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7190254 - Post. 18-03-05 - 11:19:54 - Hedda-Gabler

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Elle est, et sera toujours, la fille de son père; et non l'épouse de cet homme qui s'attendrit sur ses pantoufles. C'est pourquoi j'ai intitulé ma pièce Hedda Gabler, et non Hedda Tesman.

 

Henrik Ibsen à son traducteur français.

 

 

 

 

 

 

HEDDA GABLER

 

Pièce en quatre actes (1890)

 

de HENRIK IBSEN

 

Texte  français de Normand Chaurette (1995)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

 

 

PERSONNAGES, par ordre d'entrée :

 

Mademoiselle JULIANE TESMAN, tante de Jorgen.

BERTE, domestique des TESMAN.

JORGEN TESMAN, historien.

HEDDA TESMAN, sa femme.

Mme THEA ELVSTED, son amie d'enfance.

Le conseiller BRACK, ami de la famille.

EILERT LOEVBORG, écrivain, et ancien soupirant de Hedda.

 

L'action se passe dans la maison des Tesman, dans un riche quartier de la ville.

 

 

PREMIER ACTE

 

Un salon somptueux décoré dans des teintes sombres. Au fond, de grandes portes donnent sur un autre salon, de même style. À droite, un vestibule. À gauche, des baies vitrées donnent sur un balcon surplombant un paysage d’automne. À l’avant, une table ovale recouverte d’une lourde étoffe, entourée de chaises. Poêle de porcelaine foncée, fauteuil impérial au-dessus duquel est suspendu le portrait d’un bel homme âgé portant l’uniforme de général. Chaises capitaines, tables basses, divans, sofas, poufs, abondance de coussins. Non loin des baies vitrées, près d’étagères contenant des objets de valeur, un pianoforte, et des vases remplis de fleurs. Beaucoup de fleurs. Des gerbes éparses, couchées sur les tables. Dans les deux pièces, une profusion de tapis, lourds, épais, voluptueux. Matinal et diffus, le soleil entre par les baies vitrées.

 

Mademoiselle Juliane Tesman, chapeautée et portant l’ombrelle, entre par le vestibule. Berte la suit, les bras chargés de fleurs emballées. Mademoiselle Tesman est une dame d’environ 65 ans qui inspire patience et bonté. Elle porte un costume de promenade gris, d’une sobre élégance. Berte, qui n’a plus vingt ans, est assez quelconque, voire rustique.

 

MADEMOISELLE TESMAN, écoutant le silence, doucement:

Non. Ils ne sont pas encore levés.

 

BERTE, à mi-voix

Qu’est-ce que je vous disais! Ils ont débarqué aux petites heures. Si tard que la jeune dame n’a même pas pris le temps de déballer ses choses avant d’aller au lit.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Il faut les laisser dormir. Mais un peu d’air frais au réveil leur fera du bien.

 

Elle ouvre grand les portes vitrées.

 

BERTE

Toutes ces fleurs! Il y en a trop.

 

Elle dépose le bouquet sur le piano.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Te voilà enfin rendue chez tes nouveaux maîtres. (Nostalgique:) Mais Dieu sait quel sacrifice j’ai du faire pour te laisser partir.

 

BERTE

Et puis moi, mademoiselle Tesman, moi qui ai mangé votre pain pendant toutes ces années, je me demande si j’arriverai à m’habituer.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Allons. Jorgen a besoin de toi. Il a vraiment besoin de toi. Tu as toujours été auprès de lui, depuis qu’il est haut comme ça.

 

BERTE

Oui mais votre sœur qui doit toujours garder le lit, j’y pense sans arrêt. Elle est de plus en plus malade. Et la nouvelle bonne, celle qui va me remplacer, je ne veux pas parler contre elle, mais…

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je finirai bien par lui apprendre! Pour l’instant, je fais le plus gros du travail. Mais elle apprendra, tu verras.

 

BERTE

Et puis il y a autre chose: ici, je ne suis pas sûre d’être à la hauteur. La jeune dame…

 

MADEMOISELLE TESMAN

Allons, question d’habitude.

 

BERTE

Il paraît qu’elle est très exigeante.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ça, c’est le moins qu’on puisse dire. La fille du général Gabler! Je la revois, intrépide, lorsqu’elle accompagnait son père à cheval, toute vêtue de noir. Elle passait devant nous et disparaissait dans le brouillard.

 

BERTE

Qui aurait dit qu’elle allait se marier avec notre Jorgen!

 

MADEMOISELLE TESMAN

À propos, Berte, tu sais que dorénavant, il faudra appeler Jorgen: «Monsieur le docteur».

 

BERTE

Oui, la jeune dame me l’a déjà fait remarquer. Dès qu’ils ont franchi la porte, j’ai su qu’il faudrait l’appeler «docteur». C’est donc vrai?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui c’est vrai. Tu te rends compte? Il a reçu son doctorat à l’étranger. Moi-même, je ne l’ai appris que cette nuit, à leur arrivée.

 

BERTE

Je l’ai toujours dit qu’il irait loin. Mais «docteur»… J’aurais jamais cru qu’il se mettrait aussi à soigner les malades?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ce n’est pas ce genre de docteur qu’il est devenu. D’ailleurs, on pourra bientôt lui donner un autre titre, et pas n’importe lequel!

 

BERTE

Ah oui?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Mais.. ce n’est pas à moi de le dire! (Émue:) Si ce pauvre Jochum pouvait se lever de sa tombe et voir ce que son petit garçon est devenu. (Regardant autour:) Tiens, il n’y a plus de housses? Est-ce toi qui les a ôtées?

 

BERTE

La jeune dame a dit qu’il fallait les ôter. Elle ne supporte pas qu’on recouvre les meubles.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Quoi? Ils ne vont quand même pas utiliser ce salon comme une pièce de tous les jours?

 

BERTE

On dirait bien. «On», c’est-à-dire madame. Car lui, le … docteur, il n’a rien dit.

 

Jorgen Tesman entre en chantonnant. Il transporte quelques valises vides. C’est un homme de 33 ans, de taille moyenne, à l’allure juvénile, portant des lunettes. Son visage est rond et joufflu, qui respire la bonne humeur. Sa barbe et ses cheveux sont blonds. Il est confortablement habillé, à la bonne franquette.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ah, bonjour Jorgen.

 

TESMAN

Tante Jülle! Chère tante Jülle! Le jour est à peine levé, et tu as fait le chemin jusqu’ici?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je n’en pouvais plus d’attendre!

 

TESMAN

Mais alors, n’est-ce pas, tu n’as pas dormi de la nuit?

 

MADEMOISELLE TESMAN

C’est sans importance.

 

TESMAN

Comment es-tu rentrée de la gare?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Tout s’est bien passé, rassure-toi. Monsieur le conseiller a eu la gentillesse de me reconduire jusqu’à ma porte.

 

TESMAN

Nous aurions tant voulu que tu viennes avec nous dans notre voiture. Mais tu as vu, n’est-ce pas, Hedda avait tant de bagage! Et pas question de s’en séparer!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ah. ça, tu peux le dire. Je n’ai jamais vu tant de bagage!

 

BERTE, à Tesman:

Dois-je monter au cas où madame aurait besoin de quelque chose?

 

TESMAN

Il vaut mieux ne pas la déranger. Si elle a besoin de toi, elle va te sonner.

 

BERTE, pour elle-même:

… me sonner.

 

TESMAN

Mais tiens. Va plutôt ranger ces malles.

 

BERTE

Je vais les mettre au grenier.

 

Elle sort.

 

TESMAN

Figure-toi, ma tante! Ces malles étaient remplies de notes manuscrites. Remplies à craquer! Des milliers de notes, n’est-ce pas, que j’ai transcrites en fouillant dans des archives! Des documents inouïs, des raretés dont personne ne soupçonnait l’existence.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je te reconnais bien là! Tu n’as pas perdu ton temps en voyage de noces, mon petit Jorgen!

 

TESMAN

Mais donne-moi ton chapeau. Attends, je vais t’aider.

 

Il l’aide à défaire son nœud.

 

MADEMOISELLE TESMAN, touchée par son geste:

Rien n’a vraiment changé. C’est comme si tu étais encore avec nous à la maison.

 

TESMAN, examinant le chapeau:

Quel chapeau magnifique! C’est nouveau? Un original, signé! Mais c’est de la folie!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je l’ai acheté, vois-tu, en sachant que Hedda…

 

TESMAN

Hedda? Mais ma tante!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Si jamais nous devons nous promener ensemble sur la rue, il ne sera pas dit qu’elle aura honte de moi.

 

TESMAN

Tu penses à tout, tante Jülle.

 

Il dépose le chapeau sur une des chaises. Ils s’assoient. Elle dépose son ombrelle contre le divan.

 

MADEMOISELLE TESMAN, lui serrant les mains et le regardant intensément:

Jorgen! Je suis si heureuse de te revoir. Sais-tu qu’en vieillissant, tu ressembles de plus en plus à ton père?

 

TESMAN

Tu m’as manqué, ma tante. Tu sais, vous représentez tout pour moi. Toi et tante Rina, vous m’avez servi à la fois de père et de mère. Mais dis-moi. Tante Rina ne va pas bien, n’est-ce pas?

 

MADEMOISELLE TESMAN

La pauvre! Elle n’est plus capable de se lever. Je prie pour que Dieu retarde l’échéance. Si elle nous quitte, je me demande bien ce que je deviendrai, Jorgen, à présent que tu n’es plus là.

 

TESMAN

Allons.

 

MADEMOISELLE TESMAN, autre ton:

Mais parlons de toi. Toi, marié! Et avec Hedda Gabler! Rien de moins! Tu as conquis Hedda Gabler!

 

TESMAN, gonflé d’orgueil:

Hé hé! Il y a en ville pas mal de collègues, n’est-ce pas, qui doivent être jaloux de moi?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Et ce long voyage de noces! Cinq mois, presque six mois à l’étranger!

 

TESMAN

Mais c’était aussi un voyage d’études. Si tu avais vu toutes ces archives! Ah ces bibliothèques immenses! On a du mal à imaginer tant de livres!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, c’est bien. (Plus confidentielle:) Mais ce voyage, dis-moi… Il a dû te coûter cher, très cher, non?

 

TESMAN

Ma bourse d’études a couvert une bonne partie des dépenses.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui mais tout de même, cette bourse ne pouvait suffire pour deux personnes. Surtout quand on voyage avec une dame.

 

TESMAN

Mais je ne pouvais pas refuser un voyage de noces à Hedda, n’est-ce pas? Je ne pouvais vraiment pas.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, je sais. Les voyages de noces sont très à la mode de nos jours.

 

TESMAN

Je ne pouvais pas non plus lui refuser cette maison.

 

MADEMOISELLE TESMAN, après un silence.

Comment la trouves-tu?

 

TESMAN

J’ai fait le tour de chaque pièce. C’est très bien. Oui, vraiment très bien. J’admets, n’est-ce pas, que c’est peut-être un peu grand. En fait, je me demande ce que nous allons faire de toutes ces chambres à l’étage.

 

MADEMOISELLE TESMAN, avec un petit rire:

Cher Jorgen! Elles finiront bien par servir avec le temps!

 

TESMAN

Oui, pour ça, tu as bien raison. Avant longtemps, n’est-ce pas, j’aurai accumulé tant de livres!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Évidemment, c’est à tes livres que je pensais! Tout de même, Jorgen, tu n’as rien de - particulier - à me raconter?

 

TESMAN

Du voyage?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Mmm…

 

TESMAN

Eh bien, comme je te l’écrivais, j’ai achevé mon doctorat.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui mais je veux dire en ce qui touche vos projets d’avenir à tous les deux?

 

TESMAN

Projets d’avenir?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Mon Dieu, Jorgen! Après tout, je suis ta tante.

 

TESMAN

Je compte bien obtenir un poste de titulaire.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Titulaire, oui.

 

TESMAN

Enfin, ce n’est pas une projet. C’est une certitude. Mais ça, tu n’en as jamais douté, n’est-ce pas?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Bien sûr que non! Non, vraiment, je n’ai aucun doute là-dessus.

 

TESMAN

Je toucherai un salaire convenable, et je pourrai rembourser la banque. Enfin, cette maison fera le bonheur de Hedda, et je m’en réjouis. Depuis que je la connais, elle n’a jamais cessé de dire qu’elle ne pourrait vivre ailleurs que dans cette villa du ministre Falk. Quelle chance nous avons eue qu’elle soit mise en vente pendant notre absence!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Si on peut appeler ça de la chance. (Découragée:) Pour l’amour du ciel, rends-toi compte, Jorgen! Combien crois-tu que cela va coûter?

 

TESMAN, inquiet:

Combien? Peux-tu dire un chiffre?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Pas avant que je n’aie vu tous les comptes.

 

TESMAN

Quand même… le conseiller Brack nous a obtenu un prêt avantageux, n’est-ce pas? Il l’a écrit lui-même à Hedda.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Et quant à moi, j’ai prêté l’argent pour les meubles et les tapis.

 

TESMAN

Tu as fait ça, toi? Avec quel argent?

 

MADEMOISELLE TESMAN

J’ai engagé nos économies.

 

TESMAN, bondissant:

Vos économies, à toi et à tante Rina?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je n’avais pas le choix.

 

TESMAN, furieux

Quoi? Tu es folle? C’est tout ce que vous aviez pour vivre!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Calme-toi. Il s’agit d’une simple formalité. Le conseiller Brack a l’habitude de ce genre d’affaires, et il te le dira mieux que moi: une simple formalité.

 

TESMAN

Mais quand même.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Et puis dorénavant, tu vas toucher un salaire. Après tout, mon Dieu, quoi de plus naturel qu’au début nous fassions un peu notre part? Tu ne vas pas refuser notre aide?

 

TESMAN

Oh ma tante! Tu ne finiras donc jamais de te sacrifier pour moi!

 

MADEMOISELLE TESMAN, le prenant par les épaules:

Mon cher enfant, le seul bonheur qu’il me reste dans la vie, c’est toi. Nous avons vécu des périodes sombres, mais nous arrivons près du but.

 

TESMAN

Oui c’est curieux comme tout finit par s’arranger, n’est-ce pas?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Souviens-toi de tous ceux qui voulaient te barrer la route. Comme ils sont loin derrière toi! Et Ejlert Lovborg, le plus redoutable. il a creusé son trou, et il est enterré dedans, comme un pauvre misérable.

 

TESMAN

Au fait, as-tu des nouvelles de lui?

 

MADEMOISELLE TESMAN

J’ai entendu dire qu’il aurait publié un nouveau livre.

 

TESMAN

Quoi? Récemment? Tu en es sûre?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Dieu sait que ce doit être assez quelconque, enfin rien de comparable à ce que toi, tu t’apprêtes à publier. Car tu vas publier ce livre, je suppose? Tu sais ce livre sur…

 

TESMAN

L’industrie domestique dans le Brabant au moyen-âge.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Quand je pense que tu peux écrire des choses pareilles!

 

TESMAN

Oh, je n’ai pas encore fini mes recherches, n’est-ce pas, mais si tu voyais ma documentation! Il me faudra beaucoup de temps pour répertorier et classer toutes mes notes!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, répertorier, classer, chaque chose à sa place. Le portrait craché de Jochum!

 

TESMAN

Il ne me reste plus qu’à m’installer, maintenant que j’ai une maison à moi. Une vraie maison pour travailler, n’est-ce pas? (Prêtant l’oreille:) Tiens, je crois que c’est Hedda.

 

Hedda paraît, venant de la pièce du fond. Elle a 29 ans. Sa physionomie dégage de la noblesse. Son teint mat et son regard argenté expriment une froide contenance. Elle a de beaux cheveux, châtains, assez fins. Elle porte un riche et ample vêtement d’intérieur.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Bonjour, chère Hedda, vous allez bien?

 

HEDDA

Bonjour mademoiselle Tesman. Vous êtes bien matinale. C’est gentil d’être venue.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Est-ce que la jeune mariée a bien dormi dans sa nouvelle maison?

 

HEDDA

Comme ci comme ça.

 

TESMAN

«Comme ci comme ça», Hedda! Je me suis réveillé et tu dormais comme une souche.

 

HEDDA

Tant mieux, car j’ai mis des heures à m’endormir. Il faut un temps pour s’adapter à chaque chose, n’est-ce pas mademoiselle Tesman? (Écœurée par la lumière:) La bonne a laissé les fenêtres ouvertes. Il faudra lui dire. Je ne supporte pas le soleil.

 

MADEMOISELLE TESMAN, fermant les fenêtres et tirant les rideaux:

Bien sûr. Voilà.

 

MADEMOISELLE TESMAN

C’est déjà mieux. Mais laissez les fenêtres ouvertes. Cette maison en a grand besoin. On étouffe ici. Mais je vous en prie, asseyez-vous, mademoiselle Tesman.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Merci, mais je dois retourner au chevet de ma sœur. J’étais seulement venue m’assurer que tout allait bien.

 

TESMAN

Dis à tante Rina que j’irai la voir cet après-midi.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, ça va la réconforter. Oh! J’allais oublier! (Elle fouille dans son sac.) J’ai quelque chose pour toi.

 

TESMAN

Quoi donc?

 

MADEMOISELLE TESMAN, lui tendant un paquet plat enveloppé de papier de journal:

Tu ne devines pas?

 

TESMAN, déballant le paquet:

Non! Pas possible! Tu me les as gardées? Hedda! Comme c’est touchant!

 

HEDDA:

Qu’est-ce qui est touchant?

 

TESMAN

Mes pantoufles, tu sais, mes vieilles pantoufles!

 

HEDDA

Ah oui, tes vieilles pantoufles.

 

TESMAN

Oui, elles m’ont manqué terriblement. Regarde! Depuis le temps que je t’en parle!

 

HEDDA, se dégageant

Ça va.

 

TESMAN

Mes pantoufles que tante Rina a brodées dans son lit. Elle qui est si malade… tu ne peux pas soupçonner tout ce qu’elles représentent pour moi.

 

HEDDA

Pour toi peut-être, mais pas pour moi.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Laisse, Jorgen. Sur ce point, elle a raison.

 

TESMAN

Hedda fait maintenant partie de la famille.

 

MADEMOISELLE TESMAN

La famille! Décidément, cette bonne ne fera pas l’affaire.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Berte? Quoi? Quelque chose ne va pas?

 

TESMAN

Pourquoi dire ça?

 

HEDDA, pointant du doigt le chapeau:

Là. Elle laisse traîner son vieux chapeau.

 

TESMAN, consterné, laissant tomber ses pantoufles:

Hedda!

 

HEDDA

Si quelqu’un venait et voyait ça!

 

TESMAN

Mais Hedda! C’est le chapeau de tante Jülle!

 

HEDDA

Ah?

 

MADEMOISELLE TESMAN, prenant le chapeau

Hé oui c’est le mien. Et vous saurez, ma petite madame, qu’il n’est pas si vieux.

 

HEDDA

Désolée, je n’ai pas bien regardé.

 

MADEMOISELLE TESMAN, remettant son chapeau

Pour tout dire, je l’étrennais. Et le bon Dieu m’est témoin que ce n’est pas un «vieux» chapeau.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Un modèle authentique. Il est vraiment superbe.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Enfin, peut-être pas authentique, cher Jorgen. (Regardant autour:) Mon ombrelle? Voilà… (Elle la prend.) Car c’est aussi la mienne.  (Plus bas:) Et pas celle de Berte.

 

TESMAN, à Hedda:

Elle étrenne aussi son ombrelle.

 

HEDDA

Ravissante.

 

TESMAN

Ravissante, oui, n’est-ce pas? Tante Jülle, regarde un peu Hedda. Est-ce que tu ne la trouves pas aussi… ravissante?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Quoi de nouveau? Tout le monde sait que Hedda est splendide.

 

Elle s’incline et s’engage vers le vestibule.

 

TESMAN

Oui, mais as-tu remarqué? Tu ne trouves pas qu’elle est un peu plus, comment dire? Comme si le voyage, n’est-ce pas, l’avait un peu arrondie?

 

HEDDA

Ça va.

 

MADEMOISELLE TESMAN, s’est arrêtée et se retourne:

Un peu plus arrondie?

 

TESMAN

Enfin, ce n’est peut-être pas si apparent avec cette robe, mais moi je suis bien placé pour savoir…

 

HEDDA, impatiente:

Savoir quoi?

 

TESMAN

Ce doit être l’air des montagnes.

 

HEDDA

Ce n’est rien du tout. Je n’ai pas changé. Je suis restée exactement la même.

 

TESMAN

Ça, c’est ce que toi tu prétends. Mais il y a un petit changement, tu ne trouves pas, ma tante?

 

MADEMOISELLE TESMAN, la contemplant, les mains jointes:

Splendide. Splendide. Hedda, vous êtes splendide. (Elle marche vers elle, lui incline la tête et l’embrasse sur les cheveux:) Dieu vous bénisse et vous garde, Hedda Tesman, pour le bonheur de Jorgen.

 

HEDDA, se dégageant

Ça va.

 

MADEMOISELLE TESMAN, avec sérénité

Que Dieu bénisse une éternelle amitié entre nous. Je promets de vous rendre visite tous les jours.

 

TESMAN

Oui, tous les jours, ma tante.

 

Elle sort par la porte du vestibule. Tesman la reconduit. Par la porte ouverte, on peut encore entendre la voix de Tesman:

 

TESMAN

Et n’oublie pas de dire bonjour à tante Rina. Et merci encore pour mes pantoufles.

 

Hedda tourne en rond, s’étire les bras, puis on la voit tendre ses poings dans un brusque mouvement de colère. Puis elle reste un long moment immobile, face aux baies vitrées, à fixer le paysage.

 

Tesman revient. Il ferme la porte derrière lui.

 

TESMAN, ramassant ses pantoufles

Qu’est-ce que tu regardes?

 

HEDDA, ayant retrouvé son calme

Rien. Les feuilles. Elle sont toutes jaunes. En décrépitude.

 

TESMAN

Oui, déjà le mois de septembre.

 

HEDDA, avec dégoût

Oui, déjà le mois de septembre. (Débarrassant le piano de ses fleurs:) Ces fleurs n’étaient pas là quand nous sommes rentrés. (Trouvant une enveloppe, elle l’ouvre et lit:) «Reviendrai plus tard aujourd’hui.» Tu ne devineras jamais de qui ça vient. Madame… Elvsted. La femme du député.

 

TESMAN

Tiens comme c’est curieux… Madame Elvsted! Tu veux dire Mademoiselle Rüssing?

 

HEDDA

Oui. Elle-même en personne. Elle avait les cheveux blonds. Une véritable crinière, et elle s’en servait pour se faire remarquer de tout le monde. Nous nous sommes perdu de vue depuis l’école, mais je n’ai jamais oublié ces cheveux-là. Toi non plus, d’ailleurs.

 

TESMAN

Et elle s’est mariée avec ce député, n’est-ce pas? Ils vivent dans le Oppland. Je me demande bien comment les gens font pour habiter ce coin perdu. (Hedda fait les cent pas.) Quelque chose ne va pas, Hedda?

 

HEDDA

Mon vieux piano n’a pas vraiment sa place ici. Il ne va pas avec le reste.

 

TESMAN

Nous pourrions peut-être l’échanger contre un qui conviendrait mieux.

 

HEDDA

Il fait partie de mon héritage. Pas question de l’échanger. Et je vais tâcher aussi de trouver ce qui manque…

 

TESMAN

Quand je serai nommé titulaire, Hedda, nous achèterons tout ce qui manque. Je toucherai un salaire convenable et nous vivrons bien, n’est-ce pas? En attendant, heureusement qu’il y a tante Jülle pour m’aider. À propos, comment l’as-tu trouvée? Un peu bizarre, non? Elle nous a salués d’une façon, n’est-ce pas, si solennelle?

 

HEDDA

Je la connais si peu. Elle n’est pas comme ça d’habitude?

 

TESMAN

Non, aujourd’hui elle était bizarre.

 

HEDDA, se détournant de la fenêtre

Tu crois qu’elle m’en veut pour le chapeau?

 

TESMAN

Pas vraiment. Mais quand même, tu aurais pu, n’est-ce pas…

 

HEDDA

Enfin, qu’est-ce que c’est que cette façon de lancer son chapeau n’importe où? Ces choses-là ne se font pas.

 

TESMAN

Ça ne se reproduira plus.

 

HEDDA

Je trouverai le moyen de me faire pardonner. Recevons-la ce soir. Quand tu iras chez elle tout à l’heure, tu l’inviteras de ma part.

 

TESMAN

Oui, compte sur moi. Et aussi, n’est-ce pas, si tu pouvais…

 

HEDDA

Quoi?

 

TESMAN

Je sais que c’est difficile, mais elle en serait si heureuse: si tu pouvais faire un effort et essayer, je dis bien essayer, de la tutoyer.

 

HEDDA

Non, non, Tesman. Ne me demande pas une chose pareille.

 

TESMAN

Fais-le pour moi!

 

HEDDA

Pas question de la tutoyer. Au mieux, j’essaierai de l’appeler «ma tante».

 

Berte entre.

 

BERTE

Il y a une dame qui demande à vous voir. Elle est passée plus tôt, mais vous étiez au lit. Elle a laissé ces fleurs.

 

Elle désigne le bouquet que tient Hedda.

 

HEDDA

Ha! Faites-la entrer.

 

Berte fait entrer Madame Elvsted et se retire.

 

Madame Elvsted est une femme menue, d’une beauté qui dégage de la fragilité. Son visage est empreint de douceur. Elle a les yeux bleu clair, grands, ronds, qui trahissent un effroi constant ainsi qu’une grande insécurité. Mais ce qui frappe le plus chez elle, ce sont ses cheveux, abondants et ondulés, d’une blondeur étincelante. On lui donne un an ou deux de moins que Hedda. Elle porte un costume de couleur sombre, élégant mais quelque peu démodé.

 

HEDDA, exagérément chaleureuse

Madame Elvsted! Quelle agréable surprise de vous revoir!

 

MADAME ELVSTED

Oui, cela doit bien faire un siècle.

 

TESMAN

Une éternité.

 

HEDDA

Merci pour vos fleurs. Ce sont mes préférées.

 

MADAME ELVSTED

Je vous en prie. Je suis venue hier mais on m’a dit que vous ne rentriez qu’aujourd’hui. J’étais si désespérée de ne pouvoir vous rejoindre.

 

HEDDA

Désespérée? Pourquoi?

 

MADAME ELVSTED

Pour tout vous dire, je ne vois personne d’autre à qui me confier.

 

TESMAN

Rien de grave, j’espère?

 

MADAME ELVSTED

Je sais que cela peut paraître ridicule et pourtant!

 

HEDDA

Alors dites-nous calmement de quoi il s’agit.

 

MADAME ELVSTED

Premièrement, il faut vous dire, au cas où vous l’ignorez, qu’Ejlert Lovborg est en ville.

 

TESMAN

Ejlert Lovborg? En ville? Tu as entendu, Hedda?

 

HEDDA

Oui, j’ai entendu.

 

MADAME ELVSTED

Il est ici depuis une semaine. Abandonné à lui-même dans cette ville infernale. Imaginez tout ce monde qu’il a pu fréquenter!

 

HEDDA

Chère madame Elvsted, excusez mon indiscrétion, mais en quoi cela vous regarde?

 

MADAME ELVSTED

Il a été professeur des enfants.

 

HEDDA

Vous avez des enfants?

 

MADAME ELVSTED

Les enfants de mon mari.

 

HEDDA

Je vois.

 

MADAME ELVSTED

Il était veuf quand nous nous sommes mariés.

 

TESMAN, usant de tact

Ejlert Lovborg! Mais dites-moi, il se serait assagi au point qu’on puisse lui confier un poste de professeur?

 

MADAME ELVSTED

Depuis deux ans, il a été tout ce qu’il y a de plus irréprochable.

 

TESMAN

Vraiment? Tu as entendu, Hedda?

 

HEDDA

Oui, j’ai entendu.

 

MADAME ELVSTED

Irréprochable, je vous jure. Mais le fait d’avoir publié son dernier livre a provoqué chez lui une sorte d’euphorie. Il a touché un peu d’argent et puis, brusquement, voilà qu’il est de retour ici, en pleine ville. J’ai terriblement peur pour lui.

 

TESMAN

C’est donc vrai qu’il a écrit un livre?

 

MADAME ELVSTED

Un ouvrage remarquable sur l’évolution de la culture à travers les âges. Un livre magistral, qui a conquis à la fois la critique, les intellectuels, et le grand public.

 

TESMAN

Ah oui? Se pourrait-il, par hasard, qu’il ait fait rééditer une œuvre antérieure?

 

MADAME ELVSTED

Une œuvre antérieure?

 

TESMAN

N’est-ce pas, en la remaniant?

 

MADAME ELVSTED

Non. J’ai vu l’ouvrage s’écrire du début à la fin. Il lui a fallu un an pour le concevoir et le rédiger.

 

TESMAN

Alors c’est une grande nouvelle, n’est-ce pas, Hedda?

 

MADAME ELVSTED

Ah, si seulement cela pouvait durer!

 

HEDDA

L’avez-vous revu?

 

MADAME ELVSTED

Non, pas encore. J’ai eu beaucoup de mal à le retracer. En fait, je viens tout juste d’avoir son adresse.

 

HEDDA

C’est tout de même étonnant de la part de votre mari, non?

 

MADAME ELVSTED, crispée

Mon mari? Que voulez-vous dire?

 

HEDDA

Qu’il vous confie à vous une pareille mission? N’est-ce pas lui qui devrait s’en charger?

 

MADAME ELVSTED

Si vous connaissiez son emploi du temps! Et puis, j’avais affaire en ville.

 

HEDDA

Je vois.

 

MADAME ELVSTED, angoissée

À présent, je vous en supplie monsieur Tesman. S’il venait à se manifester, veuillez l’accueillir comme un ami. Il le fera, j’en suis sûre. Vous étiez de bons collègues. Tâchez de veiller sur lui. Promettez-le.

 

TESMAN

Je vous le promets, madame Rüssing.

 

HEDDA

Elvsted.

 

TESMAN

Oui, je ferai tout ce que je peux. Comptez sur moi.

 

MADAME ELVSTED

Oh, merci. Merci de tout cœur. (Elle ajoute maladroitement:) Au nom de mon mari.

 

HEDDA

Tu devrais lui écrire, Tesman. Il hésite peut-être, alors qu’une lettre venant de toi…

 

TESMAN

Oui, tu as raison.

 

HEDDA

Pourquoi attendre? Le plus vite sera le mieux. Va lui écrire maintenant.

 

MADAME ELVSTED

Oui, s’il vous plaît.

 

TESMAN

Donnez-moi l’adresse, madame… Elvsted.

 

MADAME ELVSTED, sortant une feuille de son sac

Tenez.

 

TESMAN

Bien, j’y vais. (Regardant autour de lui:) Mes pantoufles? Ah, ici!

 

Il prend ses pantoufles et s’éloigne.

 

HEDDA

Écris-lui une lettre chaleureuse, amicale. Une longue lettre.

 

MADAME ELVSTED

Mais n’allez surtout pas lui dire que c’est moi qui vous l’ai demandé.

 

TESMAN

Bien sûr que non.

 

Il sort par la pièce du fond.

 

HEDDA, tout bas

Voilà. D’une pierre deux coups.

 

MADAME ELVSTED

Vous voulez dire?

 

HEDDA

J’ai fait ce qu’il fallait pour nous en débarrasser. Nous allons enfin pouvoir parler seule à seule.

 

MADAME ELVSTED

Seule à seule?

 

HEDDA

Vous m’en avez dit beaucoup, mais si j’ai bien compris, il y a plus. À présent, vous pouvez parler à cœur ouvert.

 

MADAME ELVSTED, anxieuse, regardant sa montre

C’est que, chère madame Tesman, je vais bientôt devoir m’en aller.

 

HEDDA

Rien ne vous presse. Allons, autrefois, nous n’avions pas de secrets l’une pour l’autre.

 

MADAME ELVSTED

Vous croyez? Pourtant, nous n’étions pas dans la même classe. Je le sais car je me souviens que j’avais très peur de vous.

 

HEDDA

Peur de moi?

 

MADAME ELVSTED

Une peur bleue. Parce que dans l’escalier, vous étiez toujours en train de me tirer les cheveux.

 

HEDDA

Moi?

 

MADAME ELVSTED

Oui. Même qu’une fois, vous avez dit que vous vouliez y mettre le feu.

 

HEDDA

C’était pour vous taquiner!

 

MADAME ELVSTED

Oui, mais je ne pouvais pas comprendre à l’époque. Et puis, avec les années nous nous sommes perdu de vue. Nous avons emprunté des chemins différents.

 

HEDDA

Si je me souviens bien, on se tutoyait à l’école, et on s’appelait par nos prénoms.

 

MADAME ELVSTED

Ah, ça, vous vous trompez.

 

HEDDA

Là-dessus, ma mémoire est infaillible. Allons, tu peux me parler en toute confiance. (L’embrassant sur le front:) Tu vas me tutoyer et m’appeler Hedda.

 

MADAME ELVSTED, lui serrant les mains

J’ai si peu l’habitude qu’on soit gentil avec moi.

 

HEDDA

Et moi je vais te dire «tu», comme avant, et je vais t’appeler Thora.

 

MADAME ELVSTED

Théa.

 

HEDDA

Oui, Théa, c’est bien ce que je voulais dire. (Elle la regarde avec compassion.) Ainsi, Théa, tu n’as pas l’habitude qu’on soit gentil avec toi? Ils ne sont pas gentils à la maison?

 

MADAME ELVSTED

À la maison? Mais je n’ai pas de maison. Je n’en ai jamais eu.

 

HEDDA, perspicace

J’ai cru comprendre en effet. Il me semble que tu as d’abord été engagée chez le député en tant que gouvernante?

 

MADAME ELVSTED

Il m’avait engagée comme institutrice. Mais sa femme était malade, et j’ai dû m’occuper, de plus, des taches domestiques.

 

HEDDA

Et de là, tu es devenue la nouvelle Madame Elvsted.

 

MADAME ELVSTED, soupirant

Oui, c’est comme ça.

 

HEDDA

Cela doit bien faire au moins …?

 

MADAME ELVSTED

Cinq ans.

 

HEDDA

Oui, c’est possible.

 

MADAME ELVSTED

Personne ne peut imaginer ce que j’ai enduré.

 

HEDDA, d’un ton réprobateur

Théa!

 

MADAME ELVSTED

Un jour je te raconterai et tu verras.

 

HEDDA

Cela fait bien trois ans qu’Ejlert Lovborg est installé là-bas?

 

MADAME ELVSTED

Ejlert Lovborg? Oui, trois ans.

 

HEDDA

Tu le connaissais bien?

 

MADAME ELVSTED

De réputation.

 

HEDDA

Pourquoi l’avoir engagé?

 

MADAME ELVSTED

Il fallait faire instruire les enfants. Il n’y a pas d’école dans ce désert. Et je ne pouvais pas voir à tout. Mon mari est passablement occupé. Ses fonctions l’obligent à être partout à la fois.

 

HEDDA

Quel genre d’homme est-ce? Comment est-il avec toi?

 

MADAME ELVSTED

Lui te dirait qu’il est irréprochable.

 

HEDDA

Il y a bien vingt ans de différence entre vous?

 

MADAME ELVSTED

Ce qui n’arrange pas les choses, en effet. Nous n’avons rien en commun. Jamais deux êtres n’ont été si différents l’un de l’autre.

 

HEDDA

Mais il doit bien t’aimer à sa manière?

 

MADAME ELVSTED

Il m’aime parce que je suis utile. Et parce que je ne coûte pas cher. Au fond, il n’aime que lui-même. Et un peu les enfants à la limite.

 

HEDDA

Et il a beaucoup d’estime pour Ejlert Lovborg.

 

MADAME ELVSTED

Pourquoi en aurait-il?

 

HEDDA

Enfin, Théa… s’il t’envoie toute seule en ville à sa recherche? C’est toi-même qui l’as dit.

 

MADAME ELVSTED, crispée

Ah oui… oui. J’ai dit ça, mais… (Dans un souffle:) Pourquoi le cacher! Et puisque après tout, on finira bien par découvrir la vérité! Mon mari ignore que je suis en ville.

 

HEDDA

Que dis-tu?

 

MADAME ELVSTED

J’ai profité de son absence pour quitter la maison. La vie était devenue impossible.

 

HEDDA

Tu as fait ça?

 

MADAME ELVSTED

J’ai pris mes affaires, et je suis partie.

 

HEDDA

Comme ça? Tout simplement?

 

MADAME ELVSTED, libérée

Oui! J’ai fait ça!

 

HEDDA

Mais pense un peu à ce que ton mari va dire quand tu reviendras!

 

MADAME ELVSTED, avec cran

Quand je reviendrai? Mais tu n’as donc pas compris? Je l’ai quitté. Je ne vais pas revenir. Je ne reviendrai jamais.

 

HEDDA

Tu es sérieuse?

 

MADAME ELVSTED

Ma décision est prise.

 

HEDDA

Tu l’as quitté comme ça, pour toujours? As-tu pensé à ce que les gens vont dire?

 

MADAME ELVSTED

Ils diront ce qu’ils voudront.

 

HEDDA

Mais qu’est-ce que tu vas faire à présent?

 

MADAME ELVSTED

Pour l’instant je l’ignore. Une chose est certaine: si je dois continuer à vivre, ce sera là où vit Ejlert Lovborg.

 

Silence.

 

HEDDA

Il y a donc des liens puissants entre toi et Ejlert Lovborg?

 

MADAME ELVSTED

Des liens qui se sont approfondis avec les années. J’ai compris que j’avais une sorte de pouvoir sur lui.

 

HEDDA

Ah?

 

MADAME ELVSTED

Malgré tout ce qu’on lui a reproché, il a retrouvé sa dignité. Il a compris qu’en ma présence, il n’avait pas d’autre choix que de renoncer à ses vieilles habitudes.

 

HEDDA, réprimant un sourire moqueur

Toi, la petite Théa, tu as accompli une si grande chose?

 

MADAME ELVSTED

C’est ce qu’il dit, lui aussi. En échange, il a fait de moi, comment dire? Quelqu’un de valable. Il m’a appris à raisonner. À comprendre les choses.

 

HEDDA

Il a donc été ton professeur à toi aussi?

 

MADAME ELVSTED

Oui, mais plus encore. Il a été un maître. Il me parlait. De mille et un sujets. De tout. Jusqu’à ce jour mémorable où il m’a offert de travailler avec lui.

 

HEDDA

Il te l’a vraiment proposé?

 

MADAME ELVSTED

Oui. Il m’a soumis chacune de ses idées, chacune de ses phrases.

 

HEDDA

Une collaboration, donc?

 

MADAME ELVSTED, s’animant

Une collaboration! Précisément. C’est le mot qu’il utilisait. Oui, nous étions heureux, profondément. Mais voilà que tout risque de s’écrouler.

 

HEDDA

Tu n’as donc plus confiance en lui?

 

MADAME ELVSTED, angoissée

Il y a l’ombre d’une femme entre Ejert Lovborg et moi.

 

HEDDA, vivement intéressée

Ah? Qui donc?

 

MADAME ELVSTED

Si je le savais! Une revenante de son passé. La seule qu’il n’ait jamais réussi à oublier.

 

HEDDA

Il t’en a donc parlé?

 

MADAME ELVSTED

Une seule fois. Au moment de leur rupture, elle avait pointé une arme sur lui en menaçant de tirer.

 

HEDDA, froidement

Mon Dieu… Ces choses-là ne se font pas.

 

MADAME ELVSTED

Je crois bien qu’il s’agit de cette actrice qu’il fréquentait.

 

HEDDA

Oui, c’est possible.

 

MADAME ELVSTED

Leur liaison avait fait beaucoup de bruit à l’époque.

 

HEDDA, voyant Tesman qui revient

Chut.

 

Jorgen Tesman revient avec une lettre à la main.

 

TESMAN

Voilà, il ne reste plus qu’à la porter à son hôtel.

 

Berte entre.

 

BERTE

Monsieur le conseiller Brack est ici qui demande à vous voir.

 

HEDDA

Bien sûr, faites-le entrer. Et ensuite, vous irez porter cette lettre.

 

BERTE, prenant la lettre

Oui madame.

 

Brack est un homme de 45 ans. Quoique trapu et assez costaud, ses mouvements sont élégants. Le visage est rondelet, le profil est noble. Il a les cheveux courts, noirs, impeccables. Sous d’épais sourcils, le regard est vif et enjoué. Il porte une épaisse moustache aux extrémités cirées. Il est vêtu d’un complet de promenade élégant, mais un peu trop jeune pour son âge. Il porte une lorgnette qu’il laisse tomber de temps à autres.

 

BRACK

Sommes-nous trop tôt ou trop tard?

 

HEDDA, enjouée

Nous sommes juste à la bonne heure!

 

TESMAN

Et nous sommes toujours le bienvenu! (Faisant les présentations:) Notre ami le conseiller Brack, mademoiselle Rüssing. Je veux dire, n’est-ce pas, Madame Elvsted.

 

BRACK, s’inclinant

Enchanté.

 

HEDDA

Comme c’est drôle de vous voir en plein jour!

 

BRACK

Ah? J’ai l’air plus vieux peut-être?

 

HEDDA

Ça vous rajeunit je trouve.

 

BRACK

Merci bien.

 

TESMAN

Et Hedda? Qu’en dites-vous? Vous ne trouvez pas qu’elle a l’air pleine de santé? Moi je la trouve splendide.

 

HEDDA, reconduisant Madame Elvsted

Cesse de répéter ça.

 

Échange de salutations. Madame Elvsted et Hedda se dirigent vers le vestibule.

 

BRACK

Comment Hedda a-t-elle trouvé la maison? Est-elle satisfaite?

 

TESMAN

Oui. Nous ne savons pas comment vous remercier. Il faudra peut-être aménager de petites chose, n’est-ce pas, mais dans l’ensemble…

 

BRACK

Vous envisagez d’autres dépenses?

 

TESMAN, mal à l’aise

J’ai cru comprendre que Hedda avait certains projets en tête. Mais nous en assumerons les frais nous-mêmes, soyez tranquille.

 

BRACK

Il y a une chose dont je voudrais vous parler.

 

TESMAN

Oui je m’en doute. L’heure est venue n’est-ce pas d’aborder le côté sérieux de l’affaire?

 

BRACK

Oh, pour ce qui est de l’argent, ça peut toujours attendre. Même s’il faut admettre qu’on aurait pu se contenter d’une maison un peu plus misérable.

 

TESMAN

Ç’aurait été difficile. Vous connaissez Hedda. Aucune autre maison n’aurait pu convenir.

 

BRACK

Oui. C’est là où les choses pourraient peut-être se compliquer.

 

TESMAN

D’ici peu de temps heureusement, j’obtiendrai ce poste de titulaire à l’université.

 

BRACK

C’est que, voyez-vous, ce genre de promotion peut parfois traîner en longueur.

 

TESMAN

Quoi? Auriez-vous appris de mauvaises nouvelles?

 

BRACK

Rien de précis, mais… Je peux tout de même vous apprendre que votre ami Ejlert Lovborg est de retour en ville.

 

TESMAN

Hé oui. Ça, je le sais.

 

BRACK

Ah bon. Qui vous l’a dit?

 

TESMAN

La dame qui était ici.

 

BRACK

Comment s’appelle-t-elle déjà?

 

TESMAN

Madame Elvsted.

 

BRACK

Oui, la femme du député. C’est là dans le Oppland que Lovborg s’était réfugié.

 

TESMAN

Et c’est là apparemment qu’il est redevenu un homme respectable.

 

BRACK

C’est ce qu’on prétend en effet.

 

TESMAN

Il aurait publié un nouveau livre?

 

BRACK

Et pas n’importe quoi.

 

TESMAN

C’est donc vrai, cette popularité soudaine?

 

BRACK

Un véritable raz-de-marée.

 

TESMAN

N’est-ce pas extraordinaire? Un homme si curieusement doué! Mais de le voir se détruire comme il l’a fait…

 

BRACK

C’est lamentable.

 

TESMAN

Mais que va-t-il faire à présent? Car au fond, je me demande bien de quoi il peut vivre.

 

Hedda reparaît sur ces derniers mots.

 

HEDDA, vers Brack, un peu moqueuse

Tessman se demande toujours de quoi les gens peuvent vivre.

 

TESMAN

Nous parlions de ce pauvre Eljert Lovborg.

 

HEDDA

Alors? De quoi peut-il vivre?

 

TESMAN

On sait que depuis longtemps il a flambé son héritage. Il ne peut tout de même pas produire un livre par année?

 

BRACK

Qui sait? Et puis il lui reste de la famille. Des gens en moyens.

 

TESMAN

Mais qui lui ont coupé les vivres, souvenez-vous.

 

BRACK

Parce qu’il avait cessé de leur faire honneur.

 

TESMAN

C’est ce que je vous dis. Il s’est mis la corde au cou.

 

HEDDA

Mais bien des choses ont changé depuis, si j’en crois Madame Elvsted.

 

BRACK

Sans compter qu’il y a la parution de ce livre.

 

TESMAN

Oui, tout ça mis ensemble, n’est-ce pas… Je lui ai écrit tout à l’heure. Je me suis permis de l’inviter pour ce soir.

 

BRACK

Quoi? Ce soir? Ah non pas question. Ce soir, vous êtes engagé. Nous enterrons votre vie de célibataire. Vous nous avez fait faux-bond avant votre départ, mais ce n’était que partie remise.

 

HEDDA

Tu avais promis, Tesman.

 

TESMAN

Mais Lovborg?

 

BRACK

Je peux bien l’inviter chez moi, mais je suis presque certain qu’il ne viendra pas.

 

TESMAN

Pourquoi?

 

BRACK, hésitant, se lève, et use de tact:

Mon cher Tesman, et vous aussi madame Hedda, je m’en voudrais de vous cacher plus longtemps une information…

 

TESMAN

À propos d’Ejlert?

 

BRACK

Cela vous concerne autant que lui. Il faudrait peut-être vous préparer à ce que votre nomination souffre d’un délai un peu plus long que vous ne l’espériez.

 

TESMAN, effrayé

Quelqu’un serait-il en train de me barrer le chemin?

 

BRACK

L’attribution du poste dépendra peut-être d’un concours.

 

TESMAN

Un concours? Tu entends, Hedda?

 

HEDDA, se calant dans son fauteuil

Tiens tiens!

 

TESMAN

Qui d’autre est en lice? Pas… pas…

 

BRACK

Oui, justement. Ejlert Lovborg.

 

TESMAN, tombant des nues

Mais c’est inconcevable!

 

BRACK

Enfin, les choses pourraient, je dis bien pourraient, peut-être, en arriver là.

 

TESMAN

Mais vous vous rendez compte de tout ce que ça pourrait signifier pour moi? (S’agitant:) Je suis marié maintenant! Hedda et moi nous nous sommes engagés, nous avons contracté des dettes considérables, j’ai même emprunté de tante Jülle, en prévision d’un salaire, n’est-ce pas, sur le quel je comptais!

 

BRACK

Allons, allons! Vous aurez le poste. Mais au terme d’un concours. Simple formalité.

 

HEDDA, avachie dans son fauteuil

Oui: ça va mettre un peu de piquant dans l’affaire.

 

TESMAN

On dirait que ça t’amuse!

 

HEDDA, toujours indifférente

Pas du tout. Je suis simplement curieuse de connaître le verdict.

 

BRACK

Il valait mieux, chère madame, que vous soyez au courant de la situation avant de vous lancer dans de trop grosses dépenses. Car j’ai ouï-dire que vous menaciez encore d’acheter des choses.

 

HEDDA

Rien ne saurait s’opposer çà mes projets.

 

BRACK

Ah? Si vous le dites! (Sur son départ, à Tesman:) J’ai deux ou trois courses à faire en ville, mais si vous êtes là cet après-midi, je repasserai.

 

TESMAN

Non, j’ai promis à tante Jülle d’aller la voir.

 

HEDDA

Mais moi je vous recevrai.

 

BRACK

Alors à plus tard.

 

TESMAN, le reconduisant

De toute façon, nous nous verrons à la fête ce soir.

 

BRACK

Ça j’y compte bien. Et n’essayez pas de vous faufiler. Vous ne vous en sauverez pas deux fois de suite!

 

Il sort.

 

TESMAN, de retour au salon

Oh, Hedda, il ne faut jamais s’aventurer au pays des rêves, tu ne trouves pas?

 

HEDDA

Toi? Tu te serais aventuré?

 

TESMAN

Et comment! Nous avons été pas mal imprudents de nous marier en faisant confiance aux promesses. Avec rien devant nous.

 

HEDDA

Oui, c’est un point de vue.

 

TESMAN

Enfin, nous avons cette maison dont tu étais folle. Ça au moins, c’est quelque chose.

 

HEDDA

Nous devions mener la grande vie et recevoir à dîner tous les soirs.

 

TESMAN

Oui mon Dieu. Moi le premier j’y tenais beaucoup. Mais j’ai peur qu’il faille attendre un peu.

 

HEDDA

Et pour le majordome, je suppose qu’il faudra aussi attendre?

 

TESMAN

Ah ça, pour l’instant, on ne doit même pas y penser.

 

HEDDA

Et mon pur-sang? Et ces écuries que tu m’a promises?

 

TESMAN, effrayé

Tes écuries?

 

HEDDA

À la campagne. Ça non plus, je présume, on ne doit même pas y penser?

 

TESMAN

La campagne?… Oh non, ce serait de la folie.

 

HEDDA

Il me reste au moins une chose pour tuer le temps.

 

TESMAN, soulagé

Ah. Mais… quoi au juste?

 

HEDDA, amorçant une sortie, d’un ton désinvolte

Mes pistolets, Jorgen.

 

TESMAN, tressaillant

Tes pistolets?

 

HEDDA, glaciale

Les pistolets du général Gabler.

 

Elle sort.

 

TESMAN, la suivant, épouvanté

Pour l’amour du ciel, Hedda! Je t’en supplie. Non, ces choses-là sont trop dangereuses! Écoute-moi Hedda! Je t’en prie, il ne faut pas toucher à ça!

 

Fin du premier acte.

 

Fin de la version numérique

 

© nchaurette 2015 - http://www.normandchaurette.com/textes.html

 

 

Inédits

7190254 - Post. 18-03-05 - 11:19:54 - Hedda-Gabler

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Elle est, et sera toujours, la fille de son père; et non l'épouse de cet homme qui s'attendrit sur ses pantoufles. C'est pourquoi j'ai intitulé ma pièce Hedda Gabler, et non Hedda Tesman.

 

Henrik Ibsen à son traducteur français.

 

 

 

 

 

 

HEDDA GABLER

 

Pièce en quatre actes (1890)

 

de HENRIK IBSEN

 

Texte  français de Normand Chaurette (1995)

d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen

 

 

 

PERSONNAGES, par ordre d'entrée :

 

Mademoiselle JULIANE TESMAN, tante de Jorgen.

BERTE, domestique des TESMAN.

JORGEN TESMAN, historien.

HEDDA TESMAN, sa femme.

Mme THEA ELVSTED, son amie d'enfance.

Le conseiller BRACK, ami de la famille.

EILERT LOEVBORG, écrivain, et ancien soupirant de Hedda.

 

L'action se passe dans la maison des Tesman, dans un riche quartier de la ville.

 

 

PREMIER ACTE

 

Un salon somptueux décoré dans des teintes sombres. Au fond, de grandes portes donnent sur un autre salon, de même style. À droite, un vestibule. À gauche, des baies vitrées donnent sur un balcon surplombant un paysage d’automne. À l’avant, une table ovale recouverte d’une lourde étoffe, entourée de chaises. Poêle de porcelaine foncée, fauteuil impérial au-dessus duquel est suspendu le portrait d’un bel homme âgé portant l’uniforme de général. Chaises capitaines, tables basses, divans, sofas, poufs, abondance de coussins. Non loin des baies vitrées, près d’étagères contenant des objets de valeur, un pianoforte, et des vases remplis de fleurs. Beaucoup de fleurs. Des gerbes éparses, couchées sur les tables. Dans les deux pièces, une profusion de tapis, lourds, épais, voluptueux. Matinal et diffus, le soleil entre par les baies vitrées.

 

Mademoiselle Juliane Tesman, chapeautée et portant l’ombrelle, entre par le vestibule. Berte la suit, les bras chargés de fleurs emballées. Mademoiselle Tesman est une dame d’environ 65 ans qui inspire patience et bonté. Elle porte un costume de promenade gris, d’une sobre élégance. Berte, qui n’a plus vingt ans, est assez quelconque, voire rustique.

 

MADEMOISELLE TESMAN, écoutant le silence, doucement:

Non. Ils ne sont pas encore levés.

 

BERTE, à mi-voix

Qu’est-ce que je vous disais! Ils ont débarqué aux petites heures. Si tard que la jeune dame n’a même pas pris le temps de déballer ses choses avant d’aller au lit.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Il faut les laisser dormir. Mais un peu d’air frais au réveil leur fera du bien.

 

Elle ouvre grand les portes vitrées.

 

BERTE

Toutes ces fleurs! Il y en a trop.

 

Elle dépose le bouquet sur le piano.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Te voilà enfin rendue chez tes nouveaux maîtres. (Nostalgique:) Mais Dieu sait quel sacrifice j’ai du faire pour te laisser partir.

 

BERTE

Et puis moi, mademoiselle Tesman, moi qui ai mangé votre pain pendant toutes ces années, je me demande si j’arriverai à m’habituer.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Allons. Jorgen a besoin de toi. Il a vraiment besoin de toi. Tu as toujours été auprès de lui, depuis qu’il est haut comme ça.

 

BERTE

Oui mais votre sœur qui doit toujours garder le lit, j’y pense sans arrêt. Elle est de plus en plus malade. Et la nouvelle bonne, celle qui va me remplacer, je ne veux pas parler contre elle, mais…

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je finirai bien par lui apprendre! Pour l’instant, je fais le plus gros du travail. Mais elle apprendra, tu verras.

 

BERTE

Et puis il y a autre chose: ici, je ne suis pas sûre d’être à la hauteur. La jeune dame…

 

MADEMOISELLE TESMAN

Allons, question d’habitude.

 

BERTE

Il paraît qu’elle est très exigeante.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ça, c’est le moins qu’on puisse dire. La fille du général Gabler! Je la revois, intrépide, lorsqu’elle accompagnait son père à cheval, toute vêtue de noir. Elle passait devant nous et disparaissait dans le brouillard.

 

BERTE

Qui aurait dit qu’elle allait se marier avec notre Jorgen!

 

MADEMOISELLE TESMAN

À propos, Berte, tu sais que dorénavant, il faudra appeler Jorgen: «Monsieur le docteur».

 

BERTE

Oui, la jeune dame me l’a déjà fait remarquer. Dès qu’ils ont franchi la porte, j’ai su qu’il faudrait l’appeler «docteur». C’est donc vrai?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui c’est vrai. Tu te rends compte? Il a reçu son doctorat à l’étranger. Moi-même, je ne l’ai appris que cette nuit, à leur arrivée.

 

BERTE

Je l’ai toujours dit qu’il irait loin. Mais «docteur»… J’aurais jamais cru qu’il se mettrait aussi à soigner les malades?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ce n’est pas ce genre de docteur qu’il est devenu. D’ailleurs, on pourra bientôt lui donner un autre titre, et pas n’importe lequel!

 

BERTE

Ah oui?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Mais.. ce n’est pas à moi de le dire! (Émue:) Si ce pauvre Jochum pouvait se lever de sa tombe et voir ce que son petit garçon est devenu. (Regardant autour:) Tiens, il n’y a plus de housses? Est-ce toi qui les a ôtées?

 

BERTE

La jeune dame a dit qu’il fallait les ôter. Elle ne supporte pas qu’on recouvre les meubles.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Quoi? Ils ne vont quand même pas utiliser ce salon comme une pièce de tous les jours?

 

BERTE

On dirait bien. «On», c’est-à-dire madame. Car lui, le … docteur, il n’a rien dit.

 

Jorgen Tesman entre en chantonnant. Il transporte quelques valises vides. C’est un homme de 33 ans, de taille moyenne, à l’allure juvénile, portant des lunettes. Son visage est rond et joufflu, qui respire la bonne humeur. Sa barbe et ses cheveux sont blonds. Il est confortablement habillé, à la bonne franquette.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ah, bonjour Jorgen.

 

TESMAN

Tante Jülle! Chère tante Jülle! Le jour est à peine levé, et tu as fait le chemin jusqu’ici?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je n’en pouvais plus d’attendre!

 

TESMAN

Mais alors, n’est-ce pas, tu n’as pas dormi de la nuit?

 

MADEMOISELLE TESMAN

C’est sans importance.

 

TESMAN

Comment es-tu rentrée de la gare?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Tout s’est bien passé, rassure-toi. Monsieur le conseiller a eu la gentillesse de me reconduire jusqu’à ma porte.

 

TESMAN

Nous aurions tant voulu que tu viennes avec nous dans notre voiture. Mais tu as vu, n’est-ce pas, Hedda avait tant de bagage! Et pas question de s’en séparer!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Ah. ça, tu peux le dire. Je n’ai jamais vu tant de bagage!

 

BERTE, à Tesman:

Dois-je monter au cas où madame aurait besoin de quelque chose?

 

TESMAN

Il vaut mieux ne pas la déranger. Si elle a besoin de toi, elle va te sonner.

 

BERTE, pour elle-même:

… me sonner.

 

TESMAN

Mais tiens. Va plutôt ranger ces malles.

 

BERTE

Je vais les mettre au grenier.

 

Elle sort.

 

TESMAN

Figure-toi, ma tante! Ces malles étaient remplies de notes manuscrites. Remplies à craquer! Des milliers de notes, n’est-ce pas, que j’ai transcrites en fouillant dans des archives! Des documents inouïs, des raretés dont personne ne soupçonnait l’existence.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je te reconnais bien là! Tu n’as pas perdu ton temps en voyage de noces, mon petit Jorgen!

 

TESMAN

Mais donne-moi ton chapeau. Attends, je vais t’aider.

 

Il l’aide à défaire son nœud.

 

MADEMOISELLE TESMAN, touchée par son geste:

Rien n’a vraiment changé. C’est comme si tu étais encore avec nous à la maison.

 

TESMAN, examinant le chapeau:

Quel chapeau magnifique! C’est nouveau? Un original, signé! Mais c’est de la folie!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je l’ai acheté, vois-tu, en sachant que Hedda…

 

TESMAN

Hedda? Mais ma tante!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Si jamais nous devons nous promener ensemble sur la rue, il ne sera pas dit qu’elle aura honte de moi.

 

TESMAN

Tu penses à tout, tante Jülle.

 

Il dépose le chapeau sur une des chaises. Ils s’assoient. Elle dépose son ombrelle contre le divan.

 

MADEMOISELLE TESMAN, lui serrant les mains et le regardant intensément:

Jorgen! Je suis si heureuse de te revoir. Sais-tu qu’en vieillissant, tu ressembles de plus en plus à ton père?

 

TESMAN

Tu m’as manqué, ma tante. Tu sais, vous représentez tout pour moi. Toi et tante Rina, vous m’avez servi à la fois de père et de mère. Mais dis-moi. Tante Rina ne va pas bien, n’est-ce pas?

 

MADEMOISELLE TESMAN

La pauvre! Elle n’est plus capable de se lever. Je prie pour que Dieu retarde l’échéance. Si elle nous quitte, je me demande bien ce que je deviendrai, Jorgen, à présent que tu n’es plus là.

 

TESMAN

Allons.

 

MADEMOISELLE TESMAN, autre ton:

Mais parlons de toi. Toi, marié! Et avec Hedda Gabler! Rien de moins! Tu as conquis Hedda Gabler!

 

TESMAN, gonflé d’orgueil:

Hé hé! Il y a en ville pas mal de collègues, n’est-ce pas, qui doivent être jaloux de moi?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Et ce long voyage de noces! Cinq mois, presque six mois à l’étranger!

 

TESMAN

Mais c’était aussi un voyage d’études. Si tu avais vu toutes ces archives! Ah ces bibliothèques immenses! On a du mal à imaginer tant de livres!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, c’est bien. (Plus confidentielle:) Mais ce voyage, dis-moi… Il a dû te coûter cher, très cher, non?

 

TESMAN

Ma bourse d’études a couvert une bonne partie des dépenses.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui mais tout de même, cette bourse ne pouvait suffire pour deux personnes. Surtout quand on voyage avec une dame.

 

TESMAN

Mais je ne pouvais pas refuser un voyage de noces à Hedda, n’est-ce pas? Je ne pouvais vraiment pas.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, je sais. Les voyages de noces sont très à la mode de nos jours.

 

TESMAN

Je ne pouvais pas non plus lui refuser cette maison.

 

MADEMOISELLE TESMAN, après un silence.

Comment la trouves-tu?

 

TESMAN

J’ai fait le tour de chaque pièce. C’est très bien. Oui, vraiment très bien. J’admets, n’est-ce pas, que c’est peut-être un peu grand. En fait, je me demande ce que nous allons faire de toutes ces chambres à l’étage.

 

MADEMOISELLE TESMAN, avec un petit rire:

Cher Jorgen! Elles finiront bien par servir avec le temps!

 

TESMAN

Oui, pour ça, tu as bien raison. Avant longtemps, n’est-ce pas, j’aurai accumulé tant de livres!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Évidemment, c’est à tes livres que je pensais! Tout de même, Jorgen, tu n’as rien de - particulier - à me raconter?

 

TESMAN

Du voyage?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Mmm…

 

TESMAN

Eh bien, comme je te l’écrivais, j’ai achevé mon doctorat.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui mais je veux dire en ce qui touche vos projets d’avenir à tous les deux?

 

TESMAN

Projets d’avenir?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Mon Dieu, Jorgen! Après tout, je suis ta tante.

 

TESMAN

Je compte bien obtenir un poste de titulaire.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Titulaire, oui.

 

TESMAN

Enfin, ce n’est pas une projet. C’est une certitude. Mais ça, tu n’en as jamais douté, n’est-ce pas?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Bien sûr que non! Non, vraiment, je n’ai aucun doute là-dessus.

 

TESMAN

Je toucherai un salaire convenable, et je pourrai rembourser la banque. Enfin, cette maison fera le bonheur de Hedda, et je m’en réjouis. Depuis que je la connais, elle n’a jamais cessé de dire qu’elle ne pourrait vivre ailleurs que dans cette villa du ministre Falk. Quelle chance nous avons eue qu’elle soit mise en vente pendant notre absence!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Si on peut appeler ça de la chance. (Découragée:) Pour l’amour du ciel, rends-toi compte, Jorgen! Combien crois-tu que cela va coûter?

 

TESMAN, inquiet:

Combien? Peux-tu dire un chiffre?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Pas avant que je n’aie vu tous les comptes.

 

TESMAN

Quand même… le conseiller Brack nous a obtenu un prêt avantageux, n’est-ce pas? Il l’a écrit lui-même à Hedda.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Et quant à moi, j’ai prêté l’argent pour les meubles et les tapis.

 

TESMAN

Tu as fait ça, toi? Avec quel argent?

 

MADEMOISELLE TESMAN

J’ai engagé nos économies.

 

TESMAN, bondissant:

Vos économies, à toi et à tante Rina?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Je n’avais pas le choix.

 

TESMAN, furieux

Quoi? Tu es folle? C’est tout ce que vous aviez pour vivre!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Calme-toi. Il s’agit d’une simple formalité. Le conseiller Brack a l’habitude de ce genre d’affaires, et il te le dira mieux que moi: une simple formalité.

 

TESMAN

Mais quand même.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Et puis dorénavant, tu vas toucher un salaire. Après tout, mon Dieu, quoi de plus naturel qu’au début nous fassions un peu notre part? Tu ne vas pas refuser notre aide?

 

TESMAN

Oh ma tante! Tu ne finiras donc jamais de te sacrifier pour moi!

 

MADEMOISELLE TESMAN, le prenant par les épaules:

Mon cher enfant, le seul bonheur qu’il me reste dans la vie, c’est toi. Nous avons vécu des périodes sombres, mais nous arrivons près du but.

 

TESMAN

Oui c’est curieux comme tout finit par s’arranger, n’est-ce pas?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Souviens-toi de tous ceux qui voulaient te barrer la route. Comme ils sont loin derrière toi! Et Ejlert Lovborg, le plus redoutable. il a creusé son trou, et il est enterré dedans, comme un pauvre misérable.

 

TESMAN

Au fait, as-tu des nouvelles de lui?

 

MADEMOISELLE TESMAN

J’ai entendu dire qu’il aurait publié un nouveau livre.

 

TESMAN

Quoi? Récemment? Tu en es sûre?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Dieu sait que ce doit être assez quelconque, enfin rien de comparable à ce que toi, tu t’apprêtes à publier. Car tu vas publier ce livre, je suppose? Tu sais ce livre sur…

 

TESMAN

L’industrie domestique dans le Brabant au moyen-âge.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Quand je pense que tu peux écrire des choses pareilles!

 

TESMAN

Oh, je n’ai pas encore fini mes recherches, n’est-ce pas, mais si tu voyais ma documentation! Il me faudra beaucoup de temps pour répertorier et classer toutes mes notes!

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, répertorier, classer, chaque chose à sa place. Le portrait craché de Jochum!

 

TESMAN

Il ne me reste plus qu’à m’installer, maintenant que j’ai une maison à moi. Une vraie maison pour travailler, n’est-ce pas? (Prêtant l’oreille:) Tiens, je crois que c’est Hedda.

 

Hedda paraît, venant de la pièce du fond. Elle a 29 ans. Sa physionomie dégage de la noblesse. Son teint mat et son regard argenté expriment une froide contenance. Elle a de beaux cheveux, châtains, assez fins. Elle porte un riche et ample vêtement d’intérieur.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Bonjour, chère Hedda, vous allez bien?

 

HEDDA

Bonjour mademoiselle Tesman. Vous êtes bien matinale. C’est gentil d’être venue.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Est-ce que la jeune mariée a bien dormi dans sa nouvelle maison?

 

HEDDA

Comme ci comme ça.

 

TESMAN

«Comme ci comme ça», Hedda! Je me suis réveillé et tu dormais comme une souche.

 

HEDDA

Tant mieux, car j’ai mis des heures à m’endormir. Il faut un temps pour s’adapter à chaque chose, n’est-ce pas mademoiselle Tesman? (Écœurée par la lumière:) La bonne a laissé les fenêtres ouvertes. Il faudra lui dire. Je ne supporte pas le soleil.

 

MADEMOISELLE TESMAN, fermant les fenêtres et tirant les rideaux:

Bien sûr. Voilà.

 

MADEMOISELLE TESMAN

C’est déjà mieux. Mais laissez les fenêtres ouvertes. Cette maison en a grand besoin. On étouffe ici. Mais je vous en prie, asseyez-vous, mademoiselle Tesman.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Merci, mais je dois retourner au chevet de ma sœur. J’étais seulement venue m’assurer que tout allait bien.

 

TESMAN

Dis à tante Rina que j’irai la voir cet après-midi.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Oui, ça va la réconforter. Oh! J’allais oublier! (Elle fouille dans son sac.) J’ai quelque chose pour toi.

 

TESMAN

Quoi donc?

 

MADEMOISELLE TESMAN, lui tendant un paquet plat enveloppé de papier de journal:

Tu ne devines pas?

 

TESMAN, déballant le paquet:

Non! Pas possible! Tu me les as gardées? Hedda! Comme c’est touchant!

 

HEDDA:

Qu’est-ce qui est touchant?

 

TESMAN

Mes pantoufles, tu sais, mes vieilles pantoufles!

 

HEDDA

Ah oui, tes vieilles pantoufles.

 

TESMAN

Oui, elles m’ont manqué terriblement. Regarde! Depuis le temps que je t’en parle!

 

HEDDA, se dégageant

Ça va.

 

TESMAN

Mes pantoufles que tante Rina a brodées dans son lit. Elle qui est si malade… tu ne peux pas soupçonner tout ce qu’elles représentent pour moi.

 

HEDDA

Pour toi peut-être, mais pas pour moi.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Laisse, Jorgen. Sur ce point, elle a raison.

 

TESMAN

Hedda fait maintenant partie de la famille.

 

MADEMOISELLE TESMAN

La famille! Décidément, cette bonne ne fera pas l’affaire.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Berte? Quoi? Quelque chose ne va pas?

 

TESMAN

Pourquoi dire ça?

 

HEDDA, pointant du doigt le chapeau:

Là. Elle laisse traîner son vieux chapeau.

 

TESMAN, consterné, laissant tomber ses pantoufles:

Hedda!

 

HEDDA

Si quelqu’un venait et voyait ça!

 

TESMAN

Mais Hedda! C’est le chapeau de tante Jülle!

 

HEDDA

Ah?

 

MADEMOISELLE TESMAN, prenant le chapeau

Hé oui c’est le mien. Et vous saurez, ma petite madame, qu’il n’est pas si vieux.

 

HEDDA

Désolée, je n’ai pas bien regardé.

 

MADEMOISELLE TESMAN, remettant son chapeau

Pour tout dire, je l’étrennais. Et le bon Dieu m’est témoin que ce n’est pas un «vieux» chapeau.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Un modèle authentique. Il est vraiment superbe.

 

MADEMOISELLE TESMAN

Enfin, peut-être pas authentique, cher Jorgen. (Regardant autour:) Mon ombrelle? Voilà… (Elle la prend.) Car c’est aussi la mienne.  (Plus bas:) Et pas celle de Berte.

 

TESMAN, à Hedda:

Elle étrenne aussi son ombrelle.

 

HEDDA

Ravissante.

 

TESMAN

Ravissante, oui, n’est-ce pas? Tante Jülle, regarde un peu Hedda. Est-ce que tu ne la trouves pas aussi… ravissante?

 

MADEMOISELLE TESMAN

Quoi de nouveau? Tout le monde sait que Hedda est splendide.

 

Elle s’incline et s’engage vers le vestibule.

 

TESMAN

Oui, mais as-tu remarqué? Tu ne trouves pas qu’elle est un peu plus, comment dire? Comme si le voyage, n’est-ce pas, l’avait un peu arrondie?

 

HEDDA

Ça va.

 

MADEMOISELLE TESMAN, s’est arrêtée et se retourne:

Un peu plus arrondie?

 

TESMAN

Enfin, ce n’est peut-être pas si apparent avec cette robe, mais moi je suis bien placé pour savoir…

 

HEDDA, impatiente:

Savoir quoi?

 

TESMAN

Ce doit être l’air des montagnes.

 

HEDDA

Ce n’est rien du tout. Je n’ai pas changé. Je suis restée exactement la même.

 

TESMAN

Ça, c’est ce que toi tu prétends. Mais il y a un petit changement, tu ne trouves pas, ma tante?

 

MADEMOISELLE TESMAN, la contemplant, les mains jointes:

Splendide. Splendide. Hedda, vous êtes splendide. (Elle marche vers elle, lui incline la tête et l’embrasse sur les cheveux:) Dieu vous bénisse et vous garde, Hedda Tesman, pour le bonheur de Jorgen.

 

HEDDA, se dégageant

Ça va.

 

MADEMOISELLE TESMAN, avec sérénité

Que Dieu bénisse une éternelle amitié entre nous. Je promets de vous rendre visite tous les jours.

 

TESMAN

Oui, tous les jours, ma tante.

 

Elle sort par la porte du vestibule. Tesman la reconduit. Par la porte ouverte, on peut encore entendre la voix de Tesman:

 

TESMAN

Et n’oublie pas de dire bonjour à tante Rina. Et merci encore pour mes pantoufles.

 

Hedda tourne en rond, s’étire les bras, puis on la voit tendre ses poings dans un brusque mouvement de colère. Puis elle reste un long moment immobile, face aux baies vitrées, à fixer le paysage.

 

Tesman revient. Il ferme la porte derrière lui.

 

TESMAN, ramassant ses pantoufles

Qu’est-ce que tu regardes?

 

HEDDA, ayant retrouvé son calme

Rien. Les feuilles. Elle sont toutes jaunes. En décrépitude.

 

TESMAN

Oui, déjà le mois de septembre.

 

HEDDA, avec dégoût

Oui, déjà le mois de septembre. (Débarrassant le piano de ses fleurs:) Ces fleurs n’étaient pas là quand nous sommes rentrés. (Trouvant une enveloppe, elle l’ouvre et lit:) «Reviendrai plus tard aujourd’hui.» Tu ne devineras jamais de qui ça vient. Madame… Elvsted. La femme du député.

 

TESMAN

Tiens comme c’est curieux… Madame Elvsted! Tu veux dire Mademoiselle Rüssing?

 

HEDDA

Oui. Elle-même en personne. Elle avait les cheveux blonds. Une véritable crinière, et elle s’en servait pour se faire remarquer de tout le monde. Nous nous sommes perdu de vue depuis l’école, mais je n’ai jamais oublié ces cheveux-là. Toi non plus, d’ailleurs.

 

TESMAN

Et elle s’est mariée avec ce député, n’est-ce pas? Ils vivent dans le Oppland. Je me demande bien comment les gens font pour habiter ce coin perdu. (Hedda fait les cent pas.) Quelque chose ne va pas, Hedda?

 

HEDDA

Mon vieux piano n’a pas vraiment sa place ici. Il ne va pas avec le reste.

 

TESMAN

Nous pourrions peut-être l’échanger contre un qui conviendrait mieux.

 

HEDDA

Il fait partie de mon héritage. Pas question de l’échanger. Et je vais tâcher aussi de trouver ce qui manque…

 

TESMAN

Quand je serai nommé titulaire, Hedda, nous achèterons tout ce qui manque. Je toucherai un salaire convenable et nous vivrons bien, n’est-ce pas? En attendant, heureusement qu’il y a tante Jülle pour m’aider. À propos, comment l’as-tu trouvée? Un peu bizarre, non? Elle nous a salués d’une façon, n’est-ce pas, si solennelle?

 

HEDDA

Je la connais si peu. Elle n’est pas comme ça d’habitude?

 

TESMAN

Non, aujourd’hui elle était bizarre.

 

HEDDA, se détournant de la fenêtre

Tu crois qu’elle m’en veut pour le chapeau?

 

TESMAN

Pas vraiment. Mais quand même, tu aurais pu, n’est-ce pas…

 

HEDDA

Enfin, qu’est-ce que c’est que cette façon de lancer son chapeau n’importe où? Ces choses-là ne se font pas.

 

TESMAN

Ça ne se reproduira plus.

 

HEDDA

Je trouverai le moyen de me faire pardonner. Recevons-la ce soir. Quand tu iras chez elle tout à l’heure, tu l’inviteras de ma part.

 

TESMAN

Oui, compte sur moi. Et aussi, n’est-ce pas, si tu pouvais…

 

HEDDA

Quoi?

 

TESMAN

Je sais que c’est difficile, mais elle en serait si heureuse: si tu pouvais faire un effort et essayer, je dis bien essayer, de la tutoyer.

 

HEDDA

Non, non, Tesman. Ne me demande pas une chose pareille.

 

TESMAN

Fais-le pour moi!

 

HEDDA

Pas question de la tutoyer. Au mieux, j’essaierai de l’appeler «ma tante».

 

Berte entre.

 

BERTE

Il y a une dame qui demande à vous voir. Elle est passée plus tôt, mais vous étiez au lit. Elle a laissé ces fleurs.

 

Elle désigne le bouquet que tient Hedda.

 

HEDDA

Ha! Faites-la entrer.

 

Berte fait entrer Madame Elvsted et se retire.

 

Madame Elvsted est une femme menue, d’une beauté qui dégage de la fragilité. Son visage est empreint de douceur. Elle a les yeux bleu clair, grands, ronds, qui trahissent un effroi constant ainsi qu’une grande insécurité. Mais ce qui frappe le plus chez elle, ce sont ses cheveux, abondants et ondulés, d’une blondeur étincelante. On lui donne un an ou deux de moins que Hedda. Elle porte un costume de couleur sombre, élégant mais quelque peu démodé.

 

HEDDA, exagérément chaleureuse

Madame Elvsted! Quelle agréable surprise de vous revoir!

 

MADAME ELVSTED

Oui, cela doit bien faire un siècle.

 

TESMAN

Une éternité.

 

HEDDA

Merci pour vos fleurs. Ce sont mes préférées.

 

MADAME ELVSTED

Je vous en prie. Je suis venue hier mais on m’a dit que vous ne rentriez qu’aujourd’hui. J’étais si désespérée de ne pouvoir vous rejoindre.

 

HEDDA

Désespérée? Pourquoi?

 

MADAME ELVSTED

Pour tout vous dire, je ne vois personne d’autre à qui me confier.

 

TESMAN

Rien de grave, j’espère?

 

MADAME ELVSTED

Je sais que cela peut paraître ridicule et pourtant!

 

HEDDA

Alors dites-nous calmement de quoi il s’agit.

 

MADAME ELVSTED

Premièrement, il faut vous dire, au cas où vous l’ignorez, qu’Ejlert Lovborg est en ville.

 

TESMAN

Ejlert Lovborg? En ville? Tu as entendu, Hedda?

 

HEDDA

Oui, j’ai entendu.

 

MADAME ELVSTED

Il est ici depuis une semaine. Abandonné à lui-même dans cette ville infernale. Imaginez tout ce monde qu’il a pu fréquenter!

 

HEDDA

Chère madame Elvsted, excusez mon indiscrétion, mais en quoi cela vous regarde?

 

MADAME ELVSTED

Il a été professeur des enfants.

 

HEDDA

Vous avez des enfants?

 

MADAME ELVSTED

Les enfants de mon mari.

 

HEDDA

Je vois.

 

MADAME ELVSTED

Il était veuf quand nous nous sommes mariés.

 

TESMAN, usant de tact

Ejlert Lovborg! Mais dites-moi, il se serait assagi au point qu’on puisse lui confier un poste de professeur?

 

MADAME ELVSTED

Depuis deux ans, il a été tout ce qu’il y a de plus irréprochable.

 

TESMAN

Vraiment? Tu as entendu, Hedda?

 

HEDDA

Oui, j’ai entendu.

 

MADAME ELVSTED

Irréprochable, je vous jure. Mais le fait d’avoir publié son dernier livre a provoqué chez lui une sorte d’euphorie. Il a touché un peu d’argent et puis, brusquement, voilà qu’il est de retour ici, en pleine ville. J’ai terriblement peur pour lui.

 

TESMAN

C’est donc vrai qu’il a écrit un livre?

 

MADAME ELVSTED

Un ouvrage remarquable sur l’évolution de la culture à travers les âges. Un livre magistral, qui a conquis à la fois la critique, les intellectuels, et le grand public.

 

TESMAN

Ah oui? Se pourrait-il, par hasard, qu’il ait fait rééditer une œuvre antérieure?

 

MADAME ELVSTED

Une œuvre antérieure?

 

TESMAN

N’est-ce pas, en la remaniant?

 

MADAME ELVSTED

Non. J’ai vu l’ouvrage s’écrire du début à la fin. Il lui a fallu un an pour le concevoir et le rédiger.

 

TESMAN

Alors c’est une grande nouvelle, n’est-ce pas, Hedda?

 

MADAME ELVSTED

Ah, si seulement cela pouvait durer!

 

HEDDA

L’avez-vous revu?

 

MADAME ELVSTED

Non, pas encore. J’ai eu beaucoup de mal à le retracer. En fait, je viens tout juste d’avoir son adresse.

 

HEDDA

C’est tout de même étonnant de la part de votre mari, non?

 

MADAME ELVSTED, crispée

Mon mari? Que voulez-vous dire?

 

HEDDA

Qu’il vous confie à vous une pareille mission? N’est-ce pas lui qui devrait s’en charger?

 

MADAME ELVSTED

Si vous connaissiez son emploi du temps! Et puis, j’avais affaire en ville.

 

HEDDA

Je vois.

 

MADAME ELVSTED, angoissée

À présent, je vous en supplie monsieur Tesman. S’il venait à se manifester, veuillez l’accueillir comme un ami. Il le fera, j’en suis sûre. Vous étiez de bons collègues. Tâchez de veiller sur lui. Promettez-le.

 

TESMAN

Je vous le promets, madame Rüssing.

 

HEDDA

Elvsted.

 

TESMAN

Oui, je ferai tout ce que je peux. Comptez sur moi.

 

MADAME ELVSTED

Oh, merci. Merci de tout cœur. (Elle ajoute maladroitement:) Au nom de mon mari.

 

HEDDA

Tu devrais lui écrire, Tesman. Il hésite peut-être, alors qu’une lettre venant de toi…

 

TESMAN

Oui, tu as raison.

 

HEDDA

Pourquoi attendre? Le plus vite sera le mieux. Va lui écrire maintenant.

 

MADAME ELVSTED

Oui, s’il vous plaît.

 

TESMAN

Donnez-moi l’adresse, madame… Elvsted.

 

MADAME ELVSTED, sortant une feuille de son sac

Tenez.

 

TESMAN

Bien, j’y vais. (Regardant autour de lui:) Mes pantoufles? Ah, ici!

 

Il prend ses pantoufles et s’éloigne.

 

HEDDA

Écris-lui une lettre chaleureuse, amicale. Une longue lettre.

 

MADAME ELVSTED

Mais n’allez surtout pas lui dire que c’est moi qui vous l’ai demandé.

 

TESMAN

Bien sûr que non.

 

Il sort par la pièce du fond.

 

HEDDA, tout bas

Voilà. D’une pierre deux coups.

 

MADAME ELVSTED

Vous voulez dire?

 

HEDDA

J’ai fait ce qu’il fallait pour nous en débarrasser. Nous allons enfin pouvoir parler seule à seule.

 

MADAME ELVSTED

Seule à seule?

 

HEDDA

Vous m’en avez dit beaucoup, mais si j’ai bien compris, il y a plus. À présent, vous pouvez parler à cœur ouvert.

 

MADAME ELVSTED, anxieuse, regardant sa montre

C’est que, chère madame Tesman, je vais bientôt devoir m’en aller.

 

HEDDA

Rien ne vous presse. Allons, autrefois, nous n’avions pas de secrets l’une pour l’autre.

 

MADAME ELVSTED

Vous croyez? Pourtant, nous n’étions pas dans la même classe. Je le sais car je me souviens que j’avais très peur de vous.

 

HEDDA

Peur de moi?

 

MADAME ELVSTED

Une peur bleue. Parce que dans l’escalier, vous étiez toujours en train de me tirer les cheveux.

 

HEDDA

Moi?

 

MADAME ELVSTED

Oui. Même qu’une fois, vous avez dit que vous vouliez y mettre le feu.

 

HEDDA

C’était pour vous taquiner!

 

MADAME ELVSTED

Oui, mais je ne pouvais pas comprendre à l’époque. Et puis, avec les années nous nous sommes perdu de vue. Nous avons emprunté des chemins différents.

 

HEDDA

Si je me souviens bien, on se tutoyait à l’école, et on s’appelait par nos prénoms.

 

MADAME ELVSTED

Ah, ça, vous vous trompez.

 

HEDDA

Là-dessus, ma mémoire est infaillible. Allons, tu peux me parler en toute confiance. (L’embrassant sur le front:) Tu vas me tutoyer et m’appeler Hedda.

 

MADAME ELVSTED, lui serrant les mains

J’ai si peu l’habitude qu’on soit gentil avec moi.

 

HEDDA

Et moi je vais te dire «tu», comme avant, et je vais t’appeler Thora.

 

MADAME ELVSTED

Théa.

 

HEDDA

Oui, Théa, c’est bien ce que je voulais dire. (Elle la regarde avec compassion.) Ainsi, Théa, tu n’as pas l’habitude qu’on soit gentil avec toi? Ils ne sont pas gentils à la maison?

 

MADAME ELVSTED

À la maison? Mais je n’ai pas de maison. Je n’en ai jamais eu.

 

HEDDA, perspicace

J’ai cru comprendre en effet. Il me semble que tu as d’abord été engagée chez le député en tant que gouvernante?

 

MADAME ELVSTED

Il m’avait engagée comme institutrice. Mais sa femme était malade, et j’ai dû m’occuper, de plus, des taches domestiques.

 

HEDDA

Et de là, tu es devenue la nouvelle Madame Elvsted.

 

MADAME ELVSTED, soupirant

Oui, c’est comme ça.

 

HEDDA

Cela doit bien faire au moins …?

 

MADAME ELVSTED

Cinq ans.

 

HEDDA

Oui, c’est possible.

 

MADAME ELVSTED

Personne ne peut imaginer ce que j’ai enduré.

 

HEDDA, d’un ton réprobateur

Théa!

 

MADAME ELVSTED

Un jour je te raconterai et tu verras.

 

HEDDA

Cela fait bien trois ans qu’Ejlert Lovborg est installé là-bas?

 

MADAME ELVSTED

Ejlert Lovborg? Oui, trois ans.

 

HEDDA

Tu le connaissais bien?

 

MADAME ELVSTED

De réputation.

 

HEDDA

Pourquoi l’avoir engagé?

 

MADAME ELVSTED

Il fallait faire instruire les enfants. Il n’y a pas d’école dans ce désert. Et je ne pouvais pas voir à tout. Mon mari est passablement occupé. Ses fonctions l’obligent à être partout à la fois.

 

HEDDA

Quel genre d’homme est-ce? Comment est-il avec toi?

 

MADAME ELVSTED

Lui te dirait qu’il est irréprochable.

 

HEDDA

Il y a bien vingt ans de différence entre vous?

 

MADAME ELVSTED

Ce qui n’arrange pas les choses, en effet. Nous n’avons rien en commun. Jamais deux êtres n’ont été si différents l’un de l’autre.

 

HEDDA

Mais il doit bien t’aimer à sa manière?

 

MADAME ELVSTED

Il m’aime parce que je suis utile. Et parce que je ne coûte pas cher. Au fond, il n’aime que lui-même. Et un peu les enfants à la limite.

 

HEDDA

Et il a beaucoup d’estime pour Ejlert Lovborg.

 

MADAME ELVSTED

Pourquoi en aurait-il?

 

HEDDA

Enfin, Théa… s’il t’envoie toute seule en ville à sa recherche? C’est toi-même qui l’as dit.

 

MADAME ELVSTED, crispée

Ah oui… oui. J’ai dit ça, mais… (Dans un souffle:) Pourquoi le cacher! Et puisque après tout, on finira bien par découvrir la vérité! Mon mari ignore que je suis en ville.

 

HEDDA

Que dis-tu?

 

MADAME ELVSTED

J’ai profité de son absence pour quitter la maison. La vie était devenue impossible.

 

HEDDA

Tu as fait ça?

 

MADAME ELVSTED

J’ai pris mes affaires, et je suis partie.

 

HEDDA

Comme ça? Tout simplement?

 

MADAME ELVSTED, libérée

Oui! J’ai fait ça!

 

HEDDA

Mais pense un peu à ce que ton mari va dire quand tu reviendras!

 

MADAME ELVSTED, avec cran

Quand je reviendrai? Mais tu n’as donc pas compris? Je l’ai quitté. Je ne vais pas revenir. Je ne reviendrai jamais.

 

HEDDA

Tu es sérieuse?

 

MADAME ELVSTED

Ma décision est prise.

 

HEDDA

Tu l’as quitté comme ça, pour toujours? As-tu pensé à ce que les gens vont dire?

 

MADAME ELVSTED

Ils diront ce qu’ils voudront.

 

HEDDA

Mais qu’est-ce que tu vas faire à présent?

 

MADAME ELVSTED

Pour l’instant je l’ignore. Une chose est certaine: si je dois continuer à vivre, ce sera là où vit Ejlert Lovborg.

 

Silence.

 

HEDDA

Il y a donc des liens puissants entre toi et Ejlert Lovborg?

 

MADAME ELVSTED

Des liens qui se sont approfondis avec les années. J’ai compris que j’avais une sorte de pouvoir sur lui.

 

HEDDA

Ah?

 

MADAME ELVSTED

Malgré tout ce qu’on lui a reproché, il a retrouvé sa dignité. Il a compris qu’en ma présence, il n’avait pas d’autre choix que de renoncer à ses vieilles habitudes.

 

HEDDA, réprimant un sourire moqueur

Toi, la petite Théa, tu as accompli une si grande chose?

 

MADAME ELVSTED

C’est ce qu’il dit, lui aussi. En échange, il a fait de moi, comment dire? Quelqu’un de valable. Il m’a appris à raisonner. À comprendre les choses.

 

HEDDA

Il a donc été ton professeur à toi aussi?

 

MADAME ELVSTED

Oui, mais plus encore. Il a été un maître. Il me parlait. De mille et un sujets. De tout. Jusqu’à ce jour mémorable où il m’a offert de travailler avec lui.

 

HEDDA

Il te l’a vraiment proposé?

 

MADAME ELVSTED

Oui. Il m’a soumis chacune de ses idées, chacune de ses phrases.

 

HEDDA

Une collaboration, donc?

 

MADAME ELVSTED, s’animant

Une collaboration! Précisément. C’est le mot qu’il utilisait. Oui, nous étions heureux, profondément. Mais voilà que tout risque de s’écrouler.

 

HEDDA

Tu n’as donc plus confiance en lui?

 

MADAME ELVSTED, angoissée

Il y a l’ombre d’une femme entre Ejert Lovborg et moi.

 

HEDDA, vivement intéressée

Ah? Qui donc?

 

MADAME ELVSTED

Si je le savais! Une revenante de son passé. La seule qu’il n’ait jamais réussi à oublier.

 

HEDDA

Il t’en a donc parlé?

 

MADAME ELVSTED

Une seule fois. Au moment de leur rupture, elle avait pointé une arme sur lui en menaçant de tirer.

 

HEDDA, froidement

Mon Dieu… Ces choses-là ne se font pas.

 

MADAME ELVSTED

Je crois bien qu’il s’agit de cette actrice qu’il fréquentait.

 

HEDDA

Oui, c’est possible.

 

MADAME ELVSTED

Leur liaison avait fait beaucoup de bruit à l’époque.

 

HEDDA, voyant Tesman qui revient

Chut.

 

Jorgen Tesman revient avec une lettre à la main.

 

TESMAN

Voilà, il ne reste plus qu’à la porter à son hôtel.

 

Berte entre.

 

BERTE

Monsieur le conseiller Brack est ici qui demande à vous voir.

 

HEDDA

Bien sûr, faites-le entrer. Et ensuite, vous irez porter cette lettre.

 

BERTE, prenant la lettre

Oui madame.

 

Brack est un homme de 45 ans. Quoique trapu et assez costaud, ses mouvements sont élégants. Le visage est rondelet, le profil est noble. Il a les cheveux courts, noirs, impeccables. Sous d’épais sourcils, le regard est vif et enjoué. Il porte une épaisse moustache aux extrémités cirées. Il est vêtu d’un complet de promenade élégant, mais un peu trop jeune pour son âge. Il porte une lorgnette qu’il laisse tomber de temps à autres.

 

BRACK

Sommes-nous trop tôt ou trop tard?

 

HEDDA, enjouée

Nous sommes juste à la bonne heure!

 

TESMAN

Et nous sommes toujours le bienvenu! (Faisant les présentations:) Notre ami le conseiller Brack, mademoiselle Rüssing. Je veux dire, n’est-ce pas, Madame Elvsted.

 

BRACK, s’inclinant

Enchanté.

 

HEDDA

Comme c’est drôle de vous voir en plein jour!

 

BRACK

Ah? J’ai l’air plus vieux peut-être?

 

HEDDA

Ça vous rajeunit je trouve.

 

BRACK

Merci bien.

 

TESMAN

Et Hedda? Qu’en dites-vous? Vous ne trouvez pas qu’elle a l’air pleine de santé? Moi je la trouve splendide.

 

HEDDA, reconduisant Madame Elvsted

Cesse de répéter ça.

 

Échange de salutations. Madame Elvsted et Hedda se dirigent vers le vestibule.

 

BRACK

Comment Hedda a-t-elle trouvé la maison? Est-elle satisfaite?

 

TESMAN

Oui. Nous ne savons pas comment vous remercier. Il faudra peut-être aménager de petites chose, n’est-ce pas, mais dans l’ensemble…

 

BRACK

Vous envisagez d’autres dépenses?

 

TESMAN, mal à l’aise

J’ai cru comprendre que Hedda avait certains projets en tête. Mais nous en assumerons les frais nous-mêmes, soyez tranquille.

 

BRACK

Il y a une chose dont je voudrais vous parler.

 

TESMAN

Oui je m’en doute. L’heure est venue n’est-ce pas d’aborder le côté sérieux de l’affaire?

 

BRACK

Oh, pour ce qui est de l’argent, ça peut toujours attendre. Même s’il faut admettre qu’on aurait pu se contenter d’une maison un peu plus misérable.

 

TESMAN

Ç’aurait été difficile. Vous connaissez Hedda. Aucune autre maison n’aurait pu convenir.

 

BRACK

Oui. C’est là où les choses pourraient peut-être se compliquer.

 

TESMAN

D’ici peu de temps heureusement, j’obtiendrai ce poste de titulaire à l’université.

 

BRACK

C’est que, voyez-vous, ce genre de promotion peut parfois traîner en longueur.

 

TESMAN

Quoi? Auriez-vous appris de mauvaises nouvelles?

 

BRACK

Rien de précis, mais… Je peux tout de même vous apprendre que votre ami Ejlert Lovborg est de retour en ville.

 

TESMAN

Hé oui. Ça, je le sais.

 

BRACK

Ah bon. Qui vous l’a dit?

 

TESMAN

La dame qui était ici.

 

BRACK

Comment s’appelle-t-elle déjà?

 

TESMAN

Madame Elvsted.

 

BRACK

Oui, la femme du député. C’est là dans le Oppland que Lovborg s’était réfugié.

 

TESMAN

Et c’est là apparemment qu’il est redevenu un homme respectable.

 

BRACK

C’est ce qu’on prétend en effet.

 

TESMAN

Il aurait publié un nouveau livre?

 

BRACK

Et pas n’importe quoi.

 

TESMAN

C’est donc vrai, cette popularité soudaine?

 

BRACK

Un véritable raz-de-marée.

 

TESMAN

N’est-ce pas extraordinaire? Un homme si curieusement doué! Mais de le voir se détruire comme il l’a fait…

 

BRACK

C’est lamentable.

 

TESMAN

Mais que va-t-il faire à présent? Car au fond, je me demande bien de quoi il peut vivre.

 

Hedda reparaît sur ces derniers mots.

 

HEDDA, vers Brack, un peu moqueuse

Tessman se demande toujours de quoi les gens peuvent vivre.

 

TESMAN

Nous parlions de ce pauvre Eljert Lovborg.

 

HEDDA

Alors? De quoi peut-il vivre?

 

TESMAN

On sait que depuis longtemps il a flambé son héritage. Il ne peut tout de même pas produire un livre par année?

 

BRACK

Qui sait? Et puis il lui reste de la famille. Des gens en moyens.

 

TESMAN

Mais qui lui ont coupé les vivres, souvenez-vous.

 

BRACK

Parce qu’il avait cessé de leur faire honneur.

 

TESMAN

C’est ce que je vous dis. Il s’est mis la corde au cou.

 

HEDDA

Mais bien des choses ont changé depuis, si j’en crois Madame Elvsted.

 

BRACK

Sans compter qu’il y a la parution de ce livre.

 

TESMAN

Oui, tout ça mis ensemble, n’est-ce pas… Je lui ai écrit tout à l’heure. Je me suis permis de l’inviter pour ce soir.

 

BRACK

Quoi? Ce soir? Ah non pas question. Ce soir, vous êtes engagé. Nous enterrons votre vie de célibataire. Vous nous avez fait faux-bond avant votre départ, mais ce n’était que partie remise.

 

HEDDA

Tu avais promis, Tesman.

 

TESMAN

Mais Lovborg?

 

BRACK

Je peux bien l’inviter chez moi, mais je suis presque certain qu’il ne viendra pas.

 

TESMAN

Pourquoi?

 

BRACK, hésitant, se lève, et use de tact:

Mon cher Tesman, et vous aussi madame Hedda, je m’en voudrais de vous cacher plus longtemps une information…

 

TESMAN

À propos d’Ejlert?

 

BRACK

Cela vous concerne autant que lui. Il faudrait peut-être vous préparer à ce que votre nomination souffre d’un délai un peu plus long que vous ne l’espériez.

 

TESMAN, effrayé

Quelqu’un serait-il en train de me barrer le chemin?

 

BRACK

L’attribution du poste dépendra peut-être d’un concours.

 

TESMAN

Un concours? Tu entends, Hedda?

 

HEDDA, se calant dans son fauteuil

Tiens tiens!

 

TESMAN

Qui d’autre est en lice? Pas… pas…

 

BRACK

Oui, justement. Ejlert Lovborg.

 

TESMAN, tombant des nues

Mais c’est inconcevable!

 

BRACK

Enfin, les choses pourraient, je dis bien pourraient, peut-être, en arriver là.

 

TESMAN

Mais vous vous rendez compte de tout ce que ça pourrait signifier pour moi? (S’agitant:) Je suis marié maintenant! Hedda et moi nous nous sommes engagés, nous avons contracté des dettes considérables, j’ai même emprunté de tante Jülle, en prévision d’un salaire, n’est-ce pas, sur le quel je comptais!

 

BRACK

Allons, allons! Vous aurez le poste. Mais au terme d’un concours. Simple formalité.

 

HEDDA, avachie dans son fauteuil

Oui: ça va mettre un peu de piquant dans l’affaire.

 

TESMAN

On dirait que ça t’amuse!

 

HEDDA, toujours indifférente

Pas du tout. Je suis simplement curieuse de connaître le verdict.

 

BRACK

Il valait mieux, chère madame, que vous soyez au courant de la situation avant de vous lancer dans de trop grosses dépenses. Car j’ai ouï-dire que vous menaciez encore d’acheter des choses.

 

HEDDA

Rien ne saurait s’opposer çà mes projets.

 

BRACK

Ah? Si vous le dites! (Sur son départ, à Tesman:) J’ai deux ou trois courses à faire en ville, mais si vous êtes là cet après-midi, je repasserai.

 

TESMAN

Non, j’ai promis à tante Jülle d’aller la voir.

 

HEDDA

Mais moi je vous recevrai.

 

BRACK

Alors à plus tard.

 

TESMAN, le reconduisant

De toute façon, nous nous verrons à la fête ce soir.

 

BRACK

Ça j’y compte bien. Et n’essayez pas de vous faufiler. Vous ne vous en sauverez pas deux fois de suite!

 

Il sort.

 

TESMAN, de retour au salon

Oh, Hedda, il ne faut jamais s’aventurer au pays des rêves, tu ne trouves pas?

 

HEDDA

Toi? Tu te serais aventuré?

 

TESMAN

Et comment! Nous avons été pas mal imprudents de nous marier en faisant confiance aux promesses. Avec rien devant nous.

 

HEDDA

Oui, c’est un point de vue.

 

TESMAN

Enfin, nous avons cette maison dont tu étais folle. Ça au moins, c’est quelque chose.

 

HEDDA

Nous devions mener la grande vie et recevoir à dîner tous les soirs.

 

TESMAN

Oui mon Dieu. Moi le premier j’y tenais beaucoup. Mais j’ai peur qu’il faille attendre un peu.

 

HEDDA

Et pour le majordome, je suppose qu’il faudra aussi attendre?

 

TESMAN

Ah ça, pour l’instant, on ne doit même pas y penser.

 

HEDDA

Et mon pur-sang? Et ces écuries que tu m’a promises?

 

TESMAN, effrayé

Tes écuries?

 

HEDDA

À la campagne. Ça non plus, je présume, on ne doit même pas y penser?

 

TESMAN

La campagne?… Oh non, ce serait de la folie.

 

HEDDA

Il me reste au moins une chose pour tuer le temps.

 

TESMAN, soulagé

Ah. Mais… quoi au juste?

 

HEDDA, amorçant une sortie, d’un ton désinvolte

Mes pistolets, Jorgen.

 

TESMAN, tressaillant

Tes pistolets?

 

HEDDA, glaciale

Les pistolets du général Gabler.

 

Elle sort.

 

TESMAN, la suivant, épouvanté

Pour l’amour du ciel, Hedda! Je t’en supplie. Non, ces choses-là sont trop dangereuses! Écoute-moi Hedda! Je t’en prie, il ne faut pas toucher à ça!

 

Fin du premier acte.

 

Fin de la version numérique

 

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