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7190258 - Post. 18-03-06 - 17:27:54 - King-Lear

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L’HISTOIRE DU ROI LEAR

 

(Quarto I, 1608)

 

de William Shakespeare

 

Traduction* Normand Chaurette 2012

 

Titre original: True Chronicle Historie of the life and death of King LEAR and his three Daughters.

 

 

PERSONNAGES

 

LEAR, roi de Bretagne

 

GONORIL, fille aînée de LEAR

 

Le duc d’ALBANY, son mari

 

REGAN, seconde fille de LEAR

 

Le duc de CORNOUAILLES, son mari

 

CORDELIA, fille cadette de LEAR

 

Le comte de KENT, (plus tard déguisé en fou)

 

Le comte de GLOUCESTER

 

EDGAR, fils aîné de GLOUCESTER, (plus tard déguisé en TOM)

 

EDMOND, fils bâtard de GLOUCESTER

 

OSWALD, intendant de GONORIL

 

Un vieillard

 

Des serviteurs et des messagers

 

Un capitaine.

 

 

*Version pour la scène

 

 

SCÈNE I

Entrent le comte de Kent, le comte de Gloucester et Edmond.

Entrent aussi le roi Lear, suivi des ducs d’Albany et de Cornouailles. Puis Gonoril, Regan, Cordelia, et leur suite.

 

GLOUCESTER.

Voici le roi.

 

LEAR.

Gloucester, allez à la rencontre des seigneurs de France et de Bourgogne.

 

GLOUCESTER.

Oui mon souverain.

 

Il sort.

 

LEAR.

En attendant, nous allons vous dévoiler nos intentions  mystérieuses. Cette carte. Qu’on la déplie.  Sachez que ce royaume, je l’ai divisé en trois. Je veux m’alléger en confiant mes affaires à des forces plus jeunes et plus vigoureuses. Deux nobles princes, de France et de Bourgogne, deux immenses rivaux pour l’amour de ma fille la plus jeune, ont ici prolongé leur séjour amoureux. Voici venu le temps de leur répondre. Venez ici, mes filles. Dites laquelle d’entre vous a la réputation de m’aimer le mieux. Car je veux accorder ma plus grande bonté au plus grand mérite. Gonoril, mon aînée, parle la première.

 

GONORIL.

Je vous aime mon seigneur plus que les mots peuvent en embrasser la matière. Vous êtes infiniment cher à ma vue, plus que l’espace, ou que la liberté. Plus que tout ce qui est riche,  plus que tout ce qui est rare. Vous n’êtes pas moins que la vie, avec ce qu’elle a de grâce, d’ardeur, d’honneur et de beauté. C’est votre enfant qui parle : aucun autre enfant ne peut aimer son père comme j’en suis capable. Mon amour est si grand  qu’il abrège mon souffle et qu’il rend pauvres mes paroles. Je vous aime plus que tous les trésors que contient le monde.

 

LEAR.

Je te fais la maîtresse des domaines qui vont de cette ligne jusqu’à celle-ci, remplies de forêts sombres et de vastes prairies. Que cela vous appartienne pour toujours, à toi, au noble Albany et à votre descendance.  (À Regan :) À présent, que dit ma seconde fille ? Aimable Regan, épouse de Cornouailles, parle.

 

REGAN.

Ma sœur et moi avons été forgées dans le même métal. Dans la toute vérité de mon cœur, elle a dit ce que j’aurais pu dire, mais je veux le dire à l’octave supérieur. Je me proclame ennemie jurée de toute joie et de toute possession sensuelle si je ne ressens d’abord le parfait bonheur de votre chère et suprême affection.

 

LEAR, à Regan.

À toi, et à tes héritiers, obtiens l’immense tiers de ce royaume qui vaut espace et jouissance  semblables à ce qu’a reçu Gonoril.  (À Cordelia :) À présent, ma joie. Bien que tu sois la dernière, mais non pas dans mon cœur tendre, que vas-tu dire pour gagner un tiers plus riche encore que celui de tes soeurs?

 

CORDELIA.

Rien, mon Seigneur.

 

LEAR.

Rien? Rien ne peut engendrer que le rien. Reprends-toi.

 

CORDELIA.

Malheureuse que je suis, je ne sais comment porter mon cœur par ma bouche. J’aime votre majesté comme il se doit en vertu des liens qui nous unissent. Ni plus, ni moins.

 

LEAR.

Plus. Plus encore. Tu vas rapetisser ta fortune si tu n’agrandis pas tes paroles.

 

CORDELIA.

Mon bon seigneur, vous m’avez engendrée, nourrie, aimée.  Je vous dois en retour l’honneur de mon amour et de mon obéissance. Que mes sœurs ont-elles besoin d’avoir des époux si elles prétendent vous aimer plus que tout au monde? Si je dois réserver la moitié de mon amour et de mes devoirs à celui qui prendra ma main, je préfère ne pas me marier pour que mes sentiments pour vous demeurent entiers.

 

LEAR.

Parles-tu avec ton cœur?

 

CORDELIA.

Oui mon seigneur.

 

LEAR.

Si jeune, et si endurcie ?

 

CORDELIA.

Si jeune, mais je dis la vérité.

 

LEAR.

Ainsi soit-il. Que ta vérité soit ton héritage. Par les sphères mouvantes qui donnent la naissance et qui provoquent la mort, je renie mes sentiments d’amour et de devoirs paternels; tu n’es plus de mon sang. Dorénavant et pour toujours, tu seras une étrangère à mon cœur. Les égards que j’avais pour toi, mon ancienne fille, je les aurai désormais pour le barbare qui se vautrait dans sa progéniture.

 

KENT.

Mon souverain !

 

LEAR.

Non, Kent. Ne te mets pas entre le dragon et sa colère. Je l’aimais par-dessus tout,  et je comptais sur elle pour adoucir  ma vieillesse. (À Cordelia.) Va-t-en. Disparais de ma vue.  (Aux ducs de Cornouailles et d’Albany :)  Elle n’est plus à moi, je le jure sur mon cœur et sur mon âme.  Il reste un tiers de mon royaume, prenez-le.  Qu’elle se fiance à son orgueil, qu’elle nomme «vérité». Je vous donne à tous deux mon pouvoir absolu, et toutes les prérogatives qui s’accordent à mon titre de  majesté. Pour ma part, je conserverai une centaine d’écuyers que vous entretiendrez, et j’irai chaque mois demeurer tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, en ne gardant pour moi-même que mon titre de roi et les honneurs qui s’y rattachent. Mes fils bien-aimés, je vous remets mon autorité, mes possessions, ainsi que ma liberté de règne. Que cette couronne en soit le gage. Vous vous la partagerez.

 

KENT.

Étrange. À l’instant même, elle était ta préférée. Tes paroles la couvraient d’éloges, c’était le baume de ta vieillesse, la meilleure et la plus chère. Qu’est-il arrivé en si peu de temps? A-t-elle commis un acte si dénaturé pour qu’elle soit dépouillée de ses faveurs?  Ton amour a-t-il pu décliner si promptement?

 

CORDELIA, à Lear.

Je vous en supplie, majesté. Il m’est plus facile d’agir que de parler. Si mon tort est de n’avoir su dire avec des paroles mielleuses une pensée qui n’est pas la mienne, je n’ai pas commis de crime ni de trahison. Ce n’est pas l’impureté, ni le déshonneur qui me valent votre colère. Vous me privez de vos faveurs à cause d’un manque qui est toute ma richesse. Ni mes yeux ni ma langue ne sont capables de solliciter des faveurs par la flatterie. C’est là ma fierté, mais c’est par là que j’ai perdu votre affection.

 

LEAR.

Je la donne au duc de Bourgogne.

 

CORDELIA.

Que la paix soit avec le duc de Bourgogne. Il est l’amant des richesses et des honneurs. Je ne serai pas sa femme.

 

LEAR.

Qu’elle aille au Roi de France. Pour moi, elle ne vaut rien. Jamais je ne reverrai son visage. (À Cordelia :) Pars, sois déjà loin. Sans autres adieux. Ni protections, ni bénédictions.

 

KENT.

Lear, toi que j’ai toujours honoré en tant que roi, aimé comme un père, suivi comme un maître et vénéré comme un protecteur –

 

LEAR.

L’arc est tendu, gare à la flèche.

 

KENT.

Je voudrais qu’elle me transperce et qu’elle loge à jamais dans mon cœur ! Qu’importe que moi, Kent,  je devienne irrévérencieux si toi, Lear,  tu deviens fou. Que fais-tu, vieillard? J’ai le devoir de te parler ainsi quand tu abandonnes ton pouvoir à la flatterie. Écoute ma franchise, car tu tombes dans l’égarement. Conserve ta puissance, réfléchis, et retiens-toi dans cet horrible emportement. Sur ma vie, ta cadette n’est pas celle qui t’aime le moins, et son cœur n’est pas vide bien que tu n’aies pas entendu l’honnêteté dans le son ténu de sa voix.

 

LEAR.

Kent, tais-toi, sous peine de mort.

 

KENT.

J’ai toujours bravé la mort pour te protéger de l’ennemi. Je ne la crains pas si c’est pour te défendre.

 

LEAR.

Hors de ma vue!

 

KENT.

Tu n’y vois rien, sinon qu’une cible en moi. Tu souffres d’un mal qui te ruine plus que le médecin qui te soigne. Reprends sur-le-champ ce que tu viens de donner, sans quoi, tant qu’il me restera de la voix, je vais crier que tu as mal agi.

 

LEAR.

Au nom de l’obéissance, écoute-moi. Puisque tu cherches à violer le serment d’allégeance qui nous unissait tous deux, et puisque tu viens t’opposer de manière hostile à mon pouvoir et à ma volonté, au mépris de ma nature et de ma dignité, reçois ma sentence. Tu as quatre jours pour te munir des protections qu’il te faudra pour affronter les malheurs de ce monde. Le cinquième jour, tu tourneras ton dos exécrable à ce royaume. Si, le lendemain, l’un d’entre nous voit ton infâme carcasse sur nos terres, il te tuera sur-le-champ. Telle est ma décision irrévocable. Va-t-en.

 

KENT.

Adieu, mon roi. Mon véritable exil, il est ici. Puisque tu le veux, je quitte ce lieu non pour subir un châtiment, mais pour trouver ailleurs la liberté.

 

(Lear sort. À Cordelia:)

 

Puissent les dieux t’accorder leur protection, jeune fille au grand cœur et aux paroles sincères.

 

(À Gonoril et Regan.)

 

Puissent des actes aussi larges que vos discours témoigner de vos générosités.

À vous, princes, et à vous tous, mes adieux.

J’irai mon vieux chemin, mais en de nouveaux lieux.

 

CORDELIA.

Cordelia vous quitte, agates précieuses de mon père. J’ai lavé mes yeux, je n’ai plus de larmes, et je sais qui vous êtes. Étant votre sœur, je ne vais pas dire le vrai nom de vos fautes. Prenez bien soin de lui. Je le confie aux bons sentiments que vous lui avez montrés, encore que si j’étais restée dans ses grâces, j’en aurais pour lui de meilleurs.  Adieu donc à vous deux.

 

GONORIL.

Nous n’avons que faire de vos prescriptions.

 

REGAN.

Allez donc contenter votre époux qui vous fait l’aumône de sa fortune. Vous avez désobéi; voilà pourquoi l’on vous prive. Vous l’avez mérité.

 

CORDELIA.

Toujours le temps finit par triompher de la fausseté. Il nous fera voir dans ses replis des vérités qui s’y cachent. Prospérité, mes sœurs.

 

Kent et Cordelia sortent.

 

GONORIL.

Ma sœur, j’ai beaucoup à dire sur un point qui nous touche de près vous et moi. Je crois que, dès ce soir,  notre père doit plier bagages.

 

REGAN.

Assurément. Pour aller chez vous. Le mois prochain, ce sera notre tour.

 

GONORIL.

Vous voyez combien l’âge le rend capricieux. Nous venons de l’éprouver de manière fort éloquente. Notre sœur a toujours été sa préférée. Il l’a chassée avec un manque de jugement dont la grossièreté est indéniable.

 

REGAN.

On voit bien l’infirmité de la vieillesse. Il est vrai qu’il ne s’est jamais connu lui-même.

 

GONORIL.

Dans la force de l’âge, il était prompt et souvent colérique.  Il faut donc appréhender que sa vieillesse nous inflige, en plus des défauts inhérents à sa nature, tous les excès d’impatience qui vont de pair avec l’entêtement et la sénilité.

 

REGAN.

Nous devons certes nous attendre à d’autres sautes d’humeur imprévues, comme tout à l’heure quand il a banni le comte de Kent.

 

GONORIL.

Unissons-nous. Si notre père avec ses lubies jouit de la moindre autorité, tout ce que nous venons de gagner sera pure perte.

 

REGAN.

Réfléchissons bien.

 

GONORIL.

Battons le fer pendant qu’il est chaud.

 

 

 

 

 

 

 

SCENE 2.

 

Entre Edmond le bâtard.

 

EDMOND.

Je ne crois qu’en la nature. À ses lois, j’obéis; à sa divinité, je m’incline. Pourquoi subir la honte qui pèse comme une lune maussade sur ma naissance, quand mon frère à peine plus âgé que moi, jouit d’une renommée légitime? Moi le bâtard! Pourquoi? Mon corps n’a-t-il pas l’élégance et l’harmonie qui convient aux âmes généreuses, et ne pourrais-je pas ressembler à l’enfant restitué du ventre d’une honnête femme? Illégitime, pourquoi? Bâtard, sombre bâtard, c’est comme ça qu’ils disent tous, sombre bâtard, sombre bâtard...  C’est ainsi qu’on méprise les fruits pourtant si vigoureux qui proviennent de la nature sauvage.  N’avons-nous pas plus d’ardeur que ces enfants fabriqués dans la routine du soir entre deux sommeils? Edgar, frère légitime, je posséderai ta terre. Notre père a pour Edmond le bâtard autant d’amour que pour toi, le légitime. Cette lettre fera son chemin, et moi, le sombre bâtard, j’aurai par l’intrigue l’honneur qui sied au légitime. Je grandis. Je m’accrois. Que tous les dieux se lèvent pour la prospérité des bâtards!

 

Entre Gloucester. Edmond lit une lettre.

 

GLOUCESTER.

Kent, banni du royaume! Le roi de France, insatisfait, retourné chez lui. Et le roi Lear a plié bagage, après avoir renoncé à sa puissance. Il s’est lui-même dépouillé devant nous. Nous avons vu tout cela, coup sur coup. Edmond, d’autres nouvelles? Quelle est cette lettre que vous essayez de cacher?

 

EDMOND.

Ce n’est rien.

 

GLOUCESTER.

Pourquoi la dissimuler?

 

EDMOND.

Rien, je vous assure.

 

GLOUCESTER.

Si ce n’est rien, tant mieux: je n’aurai pas besoin de lunettes. Montrez-la-moi.

 

EDMOND.

C’est de mon frère. Je n’ai pas fini de la lire.

 

GLOUCESTER.

Donnez.

 

EDMOND.

Je n’aime pas ce qu’elle contient. Que je la cache, ou que je vous la montre, j’aurai mal agi. (Lui donnant la lettre:) Il a peut-être inventé cela pour éprouver mon honnêteté.

 

 

GLOUCESTER, lisant.

«Maudit soit le respect que nous devons à la vieillesse, car, tel un poison, cette tyrannie nous empêche  de profiter de nos meilleures années.  Pourquoi faut-il attendre que nous soyons décrépis à notre tour avant de jouir de ce que nous devrions posséder maintenant? Je commence à trouver que cette servitude ridicule nous rend inutiles. Elle nous oppresse non pas par sa puissance, mais parce que nous la tolérons. Viens me voir, que je t’en parle davantage.  Si notre père dormait jusqu’à ce que je le réveille,  tu jouirais éternellement de la moitié de ses richesses, et de l’amour bien-aimé de ton frère. Edgar.»

Conspiration ! «... dormait jusqu’à ce que je le réveille?» ... «la moitié de ses richesses»... Edgar, mon propre fils? Il aurait écrit ça de sa main? Son cerveau et son cœur auraient conçu cette lettre? Qui vous l’a portée?

 

EDMOND.

Personne. On l’a lancée par la fenêtre, juste là, pour que je la trouve.

 

GLOUCESTER.

Vous reconnaissez son écriture?

 

EDMOND.

Son écriture, oui, mais j’ai peine à reconnaître son esprit. Pas Edgar. Impossible.

 

GLOUCESTER.

C’est bien lui.

 

EDMOND.

Je voudrais que ces mots ne proviennent pas de son cœur.

 

GLOUCESTER.

Vous a-t-il déjà sondé de la sorte dans le passé?

 

EDMOND.

Jamais. Mais, plus d’une fois,  je l’ai entendu dire qu’un fils dans la force de l’âge devrait garder un père vieillissant sous sa tutelle afin d’en gérer la fortune.

 

GLOUCESTER.

Le traître! Sa lettre confirme ses pensées. Ingratitude! Fils infâme, dénaturé! Où se cache-t-il? Partez à sa recherche.  Trouvez-le-moi.

 

EDMOND.

Je vous prie, modérez votre colère jusqu’à ce qu’il vous expose lui-même la nature de ses intentions; il ne faut pas vous émouvoir de la sorte sans que vous n’ayez de certitude absolue. Ce serait agir contre votre honneur, et peut-être contre sa vertu. Je crois, sur ma vie, qu’il use de cette astuce pour éprouver mes propres sentiments d’obéissance à votre égard.  Il n’a pas mesuré le danger de son projet.

 

GLOUCESTER.

Agir contre son propre père! Malgré ma tendresse et mon amour. Il ne peut être à ce point monstrueux.

 

EDMOND.

Vous vous placerez à l’écart tandis que je le ferai parler. Selon ses paroles que vous entendrez, vous en aurez le cœur net. Je le ferai ce soir même.

 

GLOUCESTER.

Par le ciel et par la terre! Edmond, trouvez-le. Gagnez sa confiance, je vous prie, et procédez selon votre sagesse. Afin de tout savoir, je suis prêt à tout donner.

 

EDMOND.

Je le trouverai. Je ferai l’impossible et je vous aviserai.

 

GLOUCESTER.

Les récentes éclipses de la lune et du soleil ne laissent présager rien de bon. Ces provocations nous gouvernent sans le secours de notre raison. Froideur en amour et en amitié, division entre frères,  discorde entre les nations, complots, révolutions de palais, horribles mésententes entre les pères et leurs enfants. Va me chercher ce fils indigne, Edmond. Tu seras récompensé. Mais sois prudent. Pour son honnêteté, Kent vient d’être chassé. Étrange, étrange...

 

Il sort.

 

EDMOND.

La parfaite bêtise de ce monde! Quand, par notre propre incurie, notre fortune tombe malade, voilà que le soleil est coupable de tous les désastres, ou la lune, ou les étoiles, comme si nous devenions des scélérats et des fous sous la dictée du ciel; des fourbes, des gueux ou des traîtres selon des prescriptions de l’atmosphère; des ivrognes, des hypocrites et des adultères sous l’influence des planètes; et la noire opération humaine revêt sa part de fatalité divine. Admirable évasion de l’homme qui met sa bestialité sur le compte des étoiles!  Pour avoir engrossé ma mère sous la queue du Dragon, mon père m’aurait donc fabriqué dans la Grande Ourse, et voilà qui met en lumière toute ma dépravation. Pfftt ! J’aurais été ce que je suis, même si l’étoile la plus immaculée du firmament  avait relui sur ma bâtardise.

 

Entre EDGAR.

 

Tiens, il arrive, à point nommé, comme la catastrophe dans la vieille comédie. Reprenons notre rôle et feignons la mélancolie; je dois dire comme le fou à Sainte-Marie-De-Bethléem : «Comme ces éclipses présagent les dissensions!»

 

EDGAR .

Mon frère Edmond, dans quelle sombre méditation je te vois?

 

EDMOND.

Qu’importe. Quand as-tu vu mon père pour la dernière fois?

 

EDGAR .

Hier au soir.

 

EDMOND.

Tu lui as parlé?

 

EDGAR .

Nous avons parlé durant deux heures.

 

EDMOND.

Étiez-vous en bons termes? Y avait-il de la colère dans ses paroles ou dans ses gestes?

 

EDGAR .

Aucunement.

 

EDMOND.

Trouve en quoi tu aurais pu l’offenser, et je t’en conjure, évite sa présence. Il faudra quelque temps pour apaiser le feu de sa rage, car son déplaisir est vif au point que rien ne saurait le calmer. Pas même les blessures qu’il voudrait t’infliger.

 

EDGAR .

Un traître, assurément, a juré ma perte.

 

EDMOND.

J’en ai bien peur, mon frère. Écoute mon conseil. Arme-toi, et va-t-en. Je te mentirais en te disant qu’on te veut du bien.  Mais chut. Je ne veux pas te révéler davantage les choses terribles que je sais, car j’ai vu la réalité, comme on le dirait d’une épouvantable peinture dans l’obscurité. Vite, va-t-en.

 

EDGAR .

Mais, tu m’aviseras ?

 

EDMOND.

Je suis avec toi. (Edgar sort.) Mon père est crédule.  Mon frère, par sa noblesse, se tient si loin du mal qu’il en ignore l’existence. Comme leurs vertus stupides me facilitent la tâche! Je dois continuer mon affaire. Je ne suis pas né de la bonne façon, mais j’aurai, par la ruse, la jouissance de leurs terres. Qu’importe le moyen, s’il peut servir mon but.

 

 

SCÈNE 3.

 

Entrent Gonoril et Oswald.

 

GONORIL.

Est-ce vrai que mon père a frappé l’homme qui a frappé le chien?

 

OSWALD.

Oui madame.

 

GONORIL.

Jour et nuit, il gonfle mes humeurs. Pas une minute sans que ses accès de grossièreté ne sèment la pagaille entre nous. Je ne veux plus tolérer cela. Ses chevaliers sont sans manières. À la moindre vétille il nous faut endurer leur tapage. Quand il reviendra de la chasse, je ne veux pas lui parler. Dites que je suis souffrante. Si jamais vous relâchiez un peu votre service à son endroit, je ne dirais pas non. Au mieux, je prendrais votre défense.

 

OSWALD.

Il vient, madame. Je l’entends.

 

GONORIL.

Un peu de négligence, faites à votre guise, vous et vos compagnons. Je veux qu’on en finisse. S’il n’est pas content qu’il aille chez ma sœur. Elle et moi sommes du même avis : il n’aura pas notre peau. Il est vieux, grotesque, et cherche à s’accaparer des pouvoirs dont il s’est lui-même départi. Je vous jure que les vieillards retombent en enfance. Ils ont besoin de louanges et de punitions, et nous devons toujours les corriger quand ils se trompent. Retenez ce que je vous dis.

 

OSWALD.

Oui madame.

 

GONORIL.

Ayez plus de dédain pour ses chevaliers. Ne vous occupez pas du résultat. Avisez les vôtres. Je veux créer des occasions, et je le ferai. Il est grand temps que je parle. Je vais écrire à ma sœur qu’elle fasse comme nous. Qu’on prépare le dîner.

 

Ils sortent.

 

 

 

SCÈNE 4.

 

Entrent  le roi Lear et sa suite, de retour de la chasse.

 

LEAR.

Je veux dîner ici même, et sur-le-champ.

 

(Entre Kent, déguisé en Fou. )

 

LEAR, à Kent.

Qui es-tu?

 

KENT.

Les grands de ce monde te diront qu’au royaume de la folie je ne suis pas seul. Jamais les fous n’ont eu la vie si difficile depuis que les sages ont perdu la raison. Si tu me donnes un œuf, je te donnerai deux couronnes.

 

LEAR.

Comment, deux couronnes ?

 

KENT.

Je fendrai l’œuf en deux, je goberai l’intérieur, et cela fera deux couronnes. Quand tu as fendu ta couronne en deux et abandonné les deux moitiés, c’est toi qui as voulu épargner ton âne en marchant dans la boue. Qu’avais-tu dans le crâne quand tu t’es départi de ton unique trésor?

 

LEAR.

Quel est ton métier? Que nous veux-tu?

 

KENT.

Mon métier est de ne pas être moins que je parais, de servir celui qui me fait confiance, d’aimer celui qui est honnête, de parler avec celui qui a la sagesse d’en dire le moins possible, de craindre le jugement, de me battre quand il le faut; aussi je ne mange pas de poisson.

 

LEAR.

Qui es-tu ?

 

KENT.

Un homme pauvre comme le roi.

 

LEAR.

Si tu es aussi pauvre sujet que le roi est pauvre, tu es plus pauvre encore que tu ne le crois. Que cherches-tu?

 

KENT.

Je cherche à servir.

 

LEAR.

Qui ?

 

KENT.

Toi.

 

LEAR.

Me connais-tu?

 

KENT.

Non, mais tu as l’allure d’un maître.

 

LEAR.

Quels services peux-tu rendre ?

 

KENT.

Je peux t’apprendre un monologue:

Ce que tu possèdes, ne le montre pas.

Ce que tu sais, ne le dis pas.

Ce que tu conserves, ne le prête pas.

Si tu dois courir, ne marche pas.

Ce que tu entends, ne le crois pas.

Ne risque pas le peu que tu as.

La putain, ne la baise pas.

Le mauvais vin, ne le bois pas.

Hors de ta maison ne va pas.

Et comme ça, tu ne t’appauvriras pas.

 

LEAR.

Viens. Si je ne t’aime pas moins après mon dîner, je te prends à mon service.

 

Entre Oswald.

 

LEAR.

Toi! Où est ma fille?

 

OSWALD, écartant le roi de son chemin :

S’il vous plaît.

 

Il sort.

 

LEAR, à Kent.

Tu as vu ? As-tu entendu? (À Kent.) Rappelle-moi ce malotrus ! (Kent sort. Aux hommes de sa suite :) Ma parole, dormez-vous tous ? Eh bien, ce dîner ? Ça vient ? Je crois qu’on ne me traite pas avec le même empressement qu’avant.

 

UN CHEVALIER.

Nous avons noté une grande diminution dans les égards, tant chez les serviteurs que chez le duc en personne et votre fille.

 

LEAR.

Ha... Tu as noté cela?

 

LE CHEVALIER.

Pardonnez-moi, mon seigneur, mais j’ai le devoir de ne pas me taire si je crois qu’on nuit à votre Altesse.

 

Kent revient.

 

LEAR, à Kent.

Eh bien?

 

KENT.

Il dit que ta fille est souffrante.

 

LEAR.

Quel grossier subalterne!

 

KENT.

Il l’a dit d’un ton fort abrupt. Il ne veut pas te parler.

 

LEAR.

Ne veut pas quoi? Il y a trop d’incurie dans la demeure. Je veux tirer cela au clair. (Au chevalier:) Vous, allez chercher ma fille. Je veux lui parler.

 

Entre Oswald, affairé.

 

LEAR.

Hé toi ! Dis un peu qui je suis ?

 

OSWALD.

Le père de ma maîtresse.

 

 LEAR.

«Le père de ma maîtresse!» Exécrable valet, un chien répondrait mieux que ça.  Roquet ! Ne me regarde pas ainsi.

 

Lear le frappe.

 

OSWALD.

Je vous interdis.

 

KENT, à Oswald,  le faisant trébucher.

Piètre joueur !

 

LEAR, à Kent.

Merci mon ami. Tu me conviens. Je t’aimerai.

 

KENT, à Oswald.

Debout! Disparais. Je vais t’apprendre la différence entre toi et les autres. Va-t’en, je te dis. Cesse de mesurer le sol avec ta carcasse ridicule. Mets ta sagesse à profit, et va-t’en.

 

Oswald sort.

 

LEAR.

Merci de tout mon coeur. (Il lui donne une bourse :) Prends cet acompte pour tes services.

 

KENT.

Et toi, prends mon bonnet.

 

LEAR.

Pourquoi, Fou ?

 

KENT.

Parce que tu n’as plus la faveur des autres. Si tu ne souris pas dans la direction du vent, tu risques d’attraper froid. Prends mon bonnet. Tu as banni deux de tes filles et tu as fait le bonheur de la troisième malgré toi. Si tu veux me suivre, tu dois porter ce bonnet.

 

LEAR.

Prends garde au fouet !

 

KENT.

La vérité est un chien auquel on donne le fouet. Quant au chien de la maîtresse, on lui permet de se prélasser au coin du feu. Même s’il pue.

 

LEAR.

Est-ce moi que tu vises ?

 

KENT.

Te voici près de moi

Je parle par ta voix.

Nous faisons la paire tous les deux.

Je suis le fou amer,

Et toi le fou gracieux.

 

LEAR.

Paroles inutiles, paroles de fou. Dire ça, c’est ne rien dire.

 

KENT.

Dis-moi : à quoi sert le rien?

 

LEAR.

Le rien ne sert à rien.

 

KENT.

C’est là le montant que valent tes terres depuis le jour où tu as échangé tes filles contre des marâtres, qui tiennent le bâton quand toi tu baisses tes culottes. Je ne voudrais pas être à ta place. Tu as si bien épluché les deux côtés de ton esprit qu’il n’y a plus rien au milieu.

 

Entre Gonoril.

 

Voici justement une des épluchures.

 

LEAR.

Eh bien, ma fille. Pourquoi ces plis dans votre front ? Je les vois souvent depuis quelques jours.

 

KENT.

Tu jouissais d’une grâce quand tu n’étais pas encore préoccupé par les plis de son front. À présent, tu n’es plus qu’un trou dans un cercle. Je vaux plus que toi. Je suis un fou. Tu n’es qu’un zéro. (À Gonoril :) Ça va, ça va. Je me tais. Je vois votre air, et je l’entends, quoique vous n’avez rien dit.

 

Il chante :

Mmm Mmm

Si tu renonces au pain

À la croûte et à la mie

Tu finiras demain

Par en avoir envie.

 

GONORIL, à Lear.

Votre fou n’est pas le seul à jouir de tous les droits. Les gens de votre suite sont exécrables; ils nous cherchent querelle à tout propos, avec une ostentation qui nous irrite. Je vous ai avisé de cela afin que vous y mettiez de l’ordre mais, d’après ce que je vois et ce que j’entends, et d’après votre lenteur à réagir, non seulement vous approuvez cette incurie , mais  je crains que vous ne l’encouragiez. Si c’était le cas, une telle offense au bien-être commun vous vaudrait d’être blâmé de façon nécessaire et légitime, quoique très fâcheuse pour vous.

 

LEAR.

Êtes-vous bien ma fille?

 

GONORIL.

Allons, je vous sais capable de raisonner avec plus de sagesse. Chassez de votre esprit ces humeurs qui altèrent votre jugement.

 

KENT.

Même un âne verrait que la charrue est devant le bœuf.

 

LEAR.

N’y a-t-il personne ici qui me reconnaisse? L’homme à qui vous parlez n’est pas Lear. Ce n’est pas Lear qui marche, ce n’est pas lui qui parle, qui voit, et qui pense; est-ce qu’il veille?  Non, peut-être qu’il dort . Quelqu’un pour le réveiller.  Pour lui dire: «Hé, ombre du roi Lear!» Car l’homme que je suis n’a ni connaissance ni sagesse, il n’a pas de royauté, pas plus qu’il n’a de filles.

 

KENT.

Dont le père est très obéissant.

 

LEAR.

Quel est votre nom, madame?

 

GONORIL.

Allons, cet ébahissement  que vous mimez est aussi pitoyable que vos récentes lubies. Je vous prie de bien me comprendre, puisque vous devez en avoir la sagesse à votre âge. Vous entretenez une centaine d’écuyers qui sont bruyants, lubriques et effrontés, au point que ma cour ressemble à une auberge. Ce palais n’est pas une porcherie. La simple décence m’oblige à intervenir sur-le-champ. Je vous demanderais donc, et si vous refusez je l’exigerai, de réduire votre escorte de moitié et de vous en tenir à une suite composée de gens qui auront plus ou moins votre âge. Ainsi tout le monde connaîtra sa place.

 

LEAR.

Ténèbres et démons! ... Qu’on prépare mes chevaux, et qu’on prévienne mes hommes! Je ne resterai pas chez une garce, Dieu merci, j’ai une autre fille!

 

GONORIL.

Vous frappez mes intendants, des gens de qualité, que vos grossiers compagnons traitent comme des valets.

 

Entre le duc d’Albany.

 

LEAR.

Malheur à qui se repent trop tard! (À Albany:)  Vous voilà donc! Est-ce là votre volonté? Voyez la face blême de l’ingratitude, plus hideuse que la mort quand c’est sur le visage de votre enfant. (À Gonoril:) Abominable vautour! Mes hommes sont de nobles et valeureux chevaliers qui savent leur devoir à la lettre et qui veillent scrupuleusement sur leur réputation. Comme elle était insignifiante la faute qui me paraissait si affreuse chez Cordelia ! Et pourtant, comme un anéantissement, elle a pulvérisé l’homme que j’étais en me séparant de ma raison. Oh Lear ! Lear! Mon cœur était tout amour, il n’est plus ouvert qu’à la rancune.  (À sa suite:) Venez.

 

ALBANY.

Bien que j’ignore ce qui vous agite, je me déclare innocent.

 

LEAR.

C’est possible. Mais toi, Nature, notre mère à tous qui nous a engendrés, écoute-moi : renonce à ton projet de rendre cette femme féconde, assèche ses entrailles de crainte qu’un enfant disposé à l’honorer ne sorte de son ventre. Il faut sinon qu’elle accouche d’un monstre pervers et dénaturé. Que ce rejeton de la haine soit à jamais le tourment de sa mère. Qu’il marque de rides le front de sa jeunesse, qu’il creuse sur ses joues des sillons de larmes, et qu’il n’ait pour le lait nourricier de son sein que dédain et sarcasme, qu’elle sente au fond d’elle-même, au plus profond d’elle-même, que l’ingratitude d’un enfant est plus amère que la morsure d’un serpent.

(Il sort, suivi de Kent.)

 

ALBANY.

Par tous les dieux, que lui est-il arrivé?

 

GONORIL.

Qu’importe que vous le sachiez! Laissez ce vieillard sénile. Plus rien ne peut entraver l’épanchement de ses humeurs.

 

Le roi Lear et Kent reviennent.

 

LEAR.

Réduire mon escorte de moitié! D’un seul coup!

 

ALBANY.

Que dites-vous, sire?

 

LEAR.

Voilà ce que je dis!

(À Gonoril.)

Honte !

Mortelle honte de me voir méprisé

Par toi dans ma fierté d’homme,

Et ces larmes brûlantes que je verse malgré moi,

Je veux qu’elles soient des ouragans tourmentés qui t’affligent!

Que la malédiction d’un père

Creuse dans ta chair des plaies inguérissables!

Voyez comme ils pleurent

Mes pauvres yeux crédules,

Ces yeux de vieillards, à cause d’elle!

Je voudrais les arracher avec leurs larmes

Et les enfouir pour humecter la terre.

J’ai une autre fille, je sais qu’elle est bonne et secourable.

Quand elle saura ce que tu m’as fait,

Elle écorchera de ses ongles ta face de louve.

Je vais redevenir

Celui que tu crois détruit à jamais.

 

Lear sort.

 

GONORIL, à Albany.

Qu’en pensez-vous, mon Seigneur?

 

ALBANY.

Malgré l’amour que j’ai pour vous, ce que je viens d’entendre...

 

GONORIL.

N’en parlons plus. (À Kent:) Et toi, plus fourbe que fou, rejoins ton maître.

 

KENT.

Lear ! Lear ! Ne pars pas sans ton Fou! Je voudrais qu’on l’attrape comme un renard et qu’elle soit pendue!

 

Il sort.

 

GONORIL, appelant.

Venez ici, Oswald !

 

Entre Oswald.

 

OSWALD.

Madame ?

 

GONORIL.

Avez-vous écrit à ma sœur ?

 

OSWALD.

Oui madame.

 

GONORIL.

Attelez vos chevaux et partez avec vos gens la prévenir. Transmettez-lui les craintes que j’éprouve et dites-lui ce qu’il vous a fait personnellement. Puis vous me reviendrez. Hâtez-vous. (Oswald sort.  À Albany:) Je ne saurais condamner votre neutralité mon seigneur, bien que la rigueur en cette cause me paraisse plus louable et plus sage qu’une indulgence néfaste.

 

ALBANY.

Vos vues sont peut-être plus éclairées que les miennes, mais le mieux s’avère parfois l’ennemi du bien.

 

Ils sortent.

 

 

Fin de la version numérique

 

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Inédits

 

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L’HISTOIRE DU ROI LEAR

 

(Quarto I, 1608)

 

de William Shakespeare

 

Traduction* Normand Chaurette 2012

 

Titre original: True Chronicle Historie of the life and death of King LEAR and his three Daughters.

 

 

PERSONNAGES

 

LEAR, roi de Bretagne

 

GONORIL, fille aînée de LEAR

 

Le duc d’ALBANY, son mari

 

REGAN, seconde fille de LEAR

 

Le duc de CORNOUAILLES, son mari

 

CORDELIA, fille cadette de LEAR

 

Le comte de KENT, (plus tard déguisé en fou)

 

Le comte de GLOUCESTER

 

EDGAR, fils aîné de GLOUCESTER, (plus tard déguisé en TOM)

 

EDMOND, fils bâtard de GLOUCESTER

 

OSWALD, intendant de GONORIL

 

Un vieillard

 

Des serviteurs et des messagers

 

Un capitaine.

 

 

*Version pour la scène

 

 

SCÈNE I

Entrent le comte de Kent, le comte de Gloucester et Edmond.

Entrent aussi le roi Lear, suivi des ducs d’Albany et de Cornouailles. Puis Gonoril, Regan, Cordelia, et leur suite.

 

GLOUCESTER.

Voici le roi.

 

LEAR.

Gloucester, allez à la rencontre des seigneurs de France et de Bourgogne.

 

GLOUCESTER.

Oui mon souverain.

 

Il sort.

 

LEAR.

En attendant, nous allons vous dévoiler nos intentions  mystérieuses. Cette carte. Qu’on la déplie.  Sachez que ce royaume, je l’ai divisé en trois. Je veux m’alléger en confiant mes affaires à des forces plus jeunes et plus vigoureuses. Deux nobles princes, de France et de Bourgogne, deux immenses rivaux pour l’amour de ma fille la plus jeune, ont ici prolongé leur séjour amoureux. Voici venu le temps de leur répondre. Venez ici, mes filles. Dites laquelle d’entre vous a la réputation de m’aimer le mieux. Car je veux accorder ma plus grande bonté au plus grand mérite. Gonoril, mon aînée, parle la première.

 

GONORIL.

Je vous aime mon seigneur plus que les mots peuvent en embrasser la matière. Vous êtes infiniment cher à ma vue, plus que l’espace, ou que la liberté. Plus que tout ce qui est riche,  plus que tout ce qui est rare. Vous n’êtes pas moins que la vie, avec ce qu’elle a de grâce, d’ardeur, d’honneur et de beauté. C’est votre enfant qui parle : aucun autre enfant ne peut aimer son père comme j’en suis capable. Mon amour est si grand  qu’il abrège mon souffle et qu’il rend pauvres mes paroles. Je vous aime plus que tous les trésors que contient le monde.

 

LEAR.

Je te fais la maîtresse des domaines qui vont de cette ligne jusqu’à celle-ci, remplies de forêts sombres et de vastes prairies. Que cela vous appartienne pour toujours, à toi, au noble Albany et à votre descendance.  (À Regan :) À présent, que dit ma seconde fille ? Aimable Regan, épouse de Cornouailles, parle.

 

REGAN.

Ma sœur et moi avons été forgées dans le même métal. Dans la toute vérité de mon cœur, elle a dit ce que j’aurais pu dire, mais je veux le dire à l’octave supérieur. Je me proclame ennemie jurée de toute joie et de toute possession sensuelle si je ne ressens d’abord le parfait bonheur de votre chère et suprême affection.

 

LEAR, à Regan.

À toi, et à tes héritiers, obtiens l’immense tiers de ce royaume qui vaut espace et jouissance  semblables à ce qu’a reçu Gonoril.  (À Cordelia :) À présent, ma joie. Bien que tu sois la dernière, mais non pas dans mon cœur tendre, que vas-tu dire pour gagner un tiers plus riche encore que celui de tes soeurs?

 

CORDELIA.

Rien, mon Seigneur.

 

LEAR.

Rien? Rien ne peut engendrer que le rien. Reprends-toi.

 

CORDELIA.

Malheureuse que je suis, je ne sais comment porter mon cœur par ma bouche. J’aime votre majesté comme il se doit en vertu des liens qui nous unissent. Ni plus, ni moins.

 

LEAR.

Plus. Plus encore. Tu vas rapetisser ta fortune si tu n’agrandis pas tes paroles.

 

CORDELIA.

Mon bon seigneur, vous m’avez engendrée, nourrie, aimée.  Je vous dois en retour l’honneur de mon amour et de mon obéissance. Que mes sœurs ont-elles besoin d’avoir des époux si elles prétendent vous aimer plus que tout au monde? Si je dois réserver la moitié de mon amour et de mes devoirs à celui qui prendra ma main, je préfère ne pas me marier pour que mes sentiments pour vous demeurent entiers.

 

LEAR.

Parles-tu avec ton cœur?

 

CORDELIA.

Oui mon seigneur.

 

LEAR.

Si jeune, et si endurcie ?

 

CORDELIA.

Si jeune, mais je dis la vérité.

 

LEAR.

Ainsi soit-il. Que ta vérité soit ton héritage. Par les sphères mouvantes qui donnent la naissance et qui provoquent la mort, je renie mes sentiments d’amour et de devoirs paternels; tu n’es plus de mon sang. Dorénavant et pour toujours, tu seras une étrangère à mon cœur. Les égards que j’avais pour toi, mon ancienne fille, je les aurai désormais pour le barbare qui se vautrait dans sa progéniture.

 

KENT.

Mon souverain !

 

LEAR.

Non, Kent. Ne te mets pas entre le dragon et sa colère. Je l’aimais par-dessus tout,  et je comptais sur elle pour adoucir  ma vieillesse. (À Cordelia.) Va-t-en. Disparais de ma vue.  (Aux ducs de Cornouailles et d’Albany :)  Elle n’est plus à moi, je le jure sur mon cœur et sur mon âme.  Il reste un tiers de mon royaume, prenez-le.  Qu’elle se fiance à son orgueil, qu’elle nomme «vérité». Je vous donne à tous deux mon pouvoir absolu, et toutes les prérogatives qui s’accordent à mon titre de  majesté. Pour ma part, je conserverai une centaine d’écuyers que vous entretiendrez, et j’irai chaque mois demeurer tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, en ne gardant pour moi-même que mon titre de roi et les honneurs qui s’y rattachent. Mes fils bien-aimés, je vous remets mon autorité, mes possessions, ainsi que ma liberté de règne. Que cette couronne en soit le gage. Vous vous la partagerez.

 

KENT.

Étrange. À l’instant même, elle était ta préférée. Tes paroles la couvraient d’éloges, c’était le baume de ta vieillesse, la meilleure et la plus chère. Qu’est-il arrivé en si peu de temps? A-t-elle commis un acte si dénaturé pour qu’elle soit dépouillée de ses faveurs?  Ton amour a-t-il pu décliner si promptement?

 

CORDELIA, à Lear.

Je vous en supplie, majesté. Il m’est plus facile d’agir que de parler. Si mon tort est de n’avoir su dire avec des paroles mielleuses une pensée qui n’est pas la mienne, je n’ai pas commis de crime ni de trahison. Ce n’est pas l’impureté, ni le déshonneur qui me valent votre colère. Vous me privez de vos faveurs à cause d’un manque qui est toute ma richesse. Ni mes yeux ni ma langue ne sont capables de solliciter des faveurs par la flatterie. C’est là ma fierté, mais c’est par là que j’ai perdu votre affection.

 

LEAR.

Je la donne au duc de Bourgogne.

 

CORDELIA.

Que la paix soit avec le duc de Bourgogne. Il est l’amant des richesses et des honneurs. Je ne serai pas sa femme.

 

LEAR.

Qu’elle aille au Roi de France. Pour moi, elle ne vaut rien. Jamais je ne reverrai son visage. (À Cordelia :) Pars, sois déjà loin. Sans autres adieux. Ni protections, ni bénédictions.

 

KENT.

Lear, toi que j’ai toujours honoré en tant que roi, aimé comme un père, suivi comme un maître et vénéré comme un protecteur –

 

LEAR.

L’arc est tendu, gare à la flèche.

 

KENT.

Je voudrais qu’elle me transperce et qu’elle loge à jamais dans mon cœur ! Qu’importe que moi, Kent,  je devienne irrévérencieux si toi, Lear,  tu deviens fou. Que fais-tu, vieillard? J’ai le devoir de te parler ainsi quand tu abandonnes ton pouvoir à la flatterie. Écoute ma franchise, car tu tombes dans l’égarement. Conserve ta puissance, réfléchis, et retiens-toi dans cet horrible emportement. Sur ma vie, ta cadette n’est pas celle qui t’aime le moins, et son cœur n’est pas vide bien que tu n’aies pas entendu l’honnêteté dans le son ténu de sa voix.

 

LEAR.

Kent, tais-toi, sous peine de mort.

 

KENT.

J’ai toujours bravé la mort pour te protéger de l’ennemi. Je ne la crains pas si c’est pour te défendre.

 

LEAR.

Hors de ma vue!

 

KENT.

Tu n’y vois rien, sinon qu’une cible en moi. Tu souffres d’un mal qui te ruine plus que le médecin qui te soigne. Reprends sur-le-champ ce que tu viens de donner, sans quoi, tant qu’il me restera de la voix, je vais crier que tu as mal agi.

 

LEAR.

Au nom de l’obéissance, écoute-moi. Puisque tu cherches à violer le serment d’allégeance qui nous unissait tous deux, et puisque tu viens t’opposer de manière hostile à mon pouvoir et à ma volonté, au mépris de ma nature et de ma dignité, reçois ma sentence. Tu as quatre jours pour te munir des protections qu’il te faudra pour affronter les malheurs de ce monde. Le cinquième jour, tu tourneras ton dos exécrable à ce royaume. Si, le lendemain, l’un d’entre nous voit ton infâme carcasse sur nos terres, il te tuera sur-le-champ. Telle est ma décision irrévocable. Va-t-en.

 

KENT.

Adieu, mon roi. Mon véritable exil, il est ici. Puisque tu le veux, je quitte ce lieu non pour subir un châtiment, mais pour trouver ailleurs la liberté.

 

(Lear sort. À Cordelia:)

 

Puissent les dieux t’accorder leur protection, jeune fille au grand cœur et aux paroles sincères.

 

(À Gonoril et Regan.)

 

Puissent des actes aussi larges que vos discours témoigner de vos générosités.

À vous, princes, et à vous tous, mes adieux.

J’irai mon vieux chemin, mais en de nouveaux lieux.

 

CORDELIA.

Cordelia vous quitte, agates précieuses de mon père. J’ai lavé mes yeux, je n’ai plus de larmes, et je sais qui vous êtes. Étant votre sœur, je ne vais pas dire le vrai nom de vos fautes. Prenez bien soin de lui. Je le confie aux bons sentiments que vous lui avez montrés, encore que si j’étais restée dans ses grâces, j’en aurais pour lui de meilleurs.  Adieu donc à vous deux.

 

GONORIL.

Nous n’avons que faire de vos prescriptions.

 

REGAN.

Allez donc contenter votre époux qui vous fait l’aumône de sa fortune. Vous avez désobéi; voilà pourquoi l’on vous prive. Vous l’avez mérité.

 

CORDELIA.

Toujours le temps finit par triompher de la fausseté. Il nous fera voir dans ses replis des vérités qui s’y cachent. Prospérité, mes sœurs.

 

Kent et Cordelia sortent.

 

GONORIL.

Ma sœur, j’ai beaucoup à dire sur un point qui nous touche de près vous et moi. Je crois que, dès ce soir,  notre père doit plier bagages.

 

REGAN.

Assurément. Pour aller chez vous. Le mois prochain, ce sera notre tour.

 

GONORIL.

Vous voyez combien l’âge le rend capricieux. Nous venons de l’éprouver de manière fort éloquente. Notre sœur a toujours été sa préférée. Il l’a chassée avec un manque de jugement dont la grossièreté est indéniable.

 

REGAN.

On voit bien l’infirmité de la vieillesse. Il est vrai qu’il ne s’est jamais connu lui-même.

 

GONORIL.

Dans la force de l’âge, il était prompt et souvent colérique.  Il faut donc appréhender que sa vieillesse nous inflige, en plus des défauts inhérents à sa nature, tous les excès d’impatience qui vont de pair avec l’entêtement et la sénilité.

 

REGAN.

Nous devons certes nous attendre à d’autres sautes d’humeur imprévues, comme tout à l’heure quand il a banni le comte de Kent.

 

GONORIL.

Unissons-nous. Si notre père avec ses lubies jouit de la moindre autorité, tout ce que nous venons de gagner sera pure perte.

 

REGAN.

Réfléchissons bien.

 

GONORIL.

Battons le fer pendant qu’il est chaud.

 

 

 

 

 

 

 

SCENE 2.

 

Entre Edmond le bâtard.

 

EDMOND.

Je ne crois qu’en la nature. À ses lois, j’obéis; à sa divinité, je m’incline. Pourquoi subir la honte qui pèse comme une lune maussade sur ma naissance, quand mon frère à peine plus âgé que moi, jouit d’une renommée légitime? Moi le bâtard! Pourquoi? Mon corps n’a-t-il pas l’élégance et l’harmonie qui convient aux âmes généreuses, et ne pourrais-je pas ressembler à l’enfant restitué du ventre d’une honnête femme? Illégitime, pourquoi? Bâtard, sombre bâtard, c’est comme ça qu’ils disent tous, sombre bâtard, sombre bâtard...  C’est ainsi qu’on méprise les fruits pourtant si vigoureux qui proviennent de la nature sauvage.  N’avons-nous pas plus d’ardeur que ces enfants fabriqués dans la routine du soir entre deux sommeils? Edgar, frère légitime, je posséderai ta terre. Notre père a pour Edmond le bâtard autant d’amour que pour toi, le légitime. Cette lettre fera son chemin, et moi, le sombre bâtard, j’aurai par l’intrigue l’honneur qui sied au légitime. Je grandis. Je m’accrois. Que tous les dieux se lèvent pour la prospérité des bâtards!

 

Entre Gloucester. Edmond lit une lettre.

 

GLOUCESTER.

Kent, banni du royaume! Le roi de France, insatisfait, retourné chez lui. Et le roi Lear a plié bagage, après avoir renoncé à sa puissance. Il s’est lui-même dépouillé devant nous. Nous avons vu tout cela, coup sur coup. Edmond, d’autres nouvelles? Quelle est cette lettre que vous essayez de cacher?

 

EDMOND.

Ce n’est rien.

 

GLOUCESTER.

Pourquoi la dissimuler?

 

EDMOND.

Rien, je vous assure.

 

GLOUCESTER.

Si ce n’est rien, tant mieux: je n’aurai pas besoin de lunettes. Montrez-la-moi.

 

EDMOND.

C’est de mon frère. Je n’ai pas fini de la lire.

 

GLOUCESTER.

Donnez.

 

EDMOND.

Je n’aime pas ce qu’elle contient. Que je la cache, ou que je vous la montre, j’aurai mal agi. (Lui donnant la lettre:) Il a peut-être inventé cela pour éprouver mon honnêteté.

 

 

GLOUCESTER, lisant.

«Maudit soit le respect que nous devons à la vieillesse, car, tel un poison, cette tyrannie nous empêche  de profiter de nos meilleures années.  Pourquoi faut-il attendre que nous soyons décrépis à notre tour avant de jouir de ce que nous devrions posséder maintenant? Je commence à trouver que cette servitude ridicule nous rend inutiles. Elle nous oppresse non pas par sa puissance, mais parce que nous la tolérons. Viens me voir, que je t’en parle davantage.  Si notre père dormait jusqu’à ce que je le réveille,  tu jouirais éternellement de la moitié de ses richesses, et de l’amour bien-aimé de ton frère. Edgar.»

Conspiration ! «... dormait jusqu’à ce que je le réveille?» ... «la moitié de ses richesses»... Edgar, mon propre fils? Il aurait écrit ça de sa main? Son cerveau et son cœur auraient conçu cette lettre? Qui vous l’a portée?

 

EDMOND.

Personne. On l’a lancée par la fenêtre, juste là, pour que je la trouve.

 

GLOUCESTER.

Vous reconnaissez son écriture?

 

EDMOND.

Son écriture, oui, mais j’ai peine à reconnaître son esprit. Pas Edgar. Impossible.

 

GLOUCESTER.

C’est bien lui.

 

EDMOND.

Je voudrais que ces mots ne proviennent pas de son cœur.

 

GLOUCESTER.

Vous a-t-il déjà sondé de la sorte dans le passé?

 

EDMOND.

Jamais. Mais, plus d’une fois,  je l’ai entendu dire qu’un fils dans la force de l’âge devrait garder un père vieillissant sous sa tutelle afin d’en gérer la fortune.

 

GLOUCESTER.

Le traître! Sa lettre confirme ses pensées. Ingratitude! Fils infâme, dénaturé! Où se cache-t-il? Partez à sa recherche.  Trouvez-le-moi.

 

EDMOND.

Je vous prie, modérez votre colère jusqu’à ce qu’il vous expose lui-même la nature de ses intentions; il ne faut pas vous émouvoir de la sorte sans que vous n’ayez de certitude absolue. Ce serait agir contre votre honneur, et peut-être contre sa vertu. Je crois, sur ma vie, qu’il use de cette astuce pour éprouver mes propres sentiments d’obéissance à votre égard.  Il n’a pas mesuré le danger de son projet.

 

GLOUCESTER.

Agir contre son propre père! Malgré ma tendresse et mon amour. Il ne peut être à ce point monstrueux.

 

EDMOND.

Vous vous placerez à l’écart tandis que je le ferai parler. Selon ses paroles que vous entendrez, vous en aurez le cœur net. Je le ferai ce soir même.

 

GLOUCESTER.

Par le ciel et par la terre! Edmond, trouvez-le. Gagnez sa confiance, je vous prie, et procédez selon votre sagesse. Afin de tout savoir, je suis prêt à tout donner.

 

EDMOND.

Je le trouverai. Je ferai l’impossible et je vous aviserai.

 

GLOUCESTER.

Les récentes éclipses de la lune et du soleil ne laissent présager rien de bon. Ces provocations nous gouvernent sans le secours de notre raison. Froideur en amour et en amitié, division entre frères,  discorde entre les nations, complots, révolutions de palais, horribles mésententes entre les pères et leurs enfants. Va me chercher ce fils indigne, Edmond. Tu seras récompensé. Mais sois prudent. Pour son honnêteté, Kent vient d’être chassé. Étrange, étrange...

 

Il sort.

 

EDMOND.

La parfaite bêtise de ce monde! Quand, par notre propre incurie, notre fortune tombe malade, voilà que le soleil est coupable de tous les désastres, ou la lune, ou les étoiles, comme si nous devenions des scélérats et des fous sous la dictée du ciel; des fourbes, des gueux ou des traîtres selon des prescriptions de l’atmosphère; des ivrognes, des hypocrites et des adultères sous l’influence des planètes; et la noire opération humaine revêt sa part de fatalité divine. Admirable évasion de l’homme qui met sa bestialité sur le compte des étoiles!  Pour avoir engrossé ma mère sous la queue du Dragon, mon père m’aurait donc fabriqué dans la Grande Ourse, et voilà qui met en lumière toute ma dépravation. Pfftt ! J’aurais été ce que je suis, même si l’étoile la plus immaculée du firmament  avait relui sur ma bâtardise.

 

Entre EDGAR.

 

Tiens, il arrive, à point nommé, comme la catastrophe dans la vieille comédie. Reprenons notre rôle et feignons la mélancolie; je dois dire comme le fou à Sainte-Marie-De-Bethléem : «Comme ces éclipses présagent les dissensions!»

 

EDGAR .

Mon frère Edmond, dans quelle sombre méditation je te vois?

 

EDMOND.

Qu’importe. Quand as-tu vu mon père pour la dernière fois?

 

EDGAR .

Hier au soir.

 

EDMOND.

Tu lui as parlé?

 

EDGAR .

Nous avons parlé durant deux heures.

 

EDMOND.

Étiez-vous en bons termes? Y avait-il de la colère dans ses paroles ou dans ses gestes?

 

EDGAR .

Aucunement.

 

EDMOND.

Trouve en quoi tu aurais pu l’offenser, et je t’en conjure, évite sa présence. Il faudra quelque temps pour apaiser le feu de sa rage, car son déplaisir est vif au point que rien ne saurait le calmer. Pas même les blessures qu’il voudrait t’infliger.

 

EDGAR .

Un traître, assurément, a juré ma perte.

 

EDMOND.

J’en ai bien peur, mon frère. Écoute mon conseil. Arme-toi, et va-t-en. Je te mentirais en te disant qu’on te veut du bien.  Mais chut. Je ne veux pas te révéler davantage les choses terribles que je sais, car j’ai vu la réalité, comme on le dirait d’une épouvantable peinture dans l’obscurité. Vite, va-t-en.

 

EDGAR .

Mais, tu m’aviseras ?

 

EDMOND.

Je suis avec toi. (Edgar sort.) Mon père est crédule.  Mon frère, par sa noblesse, se tient si loin du mal qu’il en ignore l’existence. Comme leurs vertus stupides me facilitent la tâche! Je dois continuer mon affaire. Je ne suis pas né de la bonne façon, mais j’aurai, par la ruse, la jouissance de leurs terres. Qu’importe le moyen, s’il peut servir mon but.

 

 

SCÈNE 3.

 

Entrent Gonoril et Oswald.

 

GONORIL.

Est-ce vrai que mon père a frappé l’homme qui a frappé le chien?

 

OSWALD.

Oui madame.

 

GONORIL.

Jour et nuit, il gonfle mes humeurs. Pas une minute sans que ses accès de grossièreté ne sèment la pagaille entre nous. Je ne veux plus tolérer cela. Ses chevaliers sont sans manières. À la moindre vétille il nous faut endurer leur tapage. Quand il reviendra de la chasse, je ne veux pas lui parler. Dites que je suis souffrante. Si jamais vous relâchiez un peu votre service à son endroit, je ne dirais pas non. Au mieux, je prendrais votre défense.

 

OSWALD.

Il vient, madame. Je l’entends.

 

GONORIL.

Un peu de négligence, faites à votre guise, vous et vos compagnons. Je veux qu’on en finisse. S’il n’est pas content qu’il aille chez ma sœur. Elle et moi sommes du même avis : il n’aura pas notre peau. Il est vieux, grotesque, et cherche à s’accaparer des pouvoirs dont il s’est lui-même départi. Je vous jure que les vieillards retombent en enfance. Ils ont besoin de louanges et de punitions, et nous devons toujours les corriger quand ils se trompent. Retenez ce que je vous dis.

 

OSWALD.

Oui madame.

 

GONORIL.

Ayez plus de dédain pour ses chevaliers. Ne vous occupez pas du résultat. Avisez les vôtres. Je veux créer des occasions, et je le ferai. Il est grand temps que je parle. Je vais écrire à ma sœur qu’elle fasse comme nous. Qu’on prépare le dîner.

 

Ils sortent.

 

 

 

SCÈNE 4.

 

Entrent  le roi Lear et sa suite, de retour de la chasse.

 

LEAR.

Je veux dîner ici même, et sur-le-champ.

 

(Entre Kent, déguisé en Fou. )

 

LEAR, à Kent.

Qui es-tu?

 

KENT.

Les grands de ce monde te diront qu’au royaume de la folie je ne suis pas seul. Jamais les fous n’ont eu la vie si difficile depuis que les sages ont perdu la raison. Si tu me donnes un œuf, je te donnerai deux couronnes.

 

LEAR.

Comment, deux couronnes ?

 

KENT.

Je fendrai l’œuf en deux, je goberai l’intérieur, et cela fera deux couronnes. Quand tu as fendu ta couronne en deux et abandonné les deux moitiés, c’est toi qui as voulu épargner ton âne en marchant dans la boue. Qu’avais-tu dans le crâne quand tu t’es départi de ton unique trésor?

 

LEAR.

Quel est ton métier? Que nous veux-tu?

 

KENT.

Mon métier est de ne pas être moins que je parais, de servir celui qui me fait confiance, d’aimer celui qui est honnête, de parler avec celui qui a la sagesse d’en dire le moins possible, de craindre le jugement, de me battre quand il le faut; aussi je ne mange pas de poisson.

 

LEAR.

Qui es-tu ?

 

KENT.

Un homme pauvre comme le roi.

 

LEAR.

Si tu es aussi pauvre sujet que le roi est pauvre, tu es plus pauvre encore que tu ne le crois. Que cherches-tu?

 

KENT.

Je cherche à servir.

 

LEAR.

Qui ?

 

KENT.

Toi.

 

LEAR.

Me connais-tu?

 

KENT.

Non, mais tu as l’allure d’un maître.

 

LEAR.

Quels services peux-tu rendre ?

 

KENT.

Je peux t’apprendre un monologue:

Ce que tu possèdes, ne le montre pas.

Ce que tu sais, ne le dis pas.

Ce que tu conserves, ne le prête pas.

Si tu dois courir, ne marche pas.

Ce que tu entends, ne le crois pas.

Ne risque pas le peu que tu as.

La putain, ne la baise pas.

Le mauvais vin, ne le bois pas.

Hors de ta maison ne va pas.

Et comme ça, tu ne t’appauvriras pas.

 

LEAR.

Viens. Si je ne t’aime pas moins après mon dîner, je te prends à mon service.

 

Entre Oswald.

 

LEAR.

Toi! Où est ma fille?

 

OSWALD, écartant le roi de son chemin :

S’il vous plaît.

 

Il sort.

 

LEAR, à Kent.

Tu as vu ? As-tu entendu? (À Kent.) Rappelle-moi ce malotrus ! (Kent sort. Aux hommes de sa suite :) Ma parole, dormez-vous tous ? Eh bien, ce dîner ? Ça vient ? Je crois qu’on ne me traite pas avec le même empressement qu’avant.

 

UN CHEVALIER.

Nous avons noté une grande diminution dans les égards, tant chez les serviteurs que chez le duc en personne et votre fille.

 

LEAR.

Ha... Tu as noté cela?

 

LE CHEVALIER.

Pardonnez-moi, mon seigneur, mais j’ai le devoir de ne pas me taire si je crois qu’on nuit à votre Altesse.

 

Kent revient.

 

LEAR, à Kent.

Eh bien?

 

KENT.

Il dit que ta fille est souffrante.

 

LEAR.

Quel grossier subalterne!

 

KENT.

Il l’a dit d’un ton fort abrupt. Il ne veut pas te parler.

 

LEAR.

Ne veut pas quoi? Il y a trop d’incurie dans la demeure. Je veux tirer cela au clair. (Au chevalier:) Vous, allez chercher ma fille. Je veux lui parler.

 

Entre Oswald, affairé.

 

LEAR.

Hé toi ! Dis un peu qui je suis ?

 

OSWALD.

Le père de ma maîtresse.

 

 LEAR.

«Le père de ma maîtresse!» Exécrable valet, un chien répondrait mieux que ça.  Roquet ! Ne me regarde pas ainsi.

 

Lear le frappe.

 

OSWALD.

Je vous interdis.

 

KENT, à Oswald,  le faisant trébucher.

Piètre joueur !

 

LEAR, à Kent.

Merci mon ami. Tu me conviens. Je t’aimerai.

 

KENT, à Oswald.

Debout! Disparais. Je vais t’apprendre la différence entre toi et les autres. Va-t’en, je te dis. Cesse de mesurer le sol avec ta carcasse ridicule. Mets ta sagesse à profit, et va-t’en.

 

Oswald sort.

 

LEAR.

Merci de tout mon coeur. (Il lui donne une bourse :) Prends cet acompte pour tes services.

 

KENT.

Et toi, prends mon bonnet.

 

LEAR.

Pourquoi, Fou ?

 

KENT.

Parce que tu n’as plus la faveur des autres. Si tu ne souris pas dans la direction du vent, tu risques d’attraper froid. Prends mon bonnet. Tu as banni deux de tes filles et tu as fait le bonheur de la troisième malgré toi. Si tu veux me suivre, tu dois porter ce bonnet.

 

LEAR.

Prends garde au fouet !

 

KENT.

La vérité est un chien auquel on donne le fouet. Quant au chien de la maîtresse, on lui permet de se prélasser au coin du feu. Même s’il pue.

 

LEAR.

Est-ce moi que tu vises ?

 

KENT.

Te voici près de moi

Je parle par ta voix.

Nous faisons la paire tous les deux.

Je suis le fou amer,

Et toi le fou gracieux.

 

LEAR.

Paroles inutiles, paroles de fou. Dire ça, c’est ne rien dire.

 

KENT.

Dis-moi : à quoi sert le rien?

 

LEAR.

Le rien ne sert à rien.

 

KENT.

C’est là le montant que valent tes terres depuis le jour où tu as échangé tes filles contre des marâtres, qui tiennent le bâton quand toi tu baisses tes culottes. Je ne voudrais pas être à ta place. Tu as si bien épluché les deux côtés de ton esprit qu’il n’y a plus rien au milieu.

 

Entre Gonoril.

 

Voici justement une des épluchures.

 

LEAR.

Eh bien, ma fille. Pourquoi ces plis dans votre front ? Je les vois souvent depuis quelques jours.

 

KENT.

Tu jouissais d’une grâce quand tu n’étais pas encore préoccupé par les plis de son front. À présent, tu n’es plus qu’un trou dans un cercle. Je vaux plus que toi. Je suis un fou. Tu n’es qu’un zéro. (À Gonoril :) Ça va, ça va. Je me tais. Je vois votre air, et je l’entends, quoique vous n’avez rien dit.

 

Il chante :

Mmm Mmm

Si tu renonces au pain

À la croûte et à la mie

Tu finiras demain

Par en avoir envie.

 

GONORIL, à Lear.

Votre fou n’est pas le seul à jouir de tous les droits. Les gens de votre suite sont exécrables; ils nous cherchent querelle à tout propos, avec une ostentation qui nous irrite. Je vous ai avisé de cela afin que vous y mettiez de l’ordre mais, d’après ce que je vois et ce que j’entends, et d’après votre lenteur à réagir, non seulement vous approuvez cette incurie , mais  je crains que vous ne l’encouragiez. Si c’était le cas, une telle offense au bien-être commun vous vaudrait d’être blâmé de façon nécessaire et légitime, quoique très fâcheuse pour vous.

 

LEAR.

Êtes-vous bien ma fille?

 

GONORIL.

Allons, je vous sais capable de raisonner avec plus de sagesse. Chassez de votre esprit ces humeurs qui altèrent votre jugement.

 

KENT.

Même un âne verrait que la charrue est devant le bœuf.

 

LEAR.

N’y a-t-il personne ici qui me reconnaisse? L’homme à qui vous parlez n’est pas Lear. Ce n’est pas Lear qui marche, ce n’est pas lui qui parle, qui voit, et qui pense; est-ce qu’il veille?  Non, peut-être qu’il dort . Quelqu’un pour le réveiller.  Pour lui dire: «Hé, ombre du roi Lear!» Car l’homme que je suis n’a ni connaissance ni sagesse, il n’a pas de royauté, pas plus qu’il n’a de filles.

 

KENT.

Dont le père est très obéissant.

 

LEAR.

Quel est votre nom, madame?

 

GONORIL.

Allons, cet ébahissement  que vous mimez est aussi pitoyable que vos récentes lubies. Je vous prie de bien me comprendre, puisque vous devez en avoir la sagesse à votre âge. Vous entretenez une centaine d’écuyers qui sont bruyants, lubriques et effrontés, au point que ma cour ressemble à une auberge. Ce palais n’est pas une porcherie. La simple décence m’oblige à intervenir sur-le-champ. Je vous demanderais donc, et si vous refusez je l’exigerai, de réduire votre escorte de moitié et de vous en tenir à une suite composée de gens qui auront plus ou moins votre âge. Ainsi tout le monde connaîtra sa place.

 

LEAR.

Ténèbres et démons! ... Qu’on prépare mes chevaux, et qu’on prévienne mes hommes! Je ne resterai pas chez une garce, Dieu merci, j’ai une autre fille!

 

GONORIL.

Vous frappez mes intendants, des gens de qualité, que vos grossiers compagnons traitent comme des valets.

 

Entre le duc d’Albany.

 

LEAR.

Malheur à qui se repent trop tard! (À Albany:)  Vous voilà donc! Est-ce là votre volonté? Voyez la face blême de l’ingratitude, plus hideuse que la mort quand c’est sur le visage de votre enfant. (À Gonoril:) Abominable vautour! Mes hommes sont de nobles et valeureux chevaliers qui savent leur devoir à la lettre et qui veillent scrupuleusement sur leur réputation. Comme elle était insignifiante la faute qui me paraissait si affreuse chez Cordelia ! Et pourtant, comme un anéantissement, elle a pulvérisé l’homme que j’étais en me séparant de ma raison. Oh Lear ! Lear! Mon cœur était tout amour, il n’est plus ouvert qu’à la rancune.  (À sa suite:) Venez.

 

ALBANY.

Bien que j’ignore ce qui vous agite, je me déclare innocent.

 

LEAR.

C’est possible. Mais toi, Nature, notre mère à tous qui nous a engendrés, écoute-moi : renonce à ton projet de rendre cette femme féconde, assèche ses entrailles de crainte qu’un enfant disposé à l’honorer ne sorte de son ventre. Il faut sinon qu’elle accouche d’un monstre pervers et dénaturé. Que ce rejeton de la haine soit à jamais le tourment de sa mère. Qu’il marque de rides le front de sa jeunesse, qu’il creuse sur ses joues des sillons de larmes, et qu’il n’ait pour le lait nourricier de son sein que dédain et sarcasme, qu’elle sente au fond d’elle-même, au plus profond d’elle-même, que l’ingratitude d’un enfant est plus amère que la morsure d’un serpent.

(Il sort, suivi de Kent.)

 

ALBANY.

Par tous les dieux, que lui est-il arrivé?

 

GONORIL.

Qu’importe que vous le sachiez! Laissez ce vieillard sénile. Plus rien ne peut entraver l’épanchement de ses humeurs.

 

Le roi Lear et Kent reviennent.

 

LEAR.

Réduire mon escorte de moitié! D’un seul coup!

 

ALBANY.

Que dites-vous, sire?

 

LEAR.

Voilà ce que je dis!

(À Gonoril.)

Honte !

Mortelle honte de me voir méprisé

Par toi dans ma fierté d’homme,

Et ces larmes brûlantes que je verse malgré moi,

Je veux qu’elles soient des ouragans tourmentés qui t’affligent!

Que la malédiction d’un père

Creuse dans ta chair des plaies inguérissables!

Voyez comme ils pleurent

Mes pauvres yeux crédules,

Ces yeux de vieillards, à cause d’elle!

Je voudrais les arracher avec leurs larmes

Et les enfouir pour humecter la terre.

J’ai une autre fille, je sais qu’elle est bonne et secourable.

Quand elle saura ce que tu m’as fait,

Elle écorchera de ses ongles ta face de louve.

Je vais redevenir

Celui que tu crois détruit à jamais.

 

Lear sort.

 

GONORIL, à Albany.

Qu’en pensez-vous, mon Seigneur?

 

ALBANY.

Malgré l’amour que j’ai pour vous, ce que je viens d’entendre...

 

GONORIL.

N’en parlons plus. (À Kent:) Et toi, plus fourbe que fou, rejoins ton maître.

 

KENT.

Lear ! Lear ! Ne pars pas sans ton Fou! Je voudrais qu’on l’attrape comme un renard et qu’elle soit pendue!

 

Il sort.

 

GONORIL, appelant.

Venez ici, Oswald !

 

Entre Oswald.

 

OSWALD.

Madame ?

 

GONORIL.

Avez-vous écrit à ma sœur ?

 

OSWALD.

Oui madame.

 

GONORIL.

Attelez vos chevaux et partez avec vos gens la prévenir. Transmettez-lui les craintes que j’éprouve et dites-lui ce qu’il vous a fait personnellement. Puis vous me reviendrez. Hâtez-vous. (Oswald sort.  À Albany:) Je ne saurais condamner votre neutralité mon seigneur, bien que la rigueur en cette cause me paraisse plus louable et plus sage qu’une indulgence néfaste.

 

ALBANY.

Vos vues sont peut-être plus éclairées que les miennes, mais le mieux s’avère parfois l’ennemi du bien.

 

Ils sortent.

 

 

Fin de la version numérique

 

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