans la rue. J’irai le dire dans les autres villes. Tout le pays finira par savoir qui vous êtes.
HOVSTAD
On jurerait que vous voulez détruire notre ville.
THOMAS STOCKMANN
Oui, je veux la détruire. Je l’aime trop pour la voir fleurir sur un mensonge. Je préfère qu’elle soit détruite.
ASLAKSEN
Il l’admet, noir sur blanc !
Du bruit, des clairons, madame Stockmann tousse en vain. Le docteur ne l'entend plus.
HOVSTAD, élevant la voix dans le tumulte
L’homme qui veut la destruction de sa ville est notre ennemi !
THOMAS STOCKMANN
Elle doit être rasée, exterminée, purifiée de la lèpre et du mensonge. Vous êtes à ce point pestiférés que c’est non seulement cette ville mais tout le pays qu’il faut anéantir. La nation doit être éliminée.
UN HOMME, dans la foule
Il parle comme un ennemi du peuple !
BILLING
Par Dieu qui nous damne, c’est le verdict du peuple qui tombe !
TOUTE LA FOULE, scande
Oui ! oui ! oui ! c’est un Ennemi du peuple. Il est rempli de haine envers son pays, et envers sa nation.
ASLAKSEN
En tant que citoyen profondément choqué, je me joint au ralliement populaire et je propose la résolution suivante : « L’Assemblée du peuple considère que le médecin des bains, Docteur Thomas Stockmann, est un ennemi du peuple. »
Cris et applaudissements. Plusieurs forment un cercle autour du docteur et claironnent contre lui. Madame Stockmann et Petra se sont levées. Morten et Ejlif se battent contre les autres écoliers qui ont aussi sifflé. Quelques adultes les séparent.
THOMAS STOCKMANN
Vous n’êtes que des pauvres d’esprit !
ASLAKSEN
Silence. Vous n’avez plus la parole. Des feuilles blanches, monsieur Billing ! Nous allons voter. Donnez-moi des feuilles, vite !
BILLING
J’ai du papier blanc, et aussi du papier bleu.
ASLAKSEN, descendant pour prendre les feuilles
Oui, ça fera l’affaire. (À l'Assemblée.) Nous allons voter. Ceux qui sont en faveur de la résolution prendront une feuille blanche dans le chapeau.
L'échevin quitte a salle. Aslaksen et d'autres citoyens font le tour de l'assemblée avec les bouts de papiers dans un chapeau.
UN HOMME DE BIEN, à Hovstad
Que penser de l’attitude du docteur ?
HOVSTAD
Ah quelle affaire ! Quelle triste affaire.
UN AUTRE HOMME DE BIEN, à Billing
Vous qui êtes un habitué de sa maison - avez vous remarqué s'il boit?
BILLING
Par Dieu qui nous tue, il faut voir les cognacs qu’il nous sert !
UN TROISIÈME HOMME DE BIEN
L’alcool n’est pas en cause. Moi je dis que c’est de la folie.
LE PREMIER HOMME BIEN
Une folie héréditaire sans doute.
BILLING
Probablement.
UN QUATRIEME HOMME DE BIEN
Folie ? Que non. Cet homme est rongé par des sentiments de vengeance.
BILLING
Il est vrai qu’on lui a refusé une hausse de salaire.
TOUS LES HOMMES DE BIEN
Voilà l’explication !
L'IVROGNE, de retour
Donnez-moi une feuille, n’importe laquelle !
DES CRIS
C'est encore l'ivrogne. Dehors !
MORTEN KIIL, stoïque, au docteur :
Beau résultat de votre conduite !
THOMAS STOCKMANN
Ma conduite m’est dictée par mon devoir.
MORTEN KIIL
Snik-snak. Je veux parler de la conduite qui provient de la Moelledalen? Répétez moi donc ça.
THOMAS STOCKMANN
Vous m’avez bien compris. Les eaux sont corrompues.
MORTEN KIIL
Et mon usine?
THOMAS STOCKMANN
Votre tannerie est probablement la plus corrompue de toutes.
MORTEN KIIL
Et ça, vous comptez le dire à tout le monde ?
THOMAS STOCKMANN
Je vous le garantis.
MORTEN KIIL
Ça va vous coûter cher, Stockmann.
Il sort. Un homme riche se dirige vers Horster sans saluer les dames.
UN RICHE MONSIEUR
Vous voilà rendu à prêter votre maison aux ennemis du peuple, capitaine ?
HORSTER
Je suis libre de prêter ma propriété à qui je veux, monsieur l’armateur.
LE GROSSISTE
Et moi, je suppose que je pourrais en faire autant ?
HORSTER
Que voulez-vous dire?
LE GROSSISTE
Vous aurez la réponse demain.
Il se tourne et s'en va.
PETRA
Qui est-ce, Horster?
HORSTER
C’est Vik, mon fournisseur.
Aslaksen monte sur la tribune avec le résultat du vote populaire.
ASLAKSEN
Voici le résultat du vote populaire ! Toutes les voix sont pour, à l’exception d’une seule !
UN HOMME DE BIEN
La feuille bleue est celle de l'ivrogne.
ASLAKSEN
Avec toutes les voix contre une, laquelle a été mise dans le chapeau par un homme à qui on a servi de l'alcool, cette assemblée de citoyens a déclaré le médecin des Bains, le Docteur Thomas Stockmann, un ennemi du peuple.
Des cris d'approbation.
ASLAKSEN
Vive le peuple !
Encore des cris d'approbation.
ASLAKSEN
Vive notre échevin, vive sa loyauté !
Des hurrah!
ASLAKSEN
L'assemblée est levée.
Il descend.
BILLING
Vive le modérateur!
LA FOULE
Hurrah pour l'imprimeur Aslaksen.
THOMAS STOCKMANN
Mon chapeau, mon manteau, Petra. Capitaine, vous partez bientôt pour l’Amérique. Y’a-t-il de la place sur votre bateau?
HORSTER
Pour vous et les vôtres, on fera de la place, monsieur le Docteur.
THOMAS STOCKMANN, pendant que Petra l'aide à mettre son manteau
Bien. Viens, Katrine. Venez les garçons.
Il prend la main de son épouse.
KATRINE, doucement
Mon bon Thomas, sortons le plus discrètement possible.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je vais te montrer comme je sors. (Il élève la voix.) Tous, écoutez ! Moi ennemi du peuple, je n’aurai pas de clémence comme un certain hurluberlu que vous connaissez bien. N’espérez pas que je sorte d’ici en disant : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »
ASLAKSEN, dans un cri
Vous venez de blasphémer, Docteur Stockmann.
BILLING
Par Dieu qui nous ... ce que je viens d’entendre est une blessure à l’oreille d’un croyant !
UNE VOIX RAUQUE
Il a profané le nom du Christ !
DES CRIS EXCITES
Brûlez sa maison. Et noyez-le dans le fjord !
UN HOMME, dans la foule
Evensen ! Souffle ! Ta-ra-ta-ta !
Apothéose de bruits et de cris. Tandis que Horster, le docteur et sa famille s’enfuient, la foule les pourchasse en criant :
LA FOULE, quittant la salle
Ennemi du peuple! Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!
BILLING, rangeant ses papiers
Par Dieu qui nous damne ! N’empêche... j’aimais bien aller souper chez le docteur et boire du cognac, moi.
LA FOULE, de la rue
Ennemi du peuple! Ennemi du peuple!
CINQUIÈME ACTE
Le bureau du Docteur Stockmann. Des étagères remplies de livres et des armoires contenant des flacons de médicaments le long des murs. Au fond, il y a un vestibule. En avant à gauche, une porte vers le salon. Sur le mur à droite, il y a deux fenêtres, dont tous les carreaux sont cassés. Au milieu de l’espace se trouve le pupitre du docteur, encombré de livres et de papiers. Un désordre règne. C'est le matin.
Thomas Stockmann est en robe de chambre et en pantoufles. Il est coiffé d’un bonnet de nuit. Il est penché et ratisse le plancher à l’aide d’un parapluie. Il ramasse un petit caillou.
THOMAS STOCKMANN, vers le salon
Je viens d’en trouver un autre, Katrine.
KATRINE, du salon
Tu n’as pas fini d’en ramasser !
THOMAS STOCKMANN, empilant le caillou avec les autres
Je vais les conserver comme les vestiges d’une époque marquante. Ejlif et Morten les garderont en souvenir, comme un héritage.
Il continue de ratisser sous l’étagère.
THOMAS STOCKMANN
Comment s’appelle-t-elle déjà ? Notre bonne ! Elle n’est toujours pas allée chez le vitrier ?
KATRINE
Oui elle en arrive. Mais il a répondu qu’il viendrait plus tard. Demain peut-être.
THOMAS STOCKMANN
Il ne viendra pas, j’en suis sûr..
KATRINE
C’est aussi mon impression. Au fait, il y avait ça pour toi dans le courrier. (Elle lui tend une lettre. Il ouvre et lit.) De qui est-ce ?
THOMAS STOCKMANN
Devine ! Le propriétaire annule notre bail.
KATRINE
Quoi? Lui qui était si gentil ?
THOMAS STOCKMANN
Oh, il est rempli de regrets. Il dit que ça lui crève le coeur. Mais mettons-nous à sa place. Ce n’est pas de sa faute si l’opinion de la majorité...
KATRINE
Et ça, ça prouve que tu avais raison.
THOMAS STOCKMANN
Hé oui. J’avais raison. Tous des lâches. Qui se serrent les coudes. Mais quelle importance, à présent que nous partons vers l’Amérique?
KATRINE
Mais y as-tu réfléchi vraiment, Thomas ?
THOMAS STOCKMANN
Tu voudrais que je reste ici comme un infâme qu’on montre du doigt en l’appelant l’ennemi du peuple ? Ils m’ont lancé des cailloux, Katrine. Ils ont cassé nos fenêtres. Et ce n’est pas tout, regarde. Ils ont déchiré mon pantalon.
KATRINE
Pas tes beaux pantalons noirs ?
THOMAS STOCKMANN
On ne devrait jamais mettre nos plus beaux pantalons quand on se bat pour la Vérité. Enfin, les pantalons, ce n’est pas si grave, car on peut toujours les reniper. Mais la meute a déchiré bien plus qu’un tissu. La meute m’a outragé, moi, comme si j’étais aussi négligeable que les autres. Et ça, c’est insupportable.
KATRINE
Oui ils ont été très grossiers envers toi, Thomas. Mais faut-il qu’on s’en aille en Amérique pour ça ?
THOMAS STOCKMANN
Il est vrai que la majorité compacte doit être aussi vulgaire là-bas, mais bon. Les conditions de vie sont meilleures. À l’ouest du globe, l’opinion publique est plus humaine. Là-bas, on m’aurait tué, au lieu de m’humilier en me lançant des cailloux. Moi. Une âme qui se voulait libre, et qu’on pince au moyen d’un étau. (Il fait les cent pas.) Si seulement je pouvais acheter une forêt vierge ou un île tropicale, pas trop chère.
KATRINE
Non mais toi ! Pense à nos garçons, Thomas.
THOMAS STOCKMANN, s’arrêtant
Tu es bizarre Katrine. Toi-même tu dis que la société se divise en deux moitiés : une qui est folle et l’autre qui a perdu la raison. Et tu voudrais que nos garçons grandissent là-dedans?
KATRINE
Tu as dit des paroles imprudentes, mon bon Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Je ne disais peut-être pas la vérité ? Tu le sais bien que la population confond l’envers et l’endroit dans un bouilli. Qui pourrait imaginer cela, Katrine, que des citoyens aussi arriérés prétendent à la liberté d’opinion ?
KATRINE
Pour ça, oui. C’est absurde.
Entre Petra.
KATRINE
L’école est déjà finie ?
PETRA
On m’a renvoyée.
KATRINE
Renvoyée ?
THOMAS STOCKMANN
Toi aussi ?
PETRA
Madame Busk m'a donné un avis. Alors je me suis dit que valait mieux partir tout de suite.
THOMAS STOCKMANN
Absolument. Tu as bien fait.
KATRINE
Qui aurait cru que Madame Busk, une personne qu’on croyait si aimable...
PETRA
Elle est très aimable, maman. Il fallait voir comment c’était souffrant pour elle de me renvoyer.
THOMAS STOCKMANN, avec un petit rire triomphant
De toute beauté !
KATRINE
Tu dis ça après tout ce qui s’est passé hier soir, non mais toi !
PETRA
Et je n’ai pas dit le pire, papa.
THOMAS STOCKMANN
Quoi, le pire ?
PETRA
Madame Busk m’a montré pas moins de trois lettres qu’elle a reçues ce matin.
THOMAS STOCKMANN
Anonymes, je présume?
PETRA
Oui.
THOMAS STOCKMANN
Quand on parle de lâcheté, Katrine.
PETRA
Dans deux de ces lettres, on fait état d’un homme qui est un habitué de notre maison. Il prétend que je suis une révolutionnaire dans tous mes propos.
THOMAS STOCKMANN
Tu n'as pas nié cela, au moins ?
PETRA
Non, je t’assure. Madame Busk elle-même a des opinions de libre penseuse. N’empêche qu’elle n’a pas voulu me garder, vu que c’était écrit dans les lettres.
KATRINE
Un habitué de la maison ! Bravo pour ton hospitalité, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Et l’on devrait continuer de vivre dans un tel lieu de corruption ? Allez, fais tes valises, Katrine.
KATRINE
Chut. Il y a quelqu'un dans l'entrée. Va donc voir Petra.
Petra ouvre la porte.
PETRA
Ah, c'est vous Capitaine Horster? Entrez.
HORSTER, du vestibule
Simplement pour prendre des nouvelles.
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Comme c’est gentil !
KATRINE
Et merci pour votre aide, capitaine.
PETRA
Vous avez donc pu revenir dans votre maison ?
HORSTER
Oui sans trop de problèmes. Ils m’ont menacé verbalement, mais ils n’ont pas usé de force.
THOMAS STOCKMANN
Lâches comme des cochons. Regardez ici. Tous ces petits cailloux. Pas même foutus de lancer de grosses roches. À part ces deux-là. Mais il fallait les entendre! Des menaces, oui. Mais ils sont incapables d’agir.
HORSTER
Tant mieux pour vous, quand même.
THOMAS STOCKMANN
Je n’en suis pas sûr. Une rébellion avec des gestes violents rendrait service au pays, car pour une fois on serait témoin d’une affaire grave. Il est triste de penser qu’un peuple arriéré est incapable du moindre éclat. Ce n’est pas tout d’appeler quelqu’un « Un ennemi du peuple ». Encore faut-il le traiter comme tel.
KATRINE
Non mais toi ! Un ennemi, tu te rends compte ?
THOMAS STOCKMANN
Non Katrine. L’écho de cette injure résonne dans ma tête. Ce mot est une épingle. Une épingle qui pique mes poumons comme une morsure et j’en ressens le venin jusqu’à la boule du coeur. Une sécrétion juteuse remplie d’acide qu’aucun magnésium ne peut adoucir.
PETRA
Tu auras ta revanche, papa.
HORSTER
Le peuple est un roseau qui oscille au gré du vent. Il dira bientôt le contraire de ce qu’il a dit.
KATRINE
Je le pense aussi.
THOMAS STOCKMANN
Mais il sera trop tard pour me réhabiliter. Mon exil sera leur pénitence. Quand partons-nous, capitaine ?
HORSTER
Justement, je venais aussi à ce sujet.
THOMAS STOCKMANN
Un problème avec le bateau?
HORSTER
Il n’y a plus de bateau.
PETRA
On ne vous a pas congédié, capitaine ?
HORSTER, sourit d’un air piteux
Hé oui.
PETRA
Vous aussi.
KATRINE
Tu entends ça, Thomas...
THOMAS STOCKMANN
On l’a congédié au nom de la Vérité. Pouvez-vous croire ?
HORSTER
Bah, je trouverai bien du travail ailleurs.
THOMAS STOCKMANN
Congédié par Vik, un armateur qui se pense au-dessus de tout !
HORSTER
Oh non, c’est un brave homme, allez! Il fallait voir comment il avait le coeur brisé.
THOMAS STOCKMANN
Manipulé, lui aussi?
HORSTER
Vous croyez que c’est facile d’appartenir à une classe dirigeante ?
THOMAS STOCKMANN
Oh le pauvre homme. Victime du hachoir. Sa tête, comme toutes les autres, moulue dans le gruau. La majorité compacte porte bien son nom : c’est de la tête fromagée.
KATRINE
Non mais toi !
PETRA, à Horster
C’est parce que vous êtes venu nous reconduire ici.
HORSTER
Je ne le regrette pas.
Petra lui tend la main.
PETRA
Merci pour tout.
HORSTER, au docteur
J’ai pensé à une solution pour vous.
THOMAS STOCKMANN
Oui car nous voudrions partir le plus vite possible.
KATRINE
Je crois qu’on a frappé.
PETRA
C'est l'oncle Peter.
THOMAS STOCKMANN
Ah... (Appelant.) Entre !
.
KATRINE
Là Thomas tu vas nous promettre d’être gentil.
Entre l’Échevin. Voyant tout le monde :
PETER STOCKMANN
Oh, tu n’es pas seul. Je peux repasser ?
THOMAS STOCKMANN
Non, viens.
PETER STOCKMANN
C’est que j’aurais aimé te parler de seul à seul.
KATRINE
Nous allions justement au salon.
HORSTER
Et moi je reviendrai plus tard.
THOMAS STOCKMANN
Non, Horster. Restez, je vous en prie.
HORSTER
Alors j’attendrai au salon moi aussi.
Katrine, Petra et Horster passent au salon.
Peter Stockmann regarde silencieusement les fenêtres aux carreaux cassés.
THOMAS STOCKMANN
Oui, ça manquait d’air. Remets ta casquette.
PETER STOCKMANN
Si tu permets.
Il remet sa casquette.
PETER STOCKMANN
Je me sens un peu enrhumé depuis hier.
THOMAS STOCKMANN
Il faisait pourtant bien chaud dans cette assemblée.
PETER STOCKMANN
Je regrette de n’avoir pu rien empêcher de ce grabuge. Je n’ai pas de juridiction sur les excès nocturnes.
THOMAS STOCKMANN
C’est pour me dire ça que tu es venu ?
PETER STOCKMANN, tendant une grande enveloppe
C’est pour toi. Un document de la Société des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Mon congédiement ?
PETER STOCKMANN
Effectif à compter d’aujourd’hui.
Il dépose l’enveloppe sur la table.
PETER STOCKMANN
Ça nous fait mal. Mais l’opinion publique étant ce qu’elle est...
THOMAS STOCKMANN, souriant
Oui, j’ai entendu ça plusieurs fois aujourd’hui.
PETER STOCKMANN
À moins que tu ne rectifies tes positions, je vois mal comment tu pourras continuer de pratiquer en ville.
THOMAS STOCKMANN
Pratiquer en ville ? Tu dis ça avec une assurance...
PETER STOCKMANN
L’Association des Petits Propriétaires a déjà commencé de faire du porte à porte pour une pétition.
THOMAS STOCKMANN
Je m’en doute un peu.
PETER STOCKMANN
Si j’ai un conseil à te donner, ce serait d’envisager de quitter les lieux.
THOMAS STOCKMANN
C’est déjà tout envisagé.
PETER STOCKMANN
Bien. Six mois devraient être suffisants. Et à ton retour, tu n’auras qu’à présenter des excuses officielles pour tes égarements.
THOMAS STOCKMANN
Et réintégrer mes fonctions ?
PETER STOCKMANN
Pas impossible.
THOMAS STOCKMANN
Et l’opinion publique ?
PETER STOCKMANN
L’opinion publique, c’est une affaire variable. Ce qui importe, c’est ton repentir.
THOMAS STOCKMANN
Oui. Évidemment. Ça vous fait saliver. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de tes conseils d’administrateur ?
PETER STOCKMANN
Oui. À une époque où on te laissait beaucoup de corde.
THOMAS STOCKMANN
À présent, j’ai la corde au cou, tu veux dire ? (S’emportant.) Jamais. Jamais, tu m’entends ? Même si j’étais sûr d’aller en enfer.
PETER STOCKMANN
Un bon père de famille réfléchirait davantage à ta place.
THOMAS STOCKMANN
Je suis un homme libre. Il n’y a qu’une chose au monde qu’un homme libre ne peut pas faire.
PETER STOCKMANN
Laquelle?
THOMAS STOCKMANN
Se cracher en plein visage.
PETER STOCKMANN
On pourrait presque dire que tu es courageux. Malheureusement, il y a un détail dans cette histoire qui atténue beaucoup ton héroïsme.
THOMAS STOCKMANN
Que veux-tu dire ?
PETER STOCKMANN
Tu le sais aussi bien que moi. Heureusement que je suis un homme pondéré. Mais sois prudent. Tes espoirs, tes ambitions, tes rêves d’avenir, pourraient bien ne jamais se réaliser.
THOMAS STOCKMANN
Mais de quoi tu parles ?
PETER STOCKMANN
Comme si tu ignorais tout des dispositions testamentaires du vieux Kiil.
THOMAS STOCKMANN
Il compte léguer le peu qu’il possède à des entreprises de charité, non ?
PETER STOCKMANN
Le peu qu’il possède ? Tu sais à combien s’élève sa fortune ?
THOMAS STOCKMANN
Aucune idée.
PETER STOCKMANN
Vraiment? Et tu prétends ne rien savoir de ce qu’il compte léguer à ta femme et à tes enfants? Aucune idée ça non plus ?
THOMAS STOCKMANN
Il ne m’en a jamais parlé. Au contraire. Il a toujours pesté contre les impôts, en prétendant qu’il ne lui restait rien. Mais toi-même ? Comment le sais-tu ?
PETER STOCKMANN
Je le sais d’une source très fiable.
THOMAS STOCKMANN
Alors, oh mon Dieu ! Ça veut dire que Katrine serait en sécurité, et les enfants aussi ? Mais il faut leur apprendre la nouvelle !
PETER STOCKMANN, l’en empêchant
Non il ne faut pas. Pas encore.
THOMAS STOCKMANN, marchant nerveusement
Ils sont assurés d’un héritage ! Tu te rends compte ! Quel sentiment béni !
PETER STOCKMANN
Oui mais réalises-tu que le vieux peut changer d’idée comme bon lui semble ?
THOMAS STOCKMANN
Pauvre toi ! Il ne changera jamais d’idée. Il est bien trop heureux que je me porte en faux contre vous tous. Il vous déteste !
PETER STOCKMANN, victorieux
Enfin ! Tu oses l’avouer !
THOMAS STOCKMANN
Avouer quoi ?
PETER STOCKMANN
Toutes ces attaques dirigées contre nous, c’était pour lui plaire !
THOMAS STOCKMANN
Comment ça, pour lui plaire ?
PETER STOCKMANN
Une concertation entre vous deux, pour l’amour de son testament !
THOMAS STOCKMANN, interloqué
Peter ! Tu es l’un des pires plébéiens que j’aie jamais rencontré !
PETER STOCKMANN
Je n’ai plus rien à te dire. C’est fini entre nous. Tu es congédié à vie.
Il s'en va.
THOMAS STOCKMANN, appelant
Katrine ! Vite, Katrine. Il faut laver le plancher, désinfecter la maison, tout faire disparaître de sa présence ici !
KATRINE
Plus tard, Thomas.
PETRA
Grand-père est ici, qui veut absolument te parler.
THOMAS STOCKMANN
Voilà qui tombe bien ! (Faisant entrer le grand-père.) Venez, cher beau-père, asseyez-vous.
Entre Morten Kiil. Thomas referme la porte.
MORTEN KIIL
Je ne veux pas m’asseoir. (Regarde les dégâts.) C’est du joli. Félicitations, Thomas.
THOMAS STOCKMANN
Oui. De quoi nous réjouir, pas vrai ?
MORTEN KIIL
Comme c’est édifiant. Et on ne manque pas d’air. Cet air... comment disiez-vous, qui embaume ? Non, snik-snak – qui empeste ! A part ça ? Comment va la conscience ?
THOMAS STOCKMANN
Oui ça oui, la conscience...
MORTEN KIIL
Ça va bien la conscience, oui j’imagine.
Il se frappe la poitrine.
MORTEN KIIL
Et moi, vous savez ce que j’ai sur mon coeur ?
THOMAS STOCKMANN
Une bonne conscience aussi, j'espère?
MORTEN KIIL
Mieux que ça.
Il sort un énorme cartable de son manteau et l’ouvre. Il montre des papiers à Thomas Stockmann.
THOMAS STOCKMANN, étonné
Mais ce sont des actions ? Des actions de la Société des Bains ?
MORTEN KIIL
C’était très facile d’en avoir aujourd’hui.
THOMAS STOCKMANN
Vous avez acheté tout ça ?
MORTEN KIIL
Jusqu’à mon dernier sou.
THOMAS STOCKMANN
Mais cher beau père – vous avez fait ça ? Alors que les actionnaires sont presque en faillite ?
MORTEN KIIL
C’est quand les actions sont à leur plus bas qu’il faut les acheter. Mais ça va remonter. Enfin, il n’en tient qu’à vous.
THOMAS STOCKMANN
S’il n’en tenait qu’à moi, cette ville serait prospère, vous le savez bien ! Mais qui est responsable de toute cette pourriture ?
MORTEN KIIL
Moi. Mon usine. Vous me l’avez dit hier. Moi. Et mon père, et mon grand-père, qui a bâti l’usine. Alors je nous suis puni. J’ai acheté les actions. Que cela m’apprenne. À être un pollueur. À être un corrupteur. Je ne voulais pas vivre indéfiniment avec le poids de la honte.
THOMAS STOCKMANN
Malheureusement vous y serez obligé.
MORTEN KIIL
Non merci. Je tiens à refaire ma réputation. J’entends finir mes jours honorablement.
THOMAS STOCKMANN
Et ce pourrait être possible ?
MORTEN KIIL
Vous allez devoir accomplir l’impossible, Stockmann.
THOMAS STOCKMANN
Moi ?
MORTEN KIIL
Avec quel argent croyez-vous que j’ai acheté ces actions ? Évidemment, vous ne pouvez pas le savoir. Mais je vais vous le dire. J’en avais mis pas mal de côté. Pour Katrine, et les garçons.
THOMAS STOCKMANN, indigné
Et vous avez ...
MORTEN KIIL
Hé-hé. Oui. Englouti dans la Société des Bains. À présent, on verra bien si vous êtes si irresponsable, Thomas. Chaque fois que vous parlerez de pourriture provenant de la Moelledallen, ce sera comme si vous déchiriez des ligaments de peau à Katrine, et aux garçons. Et aussi à Petra. Mais comme vous êtes un bon père de famille...
THOMAS STOCKMANN, s’agitant
Non. Vous l’avez dit. Je suis un irresponsable. Je suis un irresponsable parce que je suis fou.
MORTEN KIIL
Pas s’il s’agit de votre femme et de vos enfants.
THOMAS STOCKMANN
Pourquoi avoir acheté tout ça sans m’en parler ?
MORTEN KIIL
Il y a la loi de l’offre et de la demande. Il y a aussi la loi de l’étau.
THOMAS STOCKMANN, désespéré
Ah mon Dieu ! Si seulement je n’étais pas convaincu de tout ce que j’ai exposé !
MORTEN KIIL, reprend son cartable rempli d’actions
C’est vrai qu’en vertu de vos convictions, tout ça, ça ne vaut rien.
THOMAS STOCKMANN
Il ne faut pas nous décourager. La science va nous fournir des solutions.
MORTEN KIIL
La science ? Un remède contre ces microbes ?
THOMAS STOCKMANN
Oui. Les exterminer, du moins les rendre inoffensifs.
MORTEN KIIL
Oui. La mort-aux-rats dans nos tuyaux. Tant qu’à empirer les choses. Allez. Snik-snak. Assez perdu de temps. Tout le monde dit que c’est votre imagination. Après tout... c’est peut-être dans votre imagination.
THOMAS STOCKMANN
Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ces avortons. Ils m’ont bien traité d’ennemi du peuple. A présent, qu’ils me dépouillent, ça m’est égal.
MORTEN KIIL
De si belles fenêtres. Dommage, hein ?
THOMAS STOCKMANN
Pour ce qui est du reste, ces affaires de famille, je dois en parler avec Katrine. Après tout, ça la regarde.
MORTEN KIIL
Bonne idée. Vous auriez intérêt à l’écouter. C’est une femme raisonnable.
THOMAS STOCKMANN, en colère
Tant de perversion en un seul homme ! Vous êtes abominable. Me manipuler ainsi, avec l’argent de Katrine. Vous n’êtes pas Morten Kiil. Vous êtes le diable.
MORTEN KIIL
Faut que je m’en aille. Dites-moi ce que je dois faire avant 2 heures cet après-midi. Vous m’enverrez un message. Vous écrirez OUI ou NON. Si c’est non, je vends immédiatement.
THOMAS STOCKMANN
Vendre à perte ? Et Katrine aura quoi?
MORTEN KIIL
Moins que rien.
Hovstad et Aslaksen paraissent dans l’entrée.
MORTEN KIIL
Tiens ! Regardez-moi ça !
THOMAS STOCKMANN, contrarié
Vous ? Ici, chez moi ?
HOVSTAD
Comme vous voyez.
ASLAKSEN
Nous venons pour une affaire importante.
MORTEN KIIL, tout bas, à Thomas
Oui, ou non. Avant deux heures.
ASLAKSEN, d’un ton entendu vers Hovstad
Qu’est-ce que je vous disais !
Le vieux Kiil sort.
THOMAS STOCKMANN
Qu'est-ce que vous me voulez? Je n’ai pas beaucoup de temps.
HOVSTAD
J’admets que notre attitude lors de l’assemblée d’hier ...
THOMAS STOCKMANN
Attitude ? Vous appelez ça une « attitude » !!! Vous vous êtes comportés comme des sauvages. Allez au diable.
HOVSTAD
Des sauvages, si vous voulez. Mais nous n’en avions pas le choix.
THOMAS STOCKMANN
Oui. L’opinion publique, je sais.
HOVSTAD
En effet.
ASLAKSEN
Si seulement vous nous aviez prévenus ! Il aurait suffi que vous nous en parliez à l’avance, à moi ou à Monsieur Hovstad.
THOMAS STOCKMANN
Vous prévenir ? Mais de quoi ?
ASLAKSEN
De la concertation !
THOMAS STOCKMANN
Quoi ?
ASLAKSEN, hochant la tête, confidentiellement
Entre nous, docteur...
HOVSTAD
Tout est si limpide à présent !
THOMAS STOCKMANN, les dévisageant l ’un et l’autre
Allez-vous-en au diable, je vous dis.
ASLAKSEN
À la première heure, la ville était déjà au courant : votre beau-père a acheté toutes les actions de la Société des Bains.
THOMAS STOCKMANN
Et alors ?
ASLAKSEN
Vous auriez pu déléguer quelqu’un d’autre. Un étranger.
HOVSTAD
Et le coup aurait été parfait si les attaques étaient venues de quelqu’un d’autre. Pourquoi ne pas nous avoir consultés, docteur Stockmann ?
THOMAS STOCKMANN, comprenant le malentendu
Non mais c’est inouï !!! Comment pouvez-vous concevoir...
ASLAKSEN
Ça tombe sous le sens !
HOVSTAD
Pourquoi ne pas nous avoir mis dans le coup ? À plusieurs, on minimise les responsabilités, vous le savez bien.
THOMAS STOCKMANN, jouant le jeu
Qu’importe. A présent, qu’est-ce que vous voulez ?
ASLAKSEN
Allez-y, monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Non. Dites-le, vous.
ASLAKSEN
Heu... eh ben voilà. Étant donné que la lumière est faite autour de toute cette affaire, nous avons pensé mettre le journal à votre disposition.
THOMAS STOCKMANN
Ah bon ? Mais l’opinion publique ?
HOVSTAD
L’opinion publique est une chose assez variable. Et c’est comme on dit. Après la pluie le beau temps.
ASLAKSEN
Et puis le temps presse. Aussi bien rétablir les faits le plus vite possible, puisque le coup est réussi.
THOMAS STOCKMANN
Pour que le prix des actions remonte aussi vite qu’il est descendu ?
HOVSTAD
Sans compter qu’avec la totalité des actions, vous tombez aussitôt président de la société !
THOMAS STOCKMANN
Évidemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis acoquiné avec le beau-père. Oui tout peut s’arranger dans la demi-heure. On n’a qu’à rafistoler quelques tuyaux, ça coûtera une demie-couronne aux contribuables, et le tour est joué.
HOVSTAD
Et voilà. Avec l’aide du Messager du Peuple.
ASLAKSEN
Dans une société évoluée, la Presse a beaucoup de pouvoir, monsieur le docteur.
THOMAS STOCKMANN
La presse, oui, et aussi la majorité compacte. Nous aurons l’Association des Petits Propriétaires avec nous, monsieur Aslaksen ?
ASLAKSEN
Et aussi les Amis de la Tempérance.
THOMAS STOCKMANN
Alors on y va. Mais... heu... enfin, comment dire ... Pour un pareil service, vous accepterez bien une ristourne ?
HOVSTAD
Il est évident que, en avoir les moyens, nous le ferions gratuitement. Sauf que le Messager du peuple connaît des ennuis par les temps qui courent. Même que nous commençons à envisager la fermeture du journal. Vous voyez la catastrophe, pour une société évoluée comme la nôtre ?
THOMAS STOCKMANN
Pour vous qui êtes l’ami du peuple, ce doit être terrible, j’imagine. (Durcissant le ton.) L’ennui, c’est que moi, voyez-vous, je suis l’ennemi du peuple. (Il cherche frénétiquement sous la table.) Ma canne ! Où ai-je mis ma canne ?
HOVSTAD
Comment ?
ASLAKSEN
Vous refusez ?
THOMAS STOCKMANN
Ça m’ennuie de vous donner de l’argent. Nous, les riches, on n’est pas très généreux, vous savez.
HOVSTAD
Pas si vite. N’oubliez pas qu’on peut présenter les choses de bien des manières.
THOMAS STOCKMANN
Oui, sans mon secours financier, vous serez impitoyable pour traiter ce scandale, je vous fais confiance. Vous allez me déchiqueter, un fauve qui dévore un lièvre !
HOVSTAD
La loi de la nature le veut ainsi.
ASLAKSEN
Le prédateur a besoin de proie pour se nourrir.
THOMAS STOCKMANN
Il y en a plein les égouts ! (Il s’agite.) En matière de prédateur, vous allez voir qui est le plus féroce de nous trois ! (Il s’empare du parapluie et les menace.) Allez !
HOVSTAD
Quoi ? Vous devenez fou !
ASLAKSEN
Attention, c’est très pointu ce parapluie.
THOMAS STOCKMANN, forçant Hovstad à sauter par la fenêtre.
La sortie est par là, monsieur Hovstad.
HOVSTAD
Non mais c’est de la démence !!!
THOMAS STOCKMANN
Sautez par la fenêtre !
ASLAKSEN, essayant de se sauver
Avec modération monsieur le docteur ! De grâce, je ne supporte pas la violence.
Madame Stockmann, Petra et Horster accourent:
KATRINE
Pour l’amour du ciel, Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Dehors, je vous dis ! Dans la rue !
HOVSTAD
Menace de mort à l’endroit d’un honnête citoyen. Vous êtes témoin, capitaine.
ASLAKSEN, en état de panique
Y a-t-il une issue de secours, madame ?
KATRINE
Non mais retiens-toi, Thomas !
Les deux hommes finissent par s’enfuir. Thomas lance le parapluie.
THOMAS STOCKMANN
Ils l’ont échappée belle.
KATRINE
Mais que s’est-il passé, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?
THOMAS STOCKMANN
Plus tard. Il me reste encore une chose importante à faire. (Il se dirige vers la table et écrit sur une carte de visite.) Regarde Katrine.
KATRINE, lisant
« Non – non – non. » Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?
THOMAS STOCKMANN
Un jour, tu comprendras, Katrine. (Il donne la carte à Petra.) Dis à notre bonne de courir porter ça chez le vieux Kiil. Le plus rapidement possible. (Petra sort avec la carte.) Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de tous les suppôts du diable. Je vais maintenant sortir ma plume pour écrire contre eux. Ma plume, tu vas voir, je vais l’aiguiser comme un poinçon. Et ils recevront mon encrier rempli de leur sang en plein front.
KATRINE
À quoi bon, Thomas ? Nous devons partir à présent.
Petra revient.
THOMAS STOCKMANN
C’est fait ?
PETRA
C'est fait.
THOMAS STOCKMANN
Bien. (À Katrine.) Partir, tu dis? Non. Pas question. Nous restons, Katrine.
PETRA
Nous restons ?
KATRINE
Nous ne partons plus ?
THOMAS STOCKMANN
Nous n’allons pas abandonner le champ de bataille. La guerre est ici, et je vais mener la guerre jusqu’au bout. Dès que tu auras recousu mon pantalon, je vais aller nous chercher un logement. Il faut bien qu’on se trouve un toit pour l’hiver.
HORSTER
Pas de problème. Je vous donne ma maison.
THOMAS STOCKMANN
Pas vrai ?
HORSTER
Prenez-la. Ce n’est pas l’espace qui manque !
KATRINE
Comment vous remercier Horster ?
PETRA
Oh capitaine !
THOMAS STOCKMANN, lui serrant la main
Voyez comme tout s’arrange ! Alors, plus rien ne m’empêche de me mettre au travail. Me voilà libéré de la Société des Bains, le temps dorénavant m’appartient.
KATRINE, soupirant
Je le savais bien qu’ils allaient te congédier.
THOMAS STOCKMANN
Ils veulent aussi m’enlever mon droit de pratique. Tant mieux ! Car un travail colossal doit être accompli. Je vais recruter les pauvres, les démunis, ceux qui ont vraiment besoin de moi. Ils vont m’écouter, tous ensemble nous allons réaliser de grandes choses.
KATRINE
Mais mon pauvre Thomas ! Tu as vu ce que ça donne, les grandes choses ?
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi! Tu ne veux quand même pas que j’obéisse à l’opinion publique ? À la majorité compacte? Non merci. Au fond, c’est si simple. Je veux simplement recruter les esprits qui aspirent comme nous à la liberté. Je veux former des esprits critiques et affranchis. Un parti politique nouveau, composé de jeunes loups assoiffés de justice. Ne trouvez-vous pas capitaine Horster que le peuple peut comprendre ça ?
HORSTER
Si vous le dites !
THOMAS STOCKMANN
Nous allons éliminer les vieux chefs corrompus. Car un chef de parti est comme un prédateur qui se vautre dans tout ce qui est à sa disposition. Vous n’avez qu’à regarder Hovstad et Aslaksen. Ils ne reculent devant rien pour satisfaire leurs intérêts. D’une main ils vous assassinent et de l’autre ils vous flattent afin que vous demeuriez de bons petits propriétaires et de fidèles lecteurs du Messager du Peuple. (Il regarde autour de lui.) Regarde, Katrine ! Le merveilleux soleil aujourd’hui ! Et cet air que nous respirons ! C’est le printemps en entier qui entre dans notre maison !
KATRINE
Oui Thomas. Encore que nous ne pouvons pas vivre uniquement du soleil et de l’air frais !
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Il nous suffira d’économiser pour un temps. Le plus difficile au fond, ce sera de trouver un appui, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui aurait les mêmes aspirations de liberté, et qui pourrait éventuellement me remplacer.
PETRA
Tu trouveras bien, papa. Tiens! Voilà les garçons qui arrivent de l’école.
Ejlif et Morten entrent.
KATRINE
Déjà ? Ce n’est pourtant pas congé, aujourd’hui !
MORTEN
Non mais nous nous sommes battus avec les autres.
EJLIF
C'est pas vrai. Ce sont les autres qui se sont battus avec nous.
MORTEN
Alors monsieur Roerlund il a dit que c’est mieux qu’on soit dehors de l’école.
THOMAS STOCKMANN, dans une illumination
Mais au fond, oui ! Pourquoi pas ? Écoutez-moi bien les garçons. C’est fini. Vous n’irez plus à l’école.
LES GARÇONS
Quoi ?
KATRINE
Non mais Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Jamais plus. À partir d’aujourd’hui, c’est moi qui serai votre professeur ! Fini d’apprendre que le péché nous conduit en enfer !
MORTEN
Hurrah!
THOMAS STOCKMANN
Mais attention. Vous allez devoir apprendre la liberté et le raffinement. Là-dessus, Petra, je vais compter sur ton aide.
PETRA
Mais bien sûr, papa.
THOMAS STOCKMANN
L’école aura lieu dans le local où l’on m’a traité d’ennemi du peuple. Mais idéalement, il faudrait que nous soyons plusieurs, au moins une douzaine.
KATRINE
Où vas-tu recruter ces enfants ?
THOMAS STOCKMANN, aux garçons
Il doit bien y avoir des voyous qui se font renvoyer dans votre école ?
MORTEN
Pour ça, il y en a plein !
THOMAS STOCKMANN
Allez m’en chercher autant que vous pouvez ! Des vauriens, des avortons, des petits déchets, j’ai l’intuition de pouvoir bâtir de grandes choses avec eux !
MORTEN
Et après? Qu’est-ce qu’on va faire quand on sera devenus des hommes libres et raffinés ?
THOMAS STOCKMANN
C’est là que nous aurons du pain sur la planche ! Nous ferons la chasse aux prédateurs, et quand il n’en restera plus dans notre pays, nous irons plus à l’ouest, dans d’autres pays.
Ejlif a l'air un peu interdit. Morten saute et crie Hurrah!
KATRINE
Pourvu que ce ne soient pas les prédateurs qui te chassent, pauvre Thomas !
THOMAS STOCKMANN
Non mais toi ! Comme si je n’étais pas l’homme le plus fort en ville !
KATRINE
Ah bon ? Parce qu’à présent, tu es le plus fort ?
THOMAS STOCKMANN
Écoute-moi bien, Katrine. Je suis un des hommes les plus forts de l’univers.
MORTEN
Quoi ???
THOMAS STOCKMANN
Mais chut. Il ne faut pas le dire. C’est que j’ai fait une immense découverte.
KATRINE
Encore ?
THOMAS STOCKMANN
Toute une !
Il les assemble autour de lui et dit d’un ton confidentiel:
THOMAS STOCKMANN
L'affaire, voyez vous, c’est que l'homme le plus fort au monde est celui qui sait se tenir debout lorsqu’il est tout seul.
Katrine sourit et secoue la tête:
KATRINE
Non mais toi, Thomas !
PETRA, avec une voix remplie d’émotion, se jetant dans les bras de son père:
Papa !
Fin
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