Inédits

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© Photo Napoleon Sarony, Oscar Wilde, 1882.

 

 

 

 

OSCAR WILDE

 

L'IMPORTANCE D'ÊTRE CONSTANT

Une comédie triviale pour gens sérieux

 

Pièce en trois actes (1895)

 

Texte  français de Normand Chaurette (2014)

 

 

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Titre original:

The Importance of Being Earnest

A trivial Comedy for Serious People

 

 

Personnages

 

John Worthing, juge de paix

Algernon Moncrieff

Le Révérend Chasuble, docteur en droit canon

Merriman, maître d’hôtel

Lane, valet

Lady Bracknell

Miss Gwendoline Fairfax, sa fille

Cecily Cardew

Miss Prism, gouvernante

 

ACTE I

 

Un solarium dans l’appartement d’Algernon, Half-Moon Street [St. James Park], à Londres. Ameublement artistique et luxueux. Le son d’un piano parvient d’une pièce attenante.

 

Lane dresse la table pour le thé. Une fois que la musique a cessé, Algernon entre.

 

 

ALGERNON – Avez-vous entendu ce que je jouais, Lane?

 

LANE – Il m’aurait paru impoli d’écouter, monsieur.

 

ALGERNON – Tant pis pour vous. Il est vrai que je ne joue pas en mesure. Jouer en mesure est une chose que tout le monde peut faire. Mais je suis doué d’une merveilleuse expressivité. En musique, le sentiment est mon seul maître. La technique, la virtuosité, je me contente de les appliquer dans la vie.

 

LANE – Oui, monsieur.

 

ALGERNON – À propos de technique et de virtuosité, avez-vous commandé les sandwiches au concombre pour Lady Bracknell?

 

LANE – Oui, monsieur.

 

Il les présente sur un plateau.

 

ALGERNON – Au fait, Lane … vous avez consigné dans votre registre que, jeudi dernier, huit bouteilles de champagne ont été bues au dîner avec Lord Shoreman et monsieur Worthing.

 

LANE – Oui, monsieur. Huit bouteilles et une pinte de bière.

 

ALGERNON – Ces célibataires et leurs domestiques sont-ils à ce point extravagants? Je ne fais que poser la question.

 

LANE – La qualité supérieure du champagne que boivent les célibataires en est la cause. J’ai souvent remarqué que, chez les gens mariés, on se contente du bubble.

 

ALGERNON – Mon Dieu ! Cela rend le mariage encore plus déprimant.

 

LANE – Plutôt agréable. J’en ai moi-même déjà fait l’expérience. Mais il est vrai que ça ne m’est arrivé qu’une seule fois. La conséquence d’un malentendu entre une jeune personne et moi.

 

ALGERNON – Je ne crois pas que votre vie privée m’intéresse beaucoup, Lane.

 

LANE – Vous avez raison. C’est un sujet pour lequel moi-même je n’ai aucun intérêt.

 

ALGERNON – Et pour cause. Merci, Lane. Vous pouvez disposer.

 

LANE, sortant – Monsieur.

 

ALGERNON – Avec quel laxisme ce valet parle de mariage! Si les classes inférieures ne donnent plus le bon exemple, à quoi servent-elles? Les subalternes sont en voie de perdre leur sens des responsabilités.

 

LANE, de retour, annonçant – Monsieur Constant Worthing.

 

Entre Jack. Lane sort.

 

ALGERNON – Comment allez-vous, mon cher Constant? Qu’est-ce qui vous amène à Londres?

 

JACK – Le plaisir, voyons, le plaisir ! Quoi d’autre pour motiver les hommes? Et vous, Algy? Toujours en train de manger?

 

ALGERNON, froid – Il me semble qu’il est d’usage dans la bonne société de prendre une collation à cinq heures. Où étiez-vous depuis jeudi?

 

JACK, s’asseyant – À la campagne.

 

ALGERNON – Que diable faites-vous à la campagne?

 

JACK, ôtant ses gants – En ville, on s’amuse. À la campagne, on amuse les autres. C’est beaucoup plus ennuyeux, j’en conviens.

 

ALGERNON – Les autres?

 

JACK – Pfft. Des voisins.

 

ALGERNON – Vous avez de bons voisins dans ce coin reculé du Shropshire?

 

JACK – Tout ce qu’il y a de plus charmant. Mais bon, je les ignore.

 

ALGERNON – Avec quelle passion vous en parlez! (Il se sert un sandwich.) Votre maison de campagne, c’est bien dans le Shropshire?

 

JACK, distrait – Vous voulez dire? Le Shropshire? Oui tout à fait. Pourquoi tant de couverts? Que d’extravagance à l’ancienne pour un jeune homme aussi libéral! Qui donc attendez-vous?

 

ALGERNON – Tante Augusta et Gwendoline, tout simplement.

 

JACK – Ah! Mais voilà qui tombe bien!

 

ALGERNON – Assurément, même si j’ai bien peur que tante Augusta n’approuve pas votre présence.

 

JACK – Puis-je demander pourquoi?

 

ALGERNON – Mon cher ami, votre façon de flirter avec Gwendoline est tout ce qu’il y a de plus scandaleux. Presque autant que la façon dont Gwendoline flirte avec vous.

 

JACK – Je suis amoureux de Gwendoline. Je suis venu en ville exprès pour lui demander sa main.

 

ALGERNON – Je croyais que vous étiez venu pour le plaisir? Admettez que c’est plutôt par affaire.

 

JACK – Quel affreux manque de romantisme!

 

ALGERNON – Je ne vois rien de romantique dans une demande en mariage. Le fait d’être amoureux, peut-être. Mais une proposition de fiançailles est contraire à l’idée même du romantisme. Après tout, elle risque d’être acceptée: n’est-ce pas généralement le cas? Et c’est la fin de l’exaltation. Une histoire d’amour, c’est une histoire d’incertitude. Quant à mon propre mariage, s’il devait avoir lieu, je voudrais qu’il se passe à mon insu.

 

JACK – Peut-être, mon cher Algy. Il est vrai que le tribunal des divorces a été institué pour des gens qui pensent aussi bizarrement que vous.

 

ALGERNON – Le tribunal des divorces! Mais le divorce est un don du ciel! (Jack tend la main pour se servir un sandwich. Algernon l’en empêche.) Ne touchez pas. Ces sandwiches ont été préparés spécialement pour tante Augusta. (Il s’en sert un.)

 

JACK – Vous n’arrêtez pas d’en manger.

 

ALGERNON – Il s’agit de “ma” tante. (Lui tendant une assiette.) Prenez plutôt ces bread and butter. Ils sont pour Gwendoline. Elle en raffole.

 

JACK, se servant – Ce sont d’excellents bread and butter.

 

ALGERNON – Mon cher ami, on dirait que vous n’avez rien mangé depuis trois jours. Vous vous comportez déjà comme un homme marié. (Changement de ton.) Désolé de vous l’apprendre, mais ce mariage n’aura jamais lieu.

 

JACK – Que voulez-vous dire?

 

ALGERNON – Premièrement, les jeunes filles n’épousent pas les gens avec qui elles flirtent. Ce serait inconvenant de leur part.

 

JACK – Absurde!

 

ALGERNON – Pas du tout. C’est la vérité. J’en veux pour preuve l’incroyable quantité de célibataires qu’on trouve en ville. Mais, surtout, vous n’aurez pas mon consentement.

 

JACK – Votre … quoi?

 

ALGERNON – Gwendoline est ma cousine germaine. Et avant que je consente à ce que vous l’épousiez, vous devrez m’expliquer toute l’affaire Cecily.

 

Il tire la sonnette.

 

JACK – Cecily? En quoi cela vous concerne? Qu’entendez-vous par “L’affaire Cecily”? Je ne connais personne du nom de Cecily.

 

Entre Lane.

 

ALGERNON, à Lane – Allez me chercher l’étui à cigarettes que Monsieur Worthing a oublié dans le fumoir jeudi dernier.

 

LANE – Oui Monsieur.

 

Il sort.

 

JACK – Mon étui à cigarettes! Il est ici? Pourquoi ne pas me l’avoir dit? Cela fait des jours que je le cherche, vous n’avez pas idée avec quelle frénésie! Au point d’alerter la Scotland Yard! Au point d’offrir une récompense faramineuse à celui qui me le rendrait.

 

ALGERNON – Ça ne saurait mieux tomber, car je suis plus à court que d’habitude, en ce moment.

 

JACK – Je n’en vois plus la raison: on vient de le retrouver.

 

Lane revient avec l’étui à cigarettes sur un plateau. Algernon le prend. Lane sort.

 

ALGERNON – À noter, mon cher Constant, que votre distraction aura mis en lumière un trait plutôt discutable de votre honnêteté. (Ouvrant l’étui.) D’après l’inscription qu’on peut lire ici, il serait fort étonnant, n’est-ce pas, que cet objet vous appartienne.

 

JACK, indigné – Comment? Bien sûr qu’il m’appartient. Vous l’avez vu dans mes mains des milliers de fois. De quel droit vous permettez-vous? Rien n’est plus mal élevé que de lire dans le couvercle d’un étui à cigarettes qui ne nous appartient pas.

 

ALGERNON – C’est idiot d’instaurer des règles à ce point rigides au sujet de ce qu’il faut lire ou ne pas lire. Plus de la moitié de la culture moderne doit sa richesse à ce qu’il est interdit de lire.

 

JACK – Laissons de côté la culture moderne. Ce n’est pas un sujet qu’on aborde dans les maisons privées. Redonnez-moi mon étui.

 

ALGERNON – Soit. Mais ce n’est pas “votre” étui. Cet étui à cigarettes à été offert par une personne du nom de Cecily, et vous affirmez ne connaître personne qui porte ce nom.

 

JACK – Eh bien, puisque vous insistez, sachez que cette personne est ma tante.

 

ALGERNON – Votre tante !

 

JACK – Oui. Une femme tout à fait respectable. Elle vit à Tunbridge Wells. Rendez-le-moi, Algy.

 

ALGERNON, se dissimulant derrière un divan – Pourquoi se désigne-t-elle comme “votre petite Cecily”, si c’est votre tante et qu’elle habite Tunbridge Wells? (Lisant.) “De la part de votre petite Cecily, avec tout son amour…”

 

JACK, agenouillé derrière le divan –  Où est le mystère ? Certaines tantes sont grandes, d’autres sont moins grandes. Les tantes sont différentes les unes des autres. Elles n’ont pas toutes la stature de votre tante Augusta ! (Le suivant.) Redonnez-moi mon étui!

 

ALGERNON – Et, et, et… et pourquoi ajoute-t-elle: “… avec tout mon amour, à mon cher oncle Jack”…? Qu’une tante soit petite ne pose aucun problème, mais qu’un tante, quelle que soit sa taille, appelle son propre neveu “mon oncle”, vous admettrez qu’il y a quelque chose qui cloche. Sans égard au fait que votre nom n’est pas Jack, mais bien Constant.

 

JACK – Aussi bien que vous le sachiez, Algy. Je ne m’appelle pas Constant. Mon nom est bel et bien Jack.

 

ALGERNON – Vous m’avez toujours dit que votre nom était Constant. Je vous ai présenté à tout le monde sous le nom de Constant. N’essayez pas. Vous avez la tête de quelqu’un qui s’appelle Constant. Vous êtes la personne d’apparence la plus constante que j’aie jamais vu depuis ma naissance. Il serait tout à fait absurde de prétendre que votre prénom n’est pas Constant. C’est le nom qui apparaît sur chacune de vos cartes de visite. En voici la preuve. (Il sort de l’étui une carte.) Constant Worthing, Albany Mansion, Regent’s Park, Londres. Je garde cette pièce à conviction au cas où vous seriez tenté de nier votre identité devant moi, devant Gwendoline, ou qui que ce soit d’autre.

 

Il range la carte dans sa poche.

 

JACK – Mon nom est Constant quand je suis en ville, et Jack, quand je suis à la campagne. Et comme cet étui à cigarettes m’a été offert à la campagne…

 

ALGERNON – Mais cela n’explique pas que votre petite tante Cecily, qui vit à Turnbridge Wells, vous nomme “son cher oncle”. Je crois que l’heure est venue pour vous de cracher le morceau.

 

JACK – Mon cher Algy, vous parlez comme un dentiste. Rien n’est plus vulgaire que de parler comme un dentiste quand on n’en est pas un. Cela s’appelle de l’extorsion.

 

ALGERNON – C’est exactement ce que font les dentistes. Allez, dites-moi toute la vérité. Car, si je puis me permettre, il y a longtemps que je vous soupçonne de mener une double vie, et vous êtes en train de me le confirmer.

 

JACK – Rendez-moi mon étui.

 

ALGERNON, le lui rendant – Mais dites-moi, de la façon la plus vraisemblable qui soit, ce que vous essayez de cacher.

 

JACK – L’explication n’a rien d’invraisemblable. Elle est même tout à fait banale. Le vieux Thomas Cardew, mon père adoptif, m’a fait par testament le tuteur de sa petite-fille, Miss Cecily Cardew. Celle-ci, qui m’a toujours appelé “mon oncle” par un zèle qui frôle la dévotion, vit chez moi à la campagne sous la garde de son admirable gouvernante, Miss Prism.

 

ALGERNON – Mais cette maison de campagne? Elle est à quel endroit exactement?

 

JACK – Cela ne vous regarde pas, mon cher. Vous n’y serez jamais invité. Mais bon. J’avoue que ce n’est pas dans le Shropshire.

 

ALGERNON – Je m’en doutais bien. La double vie que je mène moi-même m’a conduit au moins deux fois dans le Shropshire. Mais en ce qui vous concerne, pourquoi êtes-vous Constant à la ville, et Jack à la campagne?

 

JACK – Mon cher Algy, je ne sais pas si vous avez assez d’expérience pour bien comprendre mes raisons. Quand on est promu à la position de tuteur, on doit faire preuve de supériorité morale en toute chose. C’est une obligation. Et, attendu que la supériorité morale n’est pas toujours en accord avec l’épanouissement de la jeunesse et du bonheur, j’ai depuis toujours, afin de pouvoir m’amuser en ville, inventé que j’avais un frère nommé Constant, lequel vit à Regent’s Park, et qui a régulièrement besoin de moi pour le sortir des épouvantables tracas dans lesquels il passe son temps à s’empêtrer. Et voilà la vérité pure et simple.

 

ALGERNON – La vérité est rarement pure, et jamais simple.  Sans quoi la vie moderne serait d’un ennui mortel, et la littérature perdrait sa raison d’être.

 

JACK – Je ne m’en plaindrais pas.

 

ALGERNON – Mon cher, la critique littéraire n’est pas votre domaine. Laissez-la à ceux qui ne vont pas à l’université et qui écrivent dans les journaux. Ainsi, j’avais raison de penser que vous menez une double vie. Je crois même que vous me surpassez en la matière.

 

JACK – Qu’est-ce qui vous fait dire?

 

ALGERNON – Que pour vous amuser en ville aussi souvent que ça vous chante, vous vous êtes inventé un frère cadet qui se prénomme Constant. Quoi de plus commode? À mon tour de vous révéler que, pour fuir la vie infernale qu’on mène à la ville, je me suis inventé un ami qui vit à la campagne, et de qui je dois m’occuper car il est toujours malade. Il s’appelle Bunbury. Sans lui, vous n’auriez pas idée du nombre d’obligations auxquelles je serais tenu, ne serait-ce que pour obéir aux quatre volontés de tante Augusta. Elle passe son temps à m’inviter partout où elle va. À propos, j’oubliais ! Ce soir, c’est avec vous que j’accepte de dîner.

 

JACK – Vous ai-je invité quelque part?

 

ALGERNON –Vous donnez plutôt dans l’excès contraire. Vous n’êtes pas quelqu’un de réputé pour inviter les autres. Rien n’est plus irritable que de ne pas recevoir d’invitations.

 

JACK – Vous vous consolerez avec votre tante Augusta.

 

ALGERNON – Pas question. Premièrement, j’ai dîné avec elle lundi soir. Un dîner en famille par semaine est suffisant. Deuxièmement, elle m’invite toujours en tant que membre de la famille, ce qui me prive d’escorte, ou qui m’oblige à être accompagné de deux personnes. Bref, je vous consacre ma soirée. À présent que je connais l’existence de votre frère, j’aimerais bien qu’on approfondisse le sujet. Ma grande expérience en matière de double vie vous sera vous sera fort utile.

 

JACK – Je n’ai aucune envie d’en discuter. Si Gwendoline accepte de m’épouser, finie la double vie. Apprenez que j’ai l’intention de tuer mon frère. Cecily s’intéresse un peu trop à lui. Et je vous conseille d’en faire autant avec votre… votre ami qui n’est pas en santé.

 

ALGERNON – Rien ne me convaincra de tuer Bunbury, et si jamais vous devez vous marier, ce qui n’est pas souhaitable, vous aurez avantage à le connaître. Un homme qui se marie sans le secours de Bunbury se prépare à une vie parsemée d’embûches.

 

JACK – Qu’est-ce qu’on ne peut pas entendre! Si j’épouse quelqu’un d’aussi charmant que Gwendoline, qui est d’ailleurs la seule personne au monde avec qui je désire me marier, j’ai n’ai aucune envie de connaître votre Bunbury.

 

ALGERNON – Mais c’est peut-être elle qui en aura envie. Vous ne semblez pas vous rendre compte qu’en mariage, trois, c’est heureux, et deux, c’est odieux.

 

JACK, d’un ton sentencieux – Une théorie que le théâtre français nous rabâche depuis un demi-siècle.

 

ALGERNON – Et que les bonnes familles d’Angleterre ont mise en pratique en deux fois moins de temps.

 

JACK – Mon cher, ne devenez pas cynique. Rien n’est plus facile.

 

ALGERNON – Mon cher, il n’est pas facile d’être quoi que ce soit de nos jours. La concurrence est si féroce ! (Bruit d’une sonnette électrique.) Ah, ce doit être tante Augusta. Il n’y a que la famille et les créanciers pour sonner de manière aussi wagnérienne.  Si je parviens à l’éloigner dix minutes pour vous permettre de demander Gwendoline en mariage, m’inviterez-vous à dîner au Willis ce soir?

 

JACK – Je n’en aurai pas le choix, je présume.

 

ALGERNON – Vous voilà rendu superficiel?

 

JACK –  Pour moi, rien n’est plus sérieux que le mariage.

 

ALGERNON – Je parlais du dîner.

 

LANE, entrant et annonçant – Votre tante Lady Bracknell et sa fille, votre cousine, Miss Fairfax.

 

Algernon s’avance pour accueillir ses invitées.

 

LADY BRACKNELL – Bonsoir, mon cher Algernon. J’espère que vous vous portez selon les règles de l’art.

 

ALGERNON – Je vais très bien, merci.

 

LADY BRACKNELL – Aller bien et se porter selon les règles de l’art sont deux choses différentes, voire même incompatibles.

 

Elle aperçoit Jack et adopte une attitude glaciale.

 

ALGERNON, à Gwendoline – Comme vous êtes élégante!

 

GWENDOLINE – Je suis toujours élégante. N’est-ce pas Monsieur Worthing?

 

JACK – Vous êtes absolument parfaite, Miss Fairfax.

 

GWENDOLINE – Parfaite? J’ose espérer que non. Il faut toujours laisser de la place à l’amélioration. Je me sens tellement novice dans un tas de domaines!

 

LADY BRACKNELL – Désolée de ce léger retard, Algernon. Je devais rendre visite à cette chère Lady Harbury. Je n’y étais pas allée depuis la mort de son pauvre mari. Quel choc: je n’ai jamais vu de femme aussi affectée. Elle a rajeuni d’au moins vingt ans, pouvez-vous croire. Et maintenant je prendrais une tasse de thé ainsi qu’un de ces délicieux sandwiches au concombre que vous m’avez promis.

 

ALGERNON – Avec plaisir, tante Augusta.

 

LADY BRACKNELL – Pourquoi ne pas vous assoir près de moi, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Je suis très bien ici, maman.

 

ALGERNON, horrifié en constatant que le plat de sandwiches est vide – Mon Dieu! Lane? Où sont passés les sandwiches au concombre? Je vous avais dit d’en commander spécialement pour l’occasion.

 

LANE – Il n’y avait pas de concombres au marché ce matin, monsieur. J’y suis allé deux fois.

 

ALGERNON – Pas de concombres?

 

LANE – Non, monsieur. Pas même en payant comptant.

 

ALGERNON – Vous pouvez disposer, Lane, merci.

 

LANE – Monsieur.

 

Il sort.

 

ALGERNON – Ma tante, vous me voyez fort ennuyé par cette absence de concombres, même en les payant comptant.

 

LADY BRACKNELL – Aucune importance, Algernon. J’ai pris quelques crumpets chez Lady Harbury. Incidemment, cette femme me paraît entièrement dédiée au plaisir.

 

ALGERNON – À ce qu’on dit, elle serait devenue toute blonde de chagrin.

 

LADY BRACKNELL – Vous ne la reconnaîtriez pas. Elle a bel et bien changé de couleur. J’ai beau chercher, tout ceci paraît fort mystérieux. (Algernon lui offre du thé.) Merci. Algernon, à propos du dîner de ce soir…

 

ALGERNON – Tante Augusta, je n’aurai pas le plaisir de dîner avec vous ce soir, j’en ai bien peur.

 

LADY BRACKNELL – J’espère que vous pourrez. Cela bouleverserait entièrement mon plan de table. Votre oncle a même accepté de dîner seul à l’étage, quoi qu’il en ait l’habitude.

 

ALGERNON – J’en suis le premier contrarié, ai-je besoin de vous le dire. Mais je viens de recevoir un télégramme qui m’avertit que l’état de santé de mon pauvre Bunbury périclite d’heure en heure. (Il échange un regard avec Jack.) Ma présence est apparemment indispensable.

 

LADY BRACKNELL – De quelle sorte de santé cet être est-il affublé?

 

ALGERNON – C’est un grand malade, vous savez.

 

LADY BRACKNELL – Eh bien, Algernon, quoique de dire ainsi les choses me répugne, votre ami Bunbury doit décider une fois pour toutes de vivre ou de mourir. Ce “un pas en avant, deux pas en arrière” est insoutenable. Je n’approuve absolument pas cette nouvelle tendance qui nous oblige à la compassion pour les gens malades. C’est contraire à la dignité. Encore un peu, et la société va encourager des débilités de toutes sortes chez ceux qui en ont la tentation morbide. La santé est le premier devoir de la vie. Je passe mon temps à le répéter à votre pauvre oncle, qui s’en fiche bien, tout absorbé qu’il est par ses bobos. Je vous saurais gré de demander de ma part à Monsieur Bunbury de ne pas faire de rechute jusqu’à samedi car je compte sur vos talents de musicien.

 

ALGERNON – Je vous promets qu’il ira mieux samedi.

 

LADY BRACKNELL – Il n’en aura pas le choix. Ce sera ma dernière réception et je veux quelque chose d’entraînant, surtout en fin de saison où chacun a dit à peu près tout ce qu’il avait à dire, ce qui déjà tenait en bien peu de chose. Mais attention: pas trop de musique classique, les gens n’écoutent pas. Mais pas trop de musique populaire.

 

ALGERNON – Oui je sais. Sans quoi, tout le monde écoute et personne ne parle. Suivez-moi, je vais vous montrer ce que je suis en train de préparer.

 

LADY BRACKNELL – Oh oui, Algernon, j’en meurs d’envie. Je suis sûre qu’avec les corrections que je vais y apporter, ce programme sera parfait. Ah oui, j’oubliais, pas de mélodies françaises. Les gens font semblant de comprendre les paroles, ils écoutent d’un air attentif, suspicieux, prenant pour acquis que parce que ça vient de France c’est forcément significatif, profond, inspiré, audacieux, et moi je trouve ça vulgaire. L’allemand est une langue beaucoup plus respectable, en tout cas je suis une grande défenderesse de l’allemand. Vous venez, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Oui maman.

 

Lady Bracknell et Algernon passent dans la pièce voisine. Gwendoline reste.

 

JACK – Quelle belle journée nous avons eue, Miss Fairfax.

 

GWENDOLINE – Je vous saurais gré de ne pas me parler de la température, Monsieur Worthing. Quand les gens parlent de température, j’ai toujours l’impression qu’ils tournent autour du pot et cela me rend nerveuse.

 

JACK – Je tournais effectivement autour du pot.

 

GWENDOLINE – N’est-ce pas? Mon instinct ne ne me trompe jamais.

 

JACK – Si vous permettez, je profiterais de l’absence temporaire de Lady Bracknell…

 

GWENDOLINE – Je vous le conseille fortement. Maman a l’habitude de revenir sur ses pas sans crier gare. Je lui en fais souvent le reproche.

 

JACK, nerveux – Miss Fairfax, depuis que je vous ai …rencontrée, puis-je vous dire que vous êtes, de tous les gens que j’ai …rencontrés, la personne de loin la plus intéressante qu’il m’a été donné … de … rencontrer?

 

GWENDOLINE – Oui, je m’en suis rendu compte. Et j’ai souhaité qu’en pubic, tout au moins, vous en fassiez la démonstration. La fascination que nous exerçons l’un sur l’autre existait déjà avant notre première rencontre. (Jack la regarde, surpris.) Comment est-ce possible? Nous sommes à l’Âge des Idéaux. Ce phénomène est en vogue dans les magazines mensuels qui coûtent très cher. Il paraît même que dans les villages, les pasteurs traitent de plus en plus souvent de l’Âge des Idéaux dans leurs homélies. Mon idéal à moi, ç’aurait toujours été d’aimer un homme qui porte le nom de Constant. Quelque chose dans ce nom inspire une confiance absolue. Dès l’instant où Algernon m’a dit avoir un ami du nom de Constant, j’ai su que j’étais destinée à vous aimer.

 

JACK – Vraiment, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Passionnément.

 

JACK – Darling! Vous n’avez pas idée de la joie que vous me faites!

 

GWENDOLINE – Cher Constant. Je rêve de pouvoir dire un jour: “Mon” cher Constant.

 

JACK – Mais… est-ce à dire que… si je ne m’appelais pas Constant…?

 

GWENDOLINE – Mais puisque vous vous appelez Constant.

 

JACK –Mais je lance une hypothèse. Si je portais un autre nom? Vous ne m’aimeriez pas?

 

GWENDOLINE, dans un flot de paroles – Ah, mais cette supposition nous plongerait en pleine spéculation métaphysique, et comme c’est le cas de la plupart des spéculations métaphysiques, celle-ci aurait bien peu de rapport avec les faits indubitables de la vie telle que nous les expérimentons dans la réalité.

 

JACK – Pour tout dire, ce prénom de Constant ne me plaît pas outre mesure.

 

GWENDOLINE – Il vous va à la perfection. C’est un nom divin. Il porte une musique. Il en émane des vibrations.

 

JACK – Mais il existe tant d’autres prénoms! Jack, par exemple, c’est plus charmeur.

 

GWENDOLINE – Jack?... Il y a bien peu de musique dans “Jack”, aussi bien dire qu’il n’y en a pas du tout. Aucune émotion. “Jack” ne réfère qu’à “Jack”. J’en ai connu un bon nombre, et tous étaient plus “Jack” les uns que les autres. De plus, tout le monde sait que “Jack” est le diminutif de “John”. Et je n’ai que de la pitié pour les femmes qui épousent des “John”. Ces “John” vivent soudés à leurs épouses, lesquelles ne connaîtront sans doute jamais le plaisir d’un moment solitaire. Le seul prénom viable est Constant.

 

JACK – Gwendoline, allons nous baptiser sur-le-champ, euh, je veux dire nous marier sur-le-champ. Pas un instant à perdre.

 

GWENDOLINE – Nous marier, Monsieur Worthing?

 

JACK, étonné de lui-même – Eh bien, oui. Je vous aime, vous le dites vous-même. Et vous ajoutez que c’est réciproque.

 

GWENDOLINE – Je vous adore. Mais vous n’avez pas encore demandé ma main. Rien n’a été dit en fait de mariage, le sujet n’a même pas été effleuré.

 

JACK – Eh bien, puis-je vous demander votre main?

 

GWENDOLINE – Je pense que l’occasion s’y prête. Et pour vous éviter l’ombre de la moindre déception, j’irais jusqu’à vous dire à l’avance que je suis pleinement décidée à répondre oui.

 

JACK – Gwendoline!

 

GWENDOLINE – Eh bien, Monsieur Worthing? N’avez-vous pas quelque chose à me demander ?

 

JACK – À propos de ce dont nous sommes en train de parler?

 

GWENDOLINE – Encore faut-il le demander.

 

JACK – Gwendoline, voulez-vous m’épouser?

 

Il se met à genoux.

 

GWENDOLINE – Bien sûr que je le veux, darling! Comme vous avez été long à vous décider! Je constate que vous avez bien peu d’expérience en la matière.

 

JACK – Aucune, darling. Comment pourrais-je en avoir? Je n’ai jamais aimé aucune autre femme que vous.

 

GWENDOLINE – Certes, mais les hommes font de nombreuses demandes en mariage pour s’entraîner. Mon frère Gerald, par exemple. Toutes mes amies me le disent. Ooooh, que vos yeux sont bleus, cher Constant!  Bleus, mais bleus! Admirables! J’espère que vous me regarderez toujours de cette façon-là, surtout quand nous serons en compagnie des autres.

 

Entre Lady Bracknell.

 

LADY BRACKNELL – Monsieur Worthing! Quittez, voulez-vous, cette position à demi allongée. Elle est inconvenante.

 

Jack vient pour se lever; Gwendoline l’en empêche.

 

GWENDOLINE – Maman! Je vous prie de sortir. Votre place n’est pas ici, et puis Monsieur Worthing n’a pas encore terminé.

 

LADY BRACKNELL – Terminé quoi, si je puis me permettre?

 

GWENDOLINE – Je suis sa fiancée.

 

LADY BRACKNELL – Je regrette, mais vous n’êtes la fiancée de personne.

 

GWENDOLINE, faisant fi de sa mère – Pour revenir à ce que nous disions, monsieur Worthing.

 

ALGERNON, s’interposant – Insupportable!

 

GWENDOLINE, à Algy – Vous qui vous appliquez à tant d’immoralité dans la vie, vous allez nous jouer le respect des conventions? Nous n’avons pas fini. Allez vous cacher là-bas, si ça vous scandalise.

 

Algernon va se placer de l’autre côté de la cheminée.

 

JACK – Mon amour!

 

LADY BRACKNELL – Vous outrepassez les limites permises!

 

GWENDOLINE, à Jack – Ne lui faites pas attention, Constant. Ma mère se réclame d’une influence que je n’ai même pas sur elle. Le respect que les parents doivent à leurs enfants est une valeur en voie de disparition. Dès l’âge de trois ans, j’ai dû me rendre compte que je n’avais plus aucune influence sur ma mère. Nous continuerons cet entretien à votre maison de campagne. Je m’y rendrai à la première occasion. Mais j’aurais besoin de l’adresse.

 

JACK – The Mansion, à Woolton, dans le Hertfordshire.

 

Algernon, qui écoute, note soigneusement l’adresse sur la manche de sa chemise; puis il consulte l’anuaire des trains.

 

GWENDOLINE – L’endroit est bien desservi par la poste, j’espère? Rien ne pourra nous arrêter pour parvenir à nos fins. Nous resterons en contact tous les jours.

 

JACK – Oh darling!

 

LADY BRACNELL, à Jack, outrée – Le jour où elle sera votre “darling”, nous vous en informerons. (À Gwendoline.) Allez m’attendre dans la voiture. J’ai quelques questions à poser à Monsieur Worthing.

 

GWENDOLINE, contrariée – Maman!

 

 LADY BRACKNELL – Dans la voiture.

 

Gwendolinwe sort, toujours en regardant Jack. Algernon la raccompagne.

 

LADY BRACKNELL, s’asseyant – Vous pouvez vous assoir, Monsieur Worthing.

 

JACK – Merci Lady Bracknell, mais je préfère rester debout.

 

LADY BRACKNELL, consultant un calepin, crayon en main – Je suis au regret de vous annoncer que vous ne figurez pas dans ma liste des bons partis, celle-ci étant la même que celle de la duchesse de Bolton. Nous travaillons ensemble, pour ainsi dire. Cela étant, je serais prête à vous y inscrire, pour peu que vos réponses satisfassent les désirs d’une mère très attentionnée. Fumez-vous?

 

JACK – En effet.

 

LADY BRACKNELL – Heureuse de l’apprendre. Un homme doit toujours avoir un hobby. Il y a tant de gens oisifs à Londres. Quel âge avez-vous?

 

JACK – Vingt-neuf ans.

 

LADY BRACKNELL – L’âge parfait pour se marier. Je suis de celles qui pensent depuis toujours qu’un homme en voie de se marier doit tout savoir, ou ne rien savoir du tout. Dans quelle catégorie dois-je vous inscrire?

 

JACK – Ne rien savoir du tout.

 

LADY BRACKNELL – Voilà qui m’enchante. Je me méfie du savoir qui corrompt l’ignorance naturelle. L’ignorance est une fleur exotique. Touchez-la, elle se fane aussitôt. Nos éducateurs modernes ont tort avec leurs théories. Heureusement qu’ici, en Angleterre, l’éducation ne donne aucun résultat. Voilà de quoi conforter les classes supérieures, ainsi que la démocratie – où quiconque voulant parler à travers son chapeau peut le faire en toute impunité. Votre revenu annuel?

 

JACK – Entre sept et huit mille livres.

 

LADY BRACKNELL – En propriété? En placements?

 

JACK – Surtout en placements.

 

LADY BRACKNELL – Tant mieux. On passe sa vie à payer des hypothèques pour ne plus pouvoir jouir de nos maisons une fois qu’on est mort.

 

JACK – C’est-à-dire que je possède une maison à la campagne, quelque chose comme six cents hectares, mais les braconniers sont les seuls à en tirer profit.

 

LADY BRACKNELL – Combien de chambres? Laissez, nous y reviendrons. Je présume que vous possédez une maison en ville? On peut difficilement demander à une jeune fille d’une nature aussi simple que Gwendoline de résider à la campagne.

 

JACK – Je suis propriétaire d’une maison à Belgrave Square, que je loue à l’année à Lady Bloxham. Je peux la récupérer avec un préavis de six mois.

 

LADY BRACKNELL – Lady Bloxham? Je ne la connais pas.

 

JACK – Elle sort très peu. C’est une dame d’un certain âge.

 

LADY BRACKNELL – De nos jours, avoir un certain âge n’est plus une garantie de respectabilité. Belgrave Square – à quelle adresse?

 

JACK – One fourthy nine.

 

LADY BRACKNELL – Le côté impair … ce n’est pas très à la mode. Je me doutais bien de quelque chose. Laissez-moi voir, je trouverai une façon d’arranger ça.

 

JACK – Le numéro impair, ou les préjugés?

 

LADY BRACKNELL – Les deux, si ça se trouve. Vos opinions politiques?

 

JACK – Pas d’opinion. Mettez, unioniste libéral.

 

LADY BRACKNELL – On les range parmi les conservateurs. Passons aux choses plus secondaires. Vos parents sont-ils toujours en vie?

 

JACK – Ni l’un ni l’autre.

 

LADY BRACKNELL – Les deux sont morts? Il est fâcheux de perdre un parent, mais vous admettrez qu’en perdre deux, cela ressemble plutôt à de la négligence. Commençons par votre père: il était bien nanti? un libre penseur? un requin de la finance? Ou un aristocrate?

 

JACK – Je ne l’ai pas connu. Quand je dis, Lady Bracknell, que j’ai perdu mes parents, il serait plus juste de dire que ce sont eux qui m’ont perdu. Je ne sais pas de qui je suis le fils. Pour être franc, je suis un enfant trouvé.

 

LADY BRACKNELL – Trouvé?

 

JACK – Monsieur Thomas Cardew, aujourd’hui décédé, était un homme charitable et bienveillant. C’est lui qui m’a trouvé, et qui m’a donné le nom de Worthing, parce qu’il s’était acheté ce jour-là un billet de première classe pour Worthing, dans le Sussex. Une station balnéaire.

 

LADY BRACKNELL – Où donc ce charitable gentleman qui voyageait en première classe à destination d’une station balnéaire dans le Sussex vous a-t-il trouvé?

 

JACK – Dans un sac de voyage.

 

LADY BRACKNELL – Un… sac… de… voyage?

 

JACK – Dans un sorte de grand sac de voyage en cuir noir, avec des poignées. Tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

 

LADY BRACKNELL – Où ce monsieur Cardew a-t-il trouvé ce sac de voyage ordinaire?

 

JACK – À Victoria Station. À la consigne. Une erreur du préposé. On lui a rendu le sac de quelqu’un d’autre, qui devait forcément ressembler au sien.

 

LADY BRACKNELL – À la consigne de Victoria Station…

 

JACK – Celle de la ligne qui va vers Brighton.

 

LADY BRACKNELL – Peu importe la ligne. J’avoue, Monsieur Worthing, que vous me rendez perplexe. Une naissance dans un sac de voyage, avec ou sans poignées, au mépris des valeurs profondes de la vie de famille, me rappelle les pires excès de la Révolution française. Avec les conséquences que l’on sait. Ajoutons que l’endroit particulier où ce sac de voyage a été trouvé, à savoir une consigne de gare, nous autorise à croire que vous êtes né là où vous avez peut-être été conçu. C’est plus qu’il n’en faut pour ébranler les fondations d’une position reconnue dans la bonne société.

 

JACK – Puis-je vous demander ce que vous me conseillez de faire? Ai-je besoin de vous dire que je suis prêt à tout pour assurer le bonheur de Gwendoline.

 

LADY BRACKNELL – Je vous conseille fortement, Monsieur Worthing, de vous trouver une famille le plus vite possible, et de ne ménager aucun effort pour me présenter au moins un de vos deux parents d’ici la fin de la saison.

 

JACK – Je ne sais pas comment je pourrais y parvenir. Je peux vous montrer le sac de voyage. Il est chez moi, dans ma garde-robes. Est-ce que cela ne pourrait pas être admis en preuve de ma bonne foi?

 

LADY BRACKNELL – Votre “bonne foi”? Vous vous imaginez peut-être que, sous le couvert de votre “bonne foi”, Lord Bracknell et moi consentirons à ce que notre fille unique, une jeune fille élevée avec le plus grand soin, se marie dans une consigne de gare et forme une alliance avec un colis? Au revoir, Monsieur Worthing.

 

Elle sort dans un mouvement de majestueuse indignation.

 

Algernon, dans l’autre pièce, se met à jouer une marche nuptiale. Jack réagit avec colère.

 

JACK – Pour l’amour du ciel, Algy, à quoi rime cette marche funèbre? Décidément, rien n’est plus facile que de tomber dans la dérision!

 

ALGERNON – Ça ne s’est pas bien passé? Je m’en doutais. Gwendoline, fidèle à son habitude, a fait volte-face. Elle passe son temps à se moquer des demandes en mariage. Il y a chez elle une mystérieuse cruauté.

 

JACK – C’est sa mère qui est insupportable. Cette femme malfaisante est d’une telle laideur que quiconque, en la regardant, pourrait mourir pétrifié.

 

ALGERNON – Mon ami, j’adore entendre dire du mal de ma famille. C’est la seule seule chose qui me la rende supportable. Ah, la parenté! Un lot de gens fastidieux, qui n’ont pas la moindre notion de l’art de vivre, ni le plus petit sens de mourir à temps.

 

JACK – D’après vous, quelles sont les chances que Gwendoline puisse ressembler à sa mère, d’ici le prochain siècle?

 

ALGERNON – Toutes les femmes deviennent leurs mères. Il faut le voir comme une tragédie. Aucun homme ne devient sa mère. Ça aussi, on peut dire que c’est une tragédie. N’y a-t-il pas beaucoup de profondeur dans ce que je viens de dire?

 

JACK – Votre raisonnement est une insulte à l’esprit. De nos jours, tout le monde se réclame de la profondeur. Où que j’aille, il n’y a que des gens qui disent des sottises avec profondeur et conviction. J’ai beau chercher, il n’y a plus de têtes vides, nulle part.

 

ALGERNON – Il en reste.

 

JACK – Des fous, assurément. Présentez-les moi. De quoi parlent-ils?

 

ALGERNON – Ils parlent de l’intelligence des autres.

 

JACK – Des fous. Des fous.

 

ALGERNON – Parlant de folie, avez-vous glissé un mot à Gwendoline à propos de Constant qui habite en ville, et de Jack qui vit à la campagne?

 

JACK, condescendant – À votre âge, vous devriez savoir que la vérité est un sujet qu’il faut éviter en présence d’une jeune fille aussi douce et raffinée que Gwendoline. Vous n’avez pas appris la bienséance envers les femmes?

 

ALGERNON – La seule bienséance que je connaisse est de leur faire la cour si elles sont belles, et de faire la cour aux autres si elles sont laides. Mais revenons à votre frère, qui s’appelle Constant …

 

JACK – Vous allez bientôt apprendre que ce pauvre débauché est mort d’un arrêt du cœur.

 

ALGERNON – Malheureusement, les maladies du cœur sont héréditaires. Quand un membre d’une famille en est affecté, les chances sont fortes que les autres en souffrent. Vous devriez plutôt lui trouver une mort accidentelle. Un coup de froid.

 

JACK – Êtes-vous sûr que les coups de froid ne sont pas héréditaires?

 

ALGERNON – Nulle crainte.

 

JACK – Alors mon frère va succomber à un coup de froid, à Paris. Nous en voilà débarrassés.

 

ALGERNON – Mais vous ne m’avez pas dit que Miss Cardew s’intéresse beaucoup à votre frère Constant? Cela risque de l’affecter.

 

JACK – Pas tant que ça. Elle n’est pas de ces jeunes filles ridiculement romantiques, je vous assure: elle mange avec beaucoup d’appétit, elle fait de longues marches à pied, et n’a aucun intérêt pour ses études.

 

ALGERNON – Je brûle d’envie de la rencontrer.

 

JACK – Jamais.

 

ALGERNON – Jamais?

 

JACK – Parole d’honneur.

 

ALGERNON – Raison?

 

JACK – Elle est belle.

 

ALGERNON – Mais encore?

 

JACK – Elle n’a que dix-huit ans.

 

ALGERNON – Avez-vous prévenu Gwendoline que vous étiez le tuteur d’une femme qui est belle et qui n’a que dix-huit ans?

 

JACK – Ces choses-là ne se disent pas de façon aussi brutale. Cecily et Gwendoline sont destinées à devenir de grandes amies. Je parie ce que vous voulez que, une demi-heure après avoir fait connaissance, elles se qualifieront de sœurs.

 

ALGERNON – Elles commenceront par des surnoms moins rassurants. Les femmes sont ainsi. À présent, si vous voulez avoir une bonne table au Willis, il faut aller vous changer. Savez-vous qu’il passe sept heures?

 

JACK, blasé – Nous vivons dans un monde où il passe toujours sept heures.

 

ALGERNON – La plus belle heure. Celle où l’on a faim.

 

JACK – Vous avez toujours faim.

 

ALGERNON – Et qu’allons-nous faire ensuite? Theater?

 

JACK, dédaigneux – To watch, to listen…

 

ALGERNON – Night pub?

 

JACK – To talk, to talk…

 

ALGERNON – Piccadilly?

 

JACK – Boring…

 

ALGERNON – Que proposez-vous alors?

 

JACK – Nothing. Let us do no thing.

 

ALGERNON – Mais ne rien faire est un travail beaucoup plus ardu qu’on pense.

 

JACK – Pas si nous savons comment bien nous y prendre.

 

Entre Lane.

 

LANE, annonçant – L’heure du sherry, monsieur.

 

ALGERNON – Demain, Lane, je compte me rendre au chevet de Bunbury.

 

LANE – Bien monsieur.

 

ALGERNON – Je ne serai probablement pas de retour avant lundi. Vous vous occuperez de mes bagages, sans oublier les tenues de soirée, les habits d’intérieur, bref, tout ce qui me plaît de porter quand je suis au chevet de Bunbury.

 

LANE – Bien monsieur.

 

ALGERNON – J’espère, Lane, qu’il fera beau demain.

 

LANE – On tâchera d’y voir, monsieur.

 

ALGERNON – Comment, “on tâchera d’y voir”?

 

LANE – Je retiens la note.

 

ALGERNON – J’exige.

 

LANE – Je verrai à ce qu’il fasse beau demain.

 

Il sort.

 

ALGERTNON, soupirant – Il faut tout lui dire. (À Jack.) À votre santé.

 

JACK – Et à la santé de Gwendoline. (Algernon rit sans retenue.) Qu’est-ce qui vous fait rire à ce point?

 

ALGERNON – Rien. J’ai toujours le cœur à rire quand je pense à ce pauvre Bunbury.

 

JACK – Très drôle en effet. Jusqu’au jour où vous aurez des embêtements par-dessus la tête à cause de lui.

 

ALGERNON – J’adore les embêtements. Ce sont les seules choses qui soient vraiment distrayantes.

 

JACK –  Quelle vacuité, Algy! Vous passez votre vie à dire des choses dépourvues de profondeur, triviales, vides, profondément vides de sens!

 

ALGERNON – Vous avez raison, Jack. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse…

 

Jack le regarde avec indignation et sort. Algernon s’allume une cigarette et contemple l’adresse qu’il a notée.

 

 

Fin du premier acte.

 

Fin de la version numérique

 

© nchaurette 2015 - http://www.normandchaurette.com/textes.html

7190300

© Photo Napoleon Sarony, Oscar Wilde, 1882.

 

 

 

 

OSCAR WILDE

 

L'IMPORTANCE

D'ÊTRE CONSTANT

Une comédie triviale pour gens sérieux

 

Pièce en trois actes (1895)

 

Texte  français de

Normand Chaurette (2014)

 

 

Toute représentation, adaptation ou reproduction de ce texte en ligne doit faire l'objet d'une demande à l'agent autorisé de l'auteur: www.agencegoodwin.com

 

 

Titre original:

The Importance of Being Earnest

A trivial Comedy for Serious People

 

 

Personnages

 

John Worthing, juge de paix

Algernon Moncrieff

Le Révérend Chasuble, docteur en droit canon

Merriman, maître d’hôtel

Lane, valet

Lady Bracknell

Miss Gwendoline Fairfax, sa fille

Cecily Cardew

Miss Prism, gouvernante

 

ACTE I

 

Un solarium dans l’appartement d’Algernon, Half-Moon Street [St. James Park], à Londres. Ameublement artistique et luxueux. Le son d’un piano parvient d’une pièce attenante.

 

Lane dresse la table pour le thé. Une fois que la musique a cessé, Algernon entre.

 

 

ALGERNON – Avez-vous entendu ce que je jouais, Lane?

 

LANE – Il m’aurait paru impoli d’écouter, monsieur.

 

ALGERNON – Tant pis pour vous. Il est vrai que je ne joue pas en mesure. Jouer en mesure est une chose que tout le monde peut faire. Mais je suis doué d’une merveilleuse expressivité. En musique, le sentiment est mon seul maître. La technique, la virtuosité, je me contente de les appliquer dans la vie.

 

LANE – Oui, monsieur.

 

ALGERNON – À propos de technique et de virtuosité, avez-vous commandé les sandwiches au concombre pour Lady Bracknell?

 

LANE – Oui, monsieur.

 

Il les présente sur un plateau.

 

ALGERNON – Au fait, Lane … vous avez consigné dans votre registre que, jeudi dernier, huit bouteilles de champagne ont été bues au dîner avec Lord Shoreman et monsieur Worthing.

 

LANE – Oui, monsieur. Huit bouteilles et une pinte de bière.

 

ALGERNON – Ces célibataires et leurs domestiques sont-ils à ce point extravagants? Je ne fais que poser la question.

 

LANE – La qualité supérieure du champagne que boivent les célibataires en est la cause. J’ai souvent remarqué que, chez les gens mariés, on se contente du bubble.

 

ALGERNON – Mon Dieu ! Cela rend le mariage encore plus déprimant.

 

LANE – Plutôt agréable. J’en ai moi-même déjà fait l’expérience. Mais il est vrai que ça ne m’est arrivé qu’une seule fois. La conséquence d’un malentendu entre une jeune personne et moi.

 

ALGERNON – Je ne crois pas que votre vie privée m’intéresse beaucoup, Lane.

 

LANE – Vous avez raison. C’est un sujet pour lequel moi-même je n’ai aucun intérêt.

 

ALGERNON – Et pour cause. Merci, Lane. Vous pouvez disposer.

 

LANE, sortant – Monsieur.

 

ALGERNON – Avec quel laxisme ce valet parle de mariage! Si les classes inférieures ne donnent plus le bon exemple, à quoi servent-elles? Les subalternes sont en voie de perdre leur sens des responsabilités.

 

LANE, de retour, annonçant – Monsieur Constant Worthing.

 

Entre Jack. Lane sort.

 

ALGERNON – Comment allez-vous, mon cher Constant? Qu’est-ce qui vous amène à Londres?

 

JACK – Le plaisir, voyons, le plaisir ! Quoi d’autre pour motiver les hommes? Et vous, Algy? Toujours en train de manger?

 

ALGERNON, froid – Il me semble qu’il est d’usage dans la bonne société de prendre une collation à cinq heures. Où étiez-vous depuis jeudi?

 

JACK, s’asseyant – À la campagne.

 

ALGERNON – Que diable faites-vous à la campagne?

 

JACK, ôtant ses gants – En ville, on s’amuse. À la campagne, on amuse les autres. C’est beaucoup plus ennuyeux, j’en conviens.

 

ALGERNON – Les autres?

 

JACK – Pfft. Des voisins.

 

ALGERNON – Vous avez de bons voisins dans ce coin reculé du Shropshire?

 

JACK – Tout ce qu’il y a de plus charmant. Mais bon, je les ignore.

 

ALGERNON – Avec quelle passion vous en parlez! (Il se sert un sandwich.) Votre maison de campagne, c’est bien dans le Shropshire?

 

JACK, distrait – Vous voulez dire? Le Shropshire? Oui tout à fait. Pourquoi tant de couverts? Que d’extravagance à l’ancienne pour un jeune homme aussi libéral! Qui donc attendez-vous?

 

ALGERNON – Tante Augusta et Gwendoline, tout simplement.

 

JACK – Ah! Mais voilà qui tombe bien!

 

ALGERNON – Assurément, même si j’ai bien peur que tante Augusta n’approuve pas votre présence.

 

JACK – Puis-je demander pourquoi?

 

ALGERNON – Mon cher ami, votre façon de flirter avec Gwendoline est tout ce qu’il y a de plus scandaleux. Presque autant que la façon dont Gwendoline flirte avec vous.

 

JACK – Je suis amoureux de Gwendoline. Je suis venu en ville exprès pour lui demander sa main.

 

ALGERNON – Je croyais que vous étiez venu pour le plaisir? Admettez que c’est plutôt par affaire.

 

JACK – Quel affreux manque de romantisme!

 

ALGERNON – Je ne vois rien de romantique dans une demande en mariage. Le fait d’être amoureux, peut-être. Mais une proposition de fiançailles est contraire à l’idée même du romantisme. Après tout, elle risque d’être acceptée: n’est-ce pas généralement le cas? Et c’est la fin de l’exaltation. Une histoire d’amour, c’est une histoire d’incertitude. Quant à mon propre mariage, s’il devait avoir lieu, je voudrais qu’il se passe à mon insu.

 

JACK – Peut-être, mon cher Algy. Il est vrai que le tribunal des divorces a été institué pour des gens qui pensent aussi bizarrement que vous.

 

ALGERNON – Le tribunal des divorces! Mais le divorce est un don du ciel! (Jack tend la main pour se servir un sandwich. Algernon l’en empêche.) Ne touchez pas. Ces sandwiches ont été préparés spécialement pour tante Augusta. (Il s’en sert un.)

 

JACK – Vous n’arrêtez pas d’en manger.

 

ALGERNON – Il s’agit de “ma” tante. (Lui tendant une assiette.) Prenez plutôt ces bread and butter. Ils sont pour Gwendoline. Elle en raffole.

 

JACK, se servant – Ce sont d’excellents bread and butter.

 

ALGERNON – Mon cher ami, on dirait que vous n’avez rien mangé depuis trois jours. Vous vous comportez déjà comme un homme marié. (Changement de ton.) Désolé de vous l’apprendre, mais ce mariage n’aura jamais lieu.

 

JACK – Que voulez-vous dire?

 

ALGERNON – Premièrement, les jeunes filles n’épousent pas les gens avec qui elles flirtent. Ce serait inconvenant de leur part.

 

JACK – Absurde!

 

ALGERNON – Pas du tout. C’est la vérité. J’en veux pour preuve l’incroyable quantité de célibataires qu’on trouve en ville. Mais, surtout, vous n’aurez pas mon consentement.

 

JACK – Votre … quoi?

 

ALGERNON – Gwendoline est ma cousine germaine. Et avant que je consente à ce que vous l’épousiez, vous devrez m’expliquer toute l’affaire Cecily.

 

Il tire la sonnette.

 

JACK – Cecily? En quoi cela vous concerne? Qu’entendez-vous par “L’affaire Cecily”? Je ne connais personne du nom de Cecily.

 

Entre Lane.

 

ALGERNON, à Lane – Allez me chercher l’étui à cigarettes que Monsieur Worthing a oublié dans le fumoir jeudi dernier.

 

LANE – Oui Monsieur.

 

Il sort.

 

JACK – Mon étui à cigarettes! Il est ici? Pourquoi ne pas me l’avoir dit? Cela fait des jours que je le cherche, vous n’avez pas idée avec quelle frénésie! Au point d’alerter la Scotland Yard! Au point d’offrir une récompense faramineuse à celui qui me le rendrait.

 

ALGERNON – Ça ne saurait mieux tomber, car je suis plus à court que d’habitude, en ce moment.

 

JACK – Je n’en vois plus la raison: on vient de le retrouver.

 

Lane revient avec l’étui à cigarettes sur un plateau. Algernon le prend. Lane sort.

 

ALGERNON – À noter, mon cher Constant, que votre distraction aura mis en lumière un trait plutôt discutable de votre honnêteté. (Ouvrant l’étui.) D’après l’inscription qu’on peut lire ici, il serait fort étonnant, n’est-ce pas, que cet objet vous appartienne.

 

JACK, indigné – Comment? Bien sûr qu’il m’appartient. Vous l’avez vu dans mes mains des milliers de fois. De quel droit vous permettez-vous? Rien n’est plus mal élevé que de lire dans le couvercle d’un étui à cigarettes qui ne nous appartient pas.

 

ALGERNON – C’est idiot d’instaurer des règles à ce point rigides au sujet de ce qu’il faut lire ou ne pas lire. Plus de la moitié de la culture moderne doit sa richesse à ce qu’il est interdit de lire.

 

JACK – Laissons de côté la culture moderne. Ce n’est pas un sujet qu’on aborde dans les maisons privées. Redonnez-moi mon étui.

 

ALGERNON – Soit. Mais ce n’est pas “votre” étui. Cet étui à cigarettes à été offert par une personne du nom de Cecily, et vous affirmez ne connaître personne qui porte ce nom.

 

JACK – Eh bien, puisque vous insistez, sachez que cette personne est ma tante.

 

ALGERNON – Votre tante !

 

JACK – Oui. Une femme tout à fait respectable. Elle vit à Tunbridge Wells. Rendez-le-moi, Algy.

 

ALGERNON, se dissimulant derrière un divan – Pourquoi se désigne-t-elle comme “votre petite Cecily”, si c’est votre tante et qu’elle habite Tunbridge Wells? (Lisant.) “De la part de votre petite Cecily, avec tout son amour…”

 

JACK, agenouillé derrière le divan –  Où est le mystère ? Certaines tantes sont grandes, d’autres sont moins grandes. Les tantes sont différentes les unes des autres. Elles n’ont pas toutes la stature de votre tante Augusta ! (Le suivant.) Redonnez-moi mon étui!

 

ALGERNON – Et, et, et… et pourquoi ajoute-t-elle: “… avec tout mon amour, à mon cher oncle Jack”…? Qu’une tante soit petite ne pose aucun problème, mais qu’un tante, quelle que soit sa taille, appelle son propre neveu “mon oncle”, vous admettrez qu’il y a quelque chose qui cloche. Sans égard au fait que votre nom n’est pas Jack, mais bien Constant.

 

JACK – Aussi bien que vous le sachiez, Algy. Je ne m’appelle pas Constant. Mon nom est bel et bien Jack.

 

ALGERNON – Vous m’avez toujours dit que votre nom était Constant. Je vous ai présenté à tout le monde sous le nom de Constant. N’essayez pas. Vous avez la tête de quelqu’un qui s’appelle Constant. Vous êtes la personne d’apparence la plus constante que j’aie jamais vu depuis ma naissance. Il serait tout à fait absurde de prétendre que votre prénom n’est pas Constant. C’est le nom qui apparaît sur chacune de vos cartes de visite. En voici la preuve. (Il sort de l’étui une carte.) Constant Worthing, Albany Mansion, Regent’s Park, Londres. Je garde cette pièce à conviction au cas où vous seriez tenté de nier votre identité devant moi, devant Gwendoline, ou qui que ce soit d’autre.

 

Il range la carte dans sa poche.

 

JACK – Mon nom est Constant quand je suis en ville, et Jack, quand je suis à la campagne. Et comme cet étui à cigarettes m’a été offert à la campagne…

 

ALGERNON – Mais cela n’explique pas que votre petite tante Cecily, qui vit à Turnbridge Wells, vous nomme “son cher oncle”. Je crois que l’heure est venue pour vous de cracher le morceau.

 

JACK – Mon cher Algy, vous parlez comme un dentiste. Rien n’est plus vulgaire que de parler comme un dentiste quand on n’en est pas un. Cela s’appelle de l’extorsion.

 

ALGERNON – C’est exactement ce que font les dentistes. Allez, dites-moi toute la vérité. Car, si je puis me permettre, il y a longtemps que je vous soupçonne de mener une double vie, et vous êtes en train de me le confirmer.

 

JACK – Rendez-moi mon étui.

 

ALGERNON, le lui rendant – Mais dites-moi, de la façon la plus vraisemblable qui soit, ce que vous essayez de cacher.

 

JACK – L’explication n’a rien d’invraisemblable. Elle est même tout à fait banale. Le vieux Thomas Cardew, mon père adoptif, m’a fait par testament le tuteur de sa petite-fille, Miss Cecily Cardew. Celle-ci, qui m’a toujours appelé “mon oncle” par un zèle qui frôle la dévotion, vit chez moi à la campagne sous la garde de son admirable gouvernante, Miss Prism.

 

ALGERNON – Mais cette maison de campagne? Elle est à quel endroit exactement?

 

JACK – Cela ne vous regarde pas, mon cher. Vous n’y serez jamais invité. Mais bon. J’avoue que ce n’est pas dans le Shropshire.

 

ALGERNON – Je m’en doutais bien. La double vie que je mène moi-même m’a conduit au moins deux fois dans le Shropshire. Mais en ce qui vous concerne, pourquoi êtes-vous Constant à la ville, et Jack à la campagne?

 

JACK – Mon cher Algy, je ne sais pas si vous avez assez d’expérience pour bien comprendre mes raisons. Quand on est promu à la position de tuteur, on doit faire preuve de supériorité morale en toute chose. C’est une obligation. Et, attendu que la supériorité morale n’est pas toujours en accord avec l’épanouissement de la jeunesse et du bonheur, j’ai depuis toujours, afin de pouvoir m’amuser en ville, inventé que j’avais un frère nommé Constant, lequel vit à Regent’s Park, et qui a régulièrement besoin de moi pour le sortir des épouvantables tracas dans lesquels il passe son temps à s’empêtrer. Et voilà la vérité pure et simple.

 

ALGERNON – La vérité est rarement pure, et jamais simple.  Sans quoi la vie moderne serait d’un ennui mortel, et la littérature perdrait sa raison d’être.

 

JACK – Je ne m’en plaindrais pas.

 

ALGERNON – Mon cher, la critique littéraire n’est pas votre domaine. Laissez-la à ceux qui ne vont pas à l’université et qui écrivent dans les journaux. Ainsi, j’avais raison de penser que vous menez une double vie. Je crois même que vous me surpassez en la matière.

 

JACK – Qu’est-ce qui vous fait dire?

 

ALGERNON – Que pour vous amuser en ville aussi souvent que ça vous chante, vous vous êtes inventé un frère cadet qui se prénomme Constant. Quoi de plus commode? À mon tour de vous révéler que, pour fuir la vie infernale qu’on mène à la ville, je me suis inventé un ami qui vit à la campagne, et de qui je dois m’occuper car il est toujours malade. Il s’appelle Bunbury. Sans lui, vous n’auriez pas idée du nombre d’obligations auxquelles je serais tenu, ne serait-ce que pour obéir aux quatre volontés de tante Augusta. Elle passe son temps à m’inviter partout où elle va. À propos, j’oubliais! Ce soir, c’est avec vous que j’accepte de dîner.

 

JACK – Vous ai-je invité quelque part?

 

ALGERNON –Vous donnez plutôt dans l’excès contraire. Vous n’êtes pas quelqu’un de réputé pour inviter les autres. Rien n’est plus irritable que de ne pas recevoir d’invitations.

 

JACK – Vous vous consolerez avec votre tante Augusta.

 

ALGERNON – Pas question. Premièrement, j’ai dîné avec elle lundi soir. Un dîner en famille par semaine est suffisant. Deuxièmement, elle m’invite toujours en tant que membre de la famille, ce qui me prive d’escorte, ou qui m’oblige à être accompagné de deux personnes. Bref, je vous consacre ma soirée. À présent que je connais l’existence de votre frère, j’aimerais bien qu’on approfondisse le sujet. Ma grande expérience en matière de double vie vous sera vous sera fort utile.

 

JACK – Je n’ai aucune envie d’en discuter. Si Gwendoline accepte de m’épouser, finie la double vie. Apprenez que j’ai l’intention de tuer mon frère. Cecily s’intéresse un peu trop à lui. Et je vous conseille d’en faire autant avec votre… votre ami qui n’est pas en santé.

 

ALGERNON – Rien ne me convaincra de tuer Bunbury, et si jamais vous devez vous marier, ce qui n’est pas souhaitable, vous aurez avantage à le connaître. Un homme qui se marie sans le secours de Bunbury se prépare à une vie parsemée d’embûches.

 

JACK – Qu’est-ce qu’on ne peut pas entendre! Si j’épouse quelqu’un d’aussi charmant que Gwendoline, qui est d’ailleurs la seule personne au monde avec qui je désire me marier, j’ai n’ai aucune envie de connaître votre Bunbury.

 

ALGERNON – Mais c’est peut-être elle qui en aura envie. Vous ne semblez pas vous rendre compte qu’en mariage, trois, c’est heureux, et deux, c’est odieux.

 

JACK, d’un ton sentencieux – Une théorie que le théâtre français nous rabâche depuis un demi-siècle.

 

ALGERNON – Et que les bonnes familles d’Angleterre ont mise en pratique en deux fois moins de temps.

 

JACK – Mon cher, ne devenez pas cynique. Rien n’est plus facile.

 

ALGERNON – Mon cher, il n’est pas facile d’être quoi que ce soit de nos jours. La concurrence est si féroce ! (Bruit d’une sonnette électrique.) Ah, ce doit être tante Augusta. Il n’y a que la famille et les créanciers pour sonner de manière aussi wagnérienne.  Si je parviens à l’éloigner dix minutes pour vous permettre de demander Gwendoline en mariage, m’inviterez-vous à dîner au Willis ce soir?

 

JACK – Je n’en aurai pas le choix, je présume.

 

ALGERNON – Vous voilà rendu superficiel?

 

JACK –  Pour moi, rien n’est plus sérieux que le mariage.

 

ALGERNON – Je parlais du dîner.

 

LANE, entrant et annonçant – Votre tante Lady Bracknell et sa fille, votre cousine, Miss Fairfax.

 

Algernon s’avance pour accueillir ses invitées.

 

LADY BRACKNELL – Bonsoir, mon cher Algernon. J’espère que vous vous portez selon les règles de l’art.

 

ALGERNON – Je vais très bien, merci.

 

LADY BRACKNELL – Aller bien et se porter selon les règles de l’art sont deux choses différentes, voire même incompatibles.

 

Elle aperçoit Jack et adopte une attitude glaciale.

 

ALGERNON, à Gwendoline – Comme vous êtes élégante!

 

GWENDOLINE – Je suis toujours élégante. N’est-ce pas Monsieur Worthing?

 

JACK – Vous êtes absolument parfaite, Miss Fairfax.

 

GWENDOLINE – Parfaite? J’ose espérer que non. Il faut toujours laisser de la place à l’amélioration. Je me sens tellement novice dans un tas de domaines!

 

LADY BRACKNELL – Désolée de ce léger retard, Algernon. Je devais rendre visite à cette chère Lady Harbury. Je n’y étais pas allée depuis la mort de son pauvre mari. Quel choc: je n’ai jamais vu de femme aussi affectée. Elle a rajeuni d’au moins vingt ans, pouvez-vous croire. Et maintenant je prendrais une tasse de thé ainsi qu’un de ces délicieux sandwiches au concombre que vous m’avez promis.

 

ALGERNON – Avec plaisir, tante Augusta.

 

LADY BRACKNELL – Pourquoi ne pas vous assoir près de moi, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Je suis très bien ici, maman.

 

ALGERNON, horrifié en constatant que le plat de sandwiches est vide – Mon Dieu! Lane? Où sont passés les sandwiches au concombre? Je vous avais dit d’en commander spécialement pour l’occasion.

 

LANE – Il n’y avait pas de concombres au marché ce matin, monsieur. J’y suis allé deux fois.

 

ALGERNON – Pas de concombres?

 

LANE – Non, monsieur. Pas même en payant comptant.

 

ALGERNON – Vous pouvez disposer, Lane, merci.

 

LANE – Monsieur.

 

Il sort.

 

ALGERNON – Ma tante, vous me voyez fort ennuyé par cette absence de concombres, même en les payant comptant.

 

LADY BRACKNELL – Aucune importance, Algernon. J’ai pris quelques crumpets chez Lady Harbury. Incidemment, cette femme me paraît entièrement dédiée au plaisir.

 

ALGERNON – À ce qu’on dit, elle serait devenue toute blonde de chagrin.

 

LADY BRACKNELL – Vous ne la reconnaîtriez pas. Elle a bel et bien changé de couleur. J’ai beau chercher, tout ceci paraît fort mystérieux. (Algernon lui offre du thé.) Merci. Algernon, à propos du dîner de ce soir…

 

ALGERNON – Tante Augusta, je n’aurai pas le plaisir de dîner avec vous ce soir, j’en ai bien peur.

 

LADY BRACKNELL – J’espère que vous pourrez. Cela bouleverserait entièrement mon plan de table. Votre oncle a même accepté de dîner seul à l’étage, quoi qu’il en ait l’habitude.

 

ALGERNON – J’en suis le premier contrarié, ai-je besoin de vous le dire. Mais je viens de recevoir un télégramme qui m’avertit que l’état de santé de mon pauvre Bunbury périclite d’heure en heure. (Il échange un regard avec Jack.) Ma présence est apparemment indispensable.

 

LADY BRACKNELL – De quelle sorte de santé cet être est-il affublé?

 

ALGERNON – C’est un grand malade, vous savez.

 

LADY BRACKNELL – Eh bien, Algernon, quoique de dire ainsi les choses me répugne, votre ami Bunbury doit décider une fois pour toutes de vivre ou de mourir. Ce “un pas en avant, deux pas en arrière” est insoutenable. Je n’approuve absolument pas cette nouvelle tendance qui nous oblige à la compassion pour les gens malades. C’est contraire à la dignité. Encore un peu, et la société va encourager des débilités de toutes sortes chez ceux qui en ont la tentation morbide. La santé est le premier devoir de la vie. Je passe mon temps à le répéter à votre pauvre oncle, qui s’en fiche bien, tout absorbé qu’il est par ses bobos. Je vous saurais gré de demander de ma part à Monsieur Bunbury de ne pas faire de rechute jusqu’à samedi car je compte sur vos talents de musicien.

 

ALGERNON – Je vous promets qu’il ira mieux samedi.

 

LADY BRACKNELL – Il n’en aura pas le choix. Ce sera ma dernière réception et je veux quelque chose d’entraînant, surtout en fin de saison où chacun a dit à peu près tout ce qu’il avait à dire, ce qui déjà tenait en bien peu de chose. Mais attention: pas trop de musique classique, les gens n’écoutent pas. Mais pas trop de musique populaire.

 

ALGERNON – Oui je sais. Sans quoi, tout le monde écoute et personne ne parle. Suivez-moi, je vais vous montrer ce que je suis en train de préparer.

 

LADY BRACKNELL – Oh oui, Algernon, j’en meurs d’envie. Je suis sûre qu’avec les corrections que je vais y apporter, ce programme sera parfait. Ah oui, j’oubliais, pas de mélodies françaises. Les gens font semblant de comprendre les paroles, ils écoutent d’un air attentif, suspicieux, prenant pour acquis que parce que ça vient de France c’est forcément significatif, profond, inspiré, audacieux, et moi je trouve ça vulgaire. L’allemand est une langue beaucoup plus respectable, en tout cas je suis une grande défenderesse de l’allemand. Vous venez, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Oui maman.

 

Lady Bracknell et Algernon passent dans la pièce voisine. Gwendoline reste.

 

JACK – Quelle belle journée nous avons eue, Miss Fairfax.

 

GWENDOLINE – Je vous saurais gré de ne pas me parler de la température, Monsieur Worthing. Quand les gens parlent de température, j’ai toujours l’impression qu’ils tournent autour du pot et cela me rend nerveuse.

 

JACK – Je tournais effectivement autour du pot.

 

GWENDOLINE – N’est-ce pas? Mon instinct ne ne me trompe jamais.

 

JACK – Si vous permettez, je profiterais de l’absence temporaire de Lady Bracknell…

 

GWENDOLINE – Je vous le conseille fortement. Maman a l’habitude de revenir sur ses pas sans crier gare. Je lui en fais souvent le reproche.

 

JACK, nerveux – Miss Fairfax, depuis que je vous ai …rencontrée, puis-je vous dire que vous êtes, de tous les gens que j’ai …rencontrés, la personne de loin la plus intéressante qu’il m’a été donné … de … rencontrer?

 

GWENDOLINE – Oui, je m’en suis rendu compte. Et j’ai souhaité qu’en pubic, tout au moins, vous en fassiez la démonstration. La fascination que nous exerçons l’un sur l’autre existait déjà avant notre première rencontre. (Jack la regarde, surpris.) Comment est-ce possible? Nous sommes à l’Âge des Idéaux. Ce phénomène est en vogue dans les magazines mensuels qui coûtent très cher. Il paraît même que dans les villages, les pasteurs traitent de plus en plus souvent de l’Âge des Idéaux dans leurs homélies. Mon idéal à moi, ç’aurait toujours été d’aimer un homme qui porte le nom de Constant. Quelque chose dans ce nom inspire une confiance absolue. Dès l’instant où Algernon m’a dit avoir un ami du nom de Constant, j’ai su que j’étais destinée à vous aimer.

 

JACK – Vraiment, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Passionnément.

 

JACK – Darling! Vous n’avez pas idée de la joie que vous me faites!

 

GWENDOLINE – Cher Constant. Je rêve de pouvoir dire un jour: “Mon” cher Constant.

 

JACK – Mais… est-ce à dire que… si je ne m’appelais pas Constant…?

 

GWENDOLINE – Mais puisque vous vous appelez Constant.

 

JACK –Mais je lance une hypothèse. Si je portais un autre nom? Vous ne m’aimeriez pas?

 

GWENDOLINE, dans un flot de paroles – Ah, mais cette supposition nous plongerait en pleine spéculation métaphysique, et comme c’est le cas de la plupart des spéculations métaphysiques, celle-ci aurait bien peu de rapport avec les faits indubitables de la vie telle que nous les expérimentons dans la réalité.

 

JACK – Pour tout dire, ce prénom de Constant ne me plaît pas outre mesure.

 

GWENDOLINE – Il vous va à la perfection. C’est un nom divin. Il porte une musique. Il en émane des vibrations.

 

JACK – Mais il existe tant d’autres prénoms! Jack, par exemple, c’est plus charmeur.

 

GWENDOLINE – Jack?... Il y a bien peu de musique dans “Jack”, aussi bien dire qu’il n’y en a pas du tout. Aucune émotion. “Jack” ne réfère qu’à “Jack”. J’en ai connu un bon nombre, et tous étaient plus “Jack” les uns que les autres. De plus, tout le monde sait que “Jack” est le diminutif de “John”. Et je n’ai que de la pitié pour les femmes qui épousent des “John”. Ces “John” vivent soudés à leurs épouses, lesquelles ne connaîtront sans doute jamais le plaisir d’un moment solitaire. Le seul prénom viable est Constant.

 

JACK – Gwendoline, allons nous baptiser sur-le-champ, euh, je veux dire nous marier sur-le-champ. Pas un instant à perdre.

 

GWENDOLINE – Nous marier, Monsieur Worthing?

 

JACK, étonné de lui-même – Eh bien, oui. Je vous aime, vous le dites vous-même. Et vous ajoutez que c’est réciproque.

 

GWENDOLINE – Je vous adore. Mais vous n’avez pas encore demandé ma main. Rien n’a été dit en fait de mariage, le sujet n’a même pas été effleuré.

 

JACK – Eh bien, puis-je vous demander votre main?

 

GWENDOLINE – Je pense que l’occasion s’y prête. Et pour vous éviter l’ombre de la moindre déception, j’irais jusqu’à vous dire à l’avance que je suis pleinement décidée à répondre oui.

 

JACK – Gwendoline!

 

GWENDOLINE – Eh bien, Monsieur Worthing? N’avez-vous pas quelque chose à me demander ?

 

JACK – À propos de ce dont nous sommes en train de parler?

 

GWENDOLINE – Encore faut-il le demander.

 

JACK – Gwendoline, voulez-vous m’épouser?

 

Il se met à genoux.

 

GWENDOLINE – Bien sûr que je le veux, darling! Comme vous avez été long à vous décider! Je constate que vous avez bien peu d’expérience en la matière.

 

JACK – Aucune, darling. Comment pourrais-je en avoir? Je n’ai jamais aimé aucune autre femme que vous.

 

GWENDOLINE – Certes, mais les hommes font de nombreuses demandes en mariage pour s’entraîner. Mon frère Gerald, par exemple. Toutes mes amies me le disent. Ooooh, que vos yeux sont bleus, cher Constant!  Bleus, mais bleus! Admirables! J’espère que vous me regarderez toujours de cette façon-là, surtout quand nous serons en compagnie des autres.

 

Entre Lady Bracknell.

 

LADY BRACKNELL – Monsieur Worthing! Quittez, voulez-vous, cette position à demi allongée. Elle est inconvenante.

 

Jack vient pour se lever; Gwendoline l’en empêche.

 

GWENDOLINE – Maman! Je vous prie de sortir. Votre place n’est pas ici, et puis Monsieur Worthing n’a pas encore terminé.

 

LADY BRACKNELL – Terminé quoi, si je puis me permettre?

 

GWENDOLINE – Je suis sa fiancée.

 

LADY BRACKNELL – Je regrette, mais vous n’êtes la fiancée de personne.

 

GWENDOLINE, faisant fi de sa mère – Pour revenir à ce que nous disions, monsieur Worthing.

 

ALGERNON, s’interposant – Insupportable!

 

GWENDOLINE, à Algy – Vous qui vous appliquez à tant d’immoralité dans la vie, vous allez nous jouer le respect des conventions? Nous n’avons pas fini. Allez vous cacher là-bas, si ça vous scandalise.

 

Algernon va se placer de l’autre côté de la cheminée.

 

JACK – Mon amour!

 

LADY BRACKNELL – Vous outrepassez les limites permises!

 

GWENDOLINE, à Jack – Ne lui faites pas attention, Constant. Ma mère se réclame d’une influence que je n’ai même pas sur elle. Le respect que les parents doivent à leurs enfants est une valeur en voie de disparition. Dès l’âge de trois ans, j’ai dû me rendre compte que je n’avais plus aucune influence sur ma mère. Nous continuerons cet entretien à votre maison de campagne. Je m’y rendrai à la première occasion. Mais j’aurais besoin de l’adresse.

 

JACK – The Mansion, à Woolton, dans le Hertfordshire.

 

Algernon, qui écoute, note soigneusement l’adresse sur la manche de sa chemise; puis il consulte l’anuaire des trains.

 

GWENDOLINE – L’endroit est bien desservi par la poste, j’espère? Rien ne pourra nous arrêter pour parvenir à nos fins. Nous resterons en contact tous les jours.

 

JACK – Oh darling!

 

LADY BRACNELL, à Jack, outrée – Le jour où elle sera votre “darling”, nous vous en informerons. (À Gwendoline.) Allez m’attendre dans la voiture. J’ai quelques questions à poser à Monsieur Worthing.

 

GWENDOLINE, contrariée – Maman!

 

 LADY BRACKNELL – Dans la voiture.

 

Gwendolinwe sort, toujours en regardant Jack. Algernon la raccompagne.

 

LADY BRACKNELL, s’asseyant – Vous pouvez vous assoir, Monsieur Worthing.

 

JACK – Merci Lady Bracknell, mais je préfère rester debout.

 

LADY BRACKNELL, consultant un calepin, crayon en main – Je suis au regret de vous annoncer que vous ne figurez pas dans ma liste des bons partis, celle-ci étant la même que celle de la duchesse de Bolton. Nous travaillons ensemble, pour ainsi dire. Cela étant, je serais prête à vous y inscrire, pour peu que vos réponses satisfassent les désirs d’une mère très attentionnée. Fumez-vous?

 

JACK – En effet.

 

LADY BRACKNELL – Heureuse de l’apprendre. Un homme doit toujours avoir un hobby. Il y a tant de gens oisifs à Londres. Quel âge avez-vous?

 

JACK – Vingt-neuf ans.

 

LADY BRACKNELL – L’âge parfait pour se marier. Je suis de celles qui pensent depuis toujours qu’un homme en voie de se marier doit tout savoir, ou ne rien savoir du tout. Dans quelle catégorie dois-je vous inscrire?

 

JACK – Ne rien savoir du tout.

 

LADY BRACKNELL – Voilà qui m’enchante. Je me méfie du savoir qui corrompt l’ignorance naturelle. L’ignorance est une fleur exotique. Touchez-la, elle se fane aussitôt. Nos éducateurs modernes ont tort avec leurs théories. Heureusement qu’ici, en Angleterre, l’éducation ne donne aucun résultat. Voilà de quoi conforter les classes supérieures, ainsi que la démocratie – où quiconque voulant parler à travers son chapeau peut le faire en toute impunité. Votre revenu annuel?

 

JACK – Entre sept et huit mille livres.

 

LADY BRACKNELL – En propriété? En placements?

 

JACK – Surtout en placements.

 

LADY BRACKNELL – Tant mieux. On passe sa vie à payer des hypothèques pour ne plus pouvoir jouir de nos maisons une fois qu’on est mort.

 

JACK – C’est-à-dire que je possède une maison à la campagne, quelque chose comme six cents hectares, mais les braconniers sont les seuls à en tirer profit.

 

LADY BRACKNELL – Combien de chambres? Laissez, nous y reviendrons. Je présume que vous possédez une maison en ville? On peut difficilement demander à une jeune fille d’une nature aussi simple que Gwendoline de résider à la campagne.

 

JACK – Je suis propriétaire d’une maison à Belgrave Square, que je loue à l’année à Lady Bloxham. Je peux la récupérer avec un préavis de six mois.

 

LADY BRACKNELL – Lady Bloxham? Je ne la connais pas.

 

JACK – Elle sort très peu. C’est une dame d’un certain âge.

 

LADY BRACKNELL – De nos jours, avoir un certain âge n’est plus une garantie de respectabilité. Belgrave Square – à quelle adresse?

 

JACK – One fourthy nine.

 

LADY BRACKNELL – Le côté impair … ce n’est pas très à la mode. Je me doutais bien de quelque chose. Laissez-moi voir, je trouverai une façon d’arranger ça.

 

JACK – Le numéro impair, ou les préjugés?

 

LADY BRACKNELL – Les deux, si ça se trouve. Vos opinions politiques?

 

JACK – Pas d’opinion. Mettez, unioniste libéral.

 

LADY BRACKNELL – On les range parmi les conservateurs. Passons aux choses plus secondaires. Vos parents sont-ils toujours en vie?

 

JACK – Ni l’un ni l’autre.

 

LADY BRACKNELL – Les deux sont morts? Il est fâcheux de perdre un parent, mais vous admettrez qu’en perdre deux, cela ressemble plutôt à de la négligence. Commençons par votre père: il était bien nanti? un libre penseur? un requin de la finance? Ou un aristocrate?

 

JACK – Je ne l’ai pas connu. Quand je dis, Lady Bracknell, que j’ai perdu mes parents, il serait plus juste de dire que ce sont eux qui m’ont perdu. Je ne sais pas de qui je suis le fils. Pour être franc, je suis un enfant trouvé.

 

LADY BRACKNELL – Trouvé?

 

JACK – Monsieur Thomas Cardew, aujourd’hui décédé, était un homme charitable et bienveillant. C’est lui qui m’a trouvé, et qui m’a donné le nom de Worthing, parce qu’il s’était acheté ce jour-là un billet de première classe pour Worthing, dans le Sussex. Une station balnéaire.

 

LADY BRACKNELL – Où donc ce charitable gentleman qui voyageait en première classe à destination d’une station balnéaire dans le Sussex vous a-t-il trouvé?

 

JACK – Dans un sac de voyage.

 

LADY BRACKNELL – Un… sac… de… voyage?

 

JACK – Dans un sorte de grand sac de voyage en cuir noir, avec des poignées. Tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

 

LADY BRACKNELL – Où ce monsieur Cardew a-t-il trouvé ce sac de voyage ordinaire?

 

JACK – À Victoria Station. À la consigne. Une erreur du préposé. On lui a rendu le sac de quelqu’un d’autre, qui devait forcément ressembler au sien.

 

LADY BRACKNELL – À la consigne de Victoria Station…

 

JACK – Celle de la ligne qui va vers Brighton.

 

LADY BRACKNELL – Peu importe la ligne. J’avoue, Monsieur Worthing, que vous me rendez perplexe. Une naissance dans un sac de voyage, avec ou sans poignées, au mépris des valeurs profondes de la vie de famille, me rappelle les pires excès de la Révolution française. Avec les conséquences que l’on sait. Ajoutons que l’endroit particulier où ce sac de voyage a été trouvé, à savoir une consigne de gare, nous autorise à croire que vous êtes né là où vous avez peut-être été conçu. C’est plus qu’il n’en faut pour ébranler les fondations d’une position reconnue dans la bonne société.

 

JACK – Puis-je vous demander ce que vous me conseillez de faire? Ai-je besoin de vous dire que je suis prêt à tout pour assurer le bonheur de Gwendoline.

 

LADY BRACKNELL – Je vous conseille fortement, Monsieur Worthing, de vous trouver une famille le plus vite possible, et de ne ménager aucun effort pour me présenter au moins un de vos deux parents d’ici la fin de la saison.

 

JACK – Je ne sais pas comment je pourrais y parvenir. Je peux vous montrer le sac de voyage. Il est chez moi, dans ma garde-robes. Est-ce que cela ne pourrait pas être admis en preuve de ma bonne foi?

 

LADY BRACKNELL – Votre “bonne foi”? Vous vous imaginez peut-être que, sous le couvert de votre “bonne foi”, Lord Bracknell et moi consentirons à ce que notre fille unique, une jeune fille élevée avec le plus grand soin, se marie dans une consigne de gare et forme une alliance avec un colis? Au revoir, Monsieur Worthing.

 

Elle sort dans un mouvement de majestueuse indignation.

 

Algernon, dans l’autre pièce, se met à jouer une marche nuptiale. Jack réagit avec colère.

 

JACK – Pour l’amour du ciel, Algy, à quoi rime cette marche funèbre? Décidément, rien n’est plus facile que de tomber dans la dérision!

 

ALGERNON – Ça ne s’est pas bien passé? Je m’en doutais. Gwendoline, fidèle à son habitude, a fait volte-face. Elle passe son temps à se moquer des demandes en mariage. Il y a chez elle une mystérieuse cruauté.

 

JACK – C’est sa mère qui est insupportable. Cette femme malfaisante est d’une telle laideur que quiconque, en la regardant, pourrait mourir pétrifié.

 

ALGERNON – Mon ami, j’adore entendre dire du mal de ma famille. C’est la seule seule chose qui me la rende supportable. Ah, la parenté! Un lot de gens fastidieux, qui n’ont pas la moindre notion de l’art de vivre, ni le plus petit sens de mourir à temps.

 

JACK – D’après vous, quelles sont les chances que Gwendoline puisse ressembler à sa mère, d’ici le prochain siècle?

 

ALGERNON – Toutes les femmes deviennent leurs mères. Il faut le voir comme une tragédie. Aucun homme ne devient sa mère. Ça aussi, on peut dire que c’est une tragédie. N’y a-t-il pas beaucoup de profondeur dans ce que je viens de dire?

 

JACK – Votre raisonnement est une insulte à l’esprit. De nos jours, tout le monde se réclame de la profondeur. Où que j’aille, il n’y a que des gens qui disent des sottises avec profondeur et conviction. J’ai beau chercher, il n’y a plus de têtes vides, nulle part.

 

ALGERNON – Il en reste.

 

JACK – Des fous, assurément. Présentez-les moi. De quoi parlent-ils?

 

ALGERNON – Ils parlent de l’intelligence des autres.

 

JACK – Des fous. Des fous.

 

ALGERNON – Parlant de folie, avez-vous glissé un mot à Gwendoline à propos de Constant qui habite en ville, et de Jack qui vit à la campagne?

 

JACK, condescendant – À votre âge, vous devriez savoir que la vérité est un sujet qu’il faut éviter en présence d’une jeune fille aussi douce et raffinée que Gwendoline. Vous n’avez pas appris la bienséance envers les femmes?

 

ALGERNON – La seule bienséance que je connaisse est de leur faire la cour si elles sont belles, et de faire la cour aux autres si elles sont laides. Mais revenons à votre frère, qui s’appelle Constant …

 

JACK – Vous allez bientôt apprendre que ce pauvre débauché est mort d’un arrêt du cœur.

 

ALGERNON – Malheureusement, les maladies du cœur sont héréditaires. Quand un membre d’une famille en est affecté, les chances sont fortes que les autres en souffrent. Vous devriez plutôt lui trouver une mort accidentelle. Un coup de froid.

 

JACK – Êtes-vous sûr que les coups de froid ne sont pas héréditaires?

 

ALGERNON – Nulle crainte.

 

JACK – Alors mon frère va succomber à un coup de froid, à Paris. Nous en voilà débarrassés.

 

ALGERNON – Mais vous ne m’avez pas dit que Miss Cardew s’intéresse beaucoup à votre frère Constant? Cela risque de l’affecter.

 

JACK – Pas tant que ça. Elle n’est pas de ces jeunes filles ridiculement romantiques, je vous assure: elle mange avec beaucoup d’appétit, elle fait de longues marches à pied, et n’a aucun intérêt pour ses études.

 

ALGERNON – Je brûle d’envie de la rencontrer.

 

JACK – Jamais.

 

ALGERNON – Jamais?

 

JACK – Parole d’honneur.

 

ALGERNON – Raison?

 

JACK – Elle est belle.

 

ALGERNON – Mais encore?

 

JACK – Elle n’a que dix-huit ans.

 

ALGERNON – Avez-vous prévenu Gwendoline que vous étiez le tuteur d’une femme qui est belle et qui n’a que dix-huit ans?

 

JACK – Ces choses-là ne se disent pas de façon aussi brutale. Cecily et Gwendoline sont destinées à devenir de grandes amies. Je parie ce que vous voulez que, une demi-heure après avoir fait connaissance, elles se qualifieront de sœurs.

 

ALGERNON – Elles commenceront par des surnoms moins rassurants. Les femmes sont ainsi. À présent, si vous voulez avoir une bonne table au Willis, il faut aller vous changer. Savez-vous qu’il passe sept heures?

 

JACK, blasé – Nous vivons dans un monde où il passe toujours sept heures.

 

ALGERNON – La plus belle heure. Celle où l’on a faim.

 

JACK – Vous avez toujours faim.

 

ALGERNON – Et qu’allons-nous faire ensuite? Theater?

 

JACK, dédaigneux – To watch, to listen…

 

ALGERNON – Night pub?

 

JACK – To talk, to talk…

 

ALGERNON – Piccadilly?

 

JACK – Boring…

 

ALGERNON – Que proposez-vous alors?

 

JACK – Nothing. Let us do no thing.

 

ALGERNON – Mais ne rien faire est un travail beaucoup plus ardu qu’on pense.

 

JACK – Pas si nous savons comment bien nous y prendre.

 

Entre Lane.

 

LANE, annonçant – L’heure du sherry, monsieur.

 

ALGERNON – Demain, Lane, je compte me rendre au chevet de Bunbury.

 

LANE – Bien monsieur.

 

ALGERNON – Je ne serai probablement pas de retour avant lundi. Vous vous occuperez de mes bagages, sans oublier les tenues de soirée, les habits d’intérieur, bref, tout ce qui me plaît de porter quand je suis au chevet de Bunbury.

 

LANE – Bien monsieur.

 

ALGERNON – J’espère, Lane, qu’il fera beau demain.

 

LANE – On tâchera d’y voir, monsieur.

 

ALGERNON – Comment, “on tâchera d’y voir”?

 

LANE – Je retiens la note.

 

ALGERNON – J’exige.

 

LANE – Je verrai à ce qu’il fasse beau demain.

 

Il sort.

 

ALGERTNON, soupirant – Il faut tout lui dire. (À Jack.) À votre santé.

 

JACK – Et à la santé de Gwendoline. (Algernon rit sans retenue.) Qu’est-ce qui vous fait rire à ce point?

 

ALGERNON – Rien. J’ai toujours le cœur à rire quand je pense à ce pauvre Bunbury.

 

JACK – Très drôle en effet. Jusqu’au jour où vous aurez des embêtements par-dessus la tête à cause de lui.

 

ALGERNON – J’adore les embêtements. Ce sont les seules choses qui soient vraiment distrayantes.

 

JACK –  Quelle vacuité, Algy! Vous passez votre vie à dire des choses dépourvues de profondeur, triviales, vides, profondément vides de sens!

 

ALGERNON – Vous avez raison, Jack. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse…

 

Jack le regarde avec indignation et sort. Algernon s’allume une cigarette et contemple l’adresse qu’il a notée.

 

 

Fin du premier acte.

 

Fin de la version numérique

 

© nchaurette 2015 - http://www.normandchaurette.com/textes.html

Inédits

7190300

© Photo Napoleon Sarony, Oscar Wilde, 1882.

 

 

 

 

OSCAR WILDE

 

L'IMPORTANCE

D'ÊTRE CONSTANT

Une comédie triviale pour gens sérieux

 

Pièce en trois actes (1895)

 

Texte  français de

Normand Chaurette (2014)

 

 

Toute représentation, adaptation ou reproduction de ce texte en ligne doit faire l'objet d'une demande à l'agent autorisé de l'auteur: www.agencegoodwin.com

 

 

Titre original:

The Importance of Being Earnest

A trivial Comedy for Serious People

 

 

Personnages

 

John Worthing, juge de paix

Algernon Moncrieff

Le Révérend Chasuble, docteur en droit canon

Merriman, maître d’hôtel

Lane, valet

Lady Bracknell

Miss Gwendoline Fairfax, sa fille

Cecily Cardew

Miss Prism, gouvernante

 

ACTE I

 

Un solarium dans l’appartement d’Algernon, Half-Moon Street [St. James Park], à Londres. Ameublement artistique et luxueux. Le son d’un piano parvient d’une pièce attenante.

 

Lane dresse la table pour le thé. Une fois que la musique a cessé, Algernon entre.

 

 

ALGERNON – Avez-vous entendu ce que je jouais, Lane?

 

LANE – Il m’aurait paru impoli d’écouter, monsieur.

 

ALGERNON – Tant pis pour vous. Il est vrai que je ne joue pas en mesure. Jouer en mesure est une chose que tout le monde peut faire. Mais je suis doué d’une merveilleuse expressivité. En musique, le sentiment est mon seul maître. La technique, la virtuosité, je me contente de les appliquer dans la vie.

 

LANE – Oui, monsieur.

 

ALGERNON – À propos de technique et de virtuosité, avez-vous commandé les sandwiches au concombre pour Lady Bracknell?

 

LANE – Oui, monsieur.

 

Il les présente sur un plateau.

 

ALGERNON – Au fait, Lane … vous avez consigné dans votre registre que, jeudi dernier, huit bouteilles de champagne ont été bues au dîner avec Lord Shoreman et monsieur Worthing.

 

LANE – Oui, monsieur. Huit bouteilles et une pinte de bière.

 

ALGERNON – Ces célibataires et leurs domestiques sont-ils à ce point extravagants? Je ne fais que poser la question.

 

LANE – La qualité supérieure du champagne que boivent les célibataires en est la cause. J’ai souvent remarqué que, chez les gens mariés, on se contente du bubble.

 

ALGERNON – Mon Dieu ! Cela rend le mariage encore plus déprimant.

 

LANE – Plutôt agréable. J’en ai moi-même déjà fait l’expérience. Mais il est vrai que ça ne m’est arrivé qu’une seule fois. La conséquence d’un malentendu entre une jeune personne et moi.

 

ALGERNON – Je ne crois pas que votre vie privée m’intéresse beaucoup, Lane.

 

LANE – Vous avez raison. C’est un sujet pour lequel moi-même je n’ai aucun intérêt.

 

ALGERNON – Et pour cause. Merci, Lane. Vous pouvez disposer.

 

LANE, sortant – Monsieur.

 

ALGERNON – Avec quel laxisme ce valet parle de mariage! Si les classes inférieures ne donnent plus le bon exemple, à quoi servent-elles? Les subalternes sont en voie de perdre leur sens des responsabilités.

 

LANE, de retour, annonçant – Monsieur Constant Worthing.

 

Entre Jack. Lane sort.

 

ALGERNON – Comment allez-vous, mon cher Constant? Qu’est-ce qui vous amène à Londres?

 

JACK – Le plaisir, voyons, le plaisir ! Quoi d’autre pour motiver les hommes? Et vous, Algy? Toujours en train de manger?

 

ALGERNON, froid – Il me semble qu’il est d’usage dans la bonne société de prendre une collation à cinq heures. Où étiez-vous depuis jeudi?

 

JACK, s’asseyant – À la campagne.

 

ALGERNON – Que diable faites-vous à la campagne?

 

JACK, ôtant ses gants – En ville, on s’amuse. À la campagne, on amuse les autres. C’est beaucoup plus ennuyeux, j’en conviens.

 

ALGERNON – Les autres?

 

JACK – Pfft. Des voisins.

 

ALGERNON – Vous avez de bons voisins dans ce coin reculé du Shropshire?

 

JACK – Tout ce qu’il y a de plus charmant. Mais bon, je les ignore.

 

ALGERNON – Avec quelle passion vous en parlez! (Il se sert un sandwich.) Votre maison de campagne, c’est bien dans le Shropshire?

 

JACK, distrait – Vous voulez dire? Le Shropshire? Oui tout à fait. Pourquoi tant de couverts? Que d’extravagance à l’ancienne pour un jeune homme aussi libéral! Qui donc attendez-vous?

 

ALGERNON – Tante Augusta et Gwendoline, tout simplement.

 

JACK – Ah! Mais voilà qui tombe bien!

 

ALGERNON – Assurément, même si j’ai bien peur que tante Augusta n’approuve pas votre présence.

 

JACK – Puis-je demander pourquoi?

 

ALGERNON – Mon cher ami, votre façon de flirter avec Gwendoline est tout ce qu’il y a de plus scandaleux. Presque autant que la façon dont Gwendoline flirte avec vous.

 

JACK – Je suis amoureux de Gwendoline. Je suis venu en ville exprès pour lui demander sa main.

 

ALGERNON – Je croyais que vous étiez venu pour le plaisir? Admettez que c’est plutôt par affaire.

 

JACK – Quel affreux manque de romantisme!

 

ALGERNON – Je ne vois rien de romantique dans une demande en mariage. Le fait d’être amoureux, peut-être. Mais une proposition de fiançailles est contraire à l’idée même du romantisme. Après tout, elle risque d’être acceptée: n’est-ce pas généralement le cas? Et c’est la fin de l’exaltation. Une histoire d’amour, c’est une histoire d’incertitude. Quant à mon propre mariage, s’il devait avoir lieu, je voudrais qu’il se passe à mon insu.

 

JACK – Peut-être, mon cher Algy. Il est vrai que le tribunal des divorces a été institué pour des gens qui pensent aussi bizarrement que vous.

 

ALGERNON – Le tribunal des divorces! Mais le divorce est un don du ciel! (Jack tend la main pour se servir un sandwich. Algernon l’en empêche.) Ne touchez pas. Ces sandwiches ont été préparés spécialement pour tante Augusta. (Il s’en sert un.)

 

JACK – Vous n’arrêtez pas d’en manger.

 

ALGERNON – Il s’agit de “ma” tante. (Lui tendant une assiette.) Prenez plutôt ces bread and butter. Ils sont pour Gwendoline. Elle en raffole.

 

JACK, se servant – Ce sont d’excellents bread and butter.

 

ALGERNON – Mon cher ami, on dirait que vous n’avez rien mangé depuis trois jours. Vous vous comportez déjà comme un homme marié. (Changement de ton.) Désolé de vous l’apprendre, mais ce mariage n’aura jamais lieu.

 

JACK – Que voulez-vous dire?

 

ALGERNON – Premièrement, les jeunes filles n’épousent pas les gens avec qui elles flirtent. Ce serait inconvenant de leur part.

 

JACK – Absurde!

 

ALGERNON – Pas du tout. C’est la vérité. J’en veux pour preuve l’incroyable quantité de célibataires qu’on trouve en ville. Mais, surtout, vous n’aurez pas mon consentement.

 

JACK – Votre … quoi?

 

ALGERNON – Gwendoline est ma cousine germaine. Et avant que je consente à ce que vous l’épousiez, vous devrez m’expliquer toute l’affaire Cecily.

 

Il tire la sonnette.

 

JACK – Cecily? En quoi cela vous concerne? Qu’entendez-vous par “L’affaire Cecily”? Je ne connais personne du nom de Cecily.

 

Entre Lane.

 

ALGERNON, à Lane – Allez me chercher l’étui à cigarettes que Monsieur Worthing a oublié dans le fumoir jeudi dernier.

 

LANE – Oui Monsieur.

 

Il sort.

 

JACK – Mon étui à cigarettes! Il est ici? Pourquoi ne pas me l’avoir dit? Cela fait des jours que je le cherche, vous n’avez pas idée avec quelle frénésie! Au point d’alerter la Scotland Yard! Au point d’offrir une récompense faramineuse à celui qui me le rendrait.

 

ALGERNON – Ça ne saurait mieux tomber, car je suis plus à court que d’habitude, en ce moment.

 

JACK – Je n’en vois plus la raison: on vient de le retrouver.

 

Lane revient avec l’étui à cigarettes sur un plateau. Algernon le prend. Lane sort.

 

ALGERNON – À noter, mon cher Constant, que votre distraction aura mis en lumière un trait plutôt discutable de votre honnêteté. (Ouvrant l’étui.) D’après l’inscription qu’on peut lire ici, il serait fort étonnant, n’est-ce pas, que cet objet vous appartienne.

 

JACK, indigné – Comment? Bien sûr qu’il m’appartient. Vous l’avez vu dans mes mains des milliers de fois. De quel droit vous permettez-vous? Rien n’est plus mal élevé que de lire dans le couvercle d’un étui à cigarettes qui ne nous appartient pas.

 

ALGERNON – C’est idiot d’instaurer des règles à ce point rigides au sujet de ce qu’il faut lire ou ne pas lire. Plus de la moitié de la culture moderne doit sa richesse à ce qu’il est interdit de lire.

 

JACK – Laissons de côté la culture moderne. Ce n’est pas un sujet qu’on aborde dans les maisons privées. Redonnez-moi mon étui.

 

ALGERNON – Soit. Mais ce n’est pas “votre” étui. Cet étui à cigarettes à été offert par une personne du nom de Cecily, et vous affirmez ne connaître personne qui porte ce nom.

 

JACK – Eh bien, puisque vous insistez, sachez que cette personne est ma tante.

 

ALGERNON – Votre tante !

 

JACK – Oui. Une femme tout à fait respectable. Elle vit à Tunbridge Wells. Rendez-le-moi, Algy.

 

ALGERNON, se dissimulant derrière un divan – Pourquoi se désigne-t-elle comme “votre petite Cecily”, si c’est votre tante et qu’elle habite Tunbridge Wells? (Lisant.) “De la part de votre petite Cecily, avec tout son amour…”

 

JACK, agenouillé derrière le divan –  Où est le mystère ? Certaines tantes sont grandes, d’autres sont moins grandes. Les tantes sont différentes les unes des autres. Elles n’ont pas toutes la stature de votre tante Augusta ! (Le suivant.) Redonnez-moi mon étui!

 

ALGERNON – Et, et, et… et pourquoi ajoute-t-elle: “… avec tout mon amour, à mon cher oncle Jack”…? Qu’une tante soit petite ne pose aucun problème, mais qu’un tante, quelle que soit sa taille, appelle son propre neveu “mon oncle”, vous admettrez qu’il y a quelque chose qui cloche. Sans égard au fait que votre nom n’est pas Jack, mais bien Constant.

 

JACK – Aussi bien que vous le sachiez, Algy. Je ne m’appelle pas Constant. Mon nom est bel et bien Jack.

 

ALGERNON – Vous m’avez toujours dit que votre nom était Constant. Je vous ai présenté à tout le monde sous le nom de Constant. N’essayez pas. Vous avez la tête de quelqu’un qui s’appelle Constant. Vous êtes la personne d’apparence la plus constante que j’aie jamais vu depuis ma naissance. Il serait tout à fait absurde de prétendre que votre prénom n’est pas Constant. C’est le nom qui apparaît sur chacune de vos cartes de visite. En voici la preuve. (Il sort de l’étui une carte.) Constant Worthing, Albany Mansion, Regent’s Park, Londres. Je garde cette pièce à conviction au cas où vous seriez tenté de nier votre identité devant moi, devant Gwendoline, ou qui que ce soit d’autre.

 

Il range la carte dans sa poche.

 

JACK – Mon nom est Constant quand je suis en ville, et Jack, quand je suis à la campagne. Et comme cet étui à cigarettes m’a été offert à la campagne…

 

ALGERNON – Mais cela n’explique pas que votre petite tante Cecily, qui vit à Turnbridge Wells, vous nomme “son cher oncle”. Je crois que l’heure est venue pour vous de cracher le morceau.

 

JACK – Mon cher Algy, vous parlez comme un dentiste. Rien n’est plus vulgaire que de parler comme un dentiste quand on n’en est pas un. Cela s’appelle de l’extorsion.

 

ALGERNON – C’est exactement ce que font les dentistes. Allez, dites-moi toute la vérité. Car, si je puis me permettre, il y a longtemps que je vous soupçonne de mener une double vie, et vous êtes en train de me le confirmer.

 

JACK – Rendez-moi mon étui.

 

ALGERNON, le lui rendant – Mais dites-moi, de la façon la plus vraisemblable qui soit, ce que vous essayez de cacher.

 

JACK – L’explication n’a rien d’invraisemblable. Elle est même tout à fait banale. Le vieux Thomas Cardew, mon père adoptif, m’a fait par testament le tuteur de sa petite-fille, Miss Cecily Cardew. Celle-ci, qui m’a toujours appelé “mon oncle” par un zèle qui frôle la dévotion, vit chez moi à la campagne sous la garde de son admirable gouvernante, Miss Prism.

 

ALGERNON – Mais cette maison de campagne? Elle est à quel endroit exactement?

 

JACK – Cela ne vous regarde pas, mon cher. Vous n’y serez jamais invité. Mais bon. J’avoue que ce n’est pas dans le Shropshire.

 

ALGERNON – Je m’en doutais bien. La double vie que je mène moi-même m’a conduit au moins deux fois dans le Shropshire. Mais en ce qui vous concerne, pourquoi êtes-vous Constant à la ville, et Jack à la campagne?

 

JACK – Mon cher Algy, je ne sais pas si vous avez assez d’expérience pour bien comprendre mes raisons. Quand on est promu à la position de tuteur, on doit faire preuve de supériorité morale en toute chose. C’est une obligation. Et, attendu que la supériorité morale n’est pas toujours en accord avec l’épanouissement de la jeunesse et du bonheur, j’ai depuis toujours, afin de pouvoir m’amuser en ville, inventé que j’avais un frère nommé Constant, lequel vit à Regent’s Park, et qui a régulièrement besoin de moi pour le sortir des épouvantables tracas dans lesquels il passe son temps à s’empêtrer. Et voilà la vérité pure et simple.

 

ALGERNON – La vérité est rarement pure, et jamais simple.  Sans quoi la vie moderne serait d’un ennui mortel, et la littérature perdrait sa raison d’être.

 

JACK – Je ne m’en plaindrais pas.

 

ALGERNON – Mon cher, la critique littéraire n’est pas votre domaine. Laissez-la à ceux qui ne vont pas à l’université et qui écrivent dans les journaux. Ainsi, j’avais raison de penser que vous menez une double vie. Je crois même que vous me surpassez en la matière.

 

JACK – Qu’est-ce qui vous fait dire?

 

ALGERNON – Que pour vous amuser en ville aussi souvent que ça vous chante, vous vous êtes inventé un frère cadet qui se prénomme Constant. Quoi de plus commode? À mon tour de vous révéler que, pour fuir la vie infernale qu’on mène à la ville, je me suis inventé un ami qui vit à la campagne, et de qui je dois m’occuper car il est toujours malade. Il s’appelle Bunbury. Sans lui, vous n’auriez pas idée du nombre d’obligations auxquelles je serais tenu, ne serait-ce que pour obéir aux quatre volontés de tante Augusta. Elle passe son temps à m’inviter partout où elle va. À propos, j’oubliais ! Ce soir, c’est avec vous que j’accepte de dîner.

 

JACK – Vous ai-je invité quelque part?

 

ALGERNON –Vous donnez plutôt dans l’excès contraire. Vous n’êtes pas quelqu’un de réputé pour inviter les autres. Rien n’est plus irritable que de ne pas recevoir d’invitations.

 

JACK – Vous vous consolerez avec votre tante Augusta.

 

ALGERNON – Pas question. Premièrement, j’ai dîné avec elle lundi soir. Un dîner en famille par semaine est suffisant. Deuxièmement, elle m’invite toujours en tant que membre de la famille, ce qui me prive d’escorte, ou qui m’oblige à être accompagné de deux personnes. Bref, je vous consacre ma soirée. À présent que je connais l’existence de votre frère, j’aimerais bien qu’on approfondisse le sujet. Ma grande expérience en matière de double vie vous sera vous sera fort utile.

 

JACK – Je n’ai aucune envie d’en discuter. Si Gwendoline accepte de m’épouser, finie la double vie. Apprenez que j’ai l’intention de tuer mon frère. Cecily s’intéresse un peu trop à lui. Et je vous conseille d’en faire autant avec votre… votre ami qui n’est pas en santé.

 

ALGERNON – Rien ne me convaincra de tuer Bunbury, et si jamais vous devez vous marier, ce qui n’est pas souhaitable, vous aurez avantage à le connaître. Un homme qui se marie sans le secours de Bunbury se prépare à une vie parsemée d’embûches.

 

JACK – Qu’est-ce qu’on ne peut pas entendre! Si j’épouse quelqu’un d’aussi charmant que Gwendoline, qui est d’ailleurs la seule personne au monde avec qui je désire me marier, j’ai n’ai aucune envie de connaître votre Bunbury.

 

ALGERNON – Mais c’est peut-être elle qui en aura envie. Vous ne semblez pas vous rendre compte qu’en mariage, trois, c’est heureux, et deux, c’est odieux.

 

JACK, d’un ton sentencieux – Une théorie que le théâtre français nous rabâche depuis un demi-siècle.

 

ALGERNON – Et que les bonnes familles d’Angleterre ont mise en pratique en deux fois moins de temps.

 

JACK – Mon cher, ne devenez pas cynique. Rien n’est plus facile.

 

ALGERNON – Mon cher, il n’est pas facile d’être quoi que ce soit de nos jours. La concurrence est si féroce ! (Bruit d’une sonnette électrique.) Ah, ce doit être tante Augusta. Il n’y a que la famille et les créanciers pour sonner de manière aussi wagnérienne.  Si je parviens à l’éloigner dix minutes pour vous permettre de demander Gwendoline en mariage, m’inviterez-vous à dîner au Willis ce soir?

 

JACK – Je n’en aurai pas le choix, je présume.

 

ALGERNON – Vous voilà rendu superficiel?

 

JACK –  Pour moi, rien n’est plus sérieux que le mariage.

 

ALGERNON – Je parlais du dîner.

 

LANE, entrant et annonçant – Votre tante Lady Bracknell et sa fille, votre cousine, Miss Fairfax.

 

Algernon s’avance pour accueillir ses invitées.

 

LADY BRACKNELL – Bonsoir, mon cher Algernon. J’espère que vous vous portez selon les règles de l’art.

 

ALGERNON – Je vais très bien, merci.

 

LADY BRACKNELL – Aller bien et se porter selon les règles de l’art sont deux choses différentes, voire même incompatibles.

 

Elle aperçoit Jack et adopte une attitude glaciale.

 

ALGERNON, à Gwendoline – Comme vous êtes élégante!

 

GWENDOLINE – Je suis toujours élégante. N’est-ce pas Monsieur Worthing?

 

JACK – Vous êtes absolument parfaite, Miss Fairfax.

 

GWENDOLINE – Parfaite? J’ose espérer que non. Il faut toujours laisser de la place à l’amélioration. Je me sens tellement novice dans un tas de domaines!

 

LADY BRACKNELL – Désolée de ce léger retard, Algernon. Je devais rendre visite à cette chère Lady Harbury. Je n’y étais pas allée depuis la mort de son pauvre mari. Quel choc: je n’ai jamais vu de femme aussi affectée. Elle a rajeuni d’au moins vingt ans, pouvez-vous croire. Et maintenant je prendrais une tasse de thé ainsi qu’un de ces délicieux sandwiches au concombre que vous m’avez promis.

 

ALGERNON – Avec plaisir, tante Augusta.

 

LADY BRACKNELL – Pourquoi ne pas vous assoir près de moi, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Je suis très bien ici, maman.

 

ALGERNON, horrifié en constatant que le plat de sandwiches est vide – Mon Dieu! Lane? Où sont passés les sandwiches au concombre? Je vous avais dit d’en commander spécialement pour l’occasion.

 

LANE – Il n’y avait pas de concombres au marché ce matin, monsieur. J’y suis allé deux fois.

 

ALGERNON – Pas de concombres?

 

LANE – Non, monsieur. Pas même en payant comptant.

 

ALGERNON – Vous pouvez disposer, Lane, merci.

 

LANE – Monsieur.

 

Il sort.

 

ALGERNON – Ma tante, vous me voyez fort ennuyé par cette absence de concombres, même en les payant comptant.

 

LADY BRACKNELL – Aucune importance, Algernon. J’ai pris quelques crumpets chez Lady Harbury. Incidemment, cette femme me paraît entièrement dédiée au plaisir.

 

ALGERNON – À ce qu’on dit, elle serait devenue toute blonde de chagrin.

 

LADY BRACKNELL – Vous ne la reconnaîtriez pas. Elle a bel et bien changé de couleur. J’ai beau chercher, tout ceci paraît fort mystérieux. (Algernon lui offre du thé.) Merci. Algernon, à propos du dîner de ce soir…

 

ALGERNON – Tante Augusta, je n’aurai pas le plaisir de dîner avec vous ce soir, j’en ai bien peur.

 

LADY BRACKNELL – J’espère que vous pourrez. Cela bouleverserait entièrement mon plan de table. Votre oncle a même accepté de dîner seul à l’étage, quoi qu’il en ait l’habitude.

 

ALGERNON – J’en suis le premier contrarié, ai-je besoin de vous le dire. Mais je viens de recevoir un télégramme qui m’avertit que l’état de santé de mon pauvre Bunbury périclite d’heure en heure. (Il échange un regard avec Jack.) Ma présence est apparemment indispensable.

 

LADY BRACKNELL – De quelle sorte de santé cet être est-il affublé?

 

ALGERNON – C’est un grand malade, vous savez.

 

LADY BRACKNELL – Eh bien, Algernon, quoique de dire ainsi les choses me répugne, votre ami Bunbury doit décider une fois pour toutes de vivre ou de mourir. Ce “un pas en avant, deux pas en arrière” est insoutenable. Je n’approuve absolument pas cette nouvelle tendance qui nous oblige à la compassion pour les gens malades. C’est contraire à la dignité. Encore un peu, et la société va encourager des débilités de toutes sortes chez ceux qui en ont la tentation morbide. La santé est le premier devoir de la vie. Je passe mon temps à le répéter à votre pauvre oncle, qui s’en fiche bien, tout absorbé qu’il est par ses bobos. Je vous saurais gré de demander de ma part à Monsieur Bunbury de ne pas faire de rechute jusqu’à samedi car je compte sur vos talents de musicien.

 

ALGERNON – Je vous promets qu’il ira mieux samedi.

 

LADY BRACKNELL – Il n’en aura pas le choix. Ce sera ma dernière réception et je veux quelque chose d’entraînant, surtout en fin de saison où chacun a dit à peu près tout ce qu’il avait à dire, ce qui déjà tenait en bien peu de chose. Mais attention: pas trop de musique classique, les gens n’écoutent pas. Mais pas trop de musique populaire.

 

ALGERNON – Oui je sais. Sans quoi, tout le monde écoute et personne ne parle. Suivez-moi, je vais vous montrer ce que je suis en train de préparer.

 

LADY BRACKNELL – Oh oui, Algernon, j’en meurs d’envie. Je suis sûre qu’avec les corrections que je vais y apporter, ce programme sera parfait. Ah oui, j’oubliais, pas de mélodies françaises. Les gens font semblant de comprendre les paroles, ils écoutent d’un air attentif, suspicieux, prenant pour acquis que parce que ça vient de France c’est forcément significatif, profond, inspiré, audacieux, et moi je trouve ça vulgaire. L’allemand est une langue beaucoup plus respectable, en tout cas je suis une grande défenderesse de l’allemand. Vous venez, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Oui maman.

 

Lady Bracknell et Algernon passent dans la pièce voisine. Gwendoline reste.

 

JACK – Quelle belle journée nous avons eue, Miss Fairfax.

 

GWENDOLINE – Je vous saurais gré de ne pas me parler de la température, Monsieur Worthing. Quand les gens parlent de température, j’ai toujours l’impression qu’ils tournent autour du pot et cela me rend nerveuse.

 

JACK – Je tournais effectivement autour du pot.

 

GWENDOLINE – N’est-ce pas? Mon instinct ne ne me trompe jamais.

 

JACK – Si vous permettez, je profiterais de l’absence temporaire de Lady Bracknell…

 

GWENDOLINE – Je vous le conseille fortement. Maman a l’habitude de revenir sur ses pas sans crier gare. Je lui en fais souvent le reproche.

 

JACK, nerveux – Miss Fairfax, depuis que je vous ai …rencontrée, puis-je vous dire que vous êtes, de tous les gens que j’ai …rencontrés, la personne de loin la plus intéressante qu’il m’a été donné … de … rencontrer?

 

GWENDOLINE – Oui, je m’en suis rendu compte. Et j’ai souhaité qu’en pubic, tout au moins, vous en fassiez la démonstration. La fascination que nous exerçons l’un sur l’autre existait déjà avant notre première rencontre. (Jack la regarde, surpris.) Comment est-ce possible? Nous sommes à l’Âge des Idéaux. Ce phénomène est en vogue dans les magazines mensuels qui coûtent très cher. Il paraît même que dans les villages, les pasteurs traitent de plus en plus souvent de l’Âge des Idéaux dans leurs homélies. Mon idéal à moi, ç’aurait toujours été d’aimer un homme qui porte le nom de Constant. Quelque chose dans ce nom inspire une confiance absolue. Dès l’instant où Algernon m’a dit avoir un ami du nom de Constant, j’ai su que j’étais destinée à vous aimer.

 

JACK – Vraiment, Gwendoline?

 

GWENDOLINE – Passionnément.

 

JACK – Darling! Vous n’avez pas idée de la joie que vous me faites!

 

GWENDOLINE – Cher Constant. Je rêve de pouvoir dire un jour: “Mon” cher Constant.

 

JACK – Mais… est-ce à dire que… si je ne m’appelais pas Constant…?

 

GWENDOLINE – Mais puisque vous vous appelez Constant.

 

JACK –Mais je lance une hypothèse. Si je portais un autre nom? Vous ne m’aimeriez pas?

 

GWENDOLINE, dans un flot de paroles – Ah, mais cette supposition nous plongerait en pleine spéculation métaphysique, et comme c’est le cas de la plupart des spéculations métaphysiques, celle-ci aurait bien peu de rapport avec les faits indubitables de la vie telle que nous les expérimentons dans la réalité.

 

JACK – Pour tout dire, ce prénom de Constant ne me plaît pas outre mesure.

 

GWENDOLINE – Il vous va à la perfection. C’est un nom divin. Il porte une musique. Il en émane des vibrations.

 

JACK – Mais il existe tant d’autres prénoms! Jack, par exemple, c’est plus charmeur.

 

GWENDOLINE – Jack?... Il y a bien peu de musique dans “Jack”, aussi bien dire qu’il n’y en a pas du tout. Aucune émotion. “Jack” ne réfère qu’à “Jack”. J’en ai connu un bon nombre, et tous étaient plus “Jack” les uns que les autres. De plus, tout le monde sait que “Jack” est le diminutif de “John”. Et je n’ai que de la pitié pour les femmes qui épousent des “John”. Ces “John” vivent soudés à leurs épouses, lesquelles ne connaîtront sans doute jamais le plaisir d’un moment solitaire. Le seul prénom viable est Constant.

 

JACK – Gwendoline, allons nous baptiser sur-le-champ, euh, je veux dire nous marier sur-le-champ. Pas un instant à perdre.

 

GWENDOLINE – Nous marier, Monsieur Worthing?

 

JACK, étonné de lui-même – Eh bien, oui. Je vous aime, vous le dites vous-même. Et vous ajoutez que c’est réciproque.

 

GWENDOLINE – Je vous adore. Mais vous n’avez pas encore demandé ma main. Rien n’a été dit en fait de mariage, le sujet n’a même pas été effleuré.

 

JACK – Eh bien, puis-je vous demander votre main?

 

GWENDOLINE – Je pense que l’occasion s’y prête. Et pour vous éviter l’ombre de la moindre déception, j’irais jusqu’à vous dire à l’avance que je suis pleinement décidée à répondre oui.

 

JACK – Gwendoline!

 

GWENDOLINE – Eh bien, Monsieur Worthing? N’avez-vous pas quelque chose à me demander ?

 

JACK – À propos de ce dont nous sommes en train de parler?

 

GWENDOLINE – Encore faut-il le demander.

 

JACK – Gwendoline, voulez-vous m’épouser?

 

Il se met à genoux.

 

GWENDOLINE – Bien sûr que je le veux, darling! Comme vous avez été long à vous décider! Je constate que vous avez bien peu d’expérience en la matière.

 

JACK – Aucune, darling. Comment pourrais-je en avoir? Je n’ai jamais aimé aucune autre femme que vous.

 

GWENDOLINE – Certes, mais les hommes font de nombreuses demandes en mariage pour s’entraîner. Mon frère Gerald, par exemple. Toutes mes amies me le disent. Ooooh, que vos yeux sont bleus, cher Constant!  Bleus, mais bleus! Admirables! J’espère que vous me regarderez toujours de cette façon-là, surtout quand nous serons en compagnie des autres.

 

Entre Lady Bracknell.

 

LADY BRACKNELL – Monsieur Worthing! Quittez, voulez-vous, cette position à demi allongée. Elle est inconvenante.

 

Jack vient pour se lever; Gwendoline l’en empêche.

 

GWENDOLINE – Maman! Je vous prie de sortir. Votre place n’est pas ici, et puis Monsieur Worthing n’a pas encore terminé.

 

LADY BRACKNELL – Terminé quoi, si je puis me permettre?

 

GWENDOLINE – Je suis sa fiancée.

 

LADY BRACKNELL – Je regrette, mais vous n’êtes la fiancée de personne.

 

GWENDOLINE, faisant fi de sa mère – Pour revenir à ce que nous disions, monsieur Worthing.

 

ALGERNON, s’interposant – Insupportable!

 

GWENDOLINE, à Algy – Vous qui vous appliquez à tant d’immoralité dans la vie, vous allez nous jouer le respect des conventions? Nous n’avons pas fini. Allez vous cacher là-bas, si ça vous scandalise.

 

Algernon va se placer de l’autre côté de la cheminée.

 

JACK – Mon amour!

 

LADY BRACKNELL – Vous outrepassez les limites permises!

 

GWENDOLINE, à Jack – Ne lui faites pas attention, Constant. Ma mère se réclame d’une influence que je n’ai même pas sur elle. Le respect que les parents doivent à leurs enfants est une valeur en voie de disparition. Dès l’âge de trois ans, j’ai dû me rendre compte que je n’avais plus aucune influence sur ma mère. Nous continuerons cet entretien à votre maison de campagne. Je m’y rendrai à la première occasion. Mais j’aurais besoin de l’adresse.

 

JACK – The Mansion, à Woolton, dans le Hertfordshire.

 

Algernon, qui écoute, note soigneusement l’adresse sur la manche de sa chemise; puis il consulte l’anuaire des trains.

 

GWENDOLINE – L’endroit est bien desservi par la poste, j’espère? Rien ne pourra nous arrêter pour parvenir à nos fins. Nous resterons en contact tous les jours.

 

JACK – Oh darling!

 

LADY BRACNELL, à Jack, outrée – Le jour où elle sera votre “darling”, nous vous en informerons. (À Gwendoline.) Allez m’attendre dans la voiture. J’ai quelques questions à poser à Monsieur Worthing.

 

GWENDOLINE, contrariée – Maman!

 

 LADY BRACKNELL – Dans la voiture.

 

Gwendolinwe sort, toujours en regardant Jack. Algernon la raccompagne.

 

LADY BRACKNELL, s’asseyant – Vous pouvez vous assoir, Monsieur Worthing.

 

JACK – Merci Lady Bracknell, mais je préfère rester debout.

 

LADY BRACKNELL, consultant un calepin, crayon en main – Je suis au regret de vous annoncer que vous ne figurez pas dans ma liste des bons partis, celle-ci étant la même que celle de la duchesse de Bolton. Nous travaillons ensemble, pour ainsi dire. Cela étant, je serais prête à vous y inscrire, pour peu que vos réponses satisfassent les désirs d’une mère très attentionnée. Fumez-vous?

 

JACK – En effet.

 

LADY BRACKNELL – Heureuse de l’apprendre. Un homme doit toujours avoir un hobby. Il y a tant de gens oisifs à Londres. Quel âge avez-vous?

 

JACK – Vingt-neuf ans.

 

LADY BRACKNELL – L’âge parfait pour se marier. Je suis de celles qui pensent depuis toujours qu’un homme en voie de se marier doit tout savoir, ou ne rien savoir du tout. Dans quelle catégorie dois-je vous inscrire?

 

JACK – Ne rien savoir du tout.

 

LADY BRACKNELL – Voilà qui m’enchante. Je me méfie du savoir qui corrompt l’ignorance naturelle. L’ignorance est une fleur exotique. Touchez-la, elle se fane aussitôt. Nos éducateurs modernes ont tort avec leurs théories. Heureusement qu’ici, en Angleterre, l’éducation ne donne aucun résultat. Voilà de quoi conforter les classes supérieures, ainsi que la démocratie – où quiconque voulant parler à travers son chapeau peut le faire en toute impunité. Votre revenu annuel?

 

JACK – Entre sept et huit mille livres.

 

LADY BRACKNELL – En propriété? En placements?

 

JACK – Surtout en placements.

 

LADY BRACKNELL – Tant mieux. On passe sa vie à payer des hypothèques pour ne plus pouvoir jouir de nos maisons une fois qu’on est mort.

 

JACK – C’est-à-dire que je possède une maison à la campagne, quelque chose comme six cents hectares, mais les braconniers sont les seuls à en tirer profit.

 

LADY BRACKNELL – Combien de chambres? Laissez, nous y reviendrons. Je présume que vous possédez une maison en ville? On peut difficilement demander à une jeune fille d’une nature aussi simple que Gwendoline de résider à la campagne.

 

JACK – Je suis propriétaire d’une maison à Belgrave Square, que je loue à l’année à Lady Bloxham. Je peux la récupérer avec un préavis de six mois.

 

LADY BRACKNELL – Lady Bloxham? Je ne la connais pas.

 

JACK – Elle sort très peu. C’est une dame d’un certain âge.

 

LADY BRACKNELL – De nos jours, avoir un certain âge n’est plus une garantie de respectabilité. Belgrave Square – à quelle adresse?

 

JACK – One fourthy nine.

 

LADY BRACKNELL – Le côté impair … ce n’est pas très à la mode. Je me doutais bien de quelque chose. Laissez-moi voir, je trouverai une façon d’arranger ça.

 

JACK – Le numéro impair, ou les préjugés?

 

LADY BRACKNELL – Les deux, si ça se trouve. Vos opinions politiques?

 

JACK – Pas d’opinion. Mettez, unioniste libéral.

 

LADY BRACKNELL – On les range parmi les conservateurs. Passons aux choses plus secondaires. Vos parents sont-ils toujours en vie?

 

JACK – Ni l’un ni l’autre.

 

LADY BRACKNELL – Les deux sont morts? Il est fâcheux de perdre un parent, mais vous admettrez qu’en perdre deux, cela ressemble plutôt à de la négligence. Commençons par votre père: il était bien nanti? un libre penseur? un requin de la finance? Ou un aristocrate?

 

JACK – Je ne l’ai pas connu. Quand je dis, Lady Bracknell, que j’ai perdu mes parents, il serait plus juste de dire que ce sont eux qui m’ont perdu. Je ne sais pas de qui je suis le fils. Pour être franc, je suis un enfant trouvé.

 

LADY BRACKNELL – Trouvé?

 

JACK – Monsieur Thomas Cardew, aujourd’hui décédé, était un homme charitable et bienveillant. C’est lui qui m’a trouvé, et qui m’a donné le nom de Worthing, parce qu’il s’était acheté ce jour-là un billet de première classe pour Worthing, dans le Sussex. Une station balnéaire.

 

LADY BRACKNELL – Où donc ce charitable gentleman qui voyageait en première classe à destination d’une station balnéaire dans le Sussex vous a-t-il trouvé?

 

JACK – Dans un sac de voyage.

 

LADY BRACKNELL – Un… sac… de… voyage?

 

JACK – Dans un sorte de grand sac de voyage en cuir noir, avec des poignées. Tout ce qu’il y a de plus ordinaire.

 

LADY BRACKNELL – Où ce monsieur Cardew a-t-il trouvé ce sac de voyage ordinaire?

 

JACK – À Victoria Station. À la consigne. Une erreur du préposé. On lui a rendu le sac de quelqu’un d’autre, qui devait forcément ressembler au sien.

 

LADY BRACKNELL – À la consigne de Victoria Station…

 

JACK – Celle de la ligne qui va vers Brighton.

 

LADY BRACKNELL – Peu importe la ligne. J’avoue, Monsieur Worthing, que vous me rendez perplexe. Une naissance dans un sac de voyage, avec ou sans poignées, au mépris des valeurs profondes de la vie de famille, me rappelle les pires excès de la Révolution française. Avec les conséquences que l’on sait. Ajoutons que l’endroit particulier où ce sac de voyage a été trouvé, à savoir une consigne de gare, nous autorise à croire que vous êtes né là où vous avez peut-être été conçu. C’est plus qu’il n’en faut pour ébranler les fondations d’une position reconnue dans la bonne société.

 

JACK – Puis-je vous demander ce que vous me conseillez de faire? Ai-je besoin de vous dire que je suis prêt à tout pour assurer le bonheur de Gwendoline.

 

LADY BRACKNELL – Je vous conseille fortement, Monsieur Worthing, de vous trouver une famille le plus vite possible, et de ne ménager aucun effort pour me présenter au moins un de vos deux parents d’ici la fin de la saison.

 

JACK – Je ne sais pas comment je pourrais y parvenir. Je peux vous montrer le sac de voyage. Il est chez moi, dans ma garde-robes. Est-ce que cela ne pourrait pas être admis en preuve de ma bonne foi?

 

LADY BRACKNELL – Votre “bonne foi”? Vous vous imaginez peut-être que, sous le couvert de votre “bonne foi”, Lord Bracknell et moi consentirons à ce que notre fille unique, une jeune fille élevée avec le plus grand soin, se marie dans une consigne de gare et forme une alliance avec un colis? Au revoir, Monsieur Worthing.

 

Elle sort dans un mouvement de majestueuse indignation.

 

Algernon, dans l’autre pièce, se met à jouer une marche nuptiale. Jack réagit avec colère.

 

JACK – Pour l’amour du ciel, Algy, à quoi rime cette marche funèbre? Décidément, rien n’est plus facile que de tomber dans la dérision!

 

ALGERNON – Ça ne s’est pas bien passé? Je m’en doutais. Gwendoline, fidèle à son habitude, a fait volte-face. Elle passe son temps à se moquer des demandes en mariage. Il y a chez elle une mystérieuse cruauté.

 

JACK – C’est sa mère qui est insupportable. Cette femme malfaisante est d’une telle laideur que quiconque, en la regardant, pourrait mourir pétrifié.

 

ALGERNON – Mon ami, j’adore entendre dire du mal de ma famille. C’est la seule seule chose qui me la rende supportable. Ah, la parenté! Un lot de gens fastidieux, qui n’ont pas la moindre notion de l’art de vivre, ni le plus petit sens de mourir à temps.

 

JACK – D’après vous, quelles sont les chances que Gwendoline puisse ressembler à sa mère, d’ici le prochain siècle?

 

ALGERNON – Toutes les femmes deviennent leurs mères. Il faut le voir comme une tragédie. Aucun homme ne devient sa mère. Ça aussi, on peut dire que c’est une tragédie. N’y a-t-il pas beaucoup de profondeur dans ce que je viens de dire?

 

JACK – Votre raisonnement est une insulte à l’esprit. De nos jours, tout le monde se réclame de la profondeur. Où que j’aille, il n’y a que des gens qui disent des sottises avec profondeur et conviction. J’ai beau chercher, il n’y a plus de têtes vides, nulle part.

 

ALGERNON – Il en reste.

 

JACK – Des fous, assurément. Présentez-les moi. De quoi parlent-ils?

 

ALGERNON – Ils parlent de l’intelligence des autres.

 

JACK – Des fous. Des fous.

 

ALGERNON – Parlant de folie, avez-vous glissé un mot à Gwendoline à propos de Constant qui habite en ville, et de Jack qui vit à la campagne?

 

JACK, condescendant – À votre âge, vous devriez savoir que la vérité est un sujet qu’il faut éviter en présence d’une jeune fille aussi douce et raffinée que Gwendoline. Vous n’avez pas appris la bienséance envers les femmes?

 

ALGERNON – La seule bienséance que je connaisse est de leur faire la cour si elles sont belles, et de faire la cour aux autres si elles sont laides. Mais revenons à votre frère, qui s’appelle Constant …

 

JACK – Vous allez bientôt apprendre que ce pauvre débauché est mort d’un arrêt du cœur.

 

ALGERNON – Malheureusement, les maladies du cœur sont héréditaires. Quand un membre d’une famille en est affecté, les chances sont fortes que les autres en souffrent. Vous devriez plutôt lui trouver une mort accidentelle. Un coup de froid.

 

JACK – Êtes-vous sûr que les coups de froid ne sont pas héréditaires?

 

ALGERNON – Nulle crainte.

 

JACK – Alors mon frère va succomber à un coup de froid, à Paris. Nous en voilà débarrassés.

 

ALGERNON – Mais vous ne m’avez pas dit que Miss Cardew s’intéresse beaucoup à votre frère Constant? Cela risque de l’affecter.

 

JACK – Pas tant que ça. Elle n’est pas de ces jeunes filles ridiculement romantiques, je vous assure: elle mange avec beaucoup d’appétit, elle fait de longues marches à pied, et n’a aucun intérêt pour ses études.

 

ALGERNON – Je brûle d’envie de la rencontrer.

 

JACK – Jamais.

 

ALGERNON – Jamais?

 

JACK – Parole d’honneur.

 

ALGERNON – Raison?

 

JACK – Elle est belle.

 

ALGERNON – Mais encore?

 

JACK – Elle n’a que dix-huit ans.

 

ALGERNON – Avez-vous prévenu Gwendoline que vous étiez le tuteur d’une femme qui est belle et qui n’a que dix-huit ans?

 

JACK – Ces choses-là ne se disent pas de façon aussi brutale. Cecily et Gwendoline sont destinées à devenir de grandes amies. Je parie ce que vous voulez que, une demi-heure après avoir fait connaissance, elles se qualifieront de sœurs.

 

ALGERNON – Elles commenceront par des surnoms moins rassurants. Les femmes sont ainsi. À présent, si vous voulez avoir une bonne table au Willis, il faut aller vous changer. Savez-vous qu’il passe sept heures?

 

JACK, blasé – Nous vivons dans un monde où il passe toujours sept heures.

 

ALGERNON – La plus belle heure. Celle où l’on a faim.

 

JACK – Vous avez toujours faim.

 

ALGERNON – Et qu’allons-nous faire ensuite? Theater?

 

JACK, dédaigneux – To watch, to listen…

 

ALGERNON – Night pub?

 

JACK – To talk, to talk…

 

ALGERNON – Piccadilly?

 

JACK – Boring…

 

ALGERNON – Que proposez-vous alors?

 

JACK – Nothing. Let us do no thing.

 

ALGERNON – Mais ne rien faire est un travail beaucoup plus ardu qu’on pense.

 

JACK – Pas si nous savons comment bien nous y prendre.

 

Entre Lane.

 

LANE, annonçant – L’heure du sherry, monsieur.

 

ALGERNON – Demain, Lane, je compte me rendre au chevet de Bunbury.

 

LANE – Bien monsieur.

 

ALGERNON – Je ne serai probablement pas de retour avant lundi. Vous vous occuperez de mes bagages, sans oublier les tenues de soirée, les habits d’intérieur, bref, tout ce qui me plaît de porter quand je suis au chevet de Bunbury.

 

LANE – Bien monsieur.

 

ALGERNON – J’espère, Lane, qu’il fera beau demain.

 

LANE – On tâchera d’y voir, monsieur.

 

ALGERNON – Comment, “on tâchera d’y voir”?

 

LANE – Je retiens la note.

 

ALGERNON – J’exige.

 

LANE – Je verrai à ce qu’il fasse beau demain.

 

Il sort.

 

ALGERTNON, soupirant – Il faut tout lui dire. (À Jack.) À votre santé.

 

JACK – Et à la santé de Gwendoline. (Algernon rit sans retenue.) Qu’est-ce qui vous fait rire à ce point?

 

ALGERNON – Rien. J’ai toujours le cœur à rire quand je pense à ce pauvre Bunbury.

 

JACK – Très drôle en effet. Jusqu’au jour où vous aurez des embêtements par-dessus la tête à cause de lui.

 

ALGERNON – J’adore les embêtements. Ce sont les seules choses qui soient vraiment distrayantes.

 

JACK –  Quelle vacuité, Algy! Vous passez votre vie à dire des choses dépourvues de profondeur, triviales, vides, profondément vides de sens!

 

ALGERNON – Vous avez raison, Jack. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse…

 

Jack le regarde avec indignation et sort. Algernon s’allume une cigarette et contemple l’adresse qu’il a notée.

 

 

Fin du premier acte.

 

Fin de la version numérique

 

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