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7190254 - Post. 18-03-05 - 11:19:54 - Hedda-Gabler
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Elle est, et sera toujours, la fille de son père; et non l'épouse de cet homme qui s'attendrit sur ses pantoufles. C'est pourquoi j'ai intitulé ma pièce Hedda Gabler, et non Hedda Tesman.
Henrik Ibsen à son traducteur français.
HEDDA GABLER
Pièce en quatre actes (1890)
de HENRIK IBSEN
Texte français de Normand Chaurette (1995)
d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen
PERSONNAGES, par ordre d'entrée :
Mademoiselle JULIANE TESMAN, tante de Jorgen.
BERTE, domestique des TESMAN.
JORGEN TESMAN, historien.
HEDDA TESMAN, sa femme.
Mme THEA ELVSTED, son amie d'enfance.
Le conseiller BRACK, ami de la famille.
EILERT LOEVBORG, écrivain, et ancien soupirant de Hedda.
L'action se passe dans la maison des Tesman, dans un riche quartier de la ville.
PREMIER ACTE
Un salon somptueux décoré dans des teintes sombres. Au fond, de grandes portes donnent sur un autre salon, de même style. À droite, un vestibule. À gauche, des baies vitrées donnent sur un balcon surplombant un paysage d’automne. À l’avant, une table ovale recouverte d’une lourde étoffe, entourée de chaises. Poêle de porcelaine foncée, fauteuil impérial au-dessus duquel est suspendu le portrait d’un bel homme âgé portant l’uniforme de général. Chaises capitaines, tables basses, divans, sofas, poufs, abondance de coussins. Non loin des baies vitrées, près d’étagères contenant des objets de valeur, un pianoforte, et des vases remplis de fleurs. Beaucoup de fleurs. Des gerbes éparses, couchées sur les tables. Dans les deux pièces, une profusion de tapis, lourds, épais, voluptueux. Matinal et diffus, le soleil entre par les baies vitrées.
Mademoiselle Juliane Tesman, chapeautée et portant l’ombrelle, entre par le vestibule. Berte la suit, les bras chargés de fleurs emballées. Mademoiselle Tesman est une dame d’environ 65 ans qui inspire patience et bonté. Elle porte un costume de promenade gris, d’une sobre élégance. Berte, qui n’a plus vingt ans, est assez quelconque, voire rustique.
MADEMOISELLE TESMAN, écoutant le silence, doucement:
Non. Ils ne sont pas encore levés.
BERTE, à mi-voix
Qu’est-ce que je vous disais! Ils ont débarqué aux petites heures. Si tard que la jeune dame n’a même pas pris le temps de déballer ses choses avant d’aller au lit.
MADEMOISELLE TESMAN
Il faut les laisser dormir. Mais un peu d’air frais au réveil leur fera du bien.
Elle ouvre grand les portes vitrées.
BERTE
Toutes ces fleurs! Il y en a trop.
Elle dépose le bouquet sur le piano.
MADEMOISELLE TESMAN
Te voilà enfin rendue chez tes nouveaux maîtres. (Nostalgique:) Mais Dieu sait quel sacrifice j’ai du faire pour te laisser partir.
BERTE
Et puis moi, mademoiselle Tesman, moi qui ai mangé votre pain pendant toutes ces années, je me demande si j’arriverai à m’habituer.
MADEMOISELLE TESMAN
Allons. Jorgen a besoin de toi. Il a vraiment besoin de toi. Tu as toujours été auprès de lui, depuis qu’il est haut comme ça.
BERTE
Oui mais votre sœur qui doit toujours garder le lit, j’y pense sans arrêt. Elle est de plus en plus malade. Et la nouvelle bonne, celle qui va me remplacer, je ne veux pas parler contre elle, mais…
MADEMOISELLE TESMAN
Je finirai bien par lui apprendre! Pour l’instant, je fais le plus gros du travail. Mais elle apprendra, tu verras.
BERTE
Et puis il y a autre chose: ici, je ne suis pas sûre d’être à la hauteur. La jeune dame…
MADEMOISELLE TESMAN
Allons, question d’habitude.
BERTE
Il paraît qu’elle est très exigeante.
MADEMOISELLE TESMAN
Ça, c’est le moins qu’on puisse dire. La fille du général Gabler! Je la revois, intrépide, lorsqu’elle accompagnait son père à cheval, toute vêtue de noir. Elle passait devant nous et disparaissait dans le brouillard.
BERTE
Qui aurait dit qu’elle allait se marier avec notre Jorgen!
MADEMOISELLE TESMAN
À propos, Berte, tu sais que dorénavant, il faudra appeler Jorgen: «Monsieur le docteur».
BERTE
Oui, la jeune dame me l’a déjà fait remarquer. Dès qu’ils ont franchi la porte, j’ai su qu’il faudrait l’appeler «docteur». C’est donc vrai?
MADEMOISELLE TESMAN
Oui c’est vrai. Tu te rends compte? Il a reçu son doctorat à l’étranger. Moi-même, je ne l’ai appris que cette nuit, à leur arrivée.
BERTE
Je l’ai toujours dit qu’il irait loin. Mais «docteur»… J’aurais jamais cru qu’il se mettrait aussi à soigner les malades?
MADEMOISELLE TESMAN
Ce n’est pas ce genre de docteur qu’il est devenu. D’ailleurs, on pourra bientôt lui donner un autre titre, et pas n’importe lequel!
BERTE
Ah oui?
MADEMOISELLE TESMAN
Mais.. ce n’est pas à moi de le dire! (Émue:) Si ce pauvre Jochum pouvait se lever de sa tombe et voir ce que son petit garçon est devenu. (Regardant autour:) Tiens, il n’y a plus de housses? Est-ce toi qui les a ôtées?
BERTE
La jeune dame a dit qu’il fallait les ôter. Elle ne supporte pas qu’on recouvre les meubles.
MADEMOISELLE TESMAN
Quoi? Ils ne vont quand même pas utiliser ce salon comme une pièce de tous les jours?
BERTE
On dirait bien. «On», c’est-à-dire madame. Car lui, le … docteur, il n’a rien dit.
Jorgen Tesman entre en chantonnant. Il transporte quelques valises vides. C’est un homme de 33 ans, de taille moyenne, à l’allure juvénile, portant des lunettes. Son visage est rond et joufflu, qui respire la bonne humeur. Sa barbe et ses cheveux sont blonds. Il est confortablement habillé, à la bonne franquette.
MADEMOISELLE TESMAN
Ah, bonjour Jorgen.
TESMAN
Tante Jülle! Chère tante Jülle! Le jour est à peine levé, et tu as fait le chemin jusqu’ici?
MADEMOISELLE TESMAN
Je n’en pouvais plus d’attendre!
TESMAN
Mais alors, n’est-ce pas, tu n’as pas dormi de la nuit?
MADEMOISELLE TESMAN
C’est sans importance.
TESMAN
Comment es-tu rentrée de la gare?
MADEMOISELLE TESMAN
Tout s’est bien passé, rassure-toi. Monsieur le conseiller a eu la gentillesse de me reconduire jusqu’à ma porte.
TESMAN
Nous aurions tant voulu que tu viennes avec nous dans notre voiture. Mais tu as vu, n’est-ce pas, Hedda avait tant de bagage! Et pas question de s’en séparer!
MADEMOISELLE TESMAN
Ah. ça, tu peux le dire. Je n’ai jamais vu tant de bagage!
BERTE, à Tesman:
Dois-je monter au cas où madame aurait besoin de quelque chose?
TESMAN
Il vaut mieux ne pas la déranger. Si elle a besoin de toi, elle va te sonner.
BERTE, pour elle-même:
… me sonner.
TESMAN
Mais tiens. Va plutôt ranger ces malles.
BERTE
Je vais les mettre au grenier.
Elle sort.
TESMAN
Figure-toi, ma tante! Ces malles étaient remplies de notes manuscrites. Remplies à craquer! Des milliers de notes, n’est-ce pas, que j’ai transcrites en fouillant dans des archives! Des documents inouïs, des raretés dont personne ne soupçonnait l’existence.
MADEMOISELLE TESMAN
Je te reconnais bien là! Tu n’as pas perdu ton temps en voyage de noces, mon petit Jorgen!
TESMAN
Mais donne-moi ton chapeau. Attends, je vais t’aider.
Il l’aide à défaire son nœud.
MADEMOISELLE TESMAN, touchée par son geste:
Rien n’a vraiment changé. C’est comme si tu étais encore avec nous à la maison.
TESMAN, examinant le chapeau:
Quel chapeau magnifique! C’est nouveau? Un original, signé! Mais c’est de la folie!
MADEMOISELLE TESMAN
Je l’ai acheté, vois-tu, en sachant que Hedda…
TESMAN
Hedda? Mais ma tante!
MADEMOISELLE TESMAN
Si jamais nous devons nous promener ensemble sur la rue, il ne sera pas dit qu’elle aura honte de moi.
TESMAN
Tu penses à tout, tante Jülle.
Il dépose le chapeau sur une des chaises. Ils s’assoient. Elle dépose son ombrelle contre le divan.
MADEMOISELLE TESMAN, lui serrant les mains et le regardant intensément:
Jorgen! Je suis si heureuse de te revoir. Sais-tu qu’en vieillissant, tu ressembles de plus en plus à ton père?
TESMAN
Tu m’as manqué, ma tante. Tu sais, vous représentez tout pour moi. Toi et tante Rina, vous m’avez servi à la fois de père et de mère. Mais dis-moi. Tante Rina ne va pas bien, n’est-ce pas?
MADEMOISELLE TESMAN
La pauvre! Elle n’est plus capable de se lever. Je prie pour que Dieu retarde l’échéance. Si elle nous quitte, je me demande bien ce que je deviendrai, Jorgen, à présent que tu n’es plus là.
TESMAN
Allons.
MADEMOISELLE TESMAN, autre ton:
Mais parlons de toi. Toi, marié! Et avec Hedda Gabler! Rien de moins! Tu as conquis Hedda Gabler!
TESMAN, gonflé d’orgueil:
Hé hé! Il y a en ville pas mal de collègues, n’est-ce pas, qui doivent être jaloux de moi?
MADEMOISELLE TESMAN
Et ce long voyage de noces! Cinq mois, presque six mois à l’étranger!
TESMAN
Mais c’était aussi un voyage d’études. Si tu avais vu toutes ces archives! Ah ces bibliothèques immenses! On a du mal à imaginer tant de livres!
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, c’est bien. (Plus confidentielle:) Mais ce voyage, dis-moi… Il a dû te coûter cher, très cher, non?
TESMAN
Ma bourse d’études a couvert une bonne partie des dépenses.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui mais tout de même, cette bourse ne pouvait suffire pour deux personnes. Surtout quand on voyage avec une dame.
TESMAN
Mais je ne pouvais pas refuser un voyage de noces à Hedda, n’est-ce pas? Je ne pouvais vraiment pas.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, je sais. Les voyages de noces sont très à la mode de nos jours.
TESMAN
Je ne pouvais pas non plus lui refuser cette maison.
MADEMOISELLE TESMAN, après un silence.
Comment la trouves-tu?
TESMAN
J’ai fait le tour de chaque pièce. C’est très bien. Oui, vraiment très bien. J’admets, n’est-ce pas, que c’est peut-être un peu grand. En fait, je me demande ce que nous allons faire de toutes ces chambres à l’étage.
MADEMOISELLE TESMAN, avec un petit rire:
Cher Jorgen! Elles finiront bien par servir avec le temps!
TESMAN
Oui, pour ça, tu as bien raison. Avant longtemps, n’est-ce pas, j’aurai accumulé tant de livres!
MADEMOISELLE TESMAN
Évidemment, c’est à tes livres que je pensais! Tout de même, Jorgen, tu n’as rien de - particulier - à me raconter?
TESMAN
Du voyage?
MADEMOISELLE TESMAN
Mmm…
TESMAN
Eh bien, comme je te l’écrivais, j’ai achevé mon doctorat.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui mais je veux dire en ce qui touche vos projets d’avenir à tous les deux?
TESMAN
Projets d’avenir?
MADEMOISELLE TESMAN
Mon Dieu, Jorgen! Après tout, je suis ta tante.
TESMAN
Je compte bien obtenir un poste de titulaire.
MADEMOISELLE TESMAN
Titulaire, oui.
TESMAN
Enfin, ce n’est pas une projet. C’est une certitude. Mais ça, tu n’en as jamais douté, n’est-ce pas?
MADEMOISELLE TESMAN
Bien sûr que non! Non, vraiment, je n’ai aucun doute là-dessus.
TESMAN
Je toucherai un salaire convenable, et je pourrai rembourser la banque. Enfin, cette maison fera le bonheur de Hedda, et je m’en réjouis. Depuis que je la connais, elle n’a jamais cessé de dire qu’elle ne pourrait vivre ailleurs que dans cette villa du ministre Falk. Quelle chance nous avons eue qu’elle soit mise en vente pendant notre absence!
MADEMOISELLE TESMAN
Si on peut appeler ça de la chance. (Découragée:) Pour l’amour du ciel, rends-toi compte, Jorgen! Combien crois-tu que cela va coûter?
TESMAN, inquiet:
Combien? Peux-tu dire un chiffre?
MADEMOISELLE TESMAN
Pas avant que je n’aie vu tous les comptes.
TESMAN
Quand même… le conseiller Brack nous a obtenu un prêt avantageux, n’est-ce pas? Il l’a écrit lui-même à Hedda.
MADEMOISELLE TESMAN
Et quant à moi, j’ai prêté l’argent pour les meubles et les tapis.
TESMAN
Tu as fait ça, toi? Avec quel argent?
MADEMOISELLE TESMAN
J’ai engagé nos économies.
TESMAN, bondissant:
Vos économies, à toi et à tante Rina?
MADEMOISELLE TESMAN
Je n’avais pas le choix.
TESMAN, furieux
Quoi? Tu es folle? C’est tout ce que vous aviez pour vivre!
MADEMOISELLE TESMAN
Calme-toi. Il s’agit d’une simple formalité. Le conseiller Brack a l’habitude de ce genre d’affaires, et il te le dira mieux que moi: une simple formalité.
TESMAN
Mais quand même.
MADEMOISELLE TESMAN
Et puis dorénavant, tu vas toucher un salaire. Après tout, mon Dieu, quoi de plus naturel qu’au début nous fassions un peu notre part? Tu ne vas pas refuser notre aide?
TESMAN
Oh ma tante! Tu ne finiras donc jamais de te sacrifier pour moi!
MADEMOISELLE TESMAN, le prenant par les épaules:
Mon cher enfant, le seul bonheur qu’il me reste dans la vie, c’est toi. Nous avons vécu des périodes sombres, mais nous arrivons près du but.
TESMAN
Oui c’est curieux comme tout finit par s’arranger, n’est-ce pas?
MADEMOISELLE TESMAN
Souviens-toi de tous ceux qui voulaient te barrer la route. Comme ils sont loin derrière toi! Et Ejlert Lovborg, le plus redoutable. il a creusé son trou, et il est enterré dedans, comme un pauvre misérable.
TESMAN
Au fait, as-tu des nouvelles de lui?
MADEMOISELLE TESMAN
J’ai entendu dire qu’il aurait publié un nouveau livre.
TESMAN
Quoi? Récemment? Tu en es sûre?
MADEMOISELLE TESMAN
Dieu sait que ce doit être assez quelconque, enfin rien de comparable à ce que toi, tu t’apprêtes à publier. Car tu vas publier ce livre, je suppose? Tu sais ce livre sur…
TESMAN
L’industrie domestique dans le Brabant au moyen-âge.
MADEMOISELLE TESMAN
Quand je pense que tu peux écrire des choses pareilles!
TESMAN
Oh, je n’ai pas encore fini mes recherches, n’est-ce pas, mais si tu voyais ma documentation! Il me faudra beaucoup de temps pour répertorier et classer toutes mes notes!
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, répertorier, classer, chaque chose à sa place. Le portrait craché de Jochum!
TESMAN
Il ne me reste plus qu’à m’installer, maintenant que j’ai une maison à moi. Une vraie maison pour travailler, n’est-ce pas? (Prêtant l’oreille:) Tiens, je crois que c’est Hedda.
Hedda paraît, venant de la pièce du fond. Elle a 29 ans. Sa physionomie dégage de la noblesse. Son teint mat et son regard argenté expriment une froide contenance. Elle a de beaux cheveux, châtains, assez fins. Elle porte un riche et ample vêtement d’intérieur.
MADEMOISELLE TESMAN
Bonjour, chère Hedda, vous allez bien?
HEDDA
Bonjour mademoiselle Tesman. Vous êtes bien matinale. C’est gentil d’être venue.
MADEMOISELLE TESMAN
Est-ce que la jeune mariée a bien dormi dans sa nouvelle maison?
HEDDA
Comme ci comme ça.
TESMAN
«Comme ci comme ça», Hedda! Je me suis réveillé et tu dormais comme une souche.
HEDDA
Tant mieux, car j’ai mis des heures à m’endormir. Il faut un temps pour s’adapter à chaque chose, n’est-ce pas mademoiselle Tesman? (Écœurée par la lumière:) La bonne a laissé les fenêtres ouvertes. Il faudra lui dire. Je ne supporte pas le soleil.
MADEMOISELLE TESMAN, fermant les fenêtres et tirant les rideaux:
Bien sûr. Voilà.
MADEMOISELLE TESMAN
C’est déjà mieux. Mais laissez les fenêtres ouvertes. Cette maison en a grand besoin. On étouffe ici. Mais je vous en prie, asseyez-vous, mademoiselle Tesman.
MADEMOISELLE TESMAN
Merci, mais je dois retourner au chevet de ma sœur. J’étais seulement venue m’assurer que tout allait bien.
TESMAN
Dis à tante Rina que j’irai la voir cet après-midi.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, ça va la réconforter. Oh! J’allais oublier! (Elle fouille dans son sac.) J’ai quelque chose pour toi.
TESMAN
Quoi donc?
MADEMOISELLE TESMAN, lui tendant un paquet plat enveloppé de papier de journal:
Tu ne devines pas?
TESMAN, déballant le paquet:
Non! Pas possible! Tu me les as gardées? Hedda! Comme c’est touchant!
HEDDA:
Qu’est-ce qui est touchant?
TESMAN
Mes pantoufles, tu sais, mes vieilles pantoufles!
HEDDA
Ah oui, tes vieilles pantoufles.
TESMAN
Oui, elles m’ont manqué terriblement. Regarde! Depuis le temps que je t’en parle!
HEDDA, se dégageant
Ça va.
TESMAN
Mes pantoufles que tante Rina a brodées dans son lit. Elle qui est si malade… tu ne peux pas soupçonner tout ce qu’elles représentent pour moi.
HEDDA
Pour toi peut-être, mais pas pour moi.
MADEMOISELLE TESMAN
Laisse, Jorgen. Sur ce point, elle a raison.
TESMAN
Hedda fait maintenant partie de la famille.
MADEMOISELLE TESMAN
La famille! Décidément, cette bonne ne fera pas l’affaire.
MADEMOISELLE TESMAN
Berte? Quoi? Quelque chose ne va pas?
TESMAN
Pourquoi dire ça?
HEDDA, pointant du doigt le chapeau:
Là. Elle laisse traîner son vieux chapeau.
TESMAN, consterné, laissant tomber ses pantoufles:
Hedda!
HEDDA
Si quelqu’un venait et voyait ça!
TESMAN
Mais Hedda! C’est le chapeau de tante Jülle!
HEDDA
Ah?
MADEMOISELLE TESMAN, prenant le chapeau
Hé oui c’est le mien. Et vous saurez, ma petite madame, qu’il n’est pas si vieux.
HEDDA
Désolée, je n’ai pas bien regardé.
MADEMOISELLE TESMAN, remettant son chapeau
Pour tout dire, je l’étrennais. Et le bon Dieu m’est témoin que ce n’est pas un «vieux» chapeau.
MADEMOISELLE TESMAN
Un modèle authentique. Il est vraiment superbe.
MADEMOISELLE TESMAN
Enfin, peut-être pas authentique, cher Jorgen. (Regardant autour:) Mon ombrelle? Voilà… (Elle la prend.) Car c’est aussi la mienne. (Plus bas:) Et pas celle de Berte.
TESMAN, à Hedda:
Elle étrenne aussi son ombrelle.
HEDDA
Ravissante.
TESMAN
Ravissante, oui, n’est-ce pas? Tante Jülle, regarde un peu Hedda. Est-ce que tu ne la trouves pas aussi… ravissante?
MADEMOISELLE TESMAN
Quoi de nouveau? Tout le monde sait que Hedda est splendide.
Elle s’incline et s’engage vers le vestibule.
TESMAN
Oui, mais as-tu remarqué? Tu ne trouves pas qu’elle est un peu plus, comment dire? Comme si le voyage, n’est-ce pas, l’avait un peu arrondie?
HEDDA
Ça va.
MADEMOISELLE TESMAN, s’est arrêtée et se retourne:
Un peu plus arrondie?
TESMAN
Enfin, ce n’est peut-être pas si apparent avec cette robe, mais moi je suis bien placé pour savoir…
HEDDA, impatiente:
Savoir quoi?
TESMAN
Ce doit être l’air des montagnes.
HEDDA
Ce n’est rien du tout. Je n’ai pas changé. Je suis restée exactement la même.
TESMAN
Ça, c’est ce que toi tu prétends. Mais il y a un petit changement, tu ne trouves pas, ma tante?
MADEMOISELLE TESMAN, la contemplant, les mains jointes:
Splendide. Splendide. Hedda, vous êtes splendide. (Elle marche vers elle, lui incline la tête et l’embrasse sur les cheveux:) Dieu vous bénisse et vous garde, Hedda Tesman, pour le bonheur de Jorgen.
HEDDA, se dégageant
Ça va.
MADEMOISELLE TESMAN, avec sérénité
Que Dieu bénisse une éternelle amitié entre nous. Je promets de vous rendre visite tous les jours.
TESMAN
Oui, tous les jours, ma tante.
Elle sort par la porte du vestibule. Tesman la reconduit. Par la porte ouverte, on peut encore entendre la voix de Tesman:
TESMAN
Et n’oublie pas de dire bonjour à tante Rina. Et merci encore pour mes pantoufles.
Hedda tourne en rond, s’étire les bras, puis on la voit tendre ses poings dans un brusque mouvement de colère. Puis elle reste un long moment immobile, face aux baies vitrées, à fixer le paysage.
Tesman revient. Il ferme la porte derrière lui.
TESMAN, ramassant ses pantoufles
Qu’est-ce que tu regardes?
HEDDA, ayant retrouvé son calme
Rien. Les feuilles. Elle sont toutes jaunes. En décrépitude.
TESMAN
Oui, déjà le mois de septembre.
HEDDA, avec dégoût
Oui, déjà le mois de septembre. (Débarrassant le piano de ses fleurs:) Ces fleurs n’étaient pas là quand nous sommes rentrés. (Trouvant une enveloppe, elle l’ouvre et lit:) «Reviendrai plus tard aujourd’hui.» Tu ne devineras jamais de qui ça vient. Madame… Elvsted. La femme du député.
TESMAN
Tiens comme c’est curieux… Madame Elvsted! Tu veux dire Mademoiselle Rüssing?
HEDDA
Oui. Elle-même en personne. Elle avait les cheveux blonds. Une véritable crinière, et elle s’en servait pour se faire remarquer de tout le monde. Nous nous sommes perdu de vue depuis l’école, mais je n’ai jamais oublié ces cheveux-là. Toi non plus, d’ailleurs.
TESMAN
Et elle s’est mariée avec ce député, n’est-ce pas? Ils vivent dans le Oppland. Je me demande bien comment les gens font pour habiter ce coin perdu. (Hedda fait les cent pas.) Quelque chose ne va pas, Hedda?
HEDDA
Mon vieux piano n’a pas vraiment sa place ici. Il ne va pas avec le reste.
TESMAN
Nous pourrions peut-être l’échanger contre un qui conviendrait mieux.
HEDDA
Il fait partie de mon héritage. Pas question de l’échanger. Et je vais tâcher aussi de trouver ce qui manque…
TESMAN
Quand je serai nommé titulaire, Hedda, nous achèterons tout ce qui manque. Je toucherai un salaire convenable et nous vivrons bien, n’est-ce pas? En attendant, heureusement qu’il y a tante Jülle pour m’aider. À propos, comment l’as-tu trouvée? Un peu bizarre, non? Elle nous a salués d’une façon, n’est-ce pas, si solennelle?
HEDDA
Je la connais si peu. Elle n’est pas comme ça d’habitude?
TESMAN
Non, aujourd’hui elle était bizarre.
HEDDA, se détournant de la fenêtre
Tu crois qu’elle m’en veut pour le chapeau?
TESMAN
Pas vraiment. Mais quand même, tu aurais pu, n’est-ce pas…
HEDDA
Enfin, qu’est-ce que c’est que cette façon de lancer son chapeau n’importe où? Ces choses-là ne se font pas.
TESMAN
Ça ne se reproduira plus.
HEDDA
Je trouverai le moyen de me faire pardonner. Recevons-la ce soir. Quand tu iras chez elle tout à l’heure, tu l’inviteras de ma part.
TESMAN
Oui, compte sur moi. Et aussi, n’est-ce pas, si tu pouvais…
HEDDA
Quoi?
TESMAN
Je sais que c’est difficile, mais elle en serait si heureuse: si tu pouvais faire un effort et essayer, je dis bien essayer, de la tutoyer.
HEDDA
Non, non, Tesman. Ne me demande pas une chose pareille.
TESMAN
Fais-le pour moi!
HEDDA
Pas question de la tutoyer. Au mieux, j’essaierai de l’appeler «ma tante».
Berte entre.
BERTE
Il y a une dame qui demande à vous voir. Elle est passée plus tôt, mais vous étiez au lit. Elle a laissé ces fleurs.
Elle désigne le bouquet que tient Hedda.
HEDDA
Ha! Faites-la entrer.
Berte fait entrer Madame Elvsted et se retire.
Madame Elvsted est une femme menue, d’une beauté qui dégage de la fragilité. Son visage est empreint de douceur. Elle a les yeux bleu clair, grands, ronds, qui trahissent un effroi constant ainsi qu’une grande insécurité. Mais ce qui frappe le plus chez elle, ce sont ses cheveux, abondants et ondulés, d’une blondeur étincelante. On lui donne un an ou deux de moins que Hedda. Elle porte un costume de couleur sombre, élégant mais quelque peu démodé.
HEDDA, exagérément chaleureuse
Madame Elvsted! Quelle agréable surprise de vous revoir!
MADAME ELVSTED
Oui, cela doit bien faire un siècle.
TESMAN
Une éternité.
HEDDA
Merci pour vos fleurs. Ce sont mes préférées.
MADAME ELVSTED
Je vous en prie. Je suis venue hier mais on m’a dit que vous ne rentriez qu’aujourd’hui. J’étais si désespérée de ne pouvoir vous rejoindre.
HEDDA
Désespérée? Pourquoi?
MADAME ELVSTED
Pour tout vous dire, je ne vois personne d’autre à qui me confier.
TESMAN
Rien de grave, j’espère?
MADAME ELVSTED
Je sais que cela peut paraître ridicule et pourtant!
HEDDA
Alors dites-nous calmement de quoi il s’agit.
MADAME ELVSTED
Premièrement, il faut vous dire, au cas où vous l’ignorez, qu’Ejlert Lovborg est en ville.
TESMAN
Ejlert Lovborg? En ville? Tu as entendu, Hedda?
HEDDA
Oui, j’ai entendu.
MADAME ELVSTED
Il est ici depuis une semaine. Abandonné à lui-même dans cette ville infernale. Imaginez tout ce monde qu’il a pu fréquenter!
HEDDA
Chère madame Elvsted, excusez mon indiscrétion, mais en quoi cela vous regarde?
MADAME ELVSTED
Il a été professeur des enfants.
HEDDA
Vous avez des enfants?
MADAME ELVSTED
Les enfants de mon mari.
HEDDA
Je vois.
MADAME ELVSTED
Il était veuf quand nous nous sommes mariés.
TESMAN, usant de tact
Ejlert Lovborg! Mais dites-moi, il se serait assagi au point qu’on puisse lui confier un poste de professeur?
MADAME ELVSTED
Depuis deux ans, il a été tout ce qu’il y a de plus irréprochable.
TESMAN
Vraiment? Tu as entendu, Hedda?
HEDDA
Oui, j’ai entendu.
MADAME ELVSTED
Irréprochable, je vous jure. Mais le fait d’avoir publié son dernier livre a provoqué chez lui une sorte d’euphorie. Il a touché un peu d’argent et puis, brusquement, voilà qu’il est de retour ici, en pleine ville. J’ai terriblement peur pour lui.
TESMAN
C’est donc vrai qu’il a écrit un livre?
MADAME ELVSTED
Un ouvrage remarquable sur l’évolution de la culture à travers les âges. Un livre magistral, qui a conquis à la fois la critique, les intellectuels, et le grand public.
TESMAN
Ah oui? Se pourrait-il, par hasard, qu’il ait fait rééditer une œuvre antérieure?
MADAME ELVSTED
Une œuvre antérieure?
TESMAN
N’est-ce pas, en la remaniant?
MADAME ELVSTED
Non. J’ai vu l’ouvrage s’écrire du début à la fin. Il lui a fallu un an pour le concevoir et le rédiger.
TESMAN
Alors c’est une grande nouvelle, n’est-ce pas, Hedda?
MADAME ELVSTED
Ah, si seulement cela pouvait durer!
HEDDA
L’avez-vous revu?
MADAME ELVSTED
Non, pas encore. J’ai eu beaucoup de mal à le retracer. En fait, je viens tout juste d’avoir son adresse.
HEDDA
C’est tout de même étonnant de la part de votre mari, non?
MADAME ELVSTED, crispée
Mon mari? Que voulez-vous dire?
HEDDA
Qu’il vous confie à vous une pareille mission? N’est-ce pas lui qui devrait s’en charger?
MADAME ELVSTED
Si vous connaissiez son emploi du temps! Et puis, j’avais affaire en ville.
HEDDA
Je vois.
MADAME ELVSTED, angoissée
À présent, je vous en supplie monsieur Tesman. S’il venait à se manifester, veuillez l’accueillir comme un ami. Il le fera, j’en suis sûre. Vous étiez de bons collègues. Tâchez de veiller sur lui. Promettez-le.
TESMAN
Je vous le promets, madame Rüssing.
HEDDA
Elvsted.
TESMAN
Oui, je ferai tout ce que je peux. Comptez sur moi.
MADAME ELVSTED
Oh, merci. Merci de tout cœur. (Elle ajoute maladroitement:) Au nom de mon mari.
HEDDA
Tu devrais lui écrire, Tesman. Il hésite peut-être, alors qu’une lettre venant de toi…
TESMAN
Oui, tu as raison.
HEDDA
Pourquoi attendre? Le plus vite sera le mieux. Va lui écrire maintenant.
MADAME ELVSTED
Oui, s’il vous plaît.
TESMAN
Donnez-moi l’adresse, madame… Elvsted.
MADAME ELVSTED, sortant une feuille de son sac
Tenez.
TESMAN
Bien, j’y vais. (Regardant autour de lui:) Mes pantoufles? Ah, ici!
Il prend ses pantoufles et s’éloigne.
HEDDA
Écris-lui une lettre chaleureuse, amicale. Une longue lettre.
MADAME ELVSTED
Mais n’allez surtout pas lui dire que c’est moi qui vous l’ai demandé.
TESMAN
Bien sûr que non.
Il sort par la pièce du fond.
HEDDA, tout bas
Voilà. D’une pierre deux coups.
MADAME ELVSTED
Vous voulez dire?
HEDDA
J’ai fait ce qu’il fallait pour nous en débarrasser. Nous allons enfin pouvoir parler seule à seule.
MADAME ELVSTED
Seule à seule?
HEDDA
Vous m’en avez dit beaucoup, mais si j’ai bien compris, il y a plus. À présent, vous pouvez parler à cœur ouvert.
MADAME ELVSTED, anxieuse, regardant sa montre
C’est que, chère madame Tesman, je vais bientôt devoir m’en aller.
HEDDA
Rien ne vous presse. Allons, autrefois, nous n’avions pas de secrets l’une pour l’autre.
MADAME ELVSTED
Vous croyez? Pourtant, nous n’étions pas dans la même classe. Je le sais car je me souviens que j’avais très peur de vous.
HEDDA
Peur de moi?
MADAME ELVSTED
Une peur bleue. Parce que dans l’escalier, vous étiez toujours en train de me tirer les cheveux.
HEDDA
Moi?
MADAME ELVSTED
Oui. Même qu’une fois, vous avez dit que vous vouliez y mettre le feu.
HEDDA
C’était pour vous taquiner!
MADAME ELVSTED
Oui, mais je ne pouvais pas comprendre à l’époque. Et puis, avec les années nous nous sommes perdu de vue. Nous avons emprunté des chemins différents.
HEDDA
Si je me souviens bien, on se tutoyait à l’école, et on s’appelait par nos prénoms.
MADAME ELVSTED
Ah, ça, vous vous trompez.
HEDDA
Là-dessus, ma mémoire est infaillible. Allons, tu peux me parler en toute confiance. (L’embrassant sur le front:) Tu vas me tutoyer et m’appeler Hedda.
MADAME ELVSTED, lui serrant les mains
J’ai si peu l’habitude qu’on soit gentil avec moi.
HEDDA
Et moi je vais te dire «tu», comme avant, et je vais t’appeler Thora.
MADAME ELVSTED
Théa.
HEDDA
Oui, Théa, c’est bien ce que je voulais dire. (Elle la regarde avec compassion.) Ainsi, Théa, tu n’as pas l’habitude qu’on soit gentil avec toi? Ils ne sont pas gentils à la maison?
MADAME ELVSTED
À la maison? Mais je n’ai pas de maison. Je n’en ai jamais eu.
HEDDA, perspicace
J’ai cru comprendre en effet. Il me semble que tu as d’abord été engagée chez le député en tant que gouvernante?
MADAME ELVSTED
Il m’avait engagée comme institutrice. Mais sa femme était malade, et j’ai dû m’occuper, de plus, des taches domestiques.
HEDDA
Et de là, tu es devenue la nouvelle Madame Elvsted.
MADAME ELVSTED, soupirant
Oui, c’est comme ça.
HEDDA
Cela doit bien faire au moins …?
MADAME ELVSTED
Cinq ans.
HEDDA
Oui, c’est possible.
MADAME ELVSTED
Personne ne peut imaginer ce que j’ai enduré.
HEDDA, d’un ton réprobateur
Théa!
MADAME ELVSTED
Un jour je te raconterai et tu verras.
HEDDA
Cela fait bien trois ans qu’Ejlert Lovborg est installé là-bas?
MADAME ELVSTED
Ejlert Lovborg? Oui, trois ans.
HEDDA
Tu le connaissais bien?
MADAME ELVSTED
De réputation.
HEDDA
Pourquoi l’avoir engagé?
MADAME ELVSTED
Il fallait faire instruire les enfants. Il n’y a pas d’école dans ce désert. Et je ne pouvais pas voir à tout. Mon mari est passablement occupé. Ses fonctions l’obligent à être partout à la fois.
HEDDA
Quel genre d’homme est-ce? Comment est-il avec toi?
MADAME ELVSTED
Lui te dirait qu’il est irréprochable.
HEDDA
Il y a bien vingt ans de différence entre vous?
MADAME ELVSTED
Ce qui n’arrange pas les choses, en effet. Nous n’avons rien en commun. Jamais deux êtres n’ont été si différents l’un de l’autre.
HEDDA
Mais il doit bien t’aimer à sa manière?
MADAME ELVSTED
Il m’aime parce que je suis utile. Et parce que je ne coûte pas cher. Au fond, il n’aime que lui-même. Et un peu les enfants à la limite.
HEDDA
Et il a beaucoup d’estime pour Ejlert Lovborg.
MADAME ELVSTED
Pourquoi en aurait-il?
HEDDA
Enfin, Théa… s’il t’envoie toute seule en ville à sa recherche? C’est toi-même qui l’as dit.
MADAME ELVSTED, crispée
Ah oui… oui. J’ai dit ça, mais… (Dans un souffle:) Pourquoi le cacher! Et puisque après tout, on finira bien par découvrir la vérité! Mon mari ignore que je suis en ville.
HEDDA
Que dis-tu?
MADAME ELVSTED
J’ai profité de son absence pour quitter la maison. La vie était devenue impossible.
HEDDA
Tu as fait ça?
MADAME ELVSTED
J’ai pris mes affaires, et je suis partie.
HEDDA
Comme ça? Tout simplement?
MADAME ELVSTED, libérée
Oui! J’ai fait ça!
HEDDA
Mais pense un peu à ce que ton mari va dire quand tu reviendras!
MADAME ELVSTED, avec cran
Quand je reviendrai? Mais tu n’as donc pas compris? Je l’ai quitté. Je ne vais pas revenir. Je ne reviendrai jamais.
HEDDA
Tu es sérieuse?
MADAME ELVSTED
Ma décision est prise.
HEDDA
Tu l’as quitté comme ça, pour toujours? As-tu pensé à ce que les gens vont dire?
MADAME ELVSTED
Ils diront ce qu’ils voudront.
HEDDA
Mais qu’est-ce que tu vas faire à présent?
MADAME ELVSTED
Pour l’instant je l’ignore. Une chose est certaine: si je dois continuer à vivre, ce sera là où vit Ejlert Lovborg.
Silence.
HEDDA
Il y a donc des liens puissants entre toi et Ejlert Lovborg?
MADAME ELVSTED
Des liens qui se sont approfondis avec les années. J’ai compris que j’avais une sorte de pouvoir sur lui.
HEDDA
Ah?
MADAME ELVSTED
Malgré tout ce qu’on lui a reproché, il a retrouvé sa dignité. Il a compris qu’en ma présence, il n’avait pas d’autre choix que de renoncer à ses vieilles habitudes.
HEDDA, réprimant un sourire moqueur
Toi, la petite Théa, tu as accompli une si grande chose?
MADAME ELVSTED
C’est ce qu’il dit, lui aussi. En échange, il a fait de moi, comment dire? Quelqu’un de valable. Il m’a appris à raisonner. À comprendre les choses.
HEDDA
Il a donc été ton professeur à toi aussi?
MADAME ELVSTED
Oui, mais plus encore. Il a été un maître. Il me parlait. De mille et un sujets. De tout. Jusqu’à ce jour mémorable où il m’a offert de travailler avec lui.
HEDDA
Il te l’a vraiment proposé?
MADAME ELVSTED
Oui. Il m’a soumis chacune de ses idées, chacune de ses phrases.
HEDDA
Une collaboration, donc?
MADAME ELVSTED, s’animant
Une collaboration! Précisément. C’est le mot qu’il utilisait. Oui, nous étions heureux, profondément. Mais voilà que tout risque de s’écrouler.
HEDDA
Tu n’as donc plus confiance en lui?
MADAME ELVSTED, angoissée
Il y a l’ombre d’une femme entre Ejert Lovborg et moi.
HEDDA, vivement intéressée
Ah? Qui donc?
MADAME ELVSTED
Si je le savais! Une revenante de son passé. La seule qu’il n’ait jamais réussi à oublier.
HEDDA
Il t’en a donc parlé?
MADAME ELVSTED
Une seule fois. Au moment de leur rupture, elle avait pointé une arme sur lui en menaçant de tirer.
HEDDA, froidement
Mon Dieu… Ces choses-là ne se font pas.
MADAME ELVSTED
Je crois bien qu’il s’agit de cette actrice qu’il fréquentait.
HEDDA
Oui, c’est possible.
MADAME ELVSTED
Leur liaison avait fait beaucoup de bruit à l’époque.
HEDDA, voyant Tesman qui revient
Chut.
Jorgen Tesman revient avec une lettre à la main.
TESMAN
Voilà, il ne reste plus qu’à la porter à son hôtel.
Berte entre.
BERTE
Monsieur le conseiller Brack est ici qui demande à vous voir.
HEDDA
Bien sûr, faites-le entrer. Et ensuite, vous irez porter cette lettre.
BERTE, prenant la lettre
Oui madame.
Brack est un homme de 45 ans. Quoique trapu et assez costaud, ses mouvements sont élégants. Le visage est rondelet, le profil est noble. Il a les cheveux courts, noirs, impeccables. Sous d’épais sourcils, le regard est vif et enjoué. Il porte une épaisse moustache aux extrémités cirées. Il est vêtu d’un complet de promenade élégant, mais un peu trop jeune pour son âge. Il porte une lorgnette qu’il laisse tomber de temps à autres.
BRACK
Sommes-nous trop tôt ou trop tard?
HEDDA, enjouée
Nous sommes juste à la bonne heure!
TESMAN
Et nous sommes toujours le bienvenu! (Faisant les présentations:) Notre ami le conseiller Brack, mademoiselle Rüssing. Je veux dire, n’est-ce pas, Madame Elvsted.
BRACK, s’inclinant
Enchanté.
HEDDA
Comme c’est drôle de vous voir en plein jour!
BRACK
Ah? J’ai l’air plus vieux peut-être?
HEDDA
Ça vous rajeunit je trouve.
BRACK
Merci bien.
TESMAN
Et Hedda? Qu’en dites-vous? Vous ne trouvez pas qu’elle a l’air pleine de santé? Moi je la trouve splendide.
HEDDA, reconduisant Madame Elvsted
Cesse de répéter ça.
Échange de salutations. Madame Elvsted et Hedda se dirigent vers le vestibule.
BRACK
Comment Hedda a-t-elle trouvé la maison? Est-elle satisfaite?
TESMAN
Oui. Nous ne savons pas comment vous remercier. Il faudra peut-être aménager de petites chose, n’est-ce pas, mais dans l’ensemble…
BRACK
Vous envisagez d’autres dépenses?
TESMAN, mal à l’aise
J’ai cru comprendre que Hedda avait certains projets en tête. Mais nous en assumerons les frais nous-mêmes, soyez tranquille.
BRACK
Il y a une chose dont je voudrais vous parler.
TESMAN
Oui je m’en doute. L’heure est venue n’est-ce pas d’aborder le côté sérieux de l’affaire?
BRACK
Oh, pour ce qui est de l’argent, ça peut toujours attendre. Même s’il faut admettre qu’on aurait pu se contenter d’une maison un peu plus misérable.
TESMAN
Ç’aurait été difficile. Vous connaissez Hedda. Aucune autre maison n’aurait pu convenir.
BRACK
Oui. C’est là où les choses pourraient peut-être se compliquer.
TESMAN
D’ici peu de temps heureusement, j’obtiendrai ce poste de titulaire à l’université.
BRACK
C’est que, voyez-vous, ce genre de promotion peut parfois traîner en longueur.
TESMAN
Quoi? Auriez-vous appris de mauvaises nouvelles?
BRACK
Rien de précis, mais… Je peux tout de même vous apprendre que votre ami Ejlert Lovborg est de retour en ville.
TESMAN
Hé oui. Ça, je le sais.
BRACK
Ah bon. Qui vous l’a dit?
TESMAN
La dame qui était ici.
BRACK
Comment s’appelle-t-elle déjà?
TESMAN
Madame Elvsted.
BRACK
Oui, la femme du député. C’est là dans le Oppland que Lovborg s’était réfugié.
TESMAN
Et c’est là apparemment qu’il est redevenu un homme respectable.
BRACK
C’est ce qu’on prétend en effet.
TESMAN
Il aurait publié un nouveau livre?
BRACK
Et pas n’importe quoi.
TESMAN
C’est donc vrai, cette popularité soudaine?
BRACK
Un véritable raz-de-marée.
TESMAN
N’est-ce pas extraordinaire? Un homme si curieusement doué! Mais de le voir se détruire comme il l’a fait…
BRACK
C’est lamentable.
TESMAN
Mais que va-t-il faire à présent? Car au fond, je me demande bien de quoi il peut vivre.
Hedda reparaît sur ces derniers mots.
HEDDA, vers Brack, un peu moqueuse
Tessman se demande toujours de quoi les gens peuvent vivre.
TESMAN
Nous parlions de ce pauvre Eljert Lovborg.
HEDDA
Alors? De quoi peut-il vivre?
TESMAN
On sait que depuis longtemps il a flambé son héritage. Il ne peut tout de même pas produire un livre par année?
BRACK
Qui sait? Et puis il lui reste de la famille. Des gens en moyens.
TESMAN
Mais qui lui ont coupé les vivres, souvenez-vous.
BRACK
Parce qu’il avait cessé de leur faire honneur.
TESMAN
C’est ce que je vous dis. Il s’est mis la corde au cou.
HEDDA
Mais bien des choses ont changé depuis, si j’en crois Madame Elvsted.
BRACK
Sans compter qu’il y a la parution de ce livre.
TESMAN
Oui, tout ça mis ensemble, n’est-ce pas… Je lui ai écrit tout à l’heure. Je me suis permis de l’inviter pour ce soir.
BRACK
Quoi? Ce soir? Ah non pas question. Ce soir, vous êtes engagé. Nous enterrons votre vie de célibataire. Vous nous avez fait faux-bond avant votre départ, mais ce n’était que partie remise.
HEDDA
Tu avais promis, Tesman.
TESMAN
Mais Lovborg?
BRACK
Je peux bien l’inviter chez moi, mais je suis presque certain qu’il ne viendra pas.
TESMAN
Pourquoi?
BRACK, hésitant, se lève, et use de tact:
Mon cher Tesman, et vous aussi madame Hedda, je m’en voudrais de vous cacher plus longtemps une information…
TESMAN
À propos d’Ejlert?
BRACK
Cela vous concerne autant que lui. Il faudrait peut-être vous préparer à ce que votre nomination souffre d’un délai un peu plus long que vous ne l’espériez.
TESMAN, effrayé
Quelqu’un serait-il en train de me barrer le chemin?
BRACK
L’attribution du poste dépendra peut-être d’un concours.
TESMAN
Un concours? Tu entends, Hedda?
HEDDA, se calant dans son fauteuil
Tiens tiens!
TESMAN
Qui d’autre est en lice? Pas… pas…
BRACK
Oui, justement. Ejlert Lovborg.
TESMAN, tombant des nues
Mais c’est inconcevable!
BRACK
Enfin, les choses pourraient, je dis bien pourraient, peut-être, en arriver là.
TESMAN
Mais vous vous rendez compte de tout ce que ça pourrait signifier pour moi? (S’agitant:) Je suis marié maintenant! Hedda et moi nous nous sommes engagés, nous avons contracté des dettes considérables, j’ai même emprunté de tante Jülle, en prévision d’un salaire, n’est-ce pas, sur le quel je comptais!
BRACK
Allons, allons! Vous aurez le poste. Mais au terme d’un concours. Simple formalité.
HEDDA, avachie dans son fauteuil
Oui: ça va mettre un peu de piquant dans l’affaire.
TESMAN
On dirait que ça t’amuse!
HEDDA, toujours indifférente
Pas du tout. Je suis simplement curieuse de connaître le verdict.
BRACK
Il valait mieux, chère madame, que vous soyez au courant de la situation avant de vous lancer dans de trop grosses dépenses. Car j’ai ouï-dire que vous menaciez encore d’acheter des choses.
HEDDA
Rien ne saurait s’opposer çà mes projets.
BRACK
Ah? Si vous le dites! (Sur son départ, à Tesman:) J’ai deux ou trois courses à faire en ville, mais si vous êtes là cet après-midi, je repasserai.
TESMAN
Non, j’ai promis à tante Jülle d’aller la voir.
HEDDA
Mais moi je vous recevrai.
BRACK
Alors à plus tard.
TESMAN, le reconduisant
De toute façon, nous nous verrons à la fête ce soir.
BRACK
Ça j’y compte bien. Et n’essayez pas de vous faufiler. Vous ne vous en sauverez pas deux fois de suite!
Il sort.
TESMAN, de retour au salon
Oh, Hedda, il ne faut jamais s’aventurer au pays des rêves, tu ne trouves pas?
HEDDA
Toi? Tu te serais aventuré?
TESMAN
Et comment! Nous avons été pas mal imprudents de nous marier en faisant confiance aux promesses. Avec rien devant nous.
HEDDA
Oui, c’est un point de vue.
TESMAN
Enfin, nous avons cette maison dont tu étais folle. Ça au moins, c’est quelque chose.
HEDDA
Nous devions mener la grande vie et recevoir à dîner tous les soirs.
TESMAN
Oui mon Dieu. Moi le premier j’y tenais beaucoup. Mais j’ai peur qu’il faille attendre un peu.
HEDDA
Et pour le majordome, je suppose qu’il faudra aussi attendre?
TESMAN
Ah ça, pour l’instant, on ne doit même pas y penser.
HEDDA
Et mon pur-sang? Et ces écuries que tu m’a promises?
TESMAN, effrayé
Tes écuries?
HEDDA
À la campagne. Ça non plus, je présume, on ne doit même pas y penser?
TESMAN
La campagne?… Oh non, ce serait de la folie.
HEDDA
Il me reste au moins une chose pour tuer le temps.
TESMAN, soulagé
Ah. Mais… quoi au juste?
HEDDA, amorçant une sortie, d’un ton désinvolte
Mes pistolets, Jorgen.
TESMAN, tressaillant
Tes pistolets?
HEDDA, glaciale
Les pistolets du général Gabler.
Elle sort.
TESMAN, la suivant, épouvanté
Pour l’amour du ciel, Hedda! Je t’en supplie. Non, ces choses-là sont trop dangereuses! Écoute-moi Hedda! Je t’en prie, il ne faut pas toucher à ça!
Fin du premier acte.
© nchaurette 2015 - http://www.normandchaurette.com/textes.html
Inédits
7190254 - Post. 18-03-05 - 11:19:54 - Hedda-Gabler
© Photo DH/Oelsner Amazone - Berlin Neues Museum http://www.publicdomainsherpa.com/royalty-free.html
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Elle est, et sera toujours, la fille de son père; et non l'épouse de cet homme qui s'attendrit sur ses pantoufles. C'est pourquoi j'ai intitulé ma pièce Hedda Gabler, et non Hedda Tesman.
Henrik Ibsen à son traducteur français.
HEDDA GABLER
Pièce en quatre actes (1890)
de HENRIK IBSEN
Texte français de Normand Chaurette (1995)
d’après une traduction littérale de Sigrid Simonsen
PERSONNAGES, par ordre d'entrée :
Mademoiselle JULIANE TESMAN, tante de Jorgen.
BERTE, domestique des TESMAN.
JORGEN TESMAN, historien.
HEDDA TESMAN, sa femme.
Mme THEA ELVSTED, son amie d'enfance.
Le conseiller BRACK, ami de la famille.
EILERT LOEVBORG, écrivain, et ancien soupirant de Hedda.
L'action se passe dans la maison des Tesman, dans un riche quartier de la ville.
PREMIER ACTE
Un salon somptueux décoré dans des teintes sombres. Au fond, de grandes portes donnent sur un autre salon, de même style. À droite, un vestibule. À gauche, des baies vitrées donnent sur un balcon surplombant un paysage d’automne. À l’avant, une table ovale recouverte d’une lourde étoffe, entourée de chaises. Poêle de porcelaine foncée, fauteuil impérial au-dessus duquel est suspendu le portrait d’un bel homme âgé portant l’uniforme de général. Chaises capitaines, tables basses, divans, sofas, poufs, abondance de coussins. Non loin des baies vitrées, près d’étagères contenant des objets de valeur, un pianoforte, et des vases remplis de fleurs. Beaucoup de fleurs. Des gerbes éparses, couchées sur les tables. Dans les deux pièces, une profusion de tapis, lourds, épais, voluptueux. Matinal et diffus, le soleil entre par les baies vitrées.
Mademoiselle Juliane Tesman, chapeautée et portant l’ombrelle, entre par le vestibule. Berte la suit, les bras chargés de fleurs emballées. Mademoiselle Tesman est une dame d’environ 65 ans qui inspire patience et bonté. Elle porte un costume de promenade gris, d’une sobre élégance. Berte, qui n’a plus vingt ans, est assez quelconque, voire rustique.
MADEMOISELLE TESMAN, écoutant le silence, doucement:
Non. Ils ne sont pas encore levés.
BERTE, à mi-voix
Qu’est-ce que je vous disais! Ils ont débarqué aux petites heures. Si tard que la jeune dame n’a même pas pris le temps de déballer ses choses avant d’aller au lit.
MADEMOISELLE TESMAN
Il faut les laisser dormir. Mais un peu d’air frais au réveil leur fera du bien.
Elle ouvre grand les portes vitrées.
BERTE
Toutes ces fleurs! Il y en a trop.
Elle dépose le bouquet sur le piano.
MADEMOISELLE TESMAN
Te voilà enfin rendue chez tes nouveaux maîtres. (Nostalgique:) Mais Dieu sait quel sacrifice j’ai du faire pour te laisser partir.
BERTE
Et puis moi, mademoiselle Tesman, moi qui ai mangé votre pain pendant toutes ces années, je me demande si j’arriverai à m’habituer.
MADEMOISELLE TESMAN
Allons. Jorgen a besoin de toi. Il a vraiment besoin de toi. Tu as toujours été auprès de lui, depuis qu’il est haut comme ça.
BERTE
Oui mais votre sœur qui doit toujours garder le lit, j’y pense sans arrêt. Elle est de plus en plus malade. Et la nouvelle bonne, celle qui va me remplacer, je ne veux pas parler contre elle, mais…
MADEMOISELLE TESMAN
Je finirai bien par lui apprendre! Pour l’instant, je fais le plus gros du travail. Mais elle apprendra, tu verras.
BERTE
Et puis il y a autre chose: ici, je ne suis pas sûre d’être à la hauteur. La jeune dame…
MADEMOISELLE TESMAN
Allons, question d’habitude.
BERTE
Il paraît qu’elle est très exigeante.
MADEMOISELLE TESMAN
Ça, c’est le moins qu’on puisse dire. La fille du général Gabler! Je la revois, intrépide, lorsqu’elle accompagnait son père à cheval, toute vêtue de noir. Elle passait devant nous et disparaissait dans le brouillard.
BERTE
Qui aurait dit qu’elle allait se marier avec notre Jorgen!
MADEMOISELLE TESMAN
À propos, Berte, tu sais que dorénavant, il faudra appeler Jorgen: «Monsieur le docteur».
BERTE
Oui, la jeune dame me l’a déjà fait remarquer. Dès qu’ils ont franchi la porte, j’ai su qu’il faudrait l’appeler «docteur». C’est donc vrai?
MADEMOISELLE TESMAN
Oui c’est vrai. Tu te rends compte? Il a reçu son doctorat à l’étranger. Moi-même, je ne l’ai appris que cette nuit, à leur arrivée.
BERTE
Je l’ai toujours dit qu’il irait loin. Mais «docteur»… J’aurais jamais cru qu’il se mettrait aussi à soigner les malades?
MADEMOISELLE TESMAN
Ce n’est pas ce genre de docteur qu’il est devenu. D’ailleurs, on pourra bientôt lui donner un autre titre, et pas n’importe lequel!
BERTE
Ah oui?
MADEMOISELLE TESMAN
Mais.. ce n’est pas à moi de le dire! (Émue:) Si ce pauvre Jochum pouvait se lever de sa tombe et voir ce que son petit garçon est devenu. (Regardant autour:) Tiens, il n’y a plus de housses? Est-ce toi qui les a ôtées?
BERTE
La jeune dame a dit qu’il fallait les ôter. Elle ne supporte pas qu’on recouvre les meubles.
MADEMOISELLE TESMAN
Quoi? Ils ne vont quand même pas utiliser ce salon comme une pièce de tous les jours?
BERTE
On dirait bien. «On», c’est-à-dire madame. Car lui, le … docteur, il n’a rien dit.
Jorgen Tesman entre en chantonnant. Il transporte quelques valises vides. C’est un homme de 33 ans, de taille moyenne, à l’allure juvénile, portant des lunettes. Son visage est rond et joufflu, qui respire la bonne humeur. Sa barbe et ses cheveux sont blonds. Il est confortablement habillé, à la bonne franquette.
MADEMOISELLE TESMAN
Ah, bonjour Jorgen.
TESMAN
Tante Jülle! Chère tante Jülle! Le jour est à peine levé, et tu as fait le chemin jusqu’ici?
MADEMOISELLE TESMAN
Je n’en pouvais plus d’attendre!
TESMAN
Mais alors, n’est-ce pas, tu n’as pas dormi de la nuit?
MADEMOISELLE TESMAN
C’est sans importance.
TESMAN
Comment es-tu rentrée de la gare?
MADEMOISELLE TESMAN
Tout s’est bien passé, rassure-toi. Monsieur le conseiller a eu la gentillesse de me reconduire jusqu’à ma porte.
TESMAN
Nous aurions tant voulu que tu viennes avec nous dans notre voiture. Mais tu as vu, n’est-ce pas, Hedda avait tant de bagage! Et pas question de s’en séparer!
MADEMOISELLE TESMAN
Ah. ça, tu peux le dire. Je n’ai jamais vu tant de bagage!
BERTE, à Tesman:
Dois-je monter au cas où madame aurait besoin de quelque chose?
TESMAN
Il vaut mieux ne pas la déranger. Si elle a besoin de toi, elle va te sonner.
BERTE, pour elle-même:
… me sonner.
TESMAN
Mais tiens. Va plutôt ranger ces malles.
BERTE
Je vais les mettre au grenier.
Elle sort.
TESMAN
Figure-toi, ma tante! Ces malles étaient remplies de notes manuscrites. Remplies à craquer! Des milliers de notes, n’est-ce pas, que j’ai transcrites en fouillant dans des archives! Des documents inouïs, des raretés dont personne ne soupçonnait l’existence.
MADEMOISELLE TESMAN
Je te reconnais bien là! Tu n’as pas perdu ton temps en voyage de noces, mon petit Jorgen!
TESMAN
Mais donne-moi ton chapeau. Attends, je vais t’aider.
Il l’aide à défaire son nœud.
MADEMOISELLE TESMAN, touchée par son geste:
Rien n’a vraiment changé. C’est comme si tu étais encore avec nous à la maison.
TESMAN, examinant le chapeau:
Quel chapeau magnifique! C’est nouveau? Un original, signé! Mais c’est de la folie!
MADEMOISELLE TESMAN
Je l’ai acheté, vois-tu, en sachant que Hedda…
TESMAN
Hedda? Mais ma tante!
MADEMOISELLE TESMAN
Si jamais nous devons nous promener ensemble sur la rue, il ne sera pas dit qu’elle aura honte de moi.
TESMAN
Tu penses à tout, tante Jülle.
Il dépose le chapeau sur une des chaises. Ils s’assoient. Elle dépose son ombrelle contre le divan.
MADEMOISELLE TESMAN, lui serrant les mains et le regardant intensément:
Jorgen! Je suis si heureuse de te revoir. Sais-tu qu’en vieillissant, tu ressembles de plus en plus à ton père?
TESMAN
Tu m’as manqué, ma tante. Tu sais, vous représentez tout pour moi. Toi et tante Rina, vous m’avez servi à la fois de père et de mère. Mais dis-moi. Tante Rina ne va pas bien, n’est-ce pas?
MADEMOISELLE TESMAN
La pauvre! Elle n’est plus capable de se lever. Je prie pour que Dieu retarde l’échéance. Si elle nous quitte, je me demande bien ce que je deviendrai, Jorgen, à présent que tu n’es plus là.
TESMAN
Allons.
MADEMOISELLE TESMAN, autre ton:
Mais parlons de toi. Toi, marié! Et avec Hedda Gabler! Rien de moins! Tu as conquis Hedda Gabler!
TESMAN, gonflé d’orgueil:
Hé hé! Il y a en ville pas mal de collègues, n’est-ce pas, qui doivent être jaloux de moi?
MADEMOISELLE TESMAN
Et ce long voyage de noces! Cinq mois, presque six mois à l’étranger!
TESMAN
Mais c’était aussi un voyage d’études. Si tu avais vu toutes ces archives! Ah ces bibliothèques immenses! On a du mal à imaginer tant de livres!
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, c’est bien. (Plus confidentielle:) Mais ce voyage, dis-moi… Il a dû te coûter cher, très cher, non?
TESMAN
Ma bourse d’études a couvert une bonne partie des dépenses.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui mais tout de même, cette bourse ne pouvait suffire pour deux personnes. Surtout quand on voyage avec une dame.
TESMAN
Mais je ne pouvais pas refuser un voyage de noces à Hedda, n’est-ce pas? Je ne pouvais vraiment pas.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, je sais. Les voyages de noces sont très à la mode de nos jours.
TESMAN
Je ne pouvais pas non plus lui refuser cette maison.
MADEMOISELLE TESMAN, après un silence.
Comment la trouves-tu?
TESMAN
J’ai fait le tour de chaque pièce. C’est très bien. Oui, vraiment très bien. J’admets, n’est-ce pas, que c’est peut-être un peu grand. En fait, je me demande ce que nous allons faire de toutes ces chambres à l’étage.
MADEMOISELLE TESMAN, avec un petit rire:
Cher Jorgen! Elles finiront bien par servir avec le temps!
TESMAN
Oui, pour ça, tu as bien raison. Avant longtemps, n’est-ce pas, j’aurai accumulé tant de livres!
MADEMOISELLE TESMAN
Évidemment, c’est à tes livres que je pensais! Tout de même, Jorgen, tu n’as rien de - particulier - à me raconter?
TESMAN
Du voyage?
MADEMOISELLE TESMAN
Mmm…
TESMAN
Eh bien, comme je te l’écrivais, j’ai achevé mon doctorat.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui mais je veux dire en ce qui touche vos projets d’avenir à tous les deux?
TESMAN
Projets d’avenir?
MADEMOISELLE TESMAN
Mon Dieu, Jorgen! Après tout, je suis ta tante.
TESMAN
Je compte bien obtenir un poste de titulaire.
MADEMOISELLE TESMAN
Titulaire, oui.
TESMAN
Enfin, ce n’est pas une projet. C’est une certitude. Mais ça, tu n’en as jamais douté, n’est-ce pas?
MADEMOISELLE TESMAN
Bien sûr que non! Non, vraiment, je n’ai aucun doute là-dessus.
TESMAN
Je toucherai un salaire convenable, et je pourrai rembourser la banque. Enfin, cette maison fera le bonheur de Hedda, et je m’en réjouis. Depuis que je la connais, elle n’a jamais cessé de dire qu’elle ne pourrait vivre ailleurs que dans cette villa du ministre Falk. Quelle chance nous avons eue qu’elle soit mise en vente pendant notre absence!
MADEMOISELLE TESMAN
Si on peut appeler ça de la chance. (Découragée:) Pour l’amour du ciel, rends-toi compte, Jorgen! Combien crois-tu que cela va coûter?
TESMAN, inquiet:
Combien? Peux-tu dire un chiffre?
MADEMOISELLE TESMAN
Pas avant que je n’aie vu tous les comptes.
TESMAN
Quand même… le conseiller Brack nous a obtenu un prêt avantageux, n’est-ce pas? Il l’a écrit lui-même à Hedda.
MADEMOISELLE TESMAN
Et quant à moi, j’ai prêté l’argent pour les meubles et les tapis.
TESMAN
Tu as fait ça, toi? Avec quel argent?
MADEMOISELLE TESMAN
J’ai engagé nos économies.
TESMAN, bondissant:
Vos économies, à toi et à tante Rina?
MADEMOISELLE TESMAN
Je n’avais pas le choix.
TESMAN, furieux
Quoi? Tu es folle? C’est tout ce que vous aviez pour vivre!
MADEMOISELLE TESMAN
Calme-toi. Il s’agit d’une simple formalité. Le conseiller Brack a l’habitude de ce genre d’affaires, et il te le dira mieux que moi: une simple formalité.
TESMAN
Mais quand même.
MADEMOISELLE TESMAN
Et puis dorénavant, tu vas toucher un salaire. Après tout, mon Dieu, quoi de plus naturel qu’au début nous fassions un peu notre part? Tu ne vas pas refuser notre aide?
TESMAN
Oh ma tante! Tu ne finiras donc jamais de te sacrifier pour moi!
MADEMOISELLE TESMAN, le prenant par les épaules:
Mon cher enfant, le seul bonheur qu’il me reste dans la vie, c’est toi. Nous avons vécu des périodes sombres, mais nous arrivons près du but.
TESMAN
Oui c’est curieux comme tout finit par s’arranger, n’est-ce pas?
MADEMOISELLE TESMAN
Souviens-toi de tous ceux qui voulaient te barrer la route. Comme ils sont loin derrière toi! Et Ejlert Lovborg, le plus redoutable. il a creusé son trou, et il est enterré dedans, comme un pauvre misérable.
TESMAN
Au fait, as-tu des nouvelles de lui?
MADEMOISELLE TESMAN
J’ai entendu dire qu’il aurait publié un nouveau livre.
TESMAN
Quoi? Récemment? Tu en es sûre?
MADEMOISELLE TESMAN
Dieu sait que ce doit être assez quelconque, enfin rien de comparable à ce que toi, tu t’apprêtes à publier. Car tu vas publier ce livre, je suppose? Tu sais ce livre sur…
TESMAN
L’industrie domestique dans le Brabant au moyen-âge.
MADEMOISELLE TESMAN
Quand je pense que tu peux écrire des choses pareilles!
TESMAN
Oh, je n’ai pas encore fini mes recherches, n’est-ce pas, mais si tu voyais ma documentation! Il me faudra beaucoup de temps pour répertorier et classer toutes mes notes!
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, répertorier, classer, chaque chose à sa place. Le portrait craché de Jochum!
TESMAN
Il ne me reste plus qu’à m’installer, maintenant que j’ai une maison à moi. Une vraie maison pour travailler, n’est-ce pas? (Prêtant l’oreille:) Tiens, je crois que c’est Hedda.
Hedda paraît, venant de la pièce du fond. Elle a 29 ans. Sa physionomie dégage de la noblesse. Son teint mat et son regard argenté expriment une froide contenance. Elle a de beaux cheveux, châtains, assez fins. Elle porte un riche et ample vêtement d’intérieur.
MADEMOISELLE TESMAN
Bonjour, chère Hedda, vous allez bien?
HEDDA
Bonjour mademoiselle Tesman. Vous êtes bien matinale. C’est gentil d’être venue.
MADEMOISELLE TESMAN
Est-ce que la jeune mariée a bien dormi dans sa nouvelle maison?
HEDDA
Comme ci comme ça.
TESMAN
«Comme ci comme ça», Hedda! Je me suis réveillé et tu dormais comme une souche.
HEDDA
Tant mieux, car j’ai mis des heures à m’endormir. Il faut un temps pour s’adapter à chaque chose, n’est-ce pas mademoiselle Tesman? (Écœurée par la lumière:) La bonne a laissé les fenêtres ouvertes. Il faudra lui dire. Je ne supporte pas le soleil.
MADEMOISELLE TESMAN, fermant les fenêtres et tirant les rideaux:
Bien sûr. Voilà.
MADEMOISELLE TESMAN
C’est déjà mieux. Mais laissez les fenêtres ouvertes. Cette maison en a grand besoin. On étouffe ici. Mais je vous en prie, asseyez-vous, mademoiselle Tesman.
MADEMOISELLE TESMAN
Merci, mais je dois retourner au chevet de ma sœur. J’étais seulement venue m’assurer que tout allait bien.
TESMAN
Dis à tante Rina que j’irai la voir cet après-midi.
MADEMOISELLE TESMAN
Oui, ça va la réconforter. Oh! J’allais oublier! (Elle fouille dans son sac.) J’ai quelque chose pour toi.
TESMAN
Quoi donc?
MADEMOISELLE TESMAN, lui tendant un paquet plat enveloppé de papier de journal:
Tu ne devines pas?
TESMAN, déballant le paquet:
Non! Pas possible! Tu me les as gardées? Hedda! Comme c’est touchant!
HEDDA:
Qu’est-ce qui est touchant?
TESMAN
Mes pantoufles, tu sais, mes vieilles pantoufles!
HEDDA
Ah oui, tes vieilles pantoufles.
TESMAN
Oui, elles m’ont manqué terriblement. Regarde! Depuis le temps que je t’en parle!
HEDDA, se dégageant
Ça va.
TESMAN
Mes pantoufles que tante Rina a brodées dans son lit. Elle qui est si malade… tu ne peux pas soupçonner tout ce qu’elles représentent pour moi.
HEDDA
Pour toi peut-être, mais pas pour moi.
MADEMOISELLE TESMAN
Laisse, Jorgen. Sur ce point, elle a raison.
TESMAN
Hedda fait maintenant partie de la famille.
MADEMOISELLE TESMAN
La famille! Décidément, cette bonne ne fera pas l’affaire.
MADEMOISELLE TESMAN
Berte? Quoi? Quelque chose ne va pas?
TESMAN
Pourquoi dire ça?
HEDDA, pointant du doigt le chapeau:
Là. Elle laisse traîner son vieux chapeau.
TESMAN, consterné, laissant tomber ses pantoufles:
Hedda!
HEDDA
Si quelqu’un venait et voyait ça!
TESMAN
Mais Hedda! C’est le chapeau de tante Jülle!
HEDDA
Ah?
MADEMOISELLE TESMAN, prenant le chapeau
Hé oui c’est le mien. Et vous saurez, ma petite madame, qu’il n’est pas si vieux.
HEDDA
Désolée, je n’ai pas bien regardé.
MADEMOISELLE TESMAN, remettant son chapeau
Pour tout dire, je l’étrennais. Et le bon Dieu m’est témoin que ce n’est pas un «vieux» chapeau.
MADEMOISELLE TESMAN
Un modèle authentique. Il est vraiment superbe.
MADEMOISELLE TESMAN
Enfin, peut-être pas authentique, cher Jorgen. (Regardant autour:) Mon ombrelle? Voilà… (Elle la prend.) Car c’est aussi la mienne. (Plus bas:) Et pas celle de Berte.
TESMAN, à Hedda:
Elle étrenne aussi son ombrelle.
HEDDA
Ravissante.
TESMAN
Ravissante, oui, n’est-ce pas? Tante Jülle, regarde un peu Hedda. Est-ce que tu ne la trouves pas aussi… ravissante?
MADEMOISELLE TESMAN
Quoi de nouveau? Tout le monde sait que Hedda est splendide.
Elle s’incline et s’engage vers le vestibule.
TESMAN
Oui, mais as-tu remarqué? Tu ne trouves pas qu’elle est un peu plus, comment dire? Comme si le voyage, n’est-ce pas, l’avait un peu arrondie?
HEDDA
Ça va.
MADEMOISELLE TESMAN, s’est arrêtée et se retourne:
Un peu plus arrondie?
TESMAN
Enfin, ce n’est peut-être pas si apparent avec cette robe, mais moi je suis bien placé pour savoir…
HEDDA, impatiente:
Savoir quoi?
TESMAN
Ce doit être l’air des montagnes.
HEDDA
Ce n’est rien du tout. Je n’ai pas changé. Je suis restée exactement la même.
TESMAN
Ça, c’est ce que toi tu prétends. Mais il y a un petit changement, tu ne trouves pas, ma tante?
MADEMOISELLE TESMAN, la contemplant, les mains jointes:
Splendide. Splendide. Hedda, vous êtes splendide. (Elle marche vers elle, lui incline la tête et l’embrasse sur les cheveux:) Dieu vous bénisse et vous garde, Hedda Tesman, pour le bonheur de Jorgen.
HEDDA, se dégageant
Ça va.
MADEMOISELLE TESMAN, avec sérénité
Que Dieu bénisse une éternelle amitié entre nous. Je promets de vous rendre visite tous les jours.
TESMAN
Oui, tous les jours, ma tante.
Elle sort par la porte du vestibule. Tesman la reconduit. Par la porte ouverte, on peut encore entendre la voix de Tesman:
TESMAN
Et n’oublie pas de dire bonjour à tante Rina. Et merci encore pour mes pantoufles.
Hedda tourne en rond, s’étire les bras, puis on la voit tendre ses poings dans un brusque mouvement de colère. Puis elle reste un long moment immobile, face aux baies vitrées, à fixer le paysage.
Tesman revient. Il ferme la porte derrière lui.
TESMAN, ramassant ses pantoufles
Qu’est-ce que tu regardes?
HEDDA, ayant retrouvé son calme
Rien. Les feuilles. Elle sont toutes jaunes. En décrépitude.
TESMAN
Oui, déjà le mois de septembre.
HEDDA, avec dégoût
Oui, déjà le mois de septembre. (Débarrassant le piano de ses fleurs:) Ces fleurs n’étaient pas là quand nous sommes rentrés. (Trouvant une enveloppe, elle l’ouvre et lit:) «Reviendrai plus tard aujourd’hui.» Tu ne devineras jamais de qui ça vient. Madame… Elvsted. La femme du député.
TESMAN
Tiens comme c’est curieux… Madame Elvsted! Tu veux dire Mademoiselle Rüssing?
HEDDA
Oui. Elle-même en personne. Elle avait les cheveux blonds. Une véritable crinière, et elle s’en servait pour se faire remarquer de tout le monde. Nous nous sommes perdu de vue depuis l’école, mais je n’ai jamais oublié ces cheveux-là. Toi non plus, d’ailleurs.
TESMAN
Et elle s’est mariée avec ce député, n’est-ce pas? Ils vivent dans le Oppland. Je me demande bien comment les gens font pour habiter ce coin perdu. (Hedda fait les cent pas.) Quelque chose ne va pas, Hedda?
HEDDA
Mon vieux piano n’a pas vraiment sa place ici. Il ne va pas avec le reste.
TESMAN
Nous pourrions peut-être l’échanger contre un qui conviendrait mieux.
HEDDA
Il fait partie de mon héritage. Pas question de l’échanger. Et je vais tâcher aussi de trouver ce qui manque…
TESMAN
Quand je serai nommé titulaire, Hedda, nous achèterons tout ce qui manque. Je toucherai un salaire convenable et nous vivrons bien, n’est-ce pas? En attendant, heureusement qu’il y a tante Jülle pour m’aider. À propos, comment l’as-tu trouvée? Un peu bizarre, non? Elle nous a salués d’une façon, n’est-ce pas, si solennelle?
HEDDA
Je la connais si peu. Elle n’est pas comme ça d’habitude?
TESMAN
Non, aujourd’hui elle était bizarre.
HEDDA, se détournant de la fenêtre
Tu crois qu’elle m’en veut pour le chapeau?
TESMAN
Pas vraiment. Mais quand même, tu aurais pu, n’est-ce pas…
HEDDA
Enfin, qu’est-ce que c’est que cette façon de lancer son chapeau n’importe où? Ces choses-là ne se font pas.
TESMAN
Ça ne se reproduira plus.
HEDDA
Je trouverai le moyen de me faire pardonner. Recevons-la ce soir. Quand tu iras chez elle tout à l’heure, tu l’inviteras de ma part.
TESMAN
Oui, compte sur moi. Et aussi, n’est-ce pas, si tu pouvais…
HEDDA
Quoi?
TESMAN
Je sais que c’est difficile, mais elle en serait si heureuse: si tu pouvais faire un effort et essayer, je dis bien essayer, de la tutoyer.
HEDDA
Non, non, Tesman. Ne me demande pas une chose pareille.
TESMAN
Fais-le pour moi!
HEDDA
Pas question de la tutoyer. Au mieux, j’essaierai de l’appeler «ma tante».
Berte entre.
BERTE
Il y a une dame qui demande à vous voir. Elle est passée plus tôt, mais vous étiez au lit. Elle a laissé ces fleurs.
Elle désigne le bouquet que tient Hedda.
HEDDA
Ha! Faites-la entrer.
Berte fait entrer Madame Elvsted et se retire.
Madame Elvsted est une femme menue, d’une beauté qui dégage de la fragilité. Son visage est empreint de douceur. Elle a les yeux bleu clair, grands, ronds, qui trahissent un effroi constant ainsi qu’une grande insécurité. Mais ce qui frappe le plus chez elle, ce sont ses cheveux, abondants et ondulés, d’une blondeur étincelante. On lui donne un an ou deux de moins que Hedda. Elle porte un costume de couleur sombre, élégant mais quelque peu démodé.
HEDDA, exagérément chaleureuse
Madame Elvsted! Quelle agréable surprise de vous revoir!
MADAME ELVSTED
Oui, cela doit bien faire un siècle.
TESMAN
Une éternité.
HEDDA
Merci pour vos fleurs. Ce sont mes préférées.
MADAME ELVSTED
Je vous en prie. Je suis venue hier mais on m’a dit que vous ne rentriez qu’aujourd’hui. J’étais si désespérée de ne pouvoir vous rejoindre.
HEDDA
Désespérée? Pourquoi?
MADAME ELVSTED
Pour tout vous dire, je ne vois personne d’autre à qui me confier.
TESMAN
Rien de grave, j’espère?
MADAME ELVSTED
Je sais que cela peut paraître ridicule et pourtant!
HEDDA
Alors dites-nous calmement de quoi il s’agit.
MADAME ELVSTED
Premièrement, il faut vous dire, au cas où vous l’ignorez, qu’Ejlert Lovborg est en ville.
TESMAN
Ejlert Lovborg? En ville? Tu as entendu, Hedda?
HEDDA
Oui, j’ai entendu.
MADAME ELVSTED
Il est ici depuis une semaine. Abandonné à lui-même dans cette ville infernale. Imaginez tout ce monde qu’il a pu fréquenter!
HEDDA
Chère madame Elvsted, excusez mon indiscrétion, mais en quoi cela vous regarde?
MADAME ELVSTED
Il a été professeur des enfants.
HEDDA
Vous avez des enfants?
MADAME ELVSTED
Les enfants de mon mari.
HEDDA
Je vois.
MADAME ELVSTED
Il était veuf quand nous nous sommes mariés.
TESMAN, usant de tact
Ejlert Lovborg! Mais dites-moi, il se serait assagi au point qu’on puisse lui confier un poste de professeur?
MADAME ELVSTED
Depuis deux ans, il a été tout ce qu’il y a de plus irréprochable.
TESMAN
Vraiment? Tu as entendu, Hedda?
HEDDA
Oui, j’ai entendu.
MADAME ELVSTED
Irréprochable, je vous jure. Mais le fait d’avoir publié son dernier livre a provoqué chez lui une sorte d’euphorie. Il a touché un peu d’argent et puis, brusquement, voilà qu’il est de retour ici, en pleine ville. J’ai terriblement peur pour lui.
TESMAN
C’est donc vrai qu’il a écrit un livre?
MADAME ELVSTED
Un ouvrage remarquable sur l’évolution de la culture à travers les âges. Un livre magistral, qui a conquis à la fois la critique, les intellectuels, et le grand public.
TESMAN
Ah oui? Se pourrait-il, par hasard, qu’il ait fait rééditer une œuvre antérieure?
MADAME ELVSTED
Une œuvre antérieure?
TESMAN
N’est-ce pas, en la remaniant?
MADAME ELVSTED
Non. J’ai vu l’ouvrage s’écrire du début à la fin. Il lui a fallu un an pour le concevoir et le rédiger.
TESMAN
Alors c’est une grande nouvelle, n’est-ce pas, Hedda?
MADAME ELVSTED
Ah, si seulement cela pouvait durer!
HEDDA
L’avez-vous revu?
MADAME ELVSTED
Non, pas encore. J’ai eu beaucoup de mal à le retracer. En fait, je viens tout juste d’avoir son adresse.
HEDDA
C’est tout de même étonnant de la part de votre mari, non?
MADAME ELVSTED, crispée
Mon mari? Que voulez-vous dire?
HEDDA
Qu’il vous confie à vous une pareille mission? N’est-ce pas lui qui devrait s’en charger?
MADAME ELVSTED
Si vous connaissiez son emploi du temps! Et puis, j’avais affaire en ville.
HEDDA
Je vois.
MADAME ELVSTED, angoissée
À présent, je vous en supplie monsieur Tesman. S’il venait à se manifester, veuillez l’accueillir comme un ami. Il le fera, j’en suis sûre. Vous étiez de bons collègues. Tâchez de veiller sur lui. Promettez-le.
TESMAN
Je vous le promets, madame Rüssing.
HEDDA
Elvsted.
TESMAN
Oui, je ferai tout ce que je peux. Comptez sur moi.
MADAME ELVSTED
Oh, merci. Merci de tout cœur. (Elle ajoute maladroitement:) Au nom de mon mari.
HEDDA
Tu devrais lui écrire, Tesman. Il hésite peut-être, alors qu’une lettre venant de toi…
TESMAN
Oui, tu as raison.
HEDDA
Pourquoi attendre? Le plus vite sera le mieux. Va lui écrire maintenant.
MADAME ELVSTED
Oui, s’il vous plaît.
TESMAN
Donnez-moi l’adresse, madame… Elvsted.
MADAME ELVSTED, sortant une feuille de son sac
Tenez.
TESMAN
Bien, j’y vais. (Regardant autour de lui:) Mes pantoufles? Ah, ici!
Il prend ses pantoufles et s’éloigne.
HEDDA
Écris-lui une lettre chaleureuse, amicale. Une longue lettre.
MADAME ELVSTED
Mais n’allez surtout pas lui dire que c’est moi qui vous l’ai demandé.
TESMAN
Bien sûr que non.
Il sort par la pièce du fond.
HEDDA, tout bas
Voilà. D’une pierre deux coups.
MADAME ELVSTED
Vous voulez dire?
HEDDA
J’ai fait ce qu’il fallait pour nous en débarrasser. Nous allons enfin pouvoir parler seule à seule.
MADAME ELVSTED
Seule à seule?
HEDDA
Vous m’en avez dit beaucoup, mais si j’ai bien compris, il y a plus. À présent, vous pouvez parler à cœur ouvert.
MADAME ELVSTED, anxieuse, regardant sa montre
C’est que, chère madame Tesman, je vais bientôt devoir m’en aller.
HEDDA
Rien ne vous presse. Allons, autrefois, nous n’avions pas de secrets l’une pour l’autre.
MADAME ELVSTED
Vous croyez? Pourtant, nous n’étions pas dans la même classe. Je le sais car je me souviens que j’avais très peur de vous.
HEDDA
Peur de moi?
MADAME ELVSTED
Une peur bleue. Parce que dans l’escalier, vous étiez toujours en train de me tirer les cheveux.
HEDDA
Moi?
MADAME ELVSTED
Oui. Même qu’une fois, vous avez dit que vous vouliez y mettre le feu.
HEDDA
C’était pour vous taquiner!
MADAME ELVSTED
Oui, mais je ne pouvais pas comprendre à l’époque. Et puis, avec les années nous nous sommes perdu de vue. Nous avons emprunté des chemins différents.
HEDDA
Si je me souviens bien, on se tutoyait à l’école, et on s’appelait par nos prénoms.
MADAME ELVSTED
Ah, ça, vous vous trompez.
HEDDA
Là-dessus, ma mémoire est infaillible. Allons, tu peux me parler en toute confiance. (L’embrassant sur le front:) Tu vas me tutoyer et m’appeler Hedda.
MADAME ELVSTED, lui serrant les mains
J’ai si peu l’habitude qu’on soit gentil avec moi.
HEDDA
Et moi je vais te dire «tu», comme avant, et je vais t’appeler Thora.
MADAME ELVSTED
Théa.
HEDDA
Oui, Théa, c’est bien ce que je voulais dire. (Elle la regarde avec compassion.) Ainsi, Théa, tu n’as pas l’habitude qu’on soit gentil avec toi? Ils ne sont pas gentils à la maison?
MADAME ELVSTED
À la maison? Mais je n’ai pas de maison. Je n’en ai jamais eu.
HEDDA, perspicace
J’ai cru comprendre en effet. Il me semble que tu as d’abord été engagée chez le député en tant que gouvernante?
MADAME ELVSTED
Il m’avait engagée comme institutrice. Mais sa femme était malade, et j’ai dû m’occuper, de plus, des taches domestiques.
HEDDA
Et de là, tu es devenue la nouvelle Madame Elvsted.
MADAME ELVSTED, soupirant
Oui, c’est comme ça.
HEDDA
Cela doit bien faire au moins …?
MADAME ELVSTED
Cinq ans.
HEDDA
Oui, c’est possible.
MADAME ELVSTED
Personne ne peut imaginer ce que j’ai enduré.
HEDDA, d’un ton réprobateur
Théa!
MADAME ELVSTED
Un jour je te raconterai et tu verras.
HEDDA
Cela fait bien trois ans qu’Ejlert Lovborg est installé là-bas?
MADAME ELVSTED
Ejlert Lovborg? Oui, trois ans.
HEDDA
Tu le connaissais bien?
MADAME ELVSTED
De réputation.
HEDDA
Pourquoi l’avoir engagé?
MADAME ELVSTED
Il fallait faire instruire les enfants. Il n’y a pas d’école dans ce désert. Et je ne pouvais pas voir à tout. Mon mari est passablement occupé. Ses fonctions l’obligent à être partout à la fois.
HEDDA
Quel genre d’homme est-ce? Comment est-il avec toi?
MADAME ELVSTED
Lui te dirait qu’il est irréprochable.
HEDDA
Il y a bien vingt ans de différence entre vous?
MADAME ELVSTED
Ce qui n’arrange pas les choses, en effet. Nous n’avons rien en commun. Jamais deux êtres n’ont été si différents l’un de l’autre.
HEDDA
Mais il doit bien t’aimer à sa manière?
MADAME ELVSTED
Il m’aime parce que je suis utile. Et parce que je ne coûte pas cher. Au fond, il n’aime que lui-même. Et un peu les enfants à la limite.
HEDDA
Et il a beaucoup d’estime pour Ejlert Lovborg.
MADAME ELVSTED
Pourquoi en aurait-il?
HEDDA
Enfin, Théa… s’il t’envoie toute seule en ville à sa recherche? C’est toi-même qui l’as dit.
MADAME ELVSTED, crispée
Ah oui… oui. J’ai dit ça, mais… (Dans un souffle:) Pourquoi le cacher! Et puisque après tout, on finira bien par découvrir la vérité! Mon mari ignore que je suis en ville.
HEDDA
Que dis-tu?
MADAME ELVSTED
J’ai profité de son absence pour quitter la maison. La vie était devenue impossible.
HEDDA
Tu as fait ça?
MADAME ELVSTED
J’ai pris mes affaires, et je suis partie.
HEDDA
Comme ça? Tout simplement?
MADAME ELVSTED, libérée
Oui! J’ai fait ça!
HEDDA
Mais pense un peu à ce que ton mari va dire quand tu reviendras!
MADAME ELVSTED, avec cran
Quand je reviendrai? Mais tu n’as donc pas compris? Je l’ai quitté. Je ne vais pas revenir. Je ne reviendrai jamais.
HEDDA
Tu es sérieuse?
MADAME ELVSTED
Ma décision est prise.
HEDDA
Tu l’as quitté comme ça, pour toujours? As-tu pensé à ce que les gens vont dire?
MADAME ELVSTED
Ils diront ce qu’ils voudront.
HEDDA
Mais qu’est-ce que tu vas faire à présent?
MADAME ELVSTED
Pour l’instant je l’ignore. Une chose est certaine: si je dois continuer à vivre, ce sera là où vit Ejlert Lovborg.
Silence.
HEDDA
Il y a donc des liens puissants entre toi et Ejlert Lovborg?
MADAME ELVSTED
Des liens qui se sont approfondis avec les années. J’ai compris que j’avais une sorte de pouvoir sur lui.
HEDDA
Ah?
MADAME ELVSTED
Malgré tout ce qu’on lui a reproché, il a retrouvé sa dignité. Il a compris qu’en ma présence, il n’avait pas d’autre choix que de renoncer à ses vieilles habitudes.
HEDDA, réprimant un sourire moqueur
Toi, la petite Théa, tu as accompli une si grande chose?
MADAME ELVSTED
C’est ce qu’il dit, lui aussi. En échange, il a fait de moi, comment dire? Quelqu’un de valable. Il m’a appris à raisonner. À comprendre les choses.
HEDDA
Il a donc été ton professeur à toi aussi?
MADAME ELVSTED
Oui, mais plus encore. Il a été un maître. Il me parlait. De mille et un sujets. De tout. Jusqu’à ce jour mémorable où il m’a offert de travailler avec lui.
HEDDA
Il te l’a vraiment proposé?
MADAME ELVSTED
Oui. Il m’a soumis chacune de ses idées, chacune de ses phrases.
HEDDA
Une collaboration, donc?
MADAME ELVSTED, s’animant
Une collaboration! Précisément. C’est le mot qu’il utilisait. Oui, nous étions heureux, profondément. Mais voilà que tout risque de s’écrouler.
HEDDA
Tu n’as donc plus confiance en lui?
MADAME ELVSTED, angoissée
Il y a l’ombre d’une femme entre Ejert Lovborg et moi.
HEDDA, vivement intéressée
Ah? Qui donc?
MADAME ELVSTED
Si je le savais! Une revenante de son passé. La seule qu’il n’ait jamais réussi à oublier.
HEDDA
Il t’en a donc parlé?
MADAME ELVSTED
Une seule fois. Au moment de leur rupture, elle avait pointé une arme sur lui en menaçant de tirer.
HEDDA, froidement
Mon Dieu… Ces choses-là ne se font pas.
MADAME ELVSTED
Je crois bien qu’il s’agit de cette actrice qu’il fréquentait.
HEDDA
Oui, c’est possible.
MADAME ELVSTED
Leur liaison avait fait beaucoup de bruit à l’époque.
HEDDA, voyant Tesman qui revient
Chut.
Jorgen Tesman revient avec une lettre à la main.
TESMAN
Voilà, il ne reste plus qu’à la porter à son hôtel.
Berte entre.
BERTE
Monsieur le conseiller Brack est ici qui demande à vous voir.
HEDDA
Bien sûr, faites-le entrer. Et ensuite, vous irez porter cette lettre.
BERTE, prenant la lettre
Oui madame.
Brack est un homme de 45 ans. Quoique trapu et assez costaud, ses mouvements sont élégants. Le visage est rondelet, le profil est noble. Il a les cheveux courts, noirs, impeccables. Sous d’épais sourcils, le regard est vif et enjoué. Il porte une épaisse moustache aux extrémités cirées. Il est vêtu d’un complet de promenade élégant, mais un peu trop jeune pour son âge. Il porte une lorgnette qu’il laisse tomber de temps à autres.
BRACK
Sommes-nous trop tôt ou trop tard?
HEDDA, enjouée
Nous sommes juste à la bonne heure!
TESMAN
Et nous sommes toujours le bienvenu! (Faisant les présentations:) Notre ami le conseiller Brack, mademoiselle Rüssing. Je veux dire, n’est-ce pas, Madame Elvsted.
BRACK, s’inclinant
Enchanté.
HEDDA
Comme c’est drôle de vous voir en plein jour!
BRACK
Ah? J’ai l’air plus vieux peut-être?
HEDDA
Ça vous rajeunit je trouve.
BRACK
Merci bien.
TESMAN
Et Hedda? Qu’en dites-vous? Vous ne trouvez pas qu’elle a l’air pleine de santé? Moi je la trouve splendide.
HEDDA, reconduisant Madame Elvsted
Cesse de répéter ça.
Échange de salutations. Madame Elvsted et Hedda se dirigent vers le vestibule.
BRACK
Comment Hedda a-t-elle trouvé la maison? Est-elle satisfaite?
TESMAN
Oui. Nous ne savons pas comment vous remercier. Il faudra peut-être aménager de petites chose, n’est-ce pas, mais dans l’ensemble…
BRACK
Vous envisagez d’autres dépenses?
TESMAN, mal à l’aise
J’ai cru comprendre que Hedda avait certains projets en tête. Mais nous en assumerons les frais nous-mêmes, soyez tranquille.
BRACK
Il y a une chose dont je voudrais vous parler.
TESMAN
Oui je m’en doute. L’heure est venue n’est-ce pas d’aborder le côté sérieux de l’affaire?
BRACK
Oh, pour ce qui est de l’argent, ça peut toujours attendre. Même s’il faut admettre qu’on aurait pu se contenter d’une maison un peu plus misérable.
TESMAN
Ç’aurait été difficile. Vous connaissez Hedda. Aucune autre maison n’aurait pu convenir.
BRACK
Oui. C’est là où les choses pourraient peut-être se compliquer.
TESMAN
D’ici peu de temps heureusement, j’obtiendrai ce poste de titulaire à l’université.
BRACK
C’est que, voyez-vous, ce genre de promotion peut parfois traîner en longueur.
TESMAN
Quoi? Auriez-vous appris de mauvaises nouvelles?
BRACK
Rien de précis, mais… Je peux tout de même vous apprendre que votre ami Ejlert Lovborg est de retour en ville.
TESMAN
Hé oui. Ça, je le sais.
BRACK
Ah bon. Qui vous l’a dit?
TESMAN
La dame qui était ici.
BRACK
Comment s’appelle-t-elle déjà?
TESMAN
Madame Elvsted.
BRACK
Oui, la femme du député. C’est là dans le Oppland que Lovborg s’était réfugié.
TESMAN
Et c’est là apparemment qu’il est redevenu un homme respectable.
BRACK
C’est ce qu’on prétend en effet.
TESMAN
Il aurait publié un nouveau livre?
BRACK
Et pas n’importe quoi.
TESMAN
C’est donc vrai, cette popularité soudaine?
BRACK
Un véritable raz-de-marée.
TESMAN
N’est-ce pas extraordinaire? Un homme si curieusement doué! Mais de le voir se détruire comme il l’a fait…
BRACK
C’est lamentable.
TESMAN
Mais que va-t-il faire à présent? Car au fond, je me demande bien de quoi il peut vivre.
Hedda reparaît sur ces derniers mots.
HEDDA, vers Brack, un peu moqueuse
Tessman se demande toujours de quoi les gens peuvent vivre.
TESMAN
Nous parlions de ce pauvre Eljert Lovborg.
HEDDA
Alors? De quoi peut-il vivre?
TESMAN
On sait que depuis longtemps il a flambé son héritage. Il ne peut tout de même pas produire un livre par année?
BRACK
Qui sait? Et puis il lui reste de la famille. Des gens en moyens.
TESMAN
Mais qui lui ont coupé les vivres, souvenez-vous.
BRACK
Parce qu’il avait cessé de leur faire honneur.
TESMAN
C’est ce que je vous dis. Il s’est mis la corde au cou.
HEDDA
Mais bien des choses ont changé depuis, si j’en crois Madame Elvsted.
BRACK
Sans compter qu’il y a la parution de ce livre.
TESMAN
Oui, tout ça mis ensemble, n’est-ce pas… Je lui ai écrit tout à l’heure. Je me suis permis de l’inviter pour ce soir.
BRACK
Quoi? Ce soir? Ah non pas question. Ce soir, vous êtes engagé. Nous enterrons votre vie de célibataire. Vous nous avez fait faux-bond avant votre départ, mais ce n’était que partie remise.
HEDDA
Tu avais promis, Tesman.
TESMAN
Mais Lovborg?
BRACK
Je peux bien l’inviter chez moi, mais je suis presque certain qu’il ne viendra pas.
TESMAN
Pourquoi?
BRACK, hésitant, se lève, et use de tact:
Mon cher Tesman, et vous aussi madame Hedda, je m’en voudrais de vous cacher plus longtemps une information…
TESMAN
À propos d’Ejlert?
BRACK
Cela vous concerne autant que lui. Il faudrait peut-être vous préparer à ce que votre nomination souffre d’un délai un peu plus long que vous ne l’espériez.
TESMAN, effrayé
Quelqu’un serait-il en train de me barrer le chemin?
BRACK
L’attribution du poste dépendra peut-être d’un concours.
TESMAN
Un concours? Tu entends, Hedda?
HEDDA, se calant dans son fauteuil
Tiens tiens!
TESMAN
Qui d’autre est en lice? Pas… pas…
BRACK
Oui, justement. Ejlert Lovborg.
TESMAN, tombant des nues
Mais c’est inconcevable!
BRACK
Enfin, les choses pourraient, je dis bien pourraient, peut-être, en arriver là.
TESMAN
Mais vous vous rendez compte de tout ce que ça pourrait signifier pour moi? (S’agitant:) Je suis marié maintenant! Hedda et moi nous nous sommes engagés, nous avons contracté des dettes considérables, j’ai même emprunté de tante Jülle, en prévision d’un salaire, n’est-ce pas, sur le quel je comptais!
BRACK
Allons, allons! Vous aurez le poste. Mais au terme d’un concours. Simple formalité.
HEDDA, avachie dans son fauteuil
Oui: ça va mettre un peu de piquant dans l’affaire.
TESMAN
On dirait que ça t’amuse!
HEDDA, toujours indifférente
Pas du tout. Je suis simplement curieuse de connaître le verdict.
BRACK
Il valait mieux, chère madame, que vous soyez au courant de la situation avant de vous lancer dans de trop grosses dépenses. Car j’ai ouï-dire que vous menaciez encore d’acheter des choses.
HEDDA
Rien ne saurait s’opposer çà mes projets.
BRACK
Ah? Si vous le dites! (Sur son départ, à Tesman:) J’ai deux ou trois courses à faire en ville, mais si vous êtes là cet après-midi, je repasserai.
TESMAN
Non, j’ai promis à tante Jülle d’aller la voir.
HEDDA
Mais moi je vous recevrai.
BRACK
Alors à plus tard.
TESMAN, le reconduisant
De toute façon, nous nous verrons à la fête ce soir.
BRACK
Ça j’y compte bien. Et n’essayez pas de vous faufiler. Vous ne vous en sauverez pas deux fois de suite!
Il sort.
TESMAN, de retour au salon
Oh, Hedda, il ne faut jamais s’aventurer au pays des rêves, tu ne trouves pas?
HEDDA
Toi? Tu te serais aventuré?
TESMAN
Et comment! Nous avons été pas mal imprudents de nous marier en faisant confiance aux promesses. Avec rien devant nous.
HEDDA
Oui, c’est un point de vue.
TESMAN
Enfin, nous avons cette maison dont tu étais folle. Ça au moins, c’est quelque chose.
HEDDA
Nous devions mener la grande vie et recevoir à dîner tous les soirs.
TESMAN
Oui mon Dieu. Moi le premier j’y tenais beaucoup. Mais j’ai peur qu’il faille attendre un peu.
HEDDA
Et pour le majordome, je suppose qu’il faudra aussi attendre?
TESMAN
Ah ça, pour l’instant, on ne doit même pas y penser.
HEDDA
Et mon pur-sang? Et ces écuries que tu m’a promises?
TESMAN, effrayé
Tes écuries?
HEDDA
À la campagne. Ça non plus, je présume, on ne doit même pas y penser?
TESMAN
La campagne?… Oh non, ce serait de la folie.
HEDDA
Il me reste au moins une chose pour tuer le temps.
TESMAN, soulagé
Ah. Mais… quoi au juste?
HEDDA, amorçant une sortie, d’un ton désinvolte
Mes pistolets, Jorgen.
TESMAN, tressaillant
Tes pistolets?
HEDDA, glaciale
Les pistolets du général Gabler.
Elle sort.
TESMAN, la suivant, épouvanté
Pour l’amour du ciel, Hedda! Je t’en supplie. Non, ces choses-là sont trop dangereuses! Écoute-moi Hedda! Je t’en prie, il ne faut pas toucher à ça!
Fin du premier acte.
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