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7190275 - Post. 18-03-30 - 15:40:12 - Marie Stuart

© Photo Mausolée de Marie Stuart à Westminster Abbey - Kim Traynor - https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1344.html

 

Remerciement: Marianne Boudreau, Bibliothèque de l'École Nationale de Théâtre du Canada.

 

 

 

MARIE STUART

 

Pièce en cinq actes (1800)

 

de FRIEDICH von SCHILLER

Texte  français de Normand Chaurette (1995)

d’après une traduction littérale de Marie-Élisabeth Morf

 

 

 

PERSONNAGES, par ordre d'entrée :

 

HANNA KENNEDY, nourrice de la reine d'Écosse

SIR AMIAS PAULET, gardien de prison

MARIE STUART, reine d'Écosse, prisonnière en Angleterre

MORTIMER, neveu de Paulet

WILHEM CECIL, baron de BURLEIGH, Grand-Trésorier d'Angleterre

SIR WILLIAM DAVISON, secrétaire de la reine d'Angleterre

LE COMTE DE KENT

ELISABETH, reine d'Angleterre

LE COMTE DE BELLIÈVRE, ambassadeur de France

GEORGE TALBOT, comte de Shresbury

ROBERT DUDLEY, comte de Leicester

MARGARETHE KURL*, femme de chambre de Marie Stuart

 

La scène se passe en Angleterre en 1587

 

*Endosse aussi les répliques de MELVIL dans cette version pour la scène

 

 

 

 

ACTE I

 

Au château de Fotheringhay

 

SCÈNE 1

 

Hanna Kennedy, nourrice de la reine d’Écosse, est en pleine dispute avec Sir Paulet.

 

HANNA KENNEDY

Arrêtez!

Qu’emportez-vous encore?

 

SIR PAULET

D’où sort ce bijou?

J’ai beau la dépouiller

De tout ce qu’elle possède

Et qu’est-ce que je trouve?

Encore des objets précieux

Encore des trésors

Encore des cachettes!

 

HANNA KENNEDY

Vous n’avez pas le droit.

Vous violez son intimité.

 

SIR PAULET

C’est ce que je dois faire.

 

HANNA KENNEDY

Des papiers sans valeur

Des brouillons

Écrits dans ses moments de désespoir

Pour oublier le temps.

 

SIR PAULET

Au contraire!

Le temps lui manque

Pour raffiner ses complots.

 

HANNA KENNEDY

Des brouillons

Écrits en français.

 

SIR PAULET

Vous voyez bien!

La langue de nos ennemis.

 

HANNA KENNEDY

Elle écrivait une lettre

À la reine d’Angleterre.

 

SIR PAULET

J’irai lui porter moi-même.

Et je garde ce bijou.

 

HANNA KENNEDY

Vous insultez!

Vous abaissez!

 

SIR PAULET

Tant qu’elle possédera quelque chose

Elle pourra nuire.

N’importe quel objet

Est un couteau entre ses mains.

 

HANNA KENNEDY

Vous lui avez tout enlevé.

Regardez ces murs dépouillés

Ce plancher vulgaire

On a du mal à croire

Qu’une reine habite ici.

Que dire de la vaisselle

Dans laquelle

Vous lui servez sa nourriture?

Des bols d’étain grossier

Qui donnent mal au cœur.

 

SIR PAULET

C’est ainsi qu’elle traitait

Son mari en Écosse

Pendant qu’elle et son amant

Se vautraient dans de l’or.

 

HANNA KENNEDY

Vous lui avez tout pris

Tout! Tout!

Même son miroir.

 

SIR PAULET

Le simple fait

De se regarder

Lui redonnerait

Espoir et assurance.

 

HANNA KENNEDY

Même son miroir!

Et vous lui avez pris ses livres.

 

SIR PAULET

Sauf la Bible.

Pour racheter ses fautes.

 

HANNA KENNEDY

Quel destin

Pour une femme

Qui a grandi

Dans l’éclat

De la cour des Médicis!

Vous lui avez enlevé le pouvoir

Ça ne vous suffit pas?

Il est facile de se résigner

Devant les grandes épreuves.

Mais on souffre

D’être privé

Des petites choses

Qui font la vie.

 

SIR PAULET

Qu’elle sache à présent

Ce qu’est l’humilité.

 

HANNA KENNEDY

Quelles que soient les erreurs

Commises dans sa jeunesse

Cela ne regarde que sa conscience

Et son propre cœur.

Personne en Angleterre

N’a le droit de la juger.

 

SIR PAULET

Elle sera jugée ici

Car c’est ici

Qu’elle est coupable.

 

HANNA KENNEDY

Grands dieux!

Mais coupable de quoi?

 

SIR PAULET

D’avoir poussé le peuple

Au bord de la guerre civile.

D’avoir encouragé

Des passions

Contre la religion d’État

Instaurée par la reine d’Angleterre,

D’avoir armé contre elle

Des traîtres

Et des assassins.

Elle dresse les hommes

De ce pays

Les uns contre les autres

Les rassemble

Dans la mort

Et rien ne pourra l’arrêter

Tant que nous ne verrons pas

Couler son sang à elle.

L’horreur a commencé le jour

Où cette nouvelle Hélène

A foulé le sol hospitalier

De l’Angleterre.

 

HANNA KENNEDY

L’hospitalité de l’Angleterre!

Ce jour-là elle a foulé

Le sol de son malheur

Alors qu’en exilée

Elle venait

Chercher du secours

Auprès de sa famille.

Elle n’a trouvé que du mépris

Et la prison!

En dépit de ses droits

En dépit de son rang.

On l’a jetée dans un trou

Pour y enfouir

Ses plus belles années.

On l’a fait comparaître

À la barre d’un tribunal.

On l’a accusée

Comme une criminelle d’État.

On la diminue.

On la salit.

Voilà l’hospitalité

De l’Angleterre.

 

SIR PAULET

Elle est venue dans ce pays

Comme une meurtrière

Jetée dehors par son peuple

Déchue du trône

Sur lequel elle a commis

Des crimes abominables

Au nom de la religion catholique.

En refusant de signer

Le traité d’Edimbourg

Elle a choisi cette prison.

Du fond de son cachot

Elle espère conquérir l’Angleterre.

Elle ne fait confiance

Qu’aux intrigues

Aux complots

Et aux manigances.

 

HANNA KENNEDY

Vous en dites beaucoup de mal.

Non content de l’emmurer vivante

Vous l’avez dépouillée

De ses rêves.

À quand remonte le jour

Où elle a vu autre chose

Que le visage sinistre

De son gardien?

N’est-ce pas votre neveu

Que vous avez engagé

Pour la surveiller?

Il est dur

Insensible.

Comme s’il fallait ajouter

De nouveaux barreaux

À sa captivité.

 

SIR PAULET

Ils ne seront jamais

Assez nombreux.

J’aimerais mieux

Monter la garde

À la porte de l’enfer

Que d’être responsable

De cette femme.

Pendant que je dors.

Est-ce que je sais

Si les barreaux

Ne seront pas limés

Si la solidité de ces murs

Ne sera pas ébranlée

Si le sol

Ne sera pas creusé

Pour donner passage

À la trahison?

Je vis dans l’effroi

Je n’ose plus fermer l’œil

J’erre la nuit comme un égaré

À l’affût de la moindre faille.

J’examine les serrures

Et j’anticipe

L’apparition de l’aube

Persuadé que tout

Ce qui m’effraie

Peut se réaliser.

 

HANNA KENNEDY

La voilà qui arrive.

 

SIR PAULET

L’orgueil

Et la jouissance

Du monde

Dans son cœur.

 

 

 

SCÈNE 2

Marie entre.

 

HANNA KENNEDY, allant vers elle

Reine!

On nous amoindrit!

Chaque nouvelle journée

Jette de nouvelles injures

Sur nos têtes.

 

MARIE STUART

Dis-moi calmement

Qu’est-il encore arrivé?

 

HANNA KENNEDY

Regarde:

Tes lettres

Et ce bijou que nous avions réussi

À dissimuler avec tant de peine

Sont entre leurs mains.

Il ne nous reste plus rien.

On nous a tout volé.

 

MARIE STUART

Calme-toi, Hanna.

Ces choses-là ne font pas une reine.

On peut nous maltraiter

Mais pas nous abaisser.

En ce pays d’épreuves

Apprends qu’il faut tout endurer.

 

À Paulet:

 

Vous avez pris de force

Ce que j’allais

Vous remettre aujourd’hui.

Il y a dans ces papiers

Une lettre adressée

À la reine d’Angleterre,

Ma sœur par alliance.

Jurez-moi de la lui porter

Vous-même

En mains propres

Et non par l’intermédiaire

De l’hypocrite Burleigh.

 

SIR PAULET

Je dois d’abord y réfléchir.

 

MARIE STUART

Sachez que je la supplie

Elle que je n’ai encore jamais vue,

De m’accorder

La faveur d’un entretien.

On m’a fait comparaître

Devant un tribunal

Formé d’hommes

Absents de tous sentiments

Et je n’ai pas pu m’y reconnaître.

Elisabeth est de ma race

De mon sexe

Et de mon sang.

Parce qu’elle est femme

Et que nous sommes sœurs

C’est à elle seule

Que je veux me confier.

 

SIR PAULET

Plus d’une fois

Vous avez confié

Votre destin et votre cœur

À des hommes.

 

MARIE STUART

J’ai une deuxième requête

Depuis que je suis prisonnière

Je n’ai pas encore eu

Le réconfort de l’Église.

Celle qui m’a pris

Ma couronne et ma liberté

Et qui menace même

De me prendre la vie

Aurait-elle la cruauté

De me le refuser?

 

SIR PAULET

À l’heure que vous voudrez,

Le pasteur…

 

MARIE STUART, l’interrompant vivement

Qui vous parle de «pasteur»?

Je veux un prêtre

De ma propre religion.

Je veux aussi qu’on m’envoie

Le notaire et ses adjoints

Afin qu’ils prennent par écrit

Mes dernières volontés.

L’épuisement sans fin

Et la misère de cette prison

Se nourrissent de mon corps.

Mes jours sont comptés

Je le sais

Et je me considère

Comme une mourante.

Je veux faire mon testament.

Je veux disposer

De ce qui est à moi.

 

SIR PAULET

C’est votre droit.

La reine d’Angleterre

Ne compte pas s’enrichir

De ce qui est aux autres.

 

Il amorce une sortie.

 

MARIE STUART

Vous partez?

Encore une fois

Vous me laissez

Dans l’ignorance!

Je suis séparée

Isolée

Du monde entier.

Aucune nouvelle

Ne parvient

Jusqu’à l’intérieur

De ces murs.

Un long mois s’est écoulé

Depuis que les quarante-deux commissaires

M’ont emprisonnée dans ce cahot

Avec une urgence inexplicable

Une rapidité déconcertante.

Ils sont venus comme des fantômes

Sont repartis comme des fantômes

Et, depuis,

Tout n’est qu’un épouvantable silence.

Je cherche en vain

À lire dans vos yeux

Si mon innocence existe

S’il me reste des alliés.

Rompez ce silence

Dites-moi

Une fois pour toutes

Ce que je dois craindre

Ou ce que je peux espérer.

 

SIR PAULET, après un silence

C’est avec le ciel

Qu’il faut régler vos comptes.

 

MARIE STUART

C’est de vous

Et de mes juges terrestres

Que j’exige la justice.

 

SIR PAULET

On vous jugera

N’en doutez pas.

 

MARIE STUART

Qu’en est-il de mon procès?

 

SIR PAULET

Je ne sais pas.

 

MARIE STUART

Suis-je condamnée?

 

SIR PAULET

Je ne sais rien.

 

MARIE STUART

L’Angleterre est un pays

Où tout va très vite.

Qui me tuera d’abord?

Les juges

Ou un assassin?

Je me prépare à tout

Croyez-le.

Et je sais jusqu’où

Peut aller

La reine d’Angleterre.

 

SIR PAULET

Les souverains de l’Angleterre

Sont soumis à l’État

Et à leur Parlement.

La décision des juges

S’accomplit aux yeux du monde.

 

 

 

SCÈNE 3

Les précédents; Mortimer, neveu de Paulet, qui entre sans faire attention à la reine.

 

MORTIMER

On vous demande, mon oncle.

 

Il sort comme il est entré. La reine réagit avec indignation et se tourne vers Paulet, qui veut suivre Mortimer.

 

MARIE STUART

Un dernier point, milord.

En raison du respect

Que j’ai pour vous

Je peux supporter

Tout ce que vous devez me dire.

Mais qu’on m’épargne

La vue de ce garçon

Dont le comportement m’insulte.

 

SIR PAULET

Ce qui vous le rend odieux

Fait pour moi toute sa valeur.

Voilà enfin quelqu’un

Capable de se tenir

Il ne risque pas de fondre

devant vos larmes.

Il a été formé

Par de fructueux voyages

Et nous revient de Paris et de Reims

Pour nous servir loyalement.

Auprès de lui,

Vos manigances sont inutiles.

 

Il sort.

 

 

SCÈNE 4

 

HANNA KENNEDY

Quelle insolence!

Te parler de cette façon!

 

MARIE STUART, perdue dans ses réflexions

À l’époque

Où tout n’était que splendeur

Nous écoutions avec complaisance

N’importe quelle flatterie.

À présent, il est juste

Ma pauvre Kennedy

Que nous prêtions l’oreille

À la voix austère

De leurs accusations.

 

HANNA KENNEDY

Quoi?

Serais-tu donc

À ce point résignée?

Toi, si légère autrefois?

Toi qui me reprochais

D’être sérieuse

Alors que je te blâmais

D’être insouciante?

 

MARIE STUART

Toujours je vois le spectre

Du roi Darnley

Mon époux

Encore mouillé de sang

Qui sort de son tombeau.

Jamais la paix

Ne sera possible

Entre lui et moi

Tant que mes souffrances

N’égaleront pas les siennes.

 

HANNA KENNEDY

Quelle étrange pensée!

 

MARIE STUART

Tu oublies, Hanna

Ce que ma mémoire

Ne peut effacer.

C’est aujourd’hui l’anniversaire

De ce terrible meurtre.

 

HANNA KENNEDY

Célébrons-le

En congédiant le fantôme

Dans la paix pour toujours.

Quant à toi

Tes regrets depuis tant d’années

Et le souvenir effrayant

De ta faute

Sont bien la preuve

Aux yeux du ciel

Que tu es pardonnée.

 

MARIE STUART

Ma faute paraît

Toujours aussi récente

Quand je vois ainsi

Le sang couler

Des veines de mon époux

Dans la tombe ouverte.

Dieu lui-même refuserait

D’aller prier sur ce tombeau.

 

HANNA KENNEDY

Ce n’est pas toi

Qui l’as assassiné

Ce sont les autres.

 

MARIE STUART

Je connaissais leur plan

Et je leur ai donné mon aide

J’ai charmé mon époux

Pour mieux l’attirer

Dans la mort.

 

HANNA KENNEDY

Comment t’en tenir responsable?

Tu étais si jeune!

 

MARIE STUART

Si jeune, oui!

Pour tenir des comptes

Avec le remords.

 

HANNA KENNEDY

Tu as tiré

De l’obscurité

Un homme qui n’était rien.

Par la seule force de ton amour

Tu l’as conduit dans ton lit

Et de là

Jusqu’au trône d’Écosse.

Tu as partagé généreusement

Avec lui ta couronne.

Comment a-t-il pu oublier

Que sa gloire et son destin

Étaient le résultat

De ton amour?

Il était pourtant

Dans sa nature ingrate

De ne pas le reconnaître.

Il t’a offensée

En te soupçonnant injustement

En médisant contre toi

Et te faisant violence.

Tu ne pouvais plus

Soutenir son regard

Il ne t’inspirait que du mépris

Et tu voulais le fuir.

Qu’a-t-il fait pour te reconquérir?

A-t-il tenté de se faire pardonner?

S’est-il mis à genoux?

S’est-il jeté à tes pieds?

Il a poignardé le musicien Rizzio

Auprès de qui tu te réconfortais.

C’est par le meurtre

Qu’on a puni le meurtrier.

 

MARIE STUART

Et la victime

Aujourd’hui réclame mon sang.

En voulant me consoler

Tu renforces mon crime.

 

HANNA KENNEDY

Le jour où tu as permis ce crime

Tu n’étais pas toi-même.

Tu étais ensorcelée

Par le pouvoir abusif

De ton amant Bothwell

Ce maître séducteur.

Il t’avait fait boire

Des philtres destinés

À troubler ton esprit

Comme la magie du diable

L’aurait fait.

 

MARIE STUART

Il n’y avait pas de magie.

J’ai succombé à la fougue

De cet homme.

 

HANNA KENNEDY

Il avait convoqué

Tous les damnés de l’enfer

Pour mieux s’emparer

De ta volonté.

Je voulais te raisonner

Mais tu ne m’écoutais plus.

La sagesse, la vertu,

L’honnêteté

Tout cela était devenu

Incompréhensible pour toi.

Il avait anéanti

Tes instincts de pudeur

Et plutôt que l’embarras

Qui te faisait rougir

Je voyais dans tes joues

Un feu qui te ravageait.

Tout entière,

Tu flambais dans le désir.

Qu’était devenu le voile mystérieux

Qui te protégeait?

Il avait fait de toi

Un corps épris du sien

Et tu ressentais le plaisir sensuel

Comme on ressent la gloire.

Tu l’as laissé brandir

L’épée royale d’Écosse

Et parader dans les rues d’Edimbourg.

Sous tes ordres

On a assiégé le Parlement

Ce temple de la justice où,

Encore une fois sous tes ordres,

Les juges ont été forcés

D’innocenter le meurtrier.

Et tu es allée plus loin…

 

MARIE STUART

Oui! Va jusqu’au bout!

Je lui ai donné ma main

Devant l’autel!

 

HANNA KENNEDY

O que le silence

Se fasse à jamais

Sur ce mariage

Qui a été ta perte.

Mais tu n’es pas une femme perdue.

Qui mieux que moi

Peut en témoigner?

Je t’ai vue naître

Je t’ai élevée

Je sais de quoi ton cœur est fait

Je connais ta beauté

Ton insouciance naturelle.

Je te le dis:

L’esprit du mal existe

Il peut s’incarner

Dans nos corps

Et laisser

Une blessure éternelle.

Mais courage.

Convoque la paix pour toi-même.

L’Angleterre t’accuse de crimes

Dont tu es innocente.

Ni Elisabeth

Ni son Parlement

Ne sont tes juges.

 

MARIE STUART

Qui vient?

 

Mortimer paraît à la porte.

 

HANNA KENNEDY

Le neveu.

 

(À Mortimer:)

 

Entrez.

 

 

 

SCÈNE 5

 

Les précédents, Mortimer, entrant timidement.

 

MORTIMER, à la nourrice

Éloignez-vous.

Montez la garde devant la porte.

Je dois parler à la reine.

 

MARIE STUART

Reste, Hanna.

 

MORTIMER

N’ayez pas peur.

Vous ignorez qui je suis.

 

Il lui tend une lettre.

 

MARIE STUART, parcourt la lettre et recule d'étonnement

Qu’est-ce que c’est?

 

MORTIMER, à la nourrice

Allez

Veillez à ce que mon oncle

Ne puisse pas nous surprendre.

 

MARIE STUART, à la nourrice qui hésite et qui la regarde avec perplexité

Va, va.

Fais ce qu’il te dit.

 

La nourrice sort.

 

 

SCÈNE 6

Marie, Mortimer.

 

MARIE STUART

De mon oncle!

Le cardinal de Lorraine,

De France!

 

(Lisant:)

 

«Faites confiance au jeune Mortimer

Mon fidèle messager

Car vous ne trouverez pas

De meilleur ami en Angleterre.»

 

Elle regarde Mortimer avec étonnement:

 

Est-ce encore une illusion?

Le monde entier veut ma perte

Et j’aurais, moi, un ami?

L’arrogant neveu de mon geôlier,

Lui qui me persécute…

Vous… un ami?

 

MORTIMER

Pardonnez mon insolence.

J’ai dû agir ainsi

Contre mon gré

Mais c’était le seul moyen

De vous approcher

Et de vous venir en aide.

 

MARIE STUART

Vous m’étonnez.

Je ne saurais passer si vite

Du lieu de la détresse

À celui de l’espoir.

Parlez. Parlez-moi.

Prouvez-moi que le bonheur se peut

Que je puisse y croire.

 

MORTIMER

Le temps presse.

Mon oncle reviendra tout à l’heure

Avec Lord Burleigh.

Avant que vous ne sachiez

La terrible raison de leur visite,

Apprenez de moi

Comment la Providence

Va vous sauver.

 

MARIE STUART

Dois-je croire à un miracle?

 

MORTIMER

Permettez d’abord

Que je vous parle de moi.

 

MARIE STUART

Je vous écoute.

 

MORTIMER

J’ai vingt ans.

L’on m’a élevé

Selon des principes austères.

Pourtant, ma curiosité

M’a incité à voyager

Hors de notre île

Et j’ai pris congé

De cette terre puritaine

Où rien n’est permis

Afin d’enjamber la France

Et de gagner ce lieu de mes rêves:

L’Italie, dont on me parlait tant!

À cette époque de l’année

Des pèlerins par milliers

Parcouraient les chemins

Comme un long fleuve

Aux eaux vives.

J’empruntai ce courant

Menant à l’embouchure suprême

Et je me retrouvai, moi, au centre

De la plus inimaginable merveille:

Rome!

Oui, moi, reine!

J’ai vu de mes yeux

S’ébranler les splendeurs

J’ai vu venir à moi les colonnes

J’ai vu dans la démesure

Se dresser l’Arc de Triomphe

Et puis le Colisée!

Que de hauteurs

Et que de vertiges

À la vue de ces blocs éternels!

Je ne savais rien de l’Art

Et j’en étais inondé!

Les dogmes de l’Église d’Angleterre

M’avaient appris la haine des icônes

Et le mépris de ces manifestations

D’ardeur si sensuelles,

De ces réjouissances pour l’âme.

Je n’avais jamais prié

Qu’avec des mots rigides,

Comme des ossements sans chair.

Mais là, oui, enfin, oui!

J’avais pénétré dans la nef

D’une église où je sentais tomber

Comme une pluie sur mon corps

Les sons d’une musique céleste.

Croyez-moi

Quand je levai la tête

Vers une statue ciselée dans le marbre

Juste là, au-dessus de moi

Je l’ai vue me tendre les bras

Et m’inviter à gravir le piédestal.

Chaque fresque autour de moi

Se mit à tourner

Comme si j’avais été

Un ange parmi les autres.

J’étais au centre

De toutes les merveilles

Possibles en ce monde.

 

MARIE STUART

C’est trop! Arrêtez!

Cessez de parler de la vie!

Pitié -

Je suis en prison dans le noir.

 

MORTIMER

Moi aussi j’étais prisonnier

Mais j’ai libéré mon esprit

J’ai regardé la lumière du jour

Et j’ai juré de m’affranchir

De cette vie

Menée dans l’étroitesse.

Là-bas j’ai rencontré votre oncle

Le Cardinal de Guise.

Un homme! Quel homme! Et tout un!

 

MARIE STUART

Parlez-moi de lui.

Faites qu’il ne m’ait pas oubliée.

 

MORTIMER

Il m’a enseigné le danger

Qui nous guette

À force de trop raisonner

Sur l’invisible.

Nous avons des yeux pour voir,

Il en va ainsi de la foi.

Il soutient que l’Église

Doit être visible

Sans quoi l’esprit de vérité

Serait trop abstrait.

Voilà pourquoi

J’ai abjuré

Mes anciennes croyances.

Un jour que j’étais chez lui

J’ai aperçu au mur

Le portrait d’une femme

Et je me suis senti subjugué

Par le charme

Qui s’en dégageait.

J’étais là, debout

Ému jusqu’au fond de mon âme

Incapable de maîtriser

La force de mes sentiments.

Il me dit alors:

«Vous avez raison

De vous émouvoir

Devant ce tableau.

Il n’est pas de plus belle femme

Sur la terre

Mais entre toutes

Elle est la plus malheureuse.

Et c’est chez vous,

En Angleterre,

Qu’elle souffre.»

 

MARIE STUART

Je n’ai pas tout perdu:

Il me reste encore

L’amitié de cet homme.

 

MORTIMER

Je sais

Que la maison des Tudor

Fait de vous

La seule reine légitime

De ce pays.

Elisabeth, qui porte ce titre

A été conçue dans l’adultère.

C’est à vous qu’il appartient

De régner.

Ceux qui s’y opposent

Commettent une grave injustice

Et devront reconnaître tôt ou tard

Votre innocence et vos droits.

 

MARIE STUART

Je maudis ces droits

Qui sont la source

De mes souffrances.

 

MORTIMER

Me voici enfin

Non plus devant votre portrait

Mais bien devant vous,

Vous-même en personne!

La reine Elisabeth

A raison de vous tenir

À l’abri des regards.

Votre seule beauté

Rendrait jalouse

Toute la jeunesse

De ce pays.

Aucune épée ne resterait

Dans son fourreau

Car une épouvantable rébellion

Éclaterait si le peuple

Apprenait, en vous voyant,

Que vous êtes

Sa véritable reine.

 

MARIE STUART

Si chaque homme d’ici

Pouvait me voir avec vos yeux!

 

MORTIMER

Vous êtes la lumière.

Mais je suis venu aussi

Vous faire part

D’une terrible nouvelle.

 

MARIE STUART

Ma sentence!

Nous y sommes!

Parlez librement.

Je suis prête.

 

MORTIMER

Elle a été prononcée.

Quarante-deux juges

Vous ont déclarée coupable.

Les lords et la Chambre des Communes

De la Cité de Londres

Exigent une prompte exécution

De votre jugement.

Seule Elisabeth hésite encore.

 

MARIE STUART, avec contenance

Rien ne me surprend

Ni ne m’effraie.

Je sais qui sont mes juges.

Après ce qu’ils m’ont fait subir

Comment peuvent-ils m’innocenter?

Ils n’ont d’autre choix

Que de me garder prisonnière

Afin que soient engouffrés

Dans un éternel cachot noir

Ma vengeance et mes droits.

 

MORTIMER

Tant que vous êtes en vie

La peur d’Elisabeth existe.

Aucun cachot n’est assez noir

Et votre mort seulement

Lui assure le trône.

 

MARIE STUART

Elle irait jusque là?

Me trancher la tête,

Moi, une reine?

 

MORTIMER

N’en doutez pas.

 

MARIE STUART

J’ai encore des alliés.

La France se vengera.

 

MORTIMER

Elle a scellé une paix définitive

Avec la France

En donnant sa main

Et son trône

Au duc d’Anjou.

 

MARIE STUART

Le roi d’Espagne

Répliquera par les armes.

 

MORTIMER

Aucune armée ne l’effraie

Pourvu qu’elle soit en paix

Avec son peuple.

 

MARIE STUART

Ma tête sous la hache du bourreau!

Va-t-elle donner un tel spectacle aux Anglais?

 

MORTIMER

Ce pays a vu plus d’une reine

Passer du trône à l’échafaud.

 

MARIE STUART, après un silence

Vous êtes aveuglé par la peur

Et l’attachement

Que vous avez pour moi

Vous fait envisager le pire.

Ce n’est pas l’échafaud que je crains.

Il y a des moyens

plus pernicieux

De provoquer la mort.

 

MORTIMER

Ils ne commettront pas de meurtre

Ni ouvertement ni secrètement.

Mais soyez sans crainte:

Douze jeunes Anglais

Se sont réunis ce matin

Et ont fait le serment

De vous libérer de cette prison.

Le comte de Bellièvre

Ambassadeur de France

Est informé du complot

Et a offert de nous aider.

C’est chez lui

Que nous nous rassemblons.

 

MARIE STUART

Savez-vous bien

Ce que vous entreprenez?

Rappelez-vous le sort

De tous mes alliés

Dont les têtes coupées

Ont été suspendues

En signe d’avertissement

Sur le Pont de Londres.

Rappelez-vous l’échec

De tous ceux qui,

En trouvant ainsi la mort,

N’ont fait que resserrer mes chaînes.

Partez.

Votre enthousiasme va vous perdre.

Partez pendant qu’il en est temps.

Dès que l’hypocrite Burleigh

Vous aura démasqué

Vous subirez le sort

Réservé aux traîtres.

Quittez ce château.

Marie Stuart n’a jamais

Porté bonheur aux siens.

 

MORTIMER

Je n’ai pas peur

de toutes ces têtes coupées.

Comme ce doit être enivrant

De mourir pour vous!

 

MARIE STUART

Ni la force ni la ruse

Ne pourraient me sauver.

C’est l’Angleterre

Tout entière

Qui se dresse devant moi.

Seule la volonté d’Elisabeth

Peut ouvrir les portes

De ma prison.

 

MORTIMER

Vous espérez l’impossible.

 

MARIE STUART

Je ne connais qu’un seul homme

Qui pourrait me sauver.

 

MORTIMER

Qui?

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester.

 

MORTIMER, reculant avec surprise

Leicester? Le comte de Leicester?

Votre ennemi juré

L’amant d’Elisabeth?… lui?

 

MARIE STUART

Trouvez-le. Confiez-vous à lui

Et pour prouver que c’est moi

Qui vous y envoie

Vous lui donnerez ceci.

 

Elle sort un papier de son corsage. Mortimer hésite à l’accepter.

 

Allez lui porter cette lettre

Que je garde depuis si longtemps

Dans l’espoir de déjouer

La vigilance de votre oncle.

C’est un ange

Qui vous envoie.

 

MORTIMER

Expliquez-moi…

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester vous dira tout.

Ayez confiance en lui

Il aura confiance en vous.

Qui vient?

 

HANNA KENNEDY, entrant vite

Paulet est ici

Accompagné d’un seigneur de la Cour.

 

MORTIMER

C’est Lord Burleigh.

Rassemblez vos forces.

Écoutez calmement

Ce qu’il va vous dire.

 

Il s'éloigne. Kennedy le suit.

 

 

 

SCÈNE 7

Marie, Lord Burleigh, grand trésorier d’Angleterre, et Sir Paulet.

 

SIR PAULET

Vous désiriez connaître votre sort.

Lord Burlejgh

Le grand trésorier d’Angleterre

Vient vous en informer.

Écoutez-le, et résignez-vous.

 

MARIE STUART

Que ma dignité témoigne

De mon innocence.

 

LORD BURLEIGH

Veuillez par mes mots

Entendre la bouche du tribunal.

 

MARIE STUART

Tiens! Un tribunal qui,

Non content de babiller

S’enorgueillit d’une bouche!

 

SIR PAULET

Vous ironisez comme si déjà

Vous connaissiez le verdict.

 

MARIE STUART

Puisqu’il me vient de Burleigh,

Je m’en doute.

À propos, milord…

 

LORD BURLEIGH

Plus de respect.

Je parle au nom

Du Tribunal des Quarante-Deux.

 

MARIE STUART

Excusez-moi

De vous interrompre tout de suite

Mais je n’ai aucun respect

Pour le Tribunal des Quarante-Deux.

Même si je suis tout pour eux

Eux ne sont rien pour moi.

N’est-il pas écrit qu’en Angleterre

Chaque accusé se doit d’être jugé

Par ses semblables?

Or il n’y avait ni roi ni reine

Dans cette assemblée

Que je sache.

 

LORD BURLEIGH

Vous avez entendu l’acte d’accusation

Vous avez répondu devant le Tribunal.

 

MARIE STUART

J’étais convaincue de mon innocence.

J’ai répondu aux accusations

Par respect pour les juges

Et non pour leur mandat

Que je réprouve.

 

LORD BURLEIGH

Que vous le vouliez ou non

Tout ceci est une question de procédure

Qui ne saurait entraver

Le cours de la justice.

Vous êtes en Angleterre

Vous respirez l’air anglais

Vous profitez de nos bienfaits

Et de notre protection

Selon la loi anglaise.

Vous êtes conséquemment

Soumise à son pouvoir.

 

MARIE STUART

L’air de l’Angleterre,

Je le respire dans une prison anglaise.

Cela s’appelle-t-il en Angleterre

Un bienfait?

Quant à vos lois

Je les connais peu.

Pourquoi les apprendrais-je?

Je ne suis pas citoyenne

De ced royaume

Mais bien la reine libre

D’un pays étranger.

 

LORD BURLEIGH

Et pensez-vous

Que ce titre de reine

Peut vous servir de sauf-conduit

En pays étranger

Pour allumer la rébellion?

Que vaut la sécurité d’un État

Si la justice ne eut traiter

Une hors-la-loi de sang royal

De la même façon

Que des vauriens?

 

MARIE STUART

Je ne veux pas

Me soustraire à la justice -

Ce sont seulement vos juges

Que je récuse.

 

LORD BURLEIGH

Les juges, ah bon?

S’agit-il à vos yeux

De citoyens comme les autres?

Ou issus des bas-fonds

Des improvisateurs ignorants

De ce que le Droit veut dire

À la merci des opinions

D’un peu tout le monde

Et qui se contentent

D’être l’écho

D’une volonté populaire?

Sachez que ces hommes

Sont les plus consciencieux

De ce pays

Qu’is ont l’esprit autonome

Ce qui les rend sages

Et les place au-dessus

De la concurrence servile

Et de la corruption.

Ces hommes-là sont ceux

Qui nous gouvernent

Selon des principes

De justice et de liberté.

Le simple fait

De prononcer leurs noms

Devrait suffire à dissiper les doutes:

L’archevêque de Canterbury

Le primat de l’Église

Qui rassemble tous les peuples.

Le sage Talbot

Gardien de nos emblèmes…

D’après vous,

La reine d’Angleterre

Pouvait-elle trouver

De plus nobles représentants

Pour incarner la justice

De ce royaume?

Et si jamais l’un ou l’autre

De ces hommes

Émettait un jugement

Dicté par l’intérêt

Pensez-vous

Qu’une quarantaine de juges

Abonderaient dans son sens

Avec une même passion?

 

MARIE STUART, après un moment de silence

J’entends avec stupéfaction

Votre éloquence, milord,

Une arme par laquelle

Vous avez toujours triomphé.

Comment moi,

Une fille peu instruite

Pourrais-je me mesurer

À tant d’habileté?

Si ces juges sont tels

Que vous les décrivez

Je n’ai plus un mot à dire.

Ils n’ont qu’à me déclarer coupable

Et pour moi

Il n’y a plus aucun espoir.

Mais ces hommes d’envergure

Que vous nommez fièrement

Et qui veulent ma perte

En m’écrasant de tout leur poids

Je les vois tenir des rôles

Bien différents

Dans l’histoire de ce pays.

La haute noblesse d’Angleterre

Et son souverain gouvernement

Ressemblent quant à moi

À un sérail peuplé d’esclaves.

Sa Haute-Chambre

Monnaye ses intérêts

Avec la Chambre des Communes,

L’une et l’autre

Rivalisant de corruption.

Elles votent des lois

Puis les annulent;

Elles concoctent des mariages

Pour aussitôt les dénoncer

Et déclarer des divorces.

Selon l’humeur du roi

N’importe laquelle de ses filles

Peut être déshéritée

Et traitée publiquement de bâtarde

Pour se voir le lendemain

Couronnée reine d’Angleterre.

J’ai vu la haute noblesse d’ici

Aux convictions inébranlables

Changer, sous quatre règnes,

Quatre fois de croyance.

 

LORD BURLEIGH

Vous vous dites ignorante

Des lois de l’Angleterre

Mais vous connaissez tout

De ses malheurs.

 

MARIE STUART

Et ça, ce sont mes juges,

Lord Trésorier!

Je suis juste envers vous

Soyez-le vers moi.

On dit que vous voulez

Le bien de cet État

Et celui de la reine;

Que vous êtes incorruptible

Vigilant, infatigable.

J’en doute quand je vous vois

Arranger vos intérêts

Sous le couvert de la justice.

Que les juges qui vous appuient

Soient les hommes les plus nobles

De toute l’Angleterre,

Il n’en demeure pas moins

Que tous, tous!

Vous êtes des protestants.

Vous jugez non seulement

La reine d’Écosse

Mais aussi une femme écossaise

Catholique, une papiste!

Comment l’Anglais

Se peut-il juste

Envers l’Écossais?

Ce proverbe en dit long

Sur nos haines ancestrales.

Toute nation

S’opposant à l’Angleterre

A reçu depuis toujours

L’appui de l’Écosse.

Toute guerre

Visant à détruire l’Écosse

A été depuis toujours

L’œuvre de l’Angleterre.

Un feu nous ravage

Qu’on ne verra s’éteindre

Que le jour où, enfin,

Une seule et même tête

Portera l’unique couronne

Unissant nos deux peuples

Alors inséparables.

 

LORD BURLEIGH

Et c’est à une Stuart

Si je ne me trompe

Que doit revenir cette couronne?

 

MARIE STUART

Pourquoi le nier?

Oui, je l’avoue

J’ai cru en cet espoir.

Pour avoir voulu

Apaiser le feu

De nos deux peuples

Je me suis consumée

Dans ma propre passion.

 

LORD BURLEIGH

Vous n’avez fait

Qu’attiser un feu

Déjà dévastateur

Afin de vous hisser

Sur le trône

Pendant que le reste brûlait.

 

MARIE STUART

Des preuves!

Où sont vos preuves?

 

LORD BURLEIGH

Je ne suis pas ici

Pour discuter de la cause

Que vous défendez.

Par quarante voix contre deux

Vous êtes reconnue coupable

D’avoir violé un bill

Instauré l’an passé

À l’effet que :

«Si, dans un royaume

Une rébellion est soulevée

Au nom et au profit

D’une personne

Prétendant à la Couronne,

Cette personne sera traduite

Devant les tribunaux

Et son crime sera puni

Par la peine de mort.»

Comme vous voyez…

 

MARIE STUART

Milord de Burleigh!

Je vois bien que c’est un bill

Rédigé expressément

Pour me perdre:

Pas étonnant

Que j’en sois la victime!

Quel est mon recours

Si l’homme qui a signé

Au bas de mon jugement

Est celui-là même

Qui a signé la loi?

Niez-le donc!

Niez donc que ce bill

N’a été conçu

Que pour m’anéantir!

 

LORD BURLEIGH

Que pour vous avertir.

C’est vous-même

Qui avez signé votre arrêt de mort.

Malgré nos loyales mises en garde

Vous vous êtes jetée

Dans le gouffre

Qui s’ouvrait sous vos pieds.

Vous êtes accusée d’avoir,

De votre prison,

Exercé le contrôle

En dictant par écrit

Chacune des opérations

D’un soulèvement.

 

MARIE STUART

J’ai fait ça, moi?

Qu’on me montre les documents.

Les preuves!

 

LORD BURLEIGH

On vous les a montrées

Devant le Tribunal.

 

MARIE STUART

Des copies

Écrites par une main étrangère.

Je veux les originaux!

Je veux les voir

Écrits par ma propre main.

Où sont les originaux?

 

LORD BURLEIGH

Vos secrétaires Kurl et Nau

Ont attesté les lettres.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne pas m’avoir

Confrontée à eux?

 

LORD BURLEIGH

Vos secrétaires Kurl et Nau

Ont affirmé sous serment

Avoir écrit ces lettres

Sous votre dictée.

 

MARIE STUART

On me condamne

Sur la foi de mes domestiques!

On accorde préséance

À des témoignages de subalternes

Qui se sont parjurés

Pour me trahir, moi,

La reine d’Écosse!

 

LORD BURLEIGH

Vous avez déclaré vous-même

Que l’Écossais Kurl

Était un homme loyal et vertueux.

 

MARIE STUART

Il l’était.

Mais c’est à l’heure du danger

Qu’on reconnaît un homme.

La peur de la torture

Lui aura fait avouer

N’importe quoi.

 

LORD BURLEIGH

Il parlait de son plein gré.

 

MARIE STUART

Puisque mes deux secrétaires

Sont encore en vie

Faites-les comparaître

En ma présence,

Qu’ils répètent ce qu’ils ont dit

En me regardant dans les yeux.

C’est un droit

Qu’on accorde même aux assassins.

Un décret de l’actuel gouvernement

Ordonne que tout accusateur

Parle en présence de l’accusé.

Vrai ou faux, Lord Burleigh?

Lord Paulet,

Je vous ai toujours

Hautement considéré;

Prouvez-moi que je n’ai pas tort

Et répondez sur votre conscience:

Est-ce vrai qu’un tel décret

Existe en Angleterre?

 

SIR PAULET

Oui, c’est exact.

Cette loi-là existe

Je dois dire la vérité.

 

MARIE STUART

Puisque vous appliquez

Le droit de l’Angleterre

Quand il peut m’écraser

Pourquoi l’ignorez-vous

Quand il peut m’être favorable?

Pourquoi mes deux secrétaires

Qui sont toujours en vie

Ne témoignent-ils pas

En ma présence

Comme la loi l’ordonne?

 

LORD BURLEIGH

Ne vous emportez pas, milady.

Tout ceci

N’est pas la seule raison.

 

MARIE STUART

C’est la seule

Qui me rende passible

De la peine de mort.

Et c’est elle que je conteste.

Ne déviez pas, Lord Burleigh.

Il s’agit de la peine de mort.

 

LORD BURLEIGH

Il est prouvé

Que vous avez négocié avec Mendoza

L’ambassadeur d’Espagne.

 

MARIE STUART

Ne déviez pas, milord.

 

LORD BURLEIGH

Que vous avez comploté

Popur renverser la religion de ce pays

Que vous avez incité tous les rois d’Europe

À nous déclarer la guerre…

 

MARIE STUART

Supposons que je l’aie fait!

Je ne l’ai pas fait

Mais supposons.

On me garde ici prisonnière

De façon inhumaine

Et contre les droits et libertés

De n’importe quel citoyen.

Par violence,

Vous m’avez enchaînée.

Je suis en droit de légitime défense

J’en appelle

À tous les États du continent

Pour appuyer ma cause,

Tout ce qui est juste et loyal

En temps de guerre

Je compte l’utiliser.

Car la question qui se pose

Entre l’Angleterre et moi

N’est pas une question de justice

Mais bien une question de force.

 

LORD BURLEIGH

N’invoquez pas

Le droit terrible

De la force.

Ce serait encourager le bourreau.

 

MARIE STUART

Je suis faible,

Elisabeth est forte.

Bien!

Qu’elle use de sa force.

Qu’elle me tue!

Qu’elle me sacrifie!

Mais qu’elle avoue

Acte de Force

Et non pas acte de Justice.

Qu’elle m’assassine

Mais qu’elle ne prétende pas

Me juger.

Qu’elle ose paraître

Telle qu’elle est.

 

Elle sort.

 

 

 

 

SCÈNE 8

Burleigh, Paulet.

 

LORD BURLEIGH

Elle nous brave

Et nous bravera

Jusque sur l’échafaud.

On ne peut pas briser

Ce tempérament de feu.

A-t-elle été surprise

D’entendre son jugement?

A-t-elle pleuré

A-t-elle seulement pâli?

Elle n’en a pas appelé

De notre pitié.

Elle soupçonne

L’esprit hésitant d’Elisabeth.

Ce sont nos doutes

Qui font son courage.

 

SIR PAULET

Soyons plus fermes

Et son arrogance disparaîtra.

Il est vrai

Qu’il y a eu des irrégularités

Lors du procès.

Il aurait fallu

Que les témoins à charge

Comparaissent devant elle.

 

LORD BURLEIGH

C’était trop risqué.

Son pouvoir

Et ses larmes de femelle

Auraient remué

Tous les esprits.

 

SIR PAULET

Ce procès qui se voulait équitable

Va devenir

Pour les ennemis de l’Angleterre

L’étendard de notre parti pris.

 

LORD BURLEIGH

Même le plus équitable des tribunaux

Ne saurait échapper au blâme.

L’opinion publique se range toujours

Du côté des malheureux.

Pour nous qui triomphons

Nous ne récoltons que l’odieux

Et c’est Elisabeth avant tout

Qui en portera le poids

Surtout si la victime

Est une autre femme.

La reine a le pouvoir

De gracier les coupables.

Il faut qu’elle use de ce droit.

Il paraîtrait ignoble

Que la justice suive son cours.

 

SIR PAULET

Vous voulez donc qu’elle vive?

 

LORD BURLEIGH, brusquement

Jamais!

C’est ce combat entre la vie et la mort

Qui terrifie la reine

Et qui chasse le sommeil de son lit.

Ce combat qui déchire son âme.

Son œil nous implore

Mais sa bouche reste muette.

On peut presque entendre:

«N’y a-t-il aucun de mes sujets

Qui me délivrerait

Du choix terrible qui m’incombe?

Vivre dans la terreur sur mon trône

Ou offrir la tête

De ma propre sœur

À la hache.»

 

SIR PAULET

Mais que faire?

 

LORD BURLEIGH

La reine se dit

Que des serviteurs plus attentifs

Pourraient y faire quelque chose.

 

SIR PAULET

Plus attentifs?

 

LORD BURLEIGH

Pour interpréter un ordre muet.

 

SIR PAULET

Un ordre muet?

 

LORD BURLEIGH

En ne gardant pas comme un trésor

Un serpent venimeux.

En enlevant la reine d’Écosse à Talbot

Pour la remettre entre vos mains,

Nous espérions…

 

SIR PAULET

Insinuez-vous

Qu’on m’aurait choisi

Pour autre chose

Que mon honnêteté?

 

LORD BURLEIGH

Laissons courir le bruit

Qu’elle dépérit…

Qu’elle est de plus en plus malade.

Elle disparaît.

Tranquillement elle meurt

Dans la mémoire des hommes.

Et votre réputation

Resterait intacte.

 

SIR PAULET

Mais pas ma conscience.

 

LORD BURLEIGH

Si vous ne voulez pas

Y prêter votre main

Il ne faudrait pas

Empêcher celle d’un autre…

 

SIR PAULET

Aucun meurtrier

Ne passera le seuil de sa porte

Tant et aussi longtemps

Que je serai son gardien.

Sa vie m’est aussi sacrée

Que celle de la reine d’Angleterre.

Vous êtes les juges, jugez.

Si elle est coupable,

Condamnez-la.

Au jour convenu

Convoquez le charpentier

Avec sa hache et sa scie

Qu’il bâtisse l’échafaud.

Pour le bourreau,

Pour lui seulement,

J’ouvrirai la porte.

 

 

 

 

ACTE II

 

Le palais de Westminster

 

SCÈNE 1

 

Le comte de Kent et Sir William Davison se rencontrent.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Vous, milord de Kent?

De retour du théâtre?

La fête est déjà finie?

 

LE COMTE DE KENT

Vous-même, vous n’y étiez pas?

 

SIR WILLIAM DAVISON

Mon travail m’a retenu.

 

LE COMTE DE KENT

Vous avez manqué le plus beau des spectacles.

Figurez-vous le Lord Maréchal, le juge

Et les dix chevaliers de la reine

Montant la garde

Devant le Château-fort de la Chasteté

Pour prévenir l’attaque française

Des troupes du Désir.

Un drapeau s’avance

Et, dans un madrigal,

Il ordonne à la Chasteté de se rendre.

C’est alors un déploiement d’artillerie

Où, de la bouche des canons,

Des bouquets d’asters

Se déploient en répandant

Une essence enivrante et subtile.

Les troupes du Désir

S’effondrent vaincues,

Et c’est la fin.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Ça ne présage rien de bon

Pour le mariage de la reine

Avec le duc d’Anjou.

 

LE COMTE DE KENT

Ce n’était que du théâtre.

Dans la réalité,

Parions que la Chasteté

Finira par se rendre.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Croyez-vous?

Vraiment? Pas moi.

 

LE COMTE DE KENT

Tout est conclu.

La France a accepté

La clause la plus litigieuse:

Monsieur le duc aura droit

À sa messe dans une chapelle fermée

Mais il s’engage

À honorer publiquement

La religion de l’Angleterre.

Le peuple a jubilé

À l’annonce de la nouvelle,

Sa plus grande crainte étant

Que la reine meure sans héritier.

Le trône reviendrait

Forcément à Marie Stuart

Et l’Angleterre se verrait

De nouveau enchaînée

Sous l’autorité du pape.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Alors le peuple

N’a plus rien à craindre:

Les deux reines vont se coucher

L’une dans son lit nuptial

L’autre dans son tombeau.

 

LE COMTE DE KENT

Chut. La reine.

 

 

 

SCÈNE 2

Les précédents, Elisabeth, conduite par Leicester, le comte de Bellièvre, George Talbot, comte de Shrewsbury, et lord Burleigh.

 

LA REINE ELISABETH, à Bellièvre

Comte

Je plains ces seigneurs intrépides

Qui ont traversé la mer

Pour venir jusqu’à nous

Car à ma cour

Il n’y a rien de comparable

Aux splendeurs et aux fêtes

Que peut organiser

La machine royale de France.

Mon peuple,

Composé de gens simples et heureux,

Honore mon règne.

L’amour que mes sujets me témoignent

Quand je parais en public

Est l’unique spectacle

Que je puis offrir

Aux délégations étrangères.

J’admets que c’est peu

En regard de la beauté

Solaire et immortelle des jardins

De la reine Catherine de Médicis.

Splendeur qui suffirait à m’affadir,

Moi, et mon règne.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Une femme seulement

Constitue le spectacle étonnant

De la cour de Westminster.

L’étranger en est aveuglé

Car elle possède à elle seule

Tous les délices de son sexe.

Mais que Sa Majesté

Me permette de prendre congé.

Je dois porter la nouvelle inespérée

Au duc d’Anjou.

Jamais je ne l’ai vu

Dans une si chaude impatience.

Il a quitté Paris vers le nord

Et dépêché ses messagers sur Calais.

Votre «oui» au mariage

Volera avec ivresse

Vers ses oreilles

Comme la rapidité de l’air.

 

LA REINE ELISABETH

Que de hâte, comte de Bellièvre!

Vous me pressez d’allumer

La torche des célébrations

Dans un ciel gris et lourd.

L’habit de deuil

Me conviendrait mieux

Que la toilette nuptiale.

Une terrible épreuve

Menace de s’abattre

Sans tarder sur ce pays

Et sur moi-même.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Votre engagement, reine

Nous convient pour l’instant.

Les fêtes auront lieu

En des jours plus propices.

 

LA REINE ELISABETH

Les monarques sont esclaves

De leur condition.

Ils ne peuvent avoir accès

Aux impulsions de leur cœur.

J’aurais désiré

Que jusqu’à ma mort

Il ne soit jamais question

De mariage.

Voilà comment

J’aurais conçu mon règne.

Mais le peuple

En a décidé autrement.

Son bonheur présent

Ne lui suffit pas.

Il anticipe l’avenir.

Il veut que j’assure

La pérennité de mon sang.

Je dois lui sacrifier

Mon trésor le plus cher:

Ma liberté.

Le peuple me force

À prendre un maître:

Il me démontre bien

Que je ne suis qu’une femme,

Moi qui me pensais homme

Et roi.

Une souveraine qui s’oblige

À méditer son règne

Dans le dénuement du célibat

Devrait se dispenser

Du principe qui divise

L’humanité en deux sexes

Et qui commande à l’un

De se soumettre à l’autre.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Aucun doute que personne

Sur la terre

Ne vaille le sacrifice

De votre liberté.

Cependant, si la naissance

Le rang, la fortune et la virilité

Rend un mortel

Digne de ce sacrifice

Alors…

 

LA REINE ELISABETH

Il est hors de doute

Que marier un fils de France

De sang royal

Est pour moi un honneur.

Je le dis sans détour.

Si ce mariage

Fait l’affaire de mon peuple

C’est là le principal.

Si telle est sa volonté

J’ajoute qu’il n’y a pas

D’autres rois en Europe

Auxquels je sacrifierais

Mon trésor le plus précieux -

Ma liberté -

Avec plus d’obéissance.

Voilà qui clôt le chapitre.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Et nos espoirs sont comblés.

Mon maître désire plus

Et s’attend toutefois

À ce que...

 

LA REINE ELISABETH

À ce que quoi?

 

Elle tire de son doigt un anneau: le regardant, pensive:

 

Une reine ne vaut pas plus

Qu’une simple femme.

Même protocole

Même devoir

Même servitude.

L’anneau fait le mariage

Et fabrique des chaînes

Portez ce présent

À Son Altesse

Mais dites-lui bien

Que ce n’est qu’un maillon

Qui ne m’enchaîne pas encore.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Je reçois le gage

En son nom.

C’est un grand jour pour nous

Puisse-t-il l’être aussi

Pour nos peuples.

Que les couronnes alliées

De France et d’Angleterre

Tissent des liens d’amitié

Et non plus de méfiance.

Que la clémence qui brille

Sur votre visage

Atteigne la plus malheureuse

D’entre toutes,

Celle que vous retenez ici

Et dont le sort

Touche d’aussi près la France

Que l’Angleterre.

 

LA REINE ELISABETH

Une chose à la fois, comte.

Ne mêlons pas deux affaires

Qui n’ont rien en commun.

Si la France veut réellement

Cette alliance

Elle doit partager mes tourments

Et ne pas se faire amie

Avec mes ennemis.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Même à vos yeux

La France serait indigne

D’une telle alliance

Si elle ne se préoccupait pas

Du sort de cette malheureuse.

Elle est veuve de notre roi,

Appartient à notre religion.

Il en va de l’honneur

Et même de votre humanité…

 

LA REINE ELISABETH

Je prends note

De votre requête.

Vous agissez en tant qu’amis;

J’agirai en tant que reine.

 

Elle salue Bellièvre qui se retire avec respect.

 

 

SCÈNE 3.

 

Elisabeth, Leicester, Burleigh, Talbot.

 

La reine s’assoit.

 

LORD BURLEIGH

Reine,

Tu satisfais aujourd’hui

Le plus grand désir

De ton peuple.

Cette alliance nous garantit

Un avenir dépourvu d’inquiétude.

Toutefois, une affaire

Reste en suspens

Qui tracasse le pays.

On exige de toi

Qu’un sacrifice soit fait.

Exauce le vœu du peuple

Et raffermit à jamais

Le bonheur de l’Angleterre.

 

LA REINE ELISABETH

Que me veut-il encore

Mon peuple?

 

LORD BURLEIGH

Il demande la tête de la Stuart.

Si tu veux assurer

Notre pleine liberté

Et notre épanouissement

Cette femme doit disparaître.

Elle doit mourir.

Sinon nous tremblerons toujours

Pour ta sécurité.

Tu le sais,

Tous les Anglais

Ne partagent pas

La même religion.

Il reste encore sur ce territoire

Des fanatiques fidèles à Rome

Dont les cœurs sont attachés

À cette Marie Stuart.

Ils t’ont juré une guerre féroce.

Nous avons déjà

Échappé à trois attentats.

Les membres de son clan

Ne reconnaissent pas tes droits.

Ils propagent l’idée

Que tu as volé ton trône.

La paix ne sera jamais possible.

En lui donnant la mort

Tu te donnes la vie.

 

LA REINE ELISABETH

La tâche qui vous incombe

Est ingrate.

Je ne doute pas

Que c’est votre rigueur

Et votre loyauté

Qui vous font parler sagement.

Mais je hais la sagesse

Qui ordonne le sang.

Réfléchissez.

Trouvez-moi une solution

Moins dramatique.

Noble Lord de Shrewsbury,

Votre opinion?

 

GEORGE TALBOT

Je désire que ton règne

N’achète pas la paix

Au prix de sa gloire.

Si cela doit être

Que ce ne soit pas

De mon vivant.

 

LA REINE ELISABETH

Dieu fasse

Que cela ne soit jamais.

 

GEORGE TALBOT

L’exécution de la Stuart

Serait un crime.

Elle n’est pas citoyenne

De ce pays.

Tu ne peux pas la juger.

 

LA REINE ELISABETH

Ainsi mon Conseil d’État

Mon Parlement

Et toutes les cours de justice

De ce pays

Seraient dans l’erreur

En me reconnaissant

À l’unanimité ce droit?

 

GEORGE TALBOT

La majorité des voix

N’est pas une preuve de la justice.

L’Angleterre n’est pas

Le centre du monde.

Tu n’es pas le jouet

D’un peuple dont l’opinion

Oscille au gré du vent.

Tu es libre.

 

LA REINE ELISABETH

En m’accordant le pouvoir

Le peuple témoigne qu’en ce pays

L’instinct de massacre

N’est pas l’apanage des rois.

J’aurais préféré

Comte de Shrewsbury

Que vous argumentiez

En ma faveur.

 

GEORGE TALBOT

Elle n’a pas d’avocat.

Tous ont peur de parler

Parce qu’ils ont peur de ta colère.

Notre Conseil d’État agirait

Avec précipitation et égoïsme

Si ma compassion

N’avait pas la chance de s’exprimer.

Tout est ligué contre elle.

Toi-même

Tu ne l’as jamais rencontrée.

Dans ton cœur

Rien ne parle pour l’étrangère.

On l’accuse d’avoir

Assassiné son mari

Et d’avoir épousé le meurtrier.

C’est une faute très lourde

Il est vrai.

Mais qui connaît réellement les motifs

Qui l’ont fait agir?

La femme n’est-elle pas

Un être essentiellement fragile?

 

LA REINE ELISABETH

Non.

La femme n’est pas faible.

Qu’il ne soit jamais question

De la faiblesse de mon sexe

En ma présence.

 

GEORGE TALBOT

La vie ne t’a pas donné

Ta juste part de bonheur.

L’austérité du devoir

T’a endurcie

À l’écart des flatteurs

Et de la vanité du monde.

Tu as appris très tôt

Les rigueurs du pouvoir.

Songe à la fragilité de Marie Stuart

Une enfant déportée en France

Où les valeurs de la cour

Se mesurent à la splendeur des fêtes.

Elle n’avait pour elle-même

Que l’atout de sa beauté.

Pas étonnant qu’elle offre au monde

L’image du ravissement.

Aussi…

 

LA REINE ELISABETH

Revenez à vous

Comte de Shrewsbury.

Un peu de sérieux -

Nous sommes en Conseil d’État.

Votre engouement pour ses charmes

Nous a convaincus.

Comte de Leicester,

Vous seul ne dites rien?

Les propos de Shrewsbury

Vous ont-ils coupé la langue?

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est d’étonnement

Que je reste muet.

On abuse de notre temps

Avec des romances

Qui n’ont pour but

Que d’émouvoir le peuple

Et d’éveiller sa sympathie.

 

LA REINE ELISABETH

Et ces sornettes se répercutent

Jusqu’ici dans notre Conseil d’État.

Par la bouche de mes «sages» conseillers!

Je suis étonnée que cette fille

Bannie par ses propres sujets

Soit devenue ici dans sa prison

Une menace.

Comment elle, sans État,

Sans pouvoir politique,

A-t-elle pu devenir

À ce point dangereuse?

Est-ce parce qu’elle réclame

Ce royaume?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Crois-tu que ceux qui contestent

Ton droit sacré

Pourraient anéantir

Ce pouvoir qui t’est conféré

Par une résolution du Parlement?

Le roi Henri l’a exclue du trône

Dans ses dernières volontés.

Crains-tu que l’Angleterre

À peine sortie de la noirceur

Se jette éperdument

Aux pieds d’une papiste?

Toi, adorée par ton peuple

Tu serais laissée pour compte

Au profit d’une meurtrière?

Qui sont-ils, tes conseillers,

Qui te harcèlent en te parlant

De ton vivant

D’une prétendue héritière

Et qui veulent hâter ton mariage

Pour sauver du danger

L’État et l’Église?

N’es-tu pas encore dans la force

Et la fleur de la jeunesse

Alors que l’autre flétrit

Et se fane de jour en jour?

Grands dieux!

Tu vivras longtemps après elle

Sans qu’il faille provoquer sa mort!

 

LORD BURLEIGH

Le comte de Leicester

N’a pas toujours parlé ainsi.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est vrai

J’ai voté sa mort au tribunal.

En Conseil d’État je parle autrement.

 

LA REINE ELISABETH

Ici, il n’est plus question de droit

Mais d’intérêt.

Qu’avons-nous tant à craindre

Puisque la France

Son seul appui, l’abandonne

En concluant par mon mariage

Une ère nouvelle?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Pourquoi la tuer?

Elle est morte.

Le mépris, c’est la mort.

Mais veillons à ce que la pitié

Ne la ramène pas envie.

Qu’elle continue de vivre

Sous la menace de la hache

Et dès qu’un bras s’armera pour elle,

Que tombe la hache.

 

LA REINE ELISABETH, se levant

Milords, j’ai écouté vos opinions

Et je vous remercie.

Avec l’aide de Dieu

Qui éclaire les rois

Je jugerai selon le choix

Qui me paraîtra le meilleur.

 

 

 

 

SCÈNE 4

Les précédents; Sir Paulet et Mortimer.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet qui entre

Milord, quelles nouvelles?

 

SIR PAULET

Mon neveu, qui revient

D’un long séjour à l’étranger

Veut vous présenter ses hommages.

Accordez à sa jeunesse

Votre bonté et votre protection.

 

LA REINE ELISABETH, à Mortimer

Soyez le bienvenu.

Vous avez vu la France

Visité Rome, séjourné à Reims.

Dites-moi ce que complotent nos ennemis.

 

MORTIMER

Que leur Dieu les confonde

Et les darde avec les flèches

Qu’ils vous destinent.

 

LA REINE ELISABETH

Avez-vous rencontré le Cardinal de Guise,

Ce faiseur d’intrigues?

 

MORTIMER

J’ai rencontré tous les exilés d’Écosse

Qui concoctent à Reims

La perte de notre île.

J’ai gagné leur confiance

Afin de mettre à jour

Leurs machinations.

 

LA REINE ELISABETH

Quels sont leurs plus récents projets?

 

MORTIMER

L’annonce d’une alliance

Entre la France et l’Angleterre

Les a foudroyés.

Ils se sentent abandonnés

Et tournent leurs espoirs

Vers l’Espagne.

De plus,

Un anathème a été prononcé

Contre vous par le pape.

 

LA REINE ELISABETH

De telles armes

Ne font pas trembler l’Angleterre.

 

MORTIMER

Non mais elles sont dangereuses

Aux mains des fanatiques.

 

LA REINE ELISABETH, le regardant avec suspicion

On prétend qu’à Reims

Vous auriez fréquenté leur école

Et abjuré votre foi.

 

MORTIMER

Il m’a fallu aller jusque-là,

C’est vrai, pour vous servir.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet qui lui montre une lettre

Qu'est-ce que c'est?

 

SIR PAULET

Une lettre de la reine d’Écosse

Qui vous est adressée.

 

LORD BURLEIGH, vivement, voulant la prendre

Donnez-la-moi.

 

SIR PAULET, qui tend la lettre à la reine

Pardonnez-moi Lord Burleigh.

Marie Stuart m’a demandé

De la remettre en mains propres

À la reine.

Je ne suis pas son ennemi,

Quoi qu’elle dise.

Je ne suis l’ennemi

Que de ses crimes.

Je lui rends volontiers

Les services qui s’accordent

Avec mon devoir.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet

Que peut contenir cette lettre?

Vous auriez dû soustraire

Votre reine à ces plaintes inutiles.

 

La reine prend la lettre. Pendant qu’elle lit, Mortimer et Leicester échangent secrètement quelques mots.

 

SIR PAULET

Marie Stuart désire

Un entretien face à face.

 

LORD BURLEIGH, vivement

Jamais.

 

GEORGE TALBOT

Pourquoi pas?

C’est légitime.

 

LORD BURLEIGH

On ne peut accorder

La faveur de voir

La reine en personne

À quiconque s’est rendu coupable

De complot contre elle.

Nul d’entre vous

Ne peut loyalement

Encourager cette démarche.

 

GEORGE TALBOT

Si notre souveraine

Consent à cette rencontre

Nul ne pourra l’empêcher.

 

LORD BURLEIGH

Sa tête est condamnée à la hache.

Une rencontre entre les deux

Signifierait la grâce.

Le jugement ne pourrait s’accomplir.

Ainsi vont nos lois.

 

LA REINE ELISABETH, ayant lu la lettre, essuie ses larmes

Nous valons peu de chose!

Qui peut parler de bonheur sur cette terre?

Quel étrange destin

Que celui de cette reine!

Elle qui s’est battue sur le trône

Le plus ancien de la chrétienté

Pour rassembler sur sa tête

Les deux couronnes d’Angleterre!

Comme elle parle différemment

Maintenant que ses espoirs sont vains…

Pardonnes-moi.

J’ai le cœur brisé

La mélancolie

Saigne mon âme

Dévastée

Par la fragilité des choses.

Le destin misérable

De l’humanité

M’épouvante…

 

GEORGE TALBOT

Elle a payé le prix de sa faute.

Tends-lui la main

Comme un ange

Apparu dans la nuit

Où elle s’est engouffrée.

 

LORD BURLEIGH

Sois ferme.

Ne te laisse pas émouvoir

Fais ce qui s’impose.

Ton humanité

Ne peut rien contre elle.

En la rencontrant

Tu t’exposes au blâme

De provoquer ta victime

Par un triomphe moqueur.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous abusez, milord.

Un entretien entre deux reines

Ne regarde en rien la justice.

 

LA REINE ELISABETH

C’est le tribunal

Et non la reine en personne

Qui condamne Marie Stuart.

 

LE COMTE DE LEICESTER

S’il convient à la dignité d’Elisabeth

De suivre l’impulsion de son cœur,

La loi, elle, suivra son cours.

 

LA REINE ELISABETH

Allez milords

Nous trouverons le moyen

De conjurer la grâce

À la nécessité.

Maintenant, partez.

 

Les lords sortent. Comme Mortimer va pour sortir, elle le retient.

 

LA REINE ELISABETH

Jeune homme, un mot.

 

 

 

 

 

SCÈNE 5

Elisabeth, Mortimer

 

LA REINE ELISABETH, après quelques instants, l’ayant mesuré avec des yeux inquisiteurs

Vous avez une audace

Et un courage exceptionnels

Pour votre âge.

Vous cachez bien votre jeu.

Votre apparente candeur

Me laisse soupçonner

Une force dont vous êtes maître.

Un heureux destin

S’ouvre devant vous.

Et de ce destin,

Je veux être l’artisane.

 

MORTIMER

Moi? Moi? Que puis-je faire?

Je suis à votre service.

 

LA REINE ELISABETH

Vous savez qui sont

Les ennemis de l’Angleterre.

Leur haine contre moi est implacable

Et leurs projets visent ma perte.

Dieu m’a protégée jusqu’à maintenant.

Mais tant que vivra celle

Qui nourrit l’espoir des catholiques,

Ma couronne sera menacée.

 

MORTIMER

Cette catholique cessera de vivre

Dès que vous l’ordonnerez.

 

LA REINE ELISABETH

J’espérais que les lois décident de tout

Sans qu’il faille tremper

Mes mains dans le sang.

Mon cauchemar commence.

Le jugement est prononcé.

On me l’a dicté.

Je dois l’accomplir, Mortimer

Je dois donner l’ordre,

Moi,

De l’exécution

Et je ne peux pas

Me soustraire à cette décision.

Je ne peux pas sauver les apparences.

 

MORTIMER

Pourquoi sauver les apparences

Si la cause est juste?

 

LA REINE ELISABETH

Vous ne connaissez pas encore tout

De la nature humaine.

On jugera mon acte

Mais on ne connaîtra jamais

La répulsion que j’éprouve.

Elisabeth reine d’Angleterre

Tuerait Marie Stuart,

La reine d’Écosse?

Cette franchise jouerait contre moi.

Comme je voudrais

Que la part qui m’incombe

Dans cette condamnation

Soir recouverte

D’un doute éternel!

 

MORTIMER, essayant de comprendre

Alors, le mieux serait

Qu’elle…

 

LA REINE ELISABETH, vive

Oui, ce serait le mieux.

L’ange qui me garde

Parle par votre bouche.

Oui, continuez

Achevez…

Vous approfondissez les choses

Vous êtes différent de votre oncle.

Puis-je vous demander…

 

MORTIMER

Mon aide?

Je vous la donne.

Nous sauverons le nom d’Elisabeth.

 

LA REINE ELISABETH

Oui

Comme je voudrais

Qu’un matin

À mon réveil

Je puisse lire

Sur tes lèvres:

«Marie Stuart,

Ton ennemie jurée,

Cette nuit

A cessé de vivre.»

 

MORTIMER

Compte sur moi.

 

LA REINE ELISABETH

Quand donc

Pourrai-je dormir en paix?

 

MORTIMER

À la nouvelle lune

Tes craintes

Seront choses du passé.

 

LA REINE ELISABETH

Adieu jeune homme.

Ne souffrez pas

Si ma gratitude est à jamais

Tenue dans les ténèbres.

Le silence

Est le dieu des heureux.

Les liens les plus étroits

Et les plus tendres

Sont ceux que tisse

Le mystère.

 

Elle sort.

 

SCÈNE 6

 

MORTIMER, seul

Va

Reine hypocrite

Et sinueuse.

Tu triches au jeu du monde

Et je triche à ton jeu.

Te trahir me remplit de vertu.

Moi, un assassin?

Est-il écrit sur mon front

Que j’en serais capable?

Laisse-moi agir

Et va-t-en

Avec ton apparente dignité.

Espère longtemps en moi l’assassin.

Je gagne du temps.

Tu veux mon bien

Tu me fais miroiter tes faveurs.

Pourquoi pas ton propre corps?

Mais rien d’autre.

Qui es-tu, toi

Et que pourrais-tu me donner?

Je ne veux pas de ta gloire.

Je ne veux qu’elle:

Son amour, sa jeunesse.

Là où elle m’offre

La grâce et le bonheur

Toi tu ne donnes que la mort.

L’unique bonheur

Est celui qu’on puise

Dans le ravissement

Et dans l’oubli de soi

Dans l’euphorie de l’extase

Mon seul joyau, mon seul rêve.

Mais toi, ce ravissement,

Jamais tu ne l’as possédé.

Jamais par ton amour

Tu n’as rendu un homme heureux.

Moi seul suis désigné

Pour la sauver

Moi seul.

À moi le péril et la gloire

Et à moi la récompense.

 

Voulant sortir, il se trouve nez à nez avec Paulet.

 

 

 

SCÈNE 7

Mortimer, Paulet, Leicester.

 

SIR PAULET, sévère

Écoute-moi Mortimer!

Tu t’engages

Sur un sol glissant.

La faveur des souverains

Est séduisante.

Tu es jeune,

Mais gare à l’ambition.

Quelles que soient les promesses

Que la reine ait pu te faire

Ne te laisse pas tenter.

Si tu lui obéis,

Elle te reniera

Afin de sauver son image

Et vengera l’assassinat

Qu’elle a ordonné.

Je sais ce que la reine

Veut de toi.

Elle croit en ta jeunesse

Et veut se servir

De ton ambition.

Que lui a-tu promis?

Dis-moi.

 

MORTIMER

Mon oncle!

 

SIR PAULET

Si tu lui as promis

Je te méprise!

 

Leicester entre.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Milord

J’ai un mot à dire

À votre neveu.

Notre souveraine

A beaucoup d’estime

À son endroit.

Elle veut qu’on lui confie

Sans restriction

La garde de Marie Stuart.

Elle croit en sa loyauté.

 

SIR PAULET

Elle croit en sa loyauté

Et moi, milord

Je ne crois qu’en moi seul

Et en ce que je vois, de mes yeux.

 

Il sort.

 

 

 

SCÈNE 8

Leicester, Mortimer.

 

Mortimer sort la lettre (qu’il a reçue de Marie) et la tend à Leicester.

 

LE COMTE DE LEICESTER, cherchant à le sonder

Qui doit le premier

Faire confiance à l’autre?

 

MORTIMER

Celui qui a le moins à risquer.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est donc vous.

 

MORTIMER

Erreur.

Le peu que je suis

Ne fait pas le poids

Avec votre puissance à la cour.

Une parole de vous contre moi

Peut provoquer ma perte.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous vous trompez.

Je suis l’homme

Le plus vulnérable

De cette cour.

Une parole de vous contre moi

Et je suis fini.

 

MORTIMER

Si le tout puissant comte de Leicester

Consent à me faire un tel aveu

Je reconnais que ma valeur

Se trouve accrue

Et je peux à mon tour

Vous confier un secret.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Donnez-moi votre confiance

Vous aurez la mienne.

 

MORTIMER, lui donnant la lettre

Ceci est pour vous

De la reine d’Écosse.

 

LE COMTE DE LEICESTER, après l’avoir parcourue rapidement

Mortimer, savez-vous

Ce que contient cette lettre?

 

MORTIMER

Je n’en sais rien.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Allons!

Elle vous a sans doute dit…

 

MORTIMER

Elle ne m’a rien dit

Sinon que vous alliez m’expliquer

Ce mystère.

Comment concevoir

Que le nom de Leicester,

Amant d’Elisabeth,

Ennemi et juge reconnu

De Marie Stuart,

Soit celui en qui elle ait placé

Son seul espoir d’être sauvée?

Et pourtant!

Vos yeux ne sauraient mentir.

Quels sont vos sentiments pour elle?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dites-moi d’abord

En quoi son destin vous concerne?

 

MORTIMER, excédé

Je ne peux en ce moment

Vous le dire en détail.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Donnez-moi votre main.

Pardonnez mes doutes.

Je dois me méfier sans arrêt.

Les lords me détestent.

Ils m’épient.

Ils auraient pu vous utiliser

Pour me tendre un piège.

 

MORTIMER

Vous, si puissant,

Réduit à la terreur?

Comme je vous plains.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je sais que les sentiments

Que j’éprouve pour Marie Stuart

Peuvent vous sembler étranges.

Pour éviter

Qu’elle ne consolide sa couronne

En se mariant avec un roi d’Europe

Elisabeth m’avait destiné,

Moi son amant,

À Marie Stuart.

Depuis, les circonstances

Ont fait de moi son adversaire.

Mais aujourd’hui qu’elle est en prison

À deux pas de la mort,

Je veux risquer ma vie

Pour sauver la sienne.

 

MORTIMER

Quel être généreux vous êtes!

 

LE COMTE DE LEICESTER

L’ordre des choses a changé.

J’étais un ambitieux

insensible à la beauté

D’une jeune femme.

La main de Marie

Était trop petite pour moi.

Je rêvais de devenir

Le maître de la reine d’Angleterre.

Pendant dix ans,

J’ai rampé à ses pieds

Obéi à ses moindres caprices

J’étais son esclave, son jouet,

Et elle, comme une sultane

Faisait de moi ce qu’elle voulait.

Pour mériter ses faveurs

Il m’a fallu subir ses emportements.

Tour à tour elle me flattait

Puis elle faisait volte-face

En m’humiiant.

Jalouse, elle m’épiait

M’emprisonnait, me surveillait

Comme un enfant

Qui doit rendre des comptes.

Il n’y a pas de mots

Pour décrire cet enfer.

 

MORTIMER

Je vous plains.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Et comme je touche au but

La récompense m’échappe.

Un autre homme récolte

Le fruit de ma patience.

Ce jeune étranger, un Français,

Me prend ce que j’ai mis

Des années à obtenir.

Tous mes espoirs s’effondrent.

Je cherche dans ce naufrage

Une planche de salut.

Et c’est la beauté triomphante

Qui reprend ses droits.

Marie Stuart, trésor que j’ai perdu!

Je la vois au plus profond de sa détresse

Et l’espoir s’éveille que peut-être

Je pourrais encore la sauver

Et qu’elle m’appartienne.

Et cette lettre m’assure

Que si je la sauve

Elle se donnera à moi

En récompense.

 

MORTIMER

Vous n’avez rien fait

Rien

Pour la sauver.

Vous l’avez jugée.

Vous avez voté

Sa condamnation.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Si vous saviez pourtant

Ce que j’ai souffert!

Je devais, face aux autres,

Continuer de la persécuter.

Mais ne croyez pas

Que je l’aurais laissée

Dans son désespoir

Marcher vers la mort.

J’espérais

Et j’espère encore

Empêcher l’inévitable

En attendant qu’un moyen se présente

Afin de la délivrer.

 

MORTIMER

Ce moyen existe, Leicester.

Toutes les dispositions sont prises.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Que dites-vous?

Vous m’effrayez.

Vous voulez…

 

MORTIMER

Ouvrir de force son cachot.

J’ai des complices, tout est prêt.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Des complices?

Dans quelle entreprise

Voulez-vous m’entraîner?

Et eux, que savent-ils de mon secret?

 

MORTIMER

Soyez sans crainte

Le plan a été conçu sans vous

Et sera exécuté sans vous.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Assurez-moi que dans ce complot

Mon nom n’a jamais été prononcé.

 

MORTIMER

Que d’inquiétude, Leicester!

Vous voulez sauver

Et posséder Marie Stuart;

Des amis brusquement

Vous tombent du ciel

Pour vous en fournir les moyens

Et vous montrez plus d’embarras

Que de joie?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je crains la violence

Et le danger de cette aventure.

 

MORTIMER

Nous perdons du temps.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La tentative est impossible.

 

MORTIMER

Impossible pour vous

Qui voulez la posséder.

Nous, qui voulons simplement la sauver

Ne sommes pas si hésitants.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est trop de précipitation

Pour une affaire si dangereuse.

 

MORTIMER

Vous ne pensez

Qu’à votre réputation.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je vois les pièges qu’on nous tend.

 

MORTIMER

J’ai le courage qu’il faut

Pour les éviter.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La folie plutôt

De la folie pure!

 

MORTIMER

Vous raisonnez comme les lâches.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Si nous échouons

Nous l’entraînons à sa perte.

 

MORTIMER

De même que si nous ne faisons rien.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous ne réfléchissez pas

Vous n ‘écoutez pas.

Par votre exaltation

Vous allez gâcher

Ce qui était si bien planifié.

 

MORTIMER

Planifié par vous, sans doute.

Qu’avez-vous tant fait?

Et si j’étais son assassin

Comme la reine me l’a ordonné

Dites-moi comment

Vous pourriez lui sauver la vie?

 

LE COMTE DE LEICESTER, étonné

La reine vous aurait ordonné…

 

MORTIMER

Elle s’est méprise à mon sujet.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Et vous avez…

Vous avez accepté?

 

MORTIMER

Pour éviter qu’elle demande

À quelqu’un d’autre, oui.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous avez bien fait

Cela nous permet d’agir.

Elle se fie sur vous

L’exécution sera retardée

Et nous gagnons du temps.

 

MORTIMER, impatient

Non. Nous en perdons.

 

LE COMTE DE LEICESTER

En comptant sur vous

Elle se lave les mains du crime

Qu’elle ne veut pas commettre.

Il ne me reste plus qu’à la convaincre

De voir sa rivale face à face.

Elle aura les mains liées.

Burleigh a raison:

On ne peut exécuter la sentence

Si l’une et l’autre se voient.

Je vais tenter par tous les moyens…

 

MORTIMER

Que comptez-vous obtenir?

Elle verra qu’elle s’est trompée

Sur mon compte

Marie Stuart continuera de vivre

Et tout redeviendra comme avant.

Elle ne sera jamais libre.

Le mieux qui advienne

C’est la prison, éternellement.

Il faudra en finir par la force

Alors pourquoi

Ne pas commencer maintenant?

Vous avez du pouvoir.

Rassemblez une armée!

Cessez ce double-jeu

Montrez, à la face du monde,

Que vous êtes digne

De celle que vous aimez.

Maîtrisez la reine Elisabeth

Vous en êtes capable

Attirez-la

Dans un de vos châteaux

Là où elle vous a déjà suivi

Parlez-lui comme un homme

Montrez que c’est vous le maître

Et retenez-la captive

Jusqu’à ce que Marie Stuart

Soit enfin libre.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous ne connaissez rien de la cour!

Vous ne pouvez soupçonner

Le centième de ce dont

Cette femme est capable

Pour nous dominer.

Tout est sous son contrôle.

Suivez mon conseil.

Réfléchissez avant d’agir!

J’entends quelqu’un, allez.

 

MORTIMER

Marie Stuart vit d’espoir.

Comment puis-je la consoler?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dites-lui que je l’aime.

 

MORTIMER

Vous lui direz vous-même.

Je suis son sauveteur

Et non votre messager.

 

Il sort.

 

 

 

SCÈNE 9

 

Elisabeth, Leicester.

 

LA REINE ELISABETH

Qui était là?

J’ai entendu quelqu’un parler.

 

LE COMTE DE LEICESTER, se tournant brusquement, troublé

C’était le jeune Mortimer.

 

LA REINE ELISABETH

Qu’avez-vous milord?

Vous semblez troublé.

 

(Il soupire.)

 

Pourquoi ce soupir?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je te regarde

Et je sais que je vais te perdre.

 

LA REINE ELISABETH

Moi? Me perdre?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dans les bras

De ton nouvel amant

De ton nouvel époux

Tu m’oublieras.

Personne au monde

Ne t’aime plus que moi.

 

LA REINE ELISABETH

Plains-moi, Dudley

Au lieu de me faire des reproches.

Je dois agir contre mon gré.

Et pourtant!

Mon cœur aurait fait un tout autre choix.

J’envie les femmes

Qui peuvent élire

Ceux qu’elles aiment.

Le bonheur de mettre ma couronne

Sur la tête de l’homme que j’aime

M’est interdit.

Il n’y a que Marie Stuart

Qui se le permette.

Elle se permet tout.

Elle boit jusqu’au fond

L’ivresse de tous les plaisirs.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Mais maintenant, elle boit

L’amertume de la souffrance.

 

LA REINE ELISABETH

Sa vie était facile

La mienne, ardue.

Je me suis soumise

Au fardeau de l’existence

À la rigidité

Que ma condition m’impose.

J’aurais aimé moi aussi

Connaître les plaisirs

Et la jouissance.

Mon devoir était

De me consacrer à ma tâche:

Gouverner.

Elle a connu la faveur des hommes

Parce qu’elle a choisi

De n’être qu’une femme.

Tous, jeune et vieux, l’ont aimée.

Ainsi sont les hommes

Ils ne recherchent que leur plaisir

Rien d’autre ne compte

Que l’insouciance

Que la joie,

Que la jouissance.

Talbot lui-même

N’a-t-il pas rajeuni

Lorsqu’il a parlé d’elle?

Qu’avez-vous tous?

Quels sont ces charmes?

De quoi est faite sa beauté?

Comment savoir?

Les portraits embellissent.

les descriptions mentent.

Seuls les yeux

Disent la vérité.

Pourquoi me regardes-tu ainsi?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je vous vois côte à côte.

Je vous compare.

Si le hasard pouvait vous placer

L’une en face de l’autre

Quelle humiliation ce serait pour elle!

Elle verrait l’ascendance de ton être

Et l’infini que tu portes!

 

LA REINE ELISABETH, avec négligence

L’univers en entier

Conspire pour que je la voie!

 

(Fragile:)

 

On la dit jeune.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La souffrance l’a beaucoup vieillie.

Elle demande

La faveur d’une rencontre.

Accorde-la lui

Comme un châtiment.

L’échafaud ne sera rien pour elle

Quand elle te verra

Dans toute ta puissance.

Elle comprendra sa déchéance

Comme moi-même

J’ai entrevu la mienne

Dès que je t’ai aperçue

Sur le seuil de cette porte

Comme un rayon de lumière.

Maintenant, telle que je te vois

Tu ne saurais trouver

Une heure plus favorable

Pour oser le face à face.

 

LA REINE ELISABETH

Maintenant?

Non, non, pas maintenant Dudley.

Il faut y réfléchir.

Il faut qu’avec Burleigh…

 

LE COMTE DE LEICESTER, interrompant vivement

Encore la politique!

Burleigh? Les hommes d’État

Ne pensent-ils donc qu’à leurs intérêts?

La femme que tu es

N’a-t-elle pas des droits?

N’es-tu pas ton propre tribunal?

Tous réclament que tu la voies!

Tous en appellent à ta générosité.

Ensuite, tu feras d’elle

Ce que tu voudras.

 

LA REINE ELISABETH

Il serait indécent

De me rendre chez ma sœur.

Elle est démunie.

On lui aurait retiré

Tout ce qui lui appartenait de royal.

On dira que j’ai fait exprès.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Pourquoi aller chez elle?

Vois: le hasard veut qu’aujourd’hui

Il y ait chasse à courre.

Nous devons emprunter

Le chemin de Fotheringhay.

La Stuart sera dans le parc.

Tu y entres.

Par hasard.

Rien n’a été prémédité.

Tu n’as même pas à lui parler.

 

LA REINE ELISABETH

C’est une folie,

Mais c’est la vôtre

Comte de Leicester.

Comment vous la refuser?

Vous êtes, de tous mes sujets

Celui à qui j’ai fait

Le plus de mal aujourd’hui.

 

Le regardant avec tendresse:

 

Je vous accorde ce caprice.

Voilà ce qu’est l’amour:

Permettre

Ce qu’en principe

On devrait refuser!

 

Leicester se jette à ses pieds. Rideau.

 

 

 

 

ACTE III

 

Un parc. Au fond, une vaste perspective.

 

SCÈNE 1.

 

MARIE STUART, sort de la prison, en courant. HANNA KENNEDY la suit, péniblement.

 

HANNA KENNEDY

Attends-moi!

Ma foi tu as des ailes.

Comment te suivre!

 

MARIE STUART

Je veux jouir

De ma liberté

Laisse-moi être une enfant.

Sois-le avec moi!

Finie la prison!

Finis le malheur

Et l’obscurité!

Laisse-moi boire cet air

À grandes gorgées

Pleines de soif!

 

HANNA KENNEDY

Ô ma Marie

Ton cachot n’a fait

Que s’agrandir un peu.

Ce parc est entouré de murs.

 

MARIE STUART

Je veux me rêver

Libre et heureuse

Ne m’enlève pas

Mes illusions

Le ciel m’englobe

Céleste, Vaste!

Vaste!

Je n’ai pas de chaînes

Je vais où je veux

Dans l’espace infini.

Des montagnes à l’horizon

Marquent le commencement

De mon royaume.

Par là-bas

Plus au sud

Ces nuages surplombent

L’océan qui nous sépare

De la France!

 

Aériennes moissons

Soyez mes messagères

Moi qu’on garde en prion

Dans un trou sous la terre.

 

HANNA KENNEDY

Ah, pauvre toi!

Si tu te voyais!

Ce peu de liberté

Te porte à délirer:

Voilà que tu parles aux nuages!

 

MARIE STUART

Là-bas, un pêcheur

Dans sa barque!

Une planche misérable

Qui me mènerait

Là où j’ai des alliés…

Cet homme vit de peu -

S’il savait

Tous les trésors

Que je pourrais lui offrir

Pourvu qu’il m’embarque avec lui!

 

HANNA KENNEDY

Illusion!

Tu vois bien que partout

Des gardiens nous surveillent.

L’ordre a été donné

D’éloigner de nous

Quiconque pouvait

Nous témoigner de l’amitié.

 

MARIE STUART

Non Hanna

Ce n’est pas par hasard

Que les portes de mon cachot

Se sont ouvertes.

Patience,

Je suis à deux pas

D’un plus grand bonheur encore.

Tout ceci est dicté

Par la main de l’amour,

Celui qu’a pour moi

Le puissant comte de Leicester.

On veut me préparer

Par étapes

À l’arrivée de celui

Qui va me libérer

Pour toujours.

 

HANNA KENNEDY

Ah je ne peux y croire!

Hier encore

On te condamne à mort

Et aujourd’hui brusquement

On te libère.

Hélas je sais

Qu’on détache les condamnés

Avant de les envoyer

Dans l’autre monde.

 

MARIE STUART

Écoute, là-bas: le cor!

L’entends-tu qui résonne?

 

Ah que de souvenirs!

C’est ma jeunesse entière

Que j’entends retentir

Dans ces accords si fiers

 

Au beau milieu des prés

Où j’allais à cheval

Autrefois m’enivrer

D’un bonheur triomphal!

 

SCÈNE 2

Entre Sir Paulet.

 

SIR PAULET

Alors, milady?

Tout ceci

Est-il conforme

À vos désirs?

Il faut m’en remercier.

 

MARIE STUART

Comment milord?

C’est grâce à vous

Qu’on m’accorde cette faveur?

Vous?

 

SIR PAULET

Qui d’autre!

Je suis allé à la cour,

J’ai remis votre lettre.

 

MARIE STUART

Vraiment?

Vous avez fait cela?

Et cette liberté

Dont je jouis maintenant

En est la conséquence?

 

SIR PAULET, avec une quasi-certitude

Et ce n’est la seule.

Attendez-vous

À une plus grande joie encore.

 

MARIE STUART

Plus grande, milord?

Que dois-je comprendre?

 

SIR PAULET

Vous avez entendu

L’appel du cor?

 

MARIE STUART, reculant avec appréhension

Vous m’effrayez...

 

SIR PAULET

La reine chasse

Non loin d’ici.

 

MARIE STUART

Quoi?

 

SIR PAULET

Dans un instant,

Elle sera devant vous.

 

HANNA KENNEDY, supportant Marie qui chancelle

Allons…

Comme tu es pâle!

 

SIR PAULET

N’est-ce pas

Ce que vous souhaitiez?

Votre vœu se réalise

Plus rapidement

Que vous ne l’espériez.

Vous qui d’habitude

Avez la répartie facile,

Quoi? Pas un mot?

C’est le moment de parler.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue?

Je ne suis pas prête.

Ce qui était mon vœu le plus cher

Me paraît à présent

Une chose effrayante.

Hanna, rentrons,

Que je puisse me ressaisir

Que je puisse…

 

SIR PAULET

Restez.

Il faut que vous l’attendiez.

Il est naturel que vous ayez peur

Car elle est votre juge.

 

MARIE STUART

Mais il y a davantage

Qui m’effraie.

 

SCÈNE 3

TALBOT, et les précédents.

 

MARIE STUART

Noble Shrewsbury

Je ne veux pas la voir.

Sauvez-moi,

Sauvez-moi.

 

GEORGE TALBOT

Calmez-vous, reine.

Rassemblez vos forces

L’heure est décisive.

 

MARIE STUART

Voilà des ans

Que j’espère cette rencontre

Que je note par écrit

Chaque geste

Qui peut l’émouvoir

Chaque parole

Qui peut la convaincre

Et j’ai tout oublié.

Il n’y a plus rien dans ma tête

Plus de vie

Que la souffrance

Qu’elle m’inflige

Et que la haine.

Toute bonnes pensées

Que j’avais

Se sont enfuies.

Je ne ressens plus qu’un mépris

Qui me brûle le cœur.

La fureur s’éveille en moi

Et dresse mes cheveux

Comme des serpents.

 

GEORGE TALBOT

Domptez votre colère

Il ne résulte rien de bon

Quand la haine

Se heurte à la haine.

Luttez contre vos impulsions

Obéissez à la nécessité

Du moment.

Elle est la puissance:

Faites-vous humble.

 

MARIE STUART

Devant elle?

Jamais!

 

GEORGE TALBOT

Il le faut.

Du calme.

De l’humilité.

Invoquez sa générosité.

Pas d’arrogance!

Aucune allusion à vos droits.

Ce n’est pas le moment.

 

MARIE STUART

Ah! J’ai réclamé ma perte!

Catastrophe! On m’exauce!

Cette rencontre

N’aurait jamais dû

Avoir lieu.

Jamais jamais!

Rien de bon

n’en sortira.

Elle m’a trop cruellement

Fait souffrir.

Pensez-vous que l’eau

Et le feu

Puissent s’accorder?

Jamais il n’y aura

De réconciliation

Entre nous.

 

GEORGE TALBOT

Ce face à face

Est indispensable.

Je sais que votre lettre

L’a émue.

Elle était touchée

Jusqu’aux larmes.

Ayez confiance.

Je suis venu exprès

Pour vous rassurer.

 

MARIE STUART, lui prenant la main

Ah, Talbot!

Vous êtes un ami.

Pourquoi ne suis-je pas restée

Sous votre garde?

On me maltraite

Vous savez.

 

GEORGE TALBOT

Pour l’instant

Oubliez tout.

Pensez seulement

À l’accueillir avec humilité.

 

MARIE STUART

Est-ce que le sombre Burleigh

Est avec elle?

 

GEORGE TALBOT

Seul le comte de Leicester

L’accompagne.

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester?

 

GEORGE TALBOT

N’ayez pas peur de lui.

Il ne veut pas vous nuire.

Cette rencontre

Est son œuvre.

 

SIR PAULET

La reine.

 

Tous s’écartent, sauf Marie qui reste, soutenue par Hanna Kennedy.

 

 

 

SCÈNE 4

Les précédents, la reine Elisabeth, le comte de Leicester.

 

LA REINE ELISABETH

Quel est ce domaine?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Le château de Fotheringhay.

 

LA REINE ELISABETH, à Talbot

Qu’on renvoie notre cortège à Londres.

Le peuple est attroupé

Dans les rues.

J’éviterai la foule

En m’attardant dans ce coin tranquille.

 

(Elle regarde fixement Marie Stuart mais continue de parler à Leicester.)

 

Mon peuple m’aime trop.

Face à l’adoration

Qu’il me témoigne

Je ressens

Ce que Dieu doit ressentir.

Et quiconque se sent Dieu

Ne se sent pas humain.

 

MARIE STUART, qui, pendant ce temps, s’appuyait, presque évanouie, sur sa nourrice, se redresse et regarde dans les yeux Elisabeth; elle frissonne et se jette de nouveau dans les bras de sa nourrice.

 

Dieu!

Quelle froideur!

 

LA REINE ELISABETH

Qui est cette femme?

 

Silence général.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Majesté… vous êtes à Fotheringhay.

 

LA REINE ELISABETH

À qui dois-je m’en prendre?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Nous ne pouvons pas reculer.

 

Marie se ressaisit, et fait quelques pas vers Elisabeth. Mais elle frissonne à mi-chemin, et ses gestes expriment un grand combat intérieur.

 

LA REINE ELISABETH

Quoi, milords?

On m’avait parlé

D’une femme

Profondément accablée.

Je ne vois là

Qu’une femme fière

Que le malheur

N’a pas cassée.

 

MARIE STUART

Soit.

Je veux bien endurer cela,

Passer outre

Ma noblesse

Et ma fierté.

Oublions qui je suis.

 

Elle tombe à genoux devant la reine.

 

Soyez généreuse

Ma sœur,

Ne me laissez pas comme un chien

À vos pieds.

Tendez-moi votre main

Votre main royale

Redressez votre sœur

Prostrée dans la poussière.

 

LA REINE ELISABETH, reculant

Vous êtes là

Cousine

Où il vous convient d’être.

Et je remercie Dieu

De ne pas m’écraser

À vos pieds

Comme vous vous écrasez

En ce moment

Aux miens.

 

MARIE STUART, avec une émotion très forte

Songez au peu que nous sommes.

L’orgueil peut être puni.

Craignez qu’on ne vous fasse

Payer votre arrogance

Comme on m’a fait

Payer la mienne.

Au nom de ceux

Qui nous jugeront

Dans un autre monde

Soyez grande pour vous

En moi.

Ne profanez pas

Le sang des Tudor.

Il coule dans mes veines

Comme il coule

Dans les vôtres.

Pour l’amour de Dieu

Ne restez pas là

Abrupte comme le roc

Insensible

Au désespoir

De la naufragée.

Tout en moi-même

Ma vie

Mon destin

Dépend de mes mots,

De mes larmes.

Touchez mon cœur

Que je puisse

Toucher le vôtre.

 

LA REINE ELISABETH

Qu’avez-vous à dire

Marie Stuart?

Vous vouliez me parler?

 

MARIE STUART

Par où commencer?

Quels mots employer!

User de quel tact?

Comment vous atteindre

Sans vous offenser?

Je voudrais plaider ma cause

Mais pour cela

Je n’ai que les mots

De l’accusation.

Vous avez été injuste

De me traiter

Comme vous l’avez fait

Car, comme vous,

Je suis reine

Et vous m’avez mise en prison.

J’étais venue

Pour demander

Votre secours

Et vousSans égard aux lois

De l’hospitalité

Et de la dignité humaine

Vous m’avez jetée

Dans un trou.

J’ai été séparée

De mes amis,

De mes serviteurs,

De mes effets personnels.

On m’a fait comparaître

Devant un tribunal

Qui m’a insultée

Mais

Mais ne parlons pas de ça.

Que l’oubli enfouisse

La cruauté

Dans un voile éternel.

Mettons la souffrance

Sur le compte du destin

Ni vous ni moi

Nous n’y étions pour rien.

Le démon est sorti

De son enfer

Pour s’incarner dans nos cœurs

Et allumer la haine.

L’enthousiasme

De nos convictions

A dressé entre nous

Une armée d’hommes méchants

Dont nous nous serions passé.

Malheur!

Il est dans le destin des rois

De déchirer le monde

Et de semer la discorde

Par leur haine.

Mais en ce moment

Aucun peuple

Ne parle en notre nom.

 

LA REINE ELISABETH

N’accusez pas le destin

Mais plutôt

La noirceur de votre âme

Et l’ambition sauvage

De votre famille.

 

Marie Stuart s’approche d’Elisabeth.

 

MARIE STUART

Nous sommes seuls

Face à face

À présent

Sœur

C’est à vous de parler.

Dites-moi mes torts

Je les reconnaîtrez.

 

LA REINE ELISABETH

Rien d’hostile

Ne s’était encore

Produit entre nous

Quand votre oncle

Ce catholique orgueilleux

Assoiffé de pouvoir

M’a déclaré la guerre.

Il vous a inspiré la folie

De m’arracher le trône

Et vous avez juré ma perte

Afin de vous emparer

De mes titres.

Qui n’a pas été

Dressé contre moi?

Le clergé, le peuple

Et leur hypocrite dévotion

Cette arme redoutable

Qui a attisé

La rébellion

Dans la quiétude

De mon royaume.

Mais Dieu est avec moi

Et ce vaniteux prélat

A été vaincu.

Vous vouliez ma tête?

C’est la vôtre qui tombe.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne pas m’avoir

Accordé un entretien plus tôt

Alors que je l’implorais

Si violemment?

Jamais les choses

En seraient venues

Où elles en sont.

Nous ne serions pas là

Interdites l’une à l’autre.

Fallait-il cette triste rencontre?

 

LA REINE ELISABETH

En vouant faire la paix

Avec ses ennemis

Votre famille

Et votre Église

Ont permis

Lors de la nuit

De la Sain-Barthélémy

L’horreur du massacre

Des protestants.

Que cela me serve de leçon.

Qu’ai-je à faire

Des liens du sang

Et du droit des peuples?

Si je permettais

Votre libération

Moi, une reine protestante

Au nom de quel principe sacré

Me donneriez-vous l’assurance

De votre bonne foi?

Ma force politique

Est ma seule sécurité.

Je ne réchauffe pas

Sur mon sein

Des vipères

Qui veulent me piquer.

 

MARIE STUART

Encore ces affreux soupçons!

Vous m’avez toujours vue

Comme une ennemie

Une étrangère.

Si vous m’aviez reconnue

Comme héritière légitime

Conformément à mes droits

Vous auriez découvert en moi

L’amour et la loyauté

D’une parente dévouée.

 

LA REINE ELISABETH

C’est hors de ce pays

Que sont vos parents

Et amis,

Lady Stuart.

Vous, mon héritière?

Mensonge! Artifice! Piège!

Jamais, moi vivante

Vous ne gagnerez mon peuple.

Jamais, moi vivante

Vous n’arriverez

À embrigader

La noble jeunesse

De ce pays.

Jamais, moi vivante

Vous ne brillerez

Comme le soleil levant

Jamais, moi…

 

MARIE STUART

Régnez en paix!

Je renonce à mes prétentions

Sur ce royaume.

Devant tant de haine

L’idée de grandeur

N’a plus d’attrait.

Vous avez atteint votre but.

Je ne suis plus

Que l’ombre de Marie Stuart

Repliée dans la puanteur

De mon cachot.

Vous m’avez fait

Le plus grand mal

Le plus irréparable des torts:

Vous avez brisé

La jeunesse

De ma vie.

Finissons-en

Ma sœur.

Dites les mots

Pour lesquels

Vous vous êtes déplacée

Sans quoi

Ce serait de la méchanceté

De vous moquer

Aussi cruellement de moi.

Dites:

«Vous êtes libre

Marie Stuart!

Vous avez vu ma puissance,

Honorez maintenant

Mas miséricorde.»

Dites-le!

Je veux recevoir

La vie et la liberté

Comme un présent

De votre main.

Un seul mot

Peut tout effacer.

Prononcez-le

Sans attendre.

Mais malheur à vous

Si vous refusez

De le dire

Et si vous quittez ce lieu

En malfaiteur.

Car en dépit

De vos richesses

Et de vos terres

Protégées par la mer

J’aurais honte

D’être devant vous

Ma sœur,

Comme vous êtes

En ce moment

Devant moi.

 

LA REINE ELISABETH

Vous vous reconnaissez

Enfin vaincue?

Finies les intrigues?

Finis les complots?

Finis les crimes?

Fini, oui,

Lady Stuart.

Vous n’avez plus d’alliés

Le monde a d’autres soucis.

 

MARIE STUART, éclatant, hors d’elle

Oh Dieu!

Je ne sais pas

Ce qui me retient…

 

LA REINE ELISABETH, avec un regard fier et méprisant

C’est donc ça, Leicester

Les charmes

De Marie Stuart?

Les charmes qu’aucun homme

Ne eut vaincre?

Il est facile

De se faire aduler par tous:

On a qu’à se donner à tous.

 

MARIE STUART

Assez!

 

LA REINE ELISABETH, avec un rire insultant

Tiens!

C’est maintenant

Qu’on voit votre vrai visage!

Avant,

Ce n’était qu’un masque!

 

MARIE STUART, brûlante de colère, mais avec noblesse et dignité

J’ai commis

Comme chaque être humain

Des erreurs de jeunesse.

Je me suis noyée

Dans trop de faste

Et trop de puissance,

C’est vrai.

Mais je n’ai jamais fait de mystère

Je n’ai pas vécu

Sous de fausses apparences.

Ce qu’il y a de pire en moi

Le monde le connaît

Et je sais que je vaux plus.

Malheur à vous cependant

Le jour où l’on découvrira

Que sous votre manteau hypocrite

Se cachent

Vos appétits

De chienne en chaleur.

Ce n’est pas la vertu

Que votre mère vous a léguée

Et on sait pourquoi

Elle est montée sur l’échafaud -

 

GEORGE TALBOT, intervenant entre les deux reines

Dieu du ciel!

Fallait-il qu’on en arrive là?

Que faites-vous

De la modération?

 

MARIE STUART

Modération?

J’ai enduré

Tout ce qu’un être humain

Est capable d’endurer.

Assez de cette résignation!

Voilà ce que j’en fais

De la modération!

Au diable la soumission!

Je me moque de mes chaînes

Je me moque de l’enfer.

Il faut que ma colère éclate!

 

GEORGE TALBOT

Oh, elle ne se contient plus!

Il faut lui pardonner

Elle ne sait pas

Ce qu’elle dit.

 

Elisabeth, muette par la colère, lance des regards furieux vers Marie.

 

LE COMTE DE LEICESTER, extrêmement troublé, essayant d’entraîner Elisabeth

N’écoute pas

La fureur de cette femme.

Viens, suis-moi.

Partons d’ici.

 

MARIE STUART

Le trône d’Angleterre

Est déshonoré

Par une bâtarde!

Honte aux Anglais!

Ils se sont fait leurrer

Par une menteuse!

Si le droit régnait

C’est toi qui serais

À mes pieds

Car c’est moi

Qui suis ton roi!

 

Elisabeth part rapidement. Les lords la suivent, plongés dans une grande consternation.

 

 

 

 

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7190275 - Post. 18-03-30 - 15:40:12 - Marie Stuart

© Photo Mausolée de Marie Stuart à Westminster Abbey - Kim Traynor - https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1344.html

 

Remerciement: Marianne Boudreau, Bibliothèque de l'École Nationale de Théâtre du Canada.

 

 

 

MARIE STUART

 

Pièce en cinq actes (1800)

 

de FRIEDICH von SCHILLER

Texte  français de Normand Chaurette (1995)

d’après une traduction littérale de Marie-Élisabeth Morf

 

 

 

PERSONNAGES, par ordre d'entrée :

 

HANNA KENNEDY, nourrice de la reine d'Écosse

SIR AMIAS PAULET, gardien de prison

MARIE STUART, reine d'Écosse, prisonnière en Angleterre

MORTIMER, neveu de Paulet

WILHEM CECIL, baron de BURLEIGH, Grand-Trésorier d'Angleterre

SIR WILLIAM DAVISON, secrétaire de la reine d'Angleterre

LE COMTE DE KENT

ELISABETH, reine d'Angleterre

LE COMTE DE BELLIÈVRE, ambassadeur de France

GEORGE TALBOT, comte de Shresbury

ROBERT DUDLEY, comte de Leicester

MARGARETHE KURL*, femme de chambre de Marie Stuart

 

La scène se passe en Angleterre en 1587

 

*Endosse aussi les répliques de MELVIL dans cette version pour la scène

 

 

 

 

ACTE I

 

Au château de Fotheringhay

 

SCÈNE 1

 

Hanna Kennedy, nourrice de la reine d’Écosse, est en pleine dispute avec Sir Paulet.

 

HANNA KENNEDY

Arrêtez!

Qu’emportez-vous encore?

 

SIR PAULET

D’où sort ce bijou?

J’ai beau la dépouiller

De tout ce qu’elle possède

Et qu’est-ce que je trouve?

Encore des objets précieux

Encore des trésors

Encore des cachettes!

 

HANNA KENNEDY

Vous n’avez pas le droit.

Vous violez son intimité.

 

SIR PAULET

C’est ce que je dois faire.

 

HANNA KENNEDY

Des papiers sans valeur

Des brouillons

Écrits dans ses moments de désespoir

Pour oublier le temps.

 

SIR PAULET

Au contraire!

Le temps lui manque

Pour raffiner ses complots.

 

HANNA KENNEDY

Des brouillons

Écrits en français.

 

SIR PAULET

Vous voyez bien!

La langue de nos ennemis.

 

HANNA KENNEDY

Elle écrivait une lettre

À la reine d’Angleterre.

 

SIR PAULET

J’irai lui porter moi-même.

Et je garde ce bijou.

 

HANNA KENNEDY

Vous insultez!

Vous abaissez!

 

SIR PAULET

Tant qu’elle possédera quelque chose

Elle pourra nuire.

N’importe quel objet

Est un couteau entre ses mains.

 

HANNA KENNEDY

Vous lui avez tout enlevé.

Regardez ces murs dépouillés

Ce plancher vulgaire

On a du mal à croire

Qu’une reine habite ici.

Que dire de la vaisselle

Dans laquelle

Vous lui servez sa nourriture?

Des bols d’étain grossier

Qui donnent mal au cœur.

 

SIR PAULET

C’est ainsi qu’elle traitait

Son mari en Écosse

Pendant qu’elle et son amant

Se vautraient dans de l’or.

 

HANNA KENNEDY

Vous lui avez tout pris

Tout! Tout!

Même son miroir.

 

SIR PAULET

Le simple fait

De se regarder

Lui redonnerait

Espoir et assurance.

 

HANNA KENNEDY

Même son miroir!

Et vous lui avez pris ses livres.

 

SIR PAULET

Sauf la Bible.

Pour racheter ses fautes.

 

HANNA KENNEDY

Quel destin

Pour une femme

Qui a grandi

Dans l’éclat

De la cour des Médicis!

Vous lui avez enlevé le pouvoir

Ça ne vous suffit pas?

Il est facile de se résigner

Devant les grandes épreuves.

Mais on souffre

D’être privé

Des petites choses

Qui font la vie.

 

SIR PAULET

Qu’elle sache à présent

Ce qu’est l’humilité.

 

HANNA KENNEDY

Quelles que soient les erreurs

Commises dans sa jeunesse

Cela ne regarde que sa conscience

Et son propre cœur.

Personne en Angleterre

N’a le droit de la juger.

 

SIR PAULET

Elle sera jugée ici

Car c’est ici

Qu’elle est coupable.

 

HANNA KENNEDY

Grands dieux!

Mais coupable de quoi?

 

SIR PAULET

D’avoir poussé le peuple

Au bord de la guerre civile.

D’avoir encouragé

Des passions

Contre la religion d’État

Instaurée par la reine d’Angleterre,

D’avoir armé contre elle

Des traîtres

Et des assassins.

Elle dresse les hommes

De ce pays

Les uns contre les autres

Les rassemble

Dans la mort

Et rien ne pourra l’arrêter

Tant que nous ne verrons pas

Couler son sang à elle.

L’horreur a commencé le jour

Où cette nouvelle Hélène

A foulé le sol hospitalier

De l’Angleterre.

 

HANNA KENNEDY

L’hospitalité de l’Angleterre!

Ce jour-là elle a foulé

Le sol de son malheur

Alors qu’en exilée

Elle venait

Chercher du secours

Auprès de sa famille.

Elle n’a trouvé que du mépris

Et la prison!

En dépit de ses droits

En dépit de son rang.

On l’a jetée dans un trou

Pour y enfouir

Ses plus belles années.

On l’a fait comparaître

À la barre d’un tribunal.

On l’a accusée

Comme une criminelle d’État.

On la diminue.

On la salit.

Voilà l’hospitalité

De l’Angleterre.

 

SIR PAULET

Elle est venue dans ce pays

Comme une meurtrière

Jetée dehors par son peuple

Déchue du trône

Sur lequel elle a commis

Des crimes abominables

Au nom de la religion catholique.

En refusant de signer

Le traité d’Edimbourg

Elle a choisi cette prison.

Du fond de son cachot

Elle espère conquérir l’Angleterre.

Elle ne fait confiance

Qu’aux intrigues

Aux complots

Et aux manigances.

 

HANNA KENNEDY

Vous en dites beaucoup de mal.

Non content de l’emmurer vivante

Vous l’avez dépouillée

De ses rêves.

À quand remonte le jour

Où elle a vu autre chose

Que le visage sinistre

De son gardien?

N’est-ce pas votre neveu

Que vous avez engagé

Pour la surveiller?

Il est dur

Insensible.

Comme s’il fallait ajouter

De nouveaux barreaux

À sa captivité.

 

SIR PAULET

Ils ne seront jamais

Assez nombreux.

J’aimerais mieux

Monter la garde

À la porte de l’enfer

Que d’être responsable

De cette femme.

Pendant que je dors.

Est-ce que je sais

Si les barreaux

Ne seront pas limés

Si la solidité de ces murs

Ne sera pas ébranlée

Si le sol

Ne sera pas creusé

Pour donner passage

À la trahison?

Je vis dans l’effroi

Je n’ose plus fermer l’œil

J’erre la nuit comme un égaré

À l’affût de la moindre faille.

J’examine les serrures

Et j’anticipe

L’apparition de l’aube

Persuadé que tout

Ce qui m’effraie

Peut se réaliser.

 

HANNA KENNEDY

La voilà qui arrive.

 

SIR PAULET

L’orgueil

Et la jouissance

Du monde

Dans son cœur.

 

 

 

SCÈNE 2

Marie entre.

 

HANNA KENNEDY, allant vers elle

Reine!

On nous amoindrit!

Chaque nouvelle journée

Jette de nouvelles injures

Sur nos têtes.

 

MARIE STUART

Dis-moi calmement

Qu’est-il encore arrivé?

 

HANNA KENNEDY

Regarde:

Tes lettres

Et ce bijou que nous avions réussi

À dissimuler avec tant de peine

Sont entre leurs mains.

Il ne nous reste plus rien.

On nous a tout volé.

 

MARIE STUART

Calme-toi, Hanna.

Ces choses-là ne font pas une reine.

On peut nous maltraiter

Mais pas nous abaisser.

En ce pays d’épreuves

Apprends qu’il faut tout endurer.

 

À Paulet:

 

Vous avez pris de force

Ce que j’allais

Vous remettre aujourd’hui.

Il y a dans ces papiers

Une lettre adressée

À la reine d’Angleterre,

Ma sœur par alliance.

Jurez-moi de la lui porter

Vous-même

En mains propres

Et non par l’intermédiaire

De l’hypocrite Burleigh.

 

SIR PAULET

Je dois d’abord y réfléchir.

 

MARIE STUART

Sachez que je la supplie

Elle que je n’ai encore jamais vue,

De m’accorder

La faveur d’un entretien.

On m’a fait comparaître

Devant un tribunal

Formé d’hommes

Absents de tous sentiments

Et je n’ai pas pu m’y reconnaître.

Elisabeth est de ma race

De mon sexe

Et de mon sang.

Parce qu’elle est femme

Et que nous sommes sœurs

C’est à elle seule

Que je veux me confier.

 

SIR PAULET

Plus d’une fois

Vous avez confié

Votre destin et votre cœur

À des hommes.

 

MARIE STUART

J’ai une deuxième requête

Depuis que je suis prisonnière

Je n’ai pas encore eu

Le réconfort de l’Église.

Celle qui m’a pris

Ma couronne et ma liberté

Et qui menace même

De me prendre la vie

Aurait-elle la cruauté

De me le refuser?

 

SIR PAULET

À l’heure que vous voudrez,

Le pasteur…

 

MARIE STUART, l’interrompant vivement

Qui vous parle de «pasteur»?

Je veux un prêtre

De ma propre religion.

Je veux aussi qu’on m’envoie

Le notaire et ses adjoints

Afin qu’ils prennent par écrit

Mes dernières volontés.

L’épuisement sans fin

Et la misère de cette prison

Se nourrissent de mon corps.

Mes jours sont comptés

Je le sais

Et je me considère

Comme une mourante.

Je veux faire mon testament.

Je veux disposer

De ce qui est à moi.

 

SIR PAULET

C’est votre droit.

La reine d’Angleterre

Ne compte pas s’enrichir

De ce qui est aux autres.

 

Il amorce une sortie.

 

MARIE STUART

Vous partez?

Encore une fois

Vous me laissez

Dans l’ignorance!

Je suis séparée

Isolée

Du monde entier.

Aucune nouvelle

Ne parvient

Jusqu’à l’intérieur

De ces murs.

Un long mois s’est écoulé

Depuis que les quarante-deux commissaires

M’ont emprisonnée dans ce cahot

Avec une urgence inexplicable

Une rapidité déconcertante.

Ils sont venus comme des fantômes

Sont repartis comme des fantômes

Et, depuis,

Tout n’est qu’un épouvantable silence.

Je cherche en vain

À lire dans vos yeux

Si mon innocence existe

S’il me reste des alliés.

Rompez ce silence

Dites-moi

Une fois pour toutes

Ce que je dois craindre

Ou ce que je peux espérer.

 

SIR PAULET, après un silence

C’est avec le ciel

Qu’il faut régler vos comptes.

 

MARIE STUART

C’est de vous

Et de mes juges terrestres

Que j’exige la justice.

 

SIR PAULET

On vous jugera

N’en doutez pas.

 

MARIE STUART

Qu’en est-il de mon procès?

 

SIR PAULET

Je ne sais pas.

 

MARIE STUART

Suis-je condamnée?

 

SIR PAULET

Je ne sais rien.

 

MARIE STUART

L’Angleterre est un pays

Où tout va très vite.

Qui me tuera d’abord?

Les juges

Ou un assassin?

Je me prépare à tout

Croyez-le.

Et je sais jusqu’où

Peut aller

La reine d’Angleterre.

 

SIR PAULET

Les souverains de l’Angleterre

Sont soumis à l’État

Et à leur Parlement.

La décision des juges

S’accomplit aux yeux du monde.

 

 

 

SCÈNE 3

Les précédents; Mortimer, neveu de Paulet, qui entre sans faire attention à la reine.

 

MORTIMER

On vous demande, mon oncle.

 

Il sort comme il est entré. La reine réagit avec indignation et se tourne vers Paulet, qui veut suivre Mortimer.

 

MARIE STUART

Un dernier point, milord.

En raison du respect

Que j’ai pour vous

Je peux supporter

Tout ce que vous devez me dire.

Mais qu’on m’épargne

La vue de ce garçon

Dont le comportement m’insulte.

 

SIR PAULET

Ce qui vous le rend odieux

Fait pour moi toute sa valeur.

Voilà enfin quelqu’un

Capable de se tenir

Il ne risque pas de fondre

devant vos larmes.

Il a été formé

Par de fructueux voyages

Et nous revient de Paris et de Reims

Pour nous servir loyalement.

Auprès de lui,

Vos manigances sont inutiles.

 

Il sort.

 

 

SCÈNE 4

 

HANNA KENNEDY

Quelle insolence!

Te parler de cette façon!

 

MARIE STUART, perdue dans ses réflexions

À l’époque

Où tout n’était que splendeur

Nous écoutions avec complaisance

N’importe quelle flatterie.

À présent, il est juste

Ma pauvre Kennedy

Que nous prêtions l’oreille

À la voix austère

De leurs accusations.

 

HANNA KENNEDY

Quoi?

Serais-tu donc

À ce point résignée?

Toi, si légère autrefois?

Toi qui me reprochais

D’être sérieuse

Alors que je te blâmais

D’être insouciante?

 

MARIE STUART

Toujours je vois le spectre

Du roi Darnley

Mon époux

Encore mouillé de sang

Qui sort de son tombeau.

Jamais la paix

Ne sera possible

Entre lui et moi

Tant que mes souffrances

N’égaleront pas les siennes.

 

HANNA KENNEDY

Quelle étrange pensée!

 

MARIE STUART

Tu oublies, Hanna

Ce que ma mémoire

Ne peut effacer.

C’est aujourd’hui l’anniversaire

De ce terrible meurtre.

 

HANNA KENNEDY

Célébrons-le

En congédiant le fantôme

Dans la paix pour toujours.

Quant à toi

Tes regrets depuis tant d’années

Et le souvenir effrayant

De ta faute

Sont bien la preuve

Aux yeux du ciel

Que tu es pardonnée.

 

MARIE STUART

Ma faute paraît

Toujours aussi récente

Quand je vois ainsi

Le sang couler

Des veines de mon époux

Dans la tombe ouverte.

Dieu lui-même refuserait

D’aller prier sur ce tombeau.

 

HANNA KENNEDY

Ce n’est pas toi

Qui l’as assassiné

Ce sont les autres.

 

MARIE STUART

Je connaissais leur plan

Et je leur ai donné mon aide

J’ai charmé mon époux

Pour mieux l’attirer

Dans la mort.

 

HANNA KENNEDY

Comment t’en tenir responsable?

Tu étais si jeune!

 

MARIE STUART

Si jeune, oui!

Pour tenir des comptes

Avec le remords.

 

HANNA KENNEDY

Tu as tiré

De l’obscurité

Un homme qui n’était rien.

Par la seule force de ton amour

Tu l’as conduit dans ton lit

Et de là

Jusqu’au trône d’Écosse.

Tu as partagé généreusement

Avec lui ta couronne.

Comment a-t-il pu oublier

Que sa gloire et son destin

Étaient le résultat

De ton amour?

Il était pourtant

Dans sa nature ingrate

De ne pas le reconnaître.

Il t’a offensée

En te soupçonnant injustement

En médisant contre toi

Et te faisant violence.

Tu ne pouvais plus

Soutenir son regard

Il ne t’inspirait que du mépris

Et tu voulais le fuir.

Qu’a-t-il fait pour te reconquérir?

A-t-il tenté de se faire pardonner?

S’est-il mis à genoux?

S’est-il jeté à tes pieds?

Il a poignardé le musicien Rizzio

Auprès de qui tu te réconfortais.

C’est par le meurtre

Qu’on a puni le meurtrier.

 

MARIE STUART

Et la victime

Aujourd’hui réclame mon sang.

En voulant me consoler

Tu renforces mon crime.

 

HANNA KENNEDY

Le jour où tu as permis ce crime

Tu n’étais pas toi-même.

Tu étais ensorcelée

Par le pouvoir abusif

De ton amant Bothwell

Ce maître séducteur.

Il t’avait fait boire

Des philtres destinés

À troubler ton esprit

Comme la magie du diable

L’aurait fait.

 

MARIE STUART

Il n’y avait pas de magie.

J’ai succombé à la fougue

De cet homme.

 

HANNA KENNEDY

Il avait convoqué

Tous les damnés de l’enfer

Pour mieux s’emparer

De ta volonté.

Je voulais te raisonner

Mais tu ne m’écoutais plus.

La sagesse, la vertu,

L’honnêteté

Tout cela était devenu

Incompréhensible pour toi.

Il avait anéanti

Tes instincts de pudeur

Et plutôt que l’embarras

Qui te faisait rougir

Je voyais dans tes joues

Un feu qui te ravageait.

Tout entière,

Tu flambais dans le désir.

Qu’était devenu le voile mystérieux

Qui te protégeait?

Il avait fait de toi

Un corps épris du sien

Et tu ressentais le plaisir sensuel

Comme on ressent la gloire.

Tu l’as laissé brandir

L’épée royale d’Écosse

Et parader dans les rues d’Edimbourg.

Sous tes ordres

On a assiégé le Parlement

Ce temple de la justice où,

Encore une fois sous tes ordres,

Les juges ont été forcés

D’innocenter le meurtrier.

Et tu es allée plus loin…

 

MARIE STUART

Oui! Va jusqu’au bout!

Je lui ai donné ma main

Devant l’autel!

 

HANNA KENNEDY

O que le silence

Se fasse à jamais

Sur ce mariage

Qui a été ta perte.

Mais tu n’es pas une femme perdue.

Qui mieux que moi

Peut en témoigner?

Je t’ai vue naître

Je t’ai élevée

Je sais de quoi ton cœur est fait

Je connais ta beauté

Ton insouciance naturelle.

Je te le dis:

L’esprit du mal existe

Il peut s’incarner

Dans nos corps

Et laisser

Une blessure éternelle.

Mais courage.

Convoque la paix pour toi-même.

L’Angleterre t’accuse de crimes

Dont tu es innocente.

Ni Elisabeth

Ni son Parlement

Ne sont tes juges.

 

MARIE STUART

Qui vient?

 

Mortimer paraît à la porte.

 

HANNA KENNEDY

Le neveu.

 

(À Mortimer:)

 

Entrez.

 

 

 

SCÈNE 5

 

Les précédents, Mortimer, entrant timidement.

 

MORTIMER, à la nourrice

Éloignez-vous.

Montez la garde devant la porte.

Je dois parler à la reine.

 

MARIE STUART

Reste, Hanna.

 

MORTIMER

N’ayez pas peur.

Vous ignorez qui je suis.

 

Il lui tend une lettre.

 

MARIE STUART, parcourt la lettre et recule d'étonnement

Qu’est-ce que c’est?

 

MORTIMER, à la nourrice

Allez

Veillez à ce que mon oncle

Ne puisse pas nous surprendre.

 

MARIE STUART, à la nourrice qui hésite et qui la regarde avec perplexité

Va, va.

Fais ce qu’il te dit.

 

La nourrice sort.

 

 

SCÈNE 6

Marie, Mortimer.

 

MARIE STUART

De mon oncle!

Le cardinal de Lorraine,

De France!

 

(Lisant:)

 

«Faites confiance au jeune Mortimer

Mon fidèle messager

Car vous ne trouverez pas

De meilleur ami en Angleterre.»

 

Elle regarde Mortimer avec étonnement:

 

Est-ce encore une illusion?

Le monde entier veut ma perte

Et j’aurais, moi, un ami?

L’arrogant neveu de mon geôlier,

Lui qui me persécute…

Vous… un ami?

 

MORTIMER

Pardonnez mon insolence.

J’ai dû agir ainsi

Contre mon gré

Mais c’était le seul moyen

De vous approcher

Et de vous venir en aide.

 

MARIE STUART

Vous m’étonnez.

Je ne saurais passer si vite

Du lieu de la détresse

À celui de l’espoir.

Parlez. Parlez-moi.

Prouvez-moi que le bonheur se peut

Que je puisse y croire.

 

MORTIMER

Le temps presse.

Mon oncle reviendra tout à l’heure

Avec Lord Burleigh.

Avant que vous ne sachiez

La terrible raison de leur visite,

Apprenez de moi

Comment la Providence

Va vous sauver.

 

MARIE STUART

Dois-je croire à un miracle?

 

MORTIMER

Permettez d’abord

Que je vous parle de moi.

 

MARIE STUART

Je vous écoute.

 

MORTIMER

J’ai vingt ans.

L’on m’a élevé

Selon des principes austères.

Pourtant, ma curiosité

M’a incité à voyager

Hors de notre île

Et j’ai pris congé

De cette terre puritaine

Où rien n’est permis

Afin d’enjamber la France

Et de gagner ce lieu de mes rêves:

L’Italie, dont on me parlait tant!

À cette époque de l’année

Des pèlerins par milliers

Parcouraient les chemins

Comme un long fleuve

Aux eaux vives.

J’empruntai ce courant

Menant à l’embouchure suprême

Et je me retrouvai, moi, au centre

De la plus inimaginable merveille:

Rome!

Oui, moi, reine!

J’ai vu de mes yeux

S’ébranler les splendeurs

J’ai vu venir à moi les colonnes

J’ai vu dans la démesure

Se dresser l’Arc de Triomphe

Et puis le Colisée!

Que de hauteurs

Et que de vertiges

À la vue de ces blocs éternels!

Je ne savais rien de l’Art

Et j’en étais inondé!

Les dogmes de l’Église d’Angleterre

M’avaient appris la haine des icônes

Et le mépris de ces manifestations

D’ardeur si sensuelles,

De ces réjouissances pour l’âme.

Je n’avais jamais prié

Qu’avec des mots rigides,

Comme des ossements sans chair.

Mais là, oui, enfin, oui!

J’avais pénétré dans la nef

D’une église où je sentais tomber

Comme une pluie sur mon corps

Les sons d’une musique céleste.

Croyez-moi

Quand je levai la tête

Vers une statue ciselée dans le marbre

Juste là, au-dessus de moi

Je l’ai vue me tendre les bras

Et m’inviter à gravir le piédestal.

Chaque fresque autour de moi

Se mit à tourner

Comme si j’avais été

Un ange parmi les autres.

J’étais au centre

De toutes les merveilles

Possibles en ce monde.

 

MARIE STUART

C’est trop! Arrêtez!

Cessez de parler de la vie!

Pitié -

Je suis en prison dans le noir.

 

MORTIMER

Moi aussi j’étais prisonnier

Mais j’ai libéré mon esprit

J’ai regardé la lumière du jour

Et j’ai juré de m’affranchir

De cette vie

Menée dans l’étroitesse.

Là-bas j’ai rencontré votre oncle

Le Cardinal de Guise.

Un homme! Quel homme! Et tout un!

 

MARIE STUART

Parlez-moi de lui.

Faites qu’il ne m’ait pas oubliée.

 

MORTIMER

Il m’a enseigné le danger

Qui nous guette

À force de trop raisonner

Sur l’invisible.

Nous avons des yeux pour voir,

Il en va ainsi de la foi.

Il soutient que l’Église

Doit être visible

Sans quoi l’esprit de vérité

Serait trop abstrait.

Voilà pourquoi

J’ai abjuré

Mes anciennes croyances.

Un jour que j’étais chez lui

J’ai aperçu au mur

Le portrait d’une femme

Et je me suis senti subjugué

Par le charme

Qui s’en dégageait.

J’étais là, debout

Ému jusqu’au fond de mon âme

Incapable de maîtriser

La force de mes sentiments.

Il me dit alors:

«Vous avez raison

De vous émouvoir

Devant ce tableau.

Il n’est pas de plus belle femme

Sur la terre

Mais entre toutes

Elle est la plus malheureuse.

Et c’est chez vous,

En Angleterre,

Qu’elle souffre.»

 

MARIE STUART

Je n’ai pas tout perdu:

Il me reste encore

L’amitié de cet homme.

 

MORTIMER

Je sais

Que la maison des Tudor

Fait de vous

La seule reine légitime

De ce pays.

Elisabeth, qui porte ce titre

A été conçue dans l’adultère.

C’est à vous qu’il appartient

De régner.

Ceux qui s’y opposent

Commettent une grave injustice

Et devront reconnaître tôt ou tard

Votre innocence et vos droits.

 

MARIE STUART

Je maudis ces droits

Qui sont la source

De mes souffrances.

 

MORTIMER

Me voici enfin

Non plus devant votre portrait

Mais bien devant vous,

Vous-même en personne!

La reine Elisabeth

A raison de vous tenir

À l’abri des regards.

Votre seule beauté

Rendrait jalouse

Toute la jeunesse

De ce pays.

Aucune épée ne resterait

Dans son fourreau

Car une épouvantable rébellion

Éclaterait si le peuple

Apprenait, en vous voyant,

Que vous êtes

Sa véritable reine.

 

MARIE STUART

Si chaque homme d’ici

Pouvait me voir avec vos yeux!

 

MORTIMER

Vous êtes la lumière.

Mais je suis venu aussi

Vous faire part

D’une terrible nouvelle.

 

MARIE STUART

Ma sentence!

Nous y sommes!

Parlez librement.

Je suis prête.

 

MORTIMER

Elle a été prononcée.

Quarante-deux juges

Vous ont déclarée coupable.

Les lords et la Chambre des Communes

De la Cité de Londres

Exigent une prompte exécution

De votre jugement.

Seule Elisabeth hésite encore.

 

MARIE STUART, avec contenance

Rien ne me surprend

Ni ne m’effraie.

Je sais qui sont mes juges.

Après ce qu’ils m’ont fait subir

Comment peuvent-ils m’innocenter?

Ils n’ont d’autre choix

Que de me garder prisonnière

Afin que soient engouffrés

Dans un éternel cachot noir

Ma vengeance et mes droits.

 

MORTIMER

Tant que vous êtes en vie

La peur d’Elisabeth existe.

Aucun cachot n’est assez noir

Et votre mort seulement

Lui assure le trône.

 

MARIE STUART

Elle irait jusque là?

Me trancher la tête,

Moi, une reine?

 

MORTIMER

N’en doutez pas.

 

MARIE STUART

J’ai encore des alliés.

La France se vengera.

 

MORTIMER

Elle a scellé une paix définitive

Avec la France

En donnant sa main

Et son trône

Au duc d’Anjou.

 

MARIE STUART

Le roi d’Espagne

Répliquera par les armes.

 

MORTIMER

Aucune armée ne l’effraie

Pourvu qu’elle soit en paix

Avec son peuple.

 

MARIE STUART

Ma tête sous la hache du bourreau!

Va-t-elle donner un tel spectacle aux Anglais?

 

MORTIMER

Ce pays a vu plus d’une reine

Passer du trône à l’échafaud.

 

MARIE STUART, après un silence

Vous êtes aveuglé par la peur

Et l’attachement

Que vous avez pour moi

Vous fait envisager le pire.

Ce n’est pas l’échafaud que je crains.

Il y a des moyens

plus pernicieux

De provoquer la mort.

 

MORTIMER

Ils ne commettront pas de meurtre

Ni ouvertement ni secrètement.

Mais soyez sans crainte:

Douze jeunes Anglais

Se sont réunis ce matin

Et ont fait le serment

De vous libérer de cette prison.

Le comte de Bellièvre

Ambassadeur de France

Est informé du complot

Et a offert de nous aider.

C’est chez lui

Que nous nous rassemblons.

 

MARIE STUART

Savez-vous bien

Ce que vous entreprenez?

Rappelez-vous le sort

De tous mes alliés

Dont les têtes coupées

Ont été suspendues

En signe d’avertissement

Sur le Pont de Londres.

Rappelez-vous l’échec

De tous ceux qui,

En trouvant ainsi la mort,

N’ont fait que resserrer mes chaînes.

Partez.

Votre enthousiasme va vous perdre.

Partez pendant qu’il en est temps.

Dès que l’hypocrite Burleigh

Vous aura démasqué

Vous subirez le sort

Réservé aux traîtres.

Quittez ce château.

Marie Stuart n’a jamais

Porté bonheur aux siens.

 

MORTIMER

Je n’ai pas peur

de toutes ces têtes coupées.

Comme ce doit être enivrant

De mourir pour vous!

 

MARIE STUART

Ni la force ni la ruse

Ne pourraient me sauver.

C’est l’Angleterre

Tout entière

Qui se dresse devant moi.

Seule la volonté d’Elisabeth

Peut ouvrir les portes

De ma prison.

 

MORTIMER

Vous espérez l’impossible.

 

MARIE STUART

Je ne connais qu’un seul homme

Qui pourrait me sauver.

 

MORTIMER

Qui?

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester.

 

MORTIMER, reculant avec surprise

Leicester? Le comte de Leicester?

Votre ennemi juré

L’amant d’Elisabeth?… lui?

 

MARIE STUART

Trouvez-le. Confiez-vous à lui

Et pour prouver que c’est moi

Qui vous y envoie

Vous lui donnerez ceci.

 

Elle sort un papier de son corsage. Mortimer hésite à l’accepter.

 

Allez lui porter cette lettre

Que je garde depuis si longtemps

Dans l’espoir de déjouer

La vigilance de votre oncle.

C’est un ange

Qui vous envoie.

 

MORTIMER

Expliquez-moi…

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester vous dira tout.

Ayez confiance en lui

Il aura confiance en vous.

Qui vient?

 

HANNA KENNEDY, entrant vite

Paulet est ici

Accompagné d’un seigneur de la Cour.

 

MORTIMER

C’est Lord Burleigh.

Rassemblez vos forces.

Écoutez calmement

Ce qu’il va vous dire.

 

Il s'éloigne. Kennedy le suit.

 

 

 

SCÈNE 7

Marie, Lord Burleigh, grand trésorier d’Angleterre, et Sir Paulet.

 

SIR PAULET

Vous désiriez connaître votre sort.

Lord Burlejgh

Le grand trésorier d’Angleterre

Vient vous en informer.

Écoutez-le, et résignez-vous.

 

MARIE STUART

Que ma dignité témoigne

De mon innocence.

 

LORD BURLEIGH

Veuillez par mes mots

Entendre la bouche du tribunal.

 

MARIE STUART

Tiens! Un tribunal qui,

Non content de babiller

S’enorgueillit d’une bouche!

 

SIR PAULET

Vous ironisez comme si déjà

Vous connaissiez le verdict.

 

MARIE STUART

Puisqu’il me vient de Burleigh,

Je m’en doute.

À propos, milord…

 

LORD BURLEIGH

Plus de respect.

Je parle au nom

Du Tribunal des Quarante-Deux.

 

MARIE STUART

Excusez-moi

De vous interrompre tout de suite

Mais je n’ai aucun respect

Pour le Tribunal des Quarante-Deux.

Même si je suis tout pour eux

Eux ne sont rien pour moi.

N’est-il pas écrit qu’en Angleterre

Chaque accusé se doit d’être jugé

Par ses semblables?

Or il n’y avait ni roi ni reine

Dans cette assemblée

Que je sache.

 

LORD BURLEIGH

Vous avez entendu l’acte d’accusation

Vous avez répondu devant le Tribunal.

 

MARIE STUART

J’étais convaincue de mon innocence.

J’ai répondu aux accusations

Par respect pour les juges

Et non pour leur mandat

Que je réprouve.

 

LORD BURLEIGH

Que vous le vouliez ou non

Tout ceci est une question de procédure

Qui ne saurait entraver

Le cours de la justice.

Vous êtes en Angleterre

Vous respirez l’air anglais

Vous profitez de nos bienfaits

Et de notre protection

Selon la loi anglaise.

Vous êtes conséquemment

Soumise à son pouvoir.

 

MARIE STUART

L’air de l’Angleterre,

Je le respire dans une prison anglaise.

Cela s’appelle-t-il en Angleterre

Un bienfait?

Quant à vos lois

Je les connais peu.

Pourquoi les apprendrais-je?

Je ne suis pas citoyenne

De ced royaume

Mais bien la reine libre

D’un pays étranger.

 

LORD BURLEIGH

Et pensez-vous

Que ce titre de reine

Peut vous servir de sauf-conduit

En pays étranger

Pour allumer la rébellion?

Que vaut la sécurité d’un État

Si la justice ne eut traiter

Une hors-la-loi de sang royal

De la même façon

Que des vauriens?

 

MARIE STUART

Je ne veux pas

Me soustraire à la justice -

Ce sont seulement vos juges

Que je récuse.

 

LORD BURLEIGH

Les juges, ah bon?

S’agit-il à vos yeux

De citoyens comme les autres?

Ou issus des bas-fonds

Des improvisateurs ignorants

De ce que le Droit veut dire

À la merci des opinions

D’un peu tout le monde

Et qui se contentent

D’être l’écho

D’une volonté populaire?

Sachez que ces hommes

Sont les plus consciencieux

De ce pays

Qu’is ont l’esprit autonome

Ce qui les rend sages

Et les place au-dessus

De la concurrence servile

Et de la corruption.

Ces hommes-là sont ceux

Qui nous gouvernent

Selon des principes

De justice et de liberté.

Le simple fait

De prononcer leurs noms

Devrait suffire à dissiper les doutes:

L’archevêque de Canterbury

Le primat de l’Église

Qui rassemble tous les peuples.

Le sage Talbot

Gardien de nos emblèmes…

D’après vous,

La reine d’Angleterre

Pouvait-elle trouver

De plus nobles représentants

Pour incarner la justice

De ce royaume?

Et si jamais l’un ou l’autre

De ces hommes

Émettait un jugement

Dicté par l’intérêt

Pensez-vous

Qu’une quarantaine de juges

Abonderaient dans son sens

Avec une même passion?

 

MARIE STUART, après un moment de silence

J’entends avec stupéfaction

Votre éloquence, milord,

Une arme par laquelle

Vous avez toujours triomphé.

Comment moi,

Une fille peu instruite

Pourrais-je me mesurer

À tant d’habileté?

Si ces juges sont tels

Que vous les décrivez

Je n’ai plus un mot à dire.

Ils n’ont qu’à me déclarer coupable

Et pour moi

Il n’y a plus aucun espoir.

Mais ces hommes d’envergure

Que vous nommez fièrement

Et qui veulent ma perte

En m’écrasant de tout leur poids

Je les vois tenir des rôles

Bien différents

Dans l’histoire de ce pays.

La haute noblesse d’Angleterre

Et son souverain gouvernement

Ressemblent quant à moi

À un sérail peuplé d’esclaves.

Sa Haute-Chambre

Monnaye ses intérêts

Avec la Chambre des Communes,

L’une et l’autre

Rivalisant de corruption.

Elles votent des lois

Puis les annulent;

Elles concoctent des mariages

Pour aussitôt les dénoncer

Et déclarer des divorces.

Selon l’humeur du roi

N’importe laquelle de ses filles

Peut être déshéritée

Et traitée publiquement de bâtarde

Pour se voir le lendemain

Couronnée reine d’Angleterre.

J’ai vu la haute noblesse d’ici

Aux convictions inébranlables

Changer, sous quatre règnes,

Quatre fois de croyance.

 

LORD BURLEIGH

Vous vous dites ignorante

Des lois de l’Angleterre

Mais vous connaissez tout

De ses malheurs.

 

MARIE STUART

Et ça, ce sont mes juges,

Lord Trésorier!

Je suis juste envers vous

Soyez-le vers moi.

On dit que vous voulez

Le bien de cet État

Et celui de la reine;

Que vous êtes incorruptible

Vigilant, infatigable.

J’en doute quand je vous vois

Arranger vos intérêts

Sous le couvert de la justice.

Que les juges qui vous appuient

Soient les hommes les plus nobles

De toute l’Angleterre,

Il n’en demeure pas moins

Que tous, tous!

Vous êtes des protestants.

Vous jugez non seulement

La reine d’Écosse

Mais aussi une femme écossaise

Catholique, une papiste!

Comment l’Anglais

Se peut-il juste

Envers l’Écossais?

Ce proverbe en dit long

Sur nos haines ancestrales.

Toute nation

S’opposant à l’Angleterre

A reçu depuis toujours

L’appui de l’Écosse.

Toute guerre

Visant à détruire l’Écosse

A été depuis toujours

L’œuvre de l’Angleterre.

Un feu nous ravage

Qu’on ne verra s’éteindre

Que le jour où, enfin,

Une seule et même tête

Portera l’unique couronne

Unissant nos deux peuples

Alors inséparables.

 

LORD BURLEIGH

Et c’est à une Stuart

Si je ne me trompe

Que doit revenir cette couronne?

 

MARIE STUART

Pourquoi le nier?

Oui, je l’avoue

J’ai cru en cet espoir.

Pour avoir voulu

Apaiser le feu

De nos deux peuples

Je me suis consumée

Dans ma propre passion.

 

LORD BURLEIGH

Vous n’avez fait

Qu’attiser un feu

Déjà dévastateur

Afin de vous hisser

Sur le trône

Pendant que le reste brûlait.

 

MARIE STUART

Des preuves!

Où sont vos preuves?

 

LORD BURLEIGH

Je ne suis pas ici

Pour discuter de la cause

Que vous défendez.

Par quarante voix contre deux

Vous êtes reconnue coupable

D’avoir violé un bill

Instauré l’an passé

À l’effet que :

«Si, dans un royaume

Une rébellion est soulevée

Au nom et au profit

D’une personne

Prétendant à la Couronne,

Cette personne sera traduite

Devant les tribunaux

Et son crime sera puni

Par la peine de mort.»

Comme vous voyez…

 

MARIE STUART

Milord de Burleigh!

Je vois bien que c’est un bill

Rédigé expressément

Pour me perdre:

Pas étonnant

Que j’en sois la victime!

Quel est mon recours

Si l’homme qui a signé

Au bas de mon jugement

Est celui-là même

Qui a signé la loi?

Niez-le donc!

Niez donc que ce bill

N’a été conçu

Que pour m’anéantir!

 

LORD BURLEIGH

Que pour vous avertir.

C’est vous-même

Qui avez signé votre arrêt de mort.

Malgré nos loyales mises en garde

Vous vous êtes jetée

Dans le gouffre

Qui s’ouvrait sous vos pieds.

Vous êtes accusée d’avoir,

De votre prison,

Exercé le contrôle

En dictant par écrit

Chacune des opérations

D’un soulèvement.

 

MARIE STUART

J’ai fait ça, moi?

Qu’on me montre les documents.

Les preuves!

 

LORD BURLEIGH

On vous les a montrées

Devant le Tribunal.

 

MARIE STUART

Des copies

Écrites par une main étrangère.

Je veux les originaux!

Je veux les voir

Écrits par ma propre main.

Où sont les originaux?

 

LORD BURLEIGH

Vos secrétaires Kurl et Nau

Ont attesté les lettres.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne pas m’avoir

Confrontée à eux?

 

LORD BURLEIGH

Vos secrétaires Kurl et Nau

Ont affirmé sous serment

Avoir écrit ces lettres

Sous votre dictée.

 

MARIE STUART

On me condamne

Sur la foi de mes domestiques!

On accorde préséance

À des témoignages de subalternes

Qui se sont parjurés

Pour me trahir, moi,

La reine d’Écosse!

 

LORD BURLEIGH

Vous avez déclaré vous-même

Que l’Écossais Kurl

Était un homme loyal et vertueux.

 

MARIE STUART

Il l’était.

Mais c’est à l’heure du danger

Qu’on reconnaît un homme.

La peur de la torture

Lui aura fait avouer

N’importe quoi.

 

LORD BURLEIGH

Il parlait de son plein gré.

 

MARIE STUART

Puisque mes deux secrétaires

Sont encore en vie

Faites-les comparaître

En ma présence,

Qu’ils répètent ce qu’ils ont dit

En me regardant dans les yeux.

C’est un droit

Qu’on accorde même aux assassins.

Un décret de l’actuel gouvernement

Ordonne que tout accusateur

Parle en présence de l’accusé.

Vrai ou faux, Lord Burleigh?

Lord Paulet,

Je vous ai toujours

Hautement considéré;

Prouvez-moi que je n’ai pas tort

Et répondez sur votre conscience:

Est-ce vrai qu’un tel décret

Existe en Angleterre?

 

SIR PAULET

Oui, c’est exact.

Cette loi-là existe

Je dois dire la vérité.

 

MARIE STUART

Puisque vous appliquez

Le droit de l’Angleterre

Quand il peut m’écraser

Pourquoi l’ignorez-vous

Quand il peut m’être favorable?

Pourquoi mes deux secrétaires

Qui sont toujours en vie

Ne témoignent-ils pas

En ma présence

Comme la loi l’ordonne?

 

LORD BURLEIGH

Ne vous emportez pas, milady.

Tout ceci

N’est pas la seule raison.

 

MARIE STUART

C’est la seule

Qui me rende passible

De la peine de mort.

Et c’est elle que je conteste.

Ne déviez pas, Lord Burleigh.

Il s’agit de la peine de mort.

 

LORD BURLEIGH

Il est prouvé

Que vous avez négocié avec Mendoza

L’ambassadeur d’Espagne.

 

MARIE STUART

Ne déviez pas, milord.

 

LORD BURLEIGH

Que vous avez comploté

Popur renverser la religion de ce pays

Que vous avez incité tous les rois d’Europe

À nous déclarer la guerre…

 

MARIE STUART

Supposons que je l’aie fait!

Je ne l’ai pas fait

Mais supposons.

On me garde ici prisonnière

De façon inhumaine

Et contre les droits et libertés

De n’importe quel citoyen.

Par violence,

Vous m’avez enchaînée.

Je suis en droit de légitime défense

J’en appelle

À tous les États du continent

Pour appuyer ma cause,

Tout ce qui est juste et loyal

En temps de guerre

Je compte l’utiliser.

Car la question qui se pose

Entre l’Angleterre et moi

N’est pas une question de justice

Mais bien une question de force.

 

LORD BURLEIGH

N’invoquez pas

Le droit terrible

De la force.

Ce serait encourager le bourreau.

 

MARIE STUART

Je suis faible,

Elisabeth est forte.

Bien!

Qu’elle use de sa force.

Qu’elle me tue!

Qu’elle me sacrifie!

Mais qu’elle avoue

Acte de Force

Et non pas acte de Justice.

Qu’elle m’assassine

Mais qu’elle ne prétende pas

Me juger.

Qu’elle ose paraître

Telle qu’elle est.

 

Elle sort.

 

 

 

 

SCÈNE 8

Burleigh, Paulet.

 

LORD BURLEIGH

Elle nous brave

Et nous bravera

Jusque sur l’échafaud.

On ne peut pas briser

Ce tempérament de feu.

A-t-elle été surprise

D’entendre son jugement?

A-t-elle pleuré

A-t-elle seulement pâli?

Elle n’en a pas appelé

De notre pitié.

Elle soupçonne

L’esprit hésitant d’Elisabeth.

Ce sont nos doutes

Qui font son courage.

 

SIR PAULET

Soyons plus fermes

Et son arrogance disparaîtra.

Il est vrai

Qu’il y a eu des irrégularités

Lors du procès.

Il aurait fallu

Que les témoins à charge

Comparaissent devant elle.

 

LORD BURLEIGH

C’était trop risqué.

Son pouvoir

Et ses larmes de femelle

Auraient remué

Tous les esprits.

 

SIR PAULET

Ce procès qui se voulait équitable

Va devenir

Pour les ennemis de l’Angleterre

L’étendard de notre parti pris.

 

LORD BURLEIGH

Même le plus équitable des tribunaux

Ne saurait échapper au blâme.

L’opinion publique se range toujours

Du côté des malheureux.

Pour nous qui triomphons

Nous ne récoltons que l’odieux

Et c’est Elisabeth avant tout

Qui en portera le poids

Surtout si la victime

Est une autre femme.

La reine a le pouvoir

De gracier les coupables.

Il faut qu’elle use de ce droit.

Il paraîtrait ignoble

Que la justice suive son cours.

 

SIR PAULET

Vous voulez donc qu’elle vive?

 

LORD BURLEIGH, brusquement

Jamais!

C’est ce combat entre la vie et la mort

Qui terrifie la reine

Et qui chasse le sommeil de son lit.

Ce combat qui déchire son âme.

Son œil nous implore

Mais sa bouche reste muette.

On peut presque entendre:

«N’y a-t-il aucun de mes sujets

Qui me délivrerait

Du choix terrible qui m’incombe?

Vivre dans la terreur sur mon trône

Ou offrir la tête

De ma propre sœur

À la hache.»

 

SIR PAULET

Mais que faire?

 

LORD BURLEIGH

La reine se dit

Que des serviteurs plus attentifs

Pourraient y faire quelque chose.

 

SIR PAULET

Plus attentifs?

 

LORD BURLEIGH

Pour interpréter un ordre muet.

 

SIR PAULET

Un ordre muet?

 

LORD BURLEIGH

En ne gardant pas comme un trésor

Un serpent venimeux.

En enlevant la reine d’Écosse à Talbot

Pour la remettre entre vos mains,

Nous espérions…

 

SIR PAULET

Insinuez-vous

Qu’on m’aurait choisi

Pour autre chose

Que mon honnêteté?

 

LORD BURLEIGH

Laissons courir le bruit

Qu’elle dépérit…

Qu’elle est de plus en plus malade.

Elle disparaît.

Tranquillement elle meurt

Dans la mémoire des hommes.

Et votre réputation

Resterait intacte.

 

SIR PAULET

Mais pas ma conscience.

 

LORD BURLEIGH

Si vous ne voulez pas

Y prêter votre main

Il ne faudrait pas

Empêcher celle d’un autre…

 

SIR PAULET

Aucun meurtrier

Ne passera le seuil de sa porte

Tant et aussi longtemps

Que je serai son gardien.

Sa vie m’est aussi sacrée

Que celle de la reine d’Angleterre.

Vous êtes les juges, jugez.

Si elle est coupable,

Condamnez-la.

Au jour convenu

Convoquez le charpentier

Avec sa hache et sa scie

Qu’il bâtisse l’échafaud.

Pour le bourreau,

Pour lui seulement,

J’ouvrirai la porte.

 

 

 

 

ACTE II

 

Le palais de Westminster

 

SCÈNE 1

 

Le comte de Kent et Sir William Davison se rencontrent.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Vous, milord de Kent?

De retour du théâtre?

La fête est déjà finie?

 

LE COMTE DE KENT

Vous-même, vous n’y étiez pas?

 

SIR WILLIAM DAVISON

Mon travail m’a retenu.

 

LE COMTE DE KENT

Vous avez manqué le plus beau des spectacles.

Figurez-vous le Lord Maréchal, le juge

Et les dix chevaliers de la reine

Montant la garde

Devant le Château-fort de la Chasteté

Pour prévenir l’attaque française

Des troupes du Désir.

Un drapeau s’avance

Et, dans un madrigal,

Il ordonne à la Chasteté de se rendre.

C’est alors un déploiement d’artillerie

Où, de la bouche des canons,

Des bouquets d’asters

Se déploient en répandant

Une essence enivrante et subtile.

Les troupes du Désir

S’effondrent vaincues,

Et c’est la fin.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Ça ne présage rien de bon

Pour le mariage de la reine

Avec le duc d’Anjou.

 

LE COMTE DE KENT

Ce n’était que du théâtre.

Dans la réalité,

Parions que la Chasteté

Finira par se rendre.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Croyez-vous?

Vraiment? Pas moi.

 

LE COMTE DE KENT

Tout est conclu.

La France a accepté

La clause la plus litigieuse:

Monsieur le duc aura droit

À sa messe dans une chapelle fermée

Mais il s’engage

À honorer publiquement

La religion de l’Angleterre.

Le peuple a jubilé

À l’annonce de la nouvelle,

Sa plus grande crainte étant

Que la reine meure sans héritier.

Le trône reviendrait

Forcément à Marie Stuart

Et l’Angleterre se verrait

De nouveau enchaînée

Sous l’autorité du pape.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Alors le peuple

N’a plus rien à craindre:

Les deux reines vont se coucher

L’une dans son lit nuptial

L’autre dans son tombeau.

 

LE COMTE DE KENT

Chut. La reine.

 

 

 

SCÈNE 2

Les précédents, Elisabeth, conduite par Leicester, le comte de Bellièvre, George Talbot, comte de Shrewsbury, et lord Burleigh.

 

LA REINE ELISABETH, à Bellièvre

Comte

Je plains ces seigneurs intrépides

Qui ont traversé la mer

Pour venir jusqu’à nous

Car à ma cour

Il n’y a rien de comparable

Aux splendeurs et aux fêtes

Que peut organiser

La machine royale de France.

Mon peuple,

Composé de gens simples et heureux,

Honore mon règne.

L’amour que mes sujets me témoignent

Quand je parais en public

Est l’unique spectacle

Que je puis offrir

Aux délégations étrangères.

J’admets que c’est peu

En regard de la beauté

Solaire et immortelle des jardins

De la reine Catherine de Médicis.

Splendeur qui suffirait à m’affadir,

Moi, et mon règne.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Une femme seulement

Constitue le spectacle étonnant

De la cour de Westminster.

L’étranger en est aveuglé

Car elle possède à elle seule

Tous les délices de son sexe.

Mais que Sa Majesté

Me permette de prendre congé.

Je dois porter la nouvelle inespérée

Au duc d’Anjou.

Jamais je ne l’ai vu

Dans une si chaude impatience.

Il a quitté Paris vers le nord

Et dépêché ses messagers sur Calais.

Votre «oui» au mariage

Volera avec ivresse

Vers ses oreilles

Comme la rapidité de l’air.

 

LA REINE ELISABETH

Que de hâte, comte de Bellièvre!

Vous me pressez d’allumer

La torche des célébrations

Dans un ciel gris et lourd.

L’habit de deuil

Me conviendrait mieux

Que la toilette nuptiale.

Une terrible épreuve

Menace de s’abattre

Sans tarder sur ce pays

Et sur moi-même.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Votre engagement, reine

Nous convient pour l’instant.

Les fêtes auront lieu

En des jours plus propices.

 

LA REINE ELISABETH

Les monarques sont esclaves

De leur condition.

Ils ne peuvent avoir accès

Aux impulsions de leur cœur.

J’aurais désiré

Que jusqu’à ma mort

Il ne soit jamais question

De mariage.

Voilà comment

J’aurais conçu mon règne.

Mais le peuple

En a décidé autrement.

Son bonheur présent

Ne lui suffit pas.

Il anticipe l’avenir.

Il veut que j’assure

La pérennité de mon sang.

Je dois lui sacrifier

Mon trésor le plus cher:

Ma liberté.

Le peuple me force

À prendre un maître:

Il me démontre bien

Que je ne suis qu’une femme,

Moi qui me pensais homme

Et roi.

Une souveraine qui s’oblige

À méditer son règne

Dans le dénuement du célibat

Devrait se dispenser

Du principe qui divise

L’humanité en deux sexes

Et qui commande à l’un

De se soumettre à l’autre.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Aucun doute que personne

Sur la terre

Ne vaille le sacrifice

De votre liberté.

Cependant, si la naissance

Le rang, la fortune et la virilité

Rend un mortel

Digne de ce sacrifice

Alors…

 

LA REINE ELISABETH

Il est hors de doute

Que marier un fils de France

De sang royal

Est pour moi un honneur.

Je le dis sans détour.

Si ce mariage

Fait l’affaire de mon peuple

C’est là le principal.

Si telle est sa volonté

J’ajoute qu’il n’y a pas

D’autres rois en Europe

Auxquels je sacrifierais

Mon trésor le plus précieux -

Ma liberté -

Avec plus d’obéissance.

Voilà qui clôt le chapitre.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Et nos espoirs sont comblés.

Mon maître désire plus

Et s’attend toutefois

À ce que...

 

LA REINE ELISABETH

À ce que quoi?

 

Elle tire de son doigt un anneau: le regardant, pensive:

 

Une reine ne vaut pas plus

Qu’une simple femme.

Même protocole

Même devoir

Même servitude.

L’anneau fait le mariage

Et fabrique des chaînes

Portez ce présent

À Son Altesse

Mais dites-lui bien

Que ce n’est qu’un maillon

Qui ne m’enchaîne pas encore.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Je reçois le gage

En son nom.

C’est un grand jour pour nous

Puisse-t-il l’être aussi

Pour nos peuples.

Que les couronnes alliées

De France et d’Angleterre

Tissent des liens d’amitié

Et non plus de méfiance.

Que la clémence qui brille

Sur votre visage

Atteigne la plus malheureuse

D’entre toutes,

Celle que vous retenez ici

Et dont le sort

Touche d’aussi près la France

Que l’Angleterre.

 

LA REINE ELISABETH

Une chose à la fois, comte.

Ne mêlons pas deux affaires

Qui n’ont rien en commun.

Si la France veut réellement

Cette alliance

Elle doit partager mes tourments

Et ne pas se faire amie

Avec mes ennemis.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Même à vos yeux

La France serait indigne

D’une telle alliance

Si elle ne se préoccupait pas

Du sort de cette malheureuse.

Elle est veuve de notre roi,

Appartient à notre religion.

Il en va de l’honneur

Et même de votre humanité…

 

LA REINE ELISABETH

Je prends note

De votre requête.

Vous agissez en tant qu’amis;

J’agirai en tant que reine.

 

Elle salue Bellièvre qui se retire avec respect.

 

 

SCÈNE 3.

 

Elisabeth, Leicester, Burleigh, Talbot.

 

La reine s’assoit.

 

LORD BURLEIGH

Reine,

Tu satisfais aujourd’hui

Le plus grand désir

De ton peuple.

Cette alliance nous garantit

Un avenir dépourvu d’inquiétude.

Toutefois, une affaire

Reste en suspens

Qui tracasse le pays.

On exige de toi

Qu’un sacrifice soit fait.

Exauce le vœu du peuple

Et raffermit à jamais

Le bonheur de l’Angleterre.

 

LA REINE ELISABETH

Que me veut-il encore

Mon peuple?

 

LORD BURLEIGH

Il demande la tête de la Stuart.

Si tu veux assurer

Notre pleine liberté

Et notre épanouissement

Cette femme doit disparaître.

Elle doit mourir.

Sinon nous tremblerons toujours

Pour ta sécurité.

Tu le sais,

Tous les Anglais

Ne partagent pas

La même religion.

Il reste encore sur ce territoire

Des fanatiques fidèles à Rome

Dont les cœurs sont attachés

À cette Marie Stuart.

Ils t’ont juré une guerre féroce.

Nous avons déjà

Échappé à trois attentats.

Les membres de son clan

Ne reconnaissent pas tes droits.

Ils propagent l’idée

Que tu as volé ton trône.

La paix ne sera jamais possible.

En lui donnant la mort

Tu te donnes la vie.

 

LA REINE ELISABETH

La tâche qui vous incombe

Est ingrate.

Je ne doute pas

Que c’est votre rigueur

Et votre loyauté

Qui vous font parler sagement.

Mais je hais la sagesse

Qui ordonne le sang.

Réfléchissez.

Trouvez-moi une solution

Moins dramatique.

Noble Lord de Shrewsbury,

Votre opinion?

 

GEORGE TALBOT

Je désire que ton règne

N’achète pas la paix

Au prix de sa gloire.

Si cela doit être

Que ce ne soit pas

De mon vivant.

 

LA REINE ELISABETH

Dieu fasse

Que cela ne soit jamais.

 

GEORGE TALBOT

L’exécution de la Stuart

Serait un crime.

Elle n’est pas citoyenne

De ce pays.

Tu ne peux pas la juger.

 

LA REINE ELISABETH

Ainsi mon Conseil d’État

Mon Parlement

Et toutes les cours de justice

De ce pays

Seraient dans l’erreur

En me reconnaissant

À l’unanimité ce droit?

 

GEORGE TALBOT

La majorité des voix

N’est pas une preuve de la justice.

L’Angleterre n’est pas

Le centre du monde.

Tu n’es pas le jouet

D’un peuple dont l’opinion

Oscille au gré du vent.

Tu es libre.

 

LA REINE ELISABETH

En m’accordant le pouvoir

Le peuple témoigne qu’en ce pays

L’instinct de massacre

N’est pas l’apanage des rois.

J’aurais préféré

Comte de Shrewsbury

Que vous argumentiez

En ma faveur.

 

GEORGE TALBOT

Elle n’a pas d’avocat.

Tous ont peur de parler

Parce qu’ils ont peur de ta colère.

Notre Conseil d’État agirait

Avec précipitation et égoïsme

Si ma compassion

N’avait pas la chance de s’exprimer.

Tout est ligué contre elle.

Toi-même

Tu ne l’as jamais rencontrée.

Dans ton cœur

Rien ne parle pour l’étrangère.

On l’accuse d’avoir

Assassiné son mari

Et d’avoir épousé le meurtrier.

C’est une faute très lourde

Il est vrai.

Mais qui connaît réellement les motifs

Qui l’ont fait agir?

La femme n’est-elle pas

Un être essentiellement fragile?

 

LA REINE ELISABETH

Non.

La femme n’est pas faible.

Qu’il ne soit jamais question

De la faiblesse de mon sexe

En ma présence.

 

GEORGE TALBOT

La vie ne t’a pas donné

Ta juste part de bonheur.

L’austérité du devoir

T’a endurcie

À l’écart des flatteurs

Et de la vanité du monde.

Tu as appris très tôt

Les rigueurs du pouvoir.

Songe à la fragilité de Marie Stuart

Une enfant déportée en France

Où les valeurs de la cour

Se mesurent à la splendeur des fêtes.

Elle n’avait pour elle-même

Que l’atout de sa beauté.

Pas étonnant qu’elle offre au monde

L’image du ravissement.

Aussi…

 

LA REINE ELISABETH

Revenez à vous

Comte de Shrewsbury.

Un peu de sérieux -

Nous sommes en Conseil d’État.

Votre engouement pour ses charmes

Nous a convaincus.

Comte de Leicester,

Vous seul ne dites rien?

Les propos de Shrewsbury

Vous ont-ils coupé la langue?

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est d’étonnement

Que je reste muet.

On abuse de notre temps

Avec des romances

Qui n’ont pour but

Que d’émouvoir le peuple

Et d’éveiller sa sympathie.

 

LA REINE ELISABETH

Et ces sornettes se répercutent

Jusqu’ici dans notre Conseil d’État.

Par la bouche de mes «sages» conseillers!

Je suis étonnée que cette fille

Bannie par ses propres sujets

Soit devenue ici dans sa prison

Une menace.

Comment elle, sans État,

Sans pouvoir politique,

A-t-elle pu devenir

À ce point dangereuse?

Est-ce parce qu’elle réclame

Ce royaume?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Crois-tu que ceux qui contestent

Ton droit sacré

Pourraient anéantir

Ce pouvoir qui t’est conféré

Par une résolution du Parlement?

Le roi Henri l’a exclue du trône

Dans ses dernières volontés.

Crains-tu que l’Angleterre

À peine sortie de la noirceur

Se jette éperdument

Aux pieds d’une papiste?

Toi, adorée par ton peuple

Tu serais laissée pour compte

Au profit d’une meurtrière?

Qui sont-ils, tes conseillers,

Qui te harcèlent en te parlant

De ton vivant

D’une prétendue héritière

Et qui veulent hâter ton mariage

Pour sauver du danger

L’État et l’Église?

N’es-tu pas encore dans la force

Et la fleur de la jeunesse

Alors que l’autre flétrit

Et se fane de jour en jour?

Grands dieux!

Tu vivras longtemps après elle

Sans qu’il faille provoquer sa mort!

 

LORD BURLEIGH

Le comte de Leicester

N’a pas toujours parlé ainsi.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est vrai

J’ai voté sa mort au tribunal.

En Conseil d’État je parle autrement.

 

LA REINE ELISABETH

Ici, il n’est plus question de droit

Mais d’intérêt.

Qu’avons-nous tant à craindre

Puisque la France

Son seul appui, l’abandonne

En concluant par mon mariage

Une ère nouvelle?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Pourquoi la tuer?

Elle est morte.

Le mépris, c’est la mort.

Mais veillons à ce que la pitié

Ne la ramène pas envie.

Qu’elle continue de vivre

Sous la menace de la hache

Et dès qu’un bras s’armera pour elle,

Que tombe la hache.

 

LA REINE ELISABETH, se levant

Milords, j’ai écouté vos opinions

Et je vous remercie.

Avec l’aide de Dieu

Qui éclaire les rois

Je jugerai selon le choix

Qui me paraîtra le meilleur.

 

 

 

 

SCÈNE 4

Les précédents; Sir Paulet et Mortimer.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet qui entre

Milord, quelles nouvelles?

 

SIR PAULET

Mon neveu, qui revient

D’un long séjour à l’étranger

Veut vous présenter ses hommages.

Accordez à sa jeunesse

Votre bonté et votre protection.

 

LA REINE ELISABETH, à Mortimer

Soyez le bienvenu.

Vous avez vu la France

Visité Rome, séjourné à Reims.

Dites-moi ce que complotent nos ennemis.

 

MORTIMER

Que leur Dieu les confonde

Et les darde avec les flèches

Qu’ils vous destinent.

 

LA REINE ELISABETH

Avez-vous rencontré le Cardinal de Guise,

Ce faiseur d’intrigues?

 

MORTIMER

J’ai rencontré tous les exilés d’Écosse

Qui concoctent à Reims

La perte de notre île.

J’ai gagné leur confiance

Afin de mettre à jour

Leurs machinations.

 

LA REINE ELISABETH

Quels sont leurs plus récents projets?

 

MORTIMER

L’annonce d’une alliance

Entre la France et l’Angleterre

Les a foudroyés.

Ils se sentent abandonnés

Et tournent leurs espoirs

Vers l’Espagne.

De plus,

Un anathème a été prononcé

Contre vous par le pape.

 

LA REINE ELISABETH

De telles armes

Ne font pas trembler l’Angleterre.

 

MORTIMER

Non mais elles sont dangereuses

Aux mains des fanatiques.

 

LA REINE ELISABETH, le regardant avec suspicion

On prétend qu’à Reims

Vous auriez fréquenté leur école

Et abjuré votre foi.

 

MORTIMER

Il m’a fallu aller jusque-là,

C’est vrai, pour vous servir.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet qui lui montre une lettre

Qu'est-ce que c'est?

 

SIR PAULET

Une lettre de la reine d’Écosse

Qui vous est adressée.

 

LORD BURLEIGH, vivement, voulant la prendre

Donnez-la-moi.

 

SIR PAULET, qui tend la lettre à la reine

Pardonnez-moi Lord Burleigh.

Marie Stuart m’a demandé

De la remettre en mains propres

À la reine.

Je ne suis pas son ennemi,

Quoi qu’elle dise.

Je ne suis l’ennemi

Que de ses crimes.

Je lui rends volontiers

Les services qui s’accordent

Avec mon devoir.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet

Que peut contenir cette lettre?

Vous auriez dû soustraire

Votre reine à ces plaintes inutiles.

 

La reine prend la lettre. Pendant qu’elle lit, Mortimer et Leicester échangent secrètement quelques mots.

 

SIR PAULET

Marie Stuart désire

Un entretien face à face.

 

LORD BURLEIGH, vivement

Jamais.

 

GEORGE TALBOT

Pourquoi pas?

C’est légitime.

 

LORD BURLEIGH

On ne peut accorder

La faveur de voir

La reine en personne

À quiconque s’est rendu coupable

De complot contre elle.

Nul d’entre vous

Ne peut loyalement

Encourager cette démarche.

 

GEORGE TALBOT

Si notre souveraine

Consent à cette rencontre

Nul ne pourra l’empêcher.

 

LORD BURLEIGH

Sa tête est condamnée à la hache.

Une rencontre entre les deux

Signifierait la grâce.

Le jugement ne pourrait s’accomplir.

Ainsi vont nos lois.

 

LA REINE ELISABETH, ayant lu la lettre, essuie ses larmes

Nous valons peu de chose!

Qui peut parler de bonheur sur cette terre?

Quel étrange destin

Que celui de cette reine!

Elle qui s’est battue sur le trône

Le plus ancien de la chrétienté

Pour rassembler sur sa tête

Les deux couronnes d’Angleterre!

Comme elle parle différemment

Maintenant que ses espoirs sont vains…

Pardonnes-moi.

J’ai le cœur brisé

La mélancolie

Saigne mon âme

Dévastée

Par la fragilité des choses.

Le destin misérable

De l’humanité

M’épouvante…

 

GEORGE TALBOT

Elle a payé le prix de sa faute.

Tends-lui la main

Comme un ange

Apparu dans la nuit

Où elle s’est engouffrée.

 

LORD BURLEIGH

Sois ferme.

Ne te laisse pas émouvoir

Fais ce qui s’impose.

Ton humanité

Ne peut rien contre elle.

En la rencontrant

Tu t’exposes au blâme

De provoquer ta victime

Par un triomphe moqueur.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous abusez, milord.

Un entretien entre deux reines

Ne regarde en rien la justice.

 

LA REINE ELISABETH

C’est le tribunal

Et non la reine en personne

Qui condamne Marie Stuart.

 

LE COMTE DE LEICESTER

S’il convient à la dignité d’Elisabeth

De suivre l’impulsion de son cœur,

La loi, elle, suivra son cours.

 

LA REINE ELISABETH

Allez milords

Nous trouverons le moyen

De conjurer la grâce

À la nécessité.

Maintenant, partez.

 

Les lords sortent. Comme Mortimer va pour sortir, elle le retient.

 

LA REINE ELISABETH

Jeune homme, un mot.

 

 

 

 

 

SCÈNE 5

Elisabeth, Mortimer

 

LA REINE ELISABETH, après quelques instants, l’ayant mesuré avec des yeux inquisiteurs

Vous avez une audace

Et un courage exceptionnels

Pour votre âge.

Vous cachez bien votre jeu.

Votre apparente candeur

Me laisse soupçonner

Une force dont vous êtes maître.

Un heureux destin

S’ouvre devant vous.

Et de ce destin,

Je veux être l’artisane.

 

MORTIMER

Moi? Moi? Que puis-je faire?

Je suis à votre service.

 

LA REINE ELISABETH

Vous savez qui sont

Les ennemis de l’Angleterre.

Leur haine contre moi est implacable

Et leurs projets visent ma perte.

Dieu m’a protégée jusqu’à maintenant.

Mais tant que vivra celle

Qui nourrit l’espoir des catholiques,

Ma couronne sera menacée.

 

MORTIMER

Cette catholique cessera de vivre

Dès que vous l’ordonnerez.

 

LA REINE ELISABETH

J’espérais que les lois décident de tout

Sans qu’il faille tremper

Mes mains dans le sang.

Mon cauchemar commence.

Le jugement est prononcé.

On me l’a dicté.

Je dois l’accomplir, Mortimer

Je dois donner l’ordre,

Moi,

De l’exécution

Et je ne peux pas

Me soustraire à cette décision.

Je ne peux pas sauver les apparences.

 

MORTIMER

Pourquoi sauver les apparences

Si la cause est juste?

 

LA REINE ELISABETH

Vous ne connaissez pas encore tout

De la nature humaine.

On jugera mon acte

Mais on ne connaîtra jamais

La répulsion que j’éprouve.

Elisabeth reine d’Angleterre

Tuerait Marie Stuart,

La reine d’Écosse?

Cette franchise jouerait contre moi.

Comme je voudrais

Que la part qui m’incombe

Dans cette condamnation

Soir recouverte

D’un doute éternel!

 

MORTIMER, essayant de comprendre

Alors, le mieux serait

Qu’elle…

 

LA REINE ELISABETH, vive

Oui, ce serait le mieux.

L’ange qui me garde

Parle par votre bouche.

Oui, continuez

Achevez…

Vous approfondissez les choses

Vous êtes différent de votre oncle.

Puis-je vous demander…

 

MORTIMER

Mon aide?

Je vous la donne.

Nous sauverons le nom d’Elisabeth.

 

LA REINE ELISABETH

Oui

Comme je voudrais

Qu’un matin

À mon réveil

Je puisse lire

Sur tes lèvres:

«Marie Stuart,

Ton ennemie jurée,

Cette nuit

A cessé de vivre.»

 

MORTIMER

Compte sur moi.

 

LA REINE ELISABETH

Quand donc

Pourrai-je dormir en paix?

 

MORTIMER

À la nouvelle lune

Tes craintes

Seront choses du passé.

 

LA REINE ELISABETH

Adieu jeune homme.

Ne souffrez pas

Si ma gratitude est à jamais

Tenue dans les ténèbres.

Le silence

Est le dieu des heureux.

Les liens les plus étroits

Et les plus tendres

Sont ceux que tisse

Le mystère.

 

Elle sort.

 

SCÈNE 6

 

MORTIMER, seul

Va

Reine hypocrite

Et sinueuse.

Tu triches au jeu du monde

Et je triche à ton jeu.

Te trahir me remplit de vertu.

Moi, un assassin?

Est-il écrit sur mon front

Que j’en serais capable?

Laisse-moi agir

Et va-t-en

Avec ton apparente dignité.

Espère longtemps en moi l’assassin.

Je gagne du temps.

Tu veux mon bien

Tu me fais miroiter tes faveurs.

Pourquoi pas ton propre corps?

Mais rien d’autre.

Qui es-tu, toi

Et que pourrais-tu me donner?

Je ne veux pas de ta gloire.

Je ne veux qu’elle:

Son amour, sa jeunesse.

Là où elle m’offre

La grâce et le bonheur

Toi tu ne donnes que la mort.

L’unique bonheur

Est celui qu’on puise

Dans le ravissement

Et dans l’oubli de soi

Dans l’euphorie de l’extase

Mon seul joyau, mon seul rêve.

Mais toi, ce ravissement,

Jamais tu ne l’as possédé.

Jamais par ton amour

Tu n’as rendu un homme heureux.

Moi seul suis désigné

Pour la sauver

Moi seul.

À moi le péril et la gloire

Et à moi la récompense.

 

Voulant sortir, il se trouve nez à nez avec Paulet.

 

 

 

SCÈNE 7

Mortimer, Paulet, Leicester.

 

SIR PAULET, sévère

Écoute-moi Mortimer!

Tu t’engages

Sur un sol glissant.

La faveur des souverains

Est séduisante.

Tu es jeune,

Mais gare à l’ambition.

Quelles que soient les promesses

Que la reine ait pu te faire

Ne te laisse pas tenter.

Si tu lui obéis,

Elle te reniera

Afin de sauver son image

Et vengera l’assassinat

Qu’elle a ordonné.

Je sais ce que la reine

Veut de toi.

Elle croit en ta jeunesse

Et veut se servir

De ton ambition.

Que lui a-tu promis?

Dis-moi.

 

MORTIMER

Mon oncle!

 

SIR PAULET

Si tu lui as promis

Je te méprise!

 

Leicester entre.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Milord

J’ai un mot à dire

À votre neveu.

Notre souveraine

A beaucoup d’estime

À son endroit.

Elle veut qu’on lui confie

Sans restriction

La garde de Marie Stuart.

Elle croit en sa loyauté.

 

SIR PAULET

Elle croit en sa loyauté

Et moi, milord

Je ne crois qu’en moi seul

Et en ce que je vois, de mes yeux.

 

Il sort.

 

 

 

SCÈNE 8

Leicester, Mortimer.

 

Mortimer sort la lettre (qu’il a reçue de Marie) et la tend à Leicester.

 

LE COMTE DE LEICESTER, cherchant à le sonder

Qui doit le premier

Faire confiance à l’autre?

 

MORTIMER

Celui qui a le moins à risquer.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est donc vous.

 

MORTIMER

Erreur.

Le peu que je suis

Ne fait pas le poids

Avec votre puissance à la cour.

Une parole de vous contre moi

Peut provoquer ma perte.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous vous trompez.

Je suis l’homme

Le plus vulnérable

De cette cour.

Une parole de vous contre moi

Et je suis fini.

 

MORTIMER

Si le tout puissant comte de Leicester

Consent à me faire un tel aveu

Je reconnais que ma valeur

Se trouve accrue

Et je peux à mon tour

Vous confier un secret.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Donnez-moi votre confiance

Vous aurez la mienne.

 

MORTIMER, lui donnant la lettre

Ceci est pour vous

De la reine d’Écosse.

 

LE COMTE DE LEICESTER, après l’avoir parcourue rapidement

Mortimer, savez-vous

Ce que contient cette lettre?

 

MORTIMER

Je n’en sais rien.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Allons!

Elle vous a sans doute dit…

 

MORTIMER

Elle ne m’a rien dit

Sinon que vous alliez m’expliquer

Ce mystère.

Comment concevoir

Que le nom de Leicester,

Amant d’Elisabeth,

Ennemi et juge reconnu

De Marie Stuart,

Soit celui en qui elle ait placé

Son seul espoir d’être sauvée?

Et pourtant!

Vos yeux ne sauraient mentir.

Quels sont vos sentiments pour elle?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dites-moi d’abord

En quoi son destin vous concerne?

 

MORTIMER, excédé

Je ne peux en ce moment

Vous le dire en détail.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Donnez-moi votre main.

Pardonnez mes doutes.

Je dois me méfier sans arrêt.

Les lords me détestent.

Ils m’épient.

Ils auraient pu vous utiliser

Pour me tendre un piège.

 

MORTIMER

Vous, si puissant,

Réduit à la terreur?

Comme je vous plains.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je sais que les sentiments

Que j’éprouve pour Marie Stuart

Peuvent vous sembler étranges.

Pour éviter

Qu’elle ne consolide sa couronne

En se mariant avec un roi d’Europe

Elisabeth m’avait destiné,

Moi son amant,

À Marie Stuart.

Depuis, les circonstances

Ont fait de moi son adversaire.

Mais aujourd’hui qu’elle est en prison

À deux pas de la mort,

Je veux risquer ma vie

Pour sauver la sienne.

 

MORTIMER

Quel être généreux vous êtes!

 

LE COMTE DE LEICESTER

L’ordre des choses a changé.

J’étais un ambitieux

insensible à la beauté

D’une jeune femme.

La main de Marie

Était trop petite pour moi.

Je rêvais de devenir

Le maître de la reine d’Angleterre.

Pendant dix ans,

J’ai rampé à ses pieds

Obéi à ses moindres caprices

J’étais son esclave, son jouet,

Et elle, comme une sultane

Faisait de moi ce qu’elle voulait.

Pour mériter ses faveurs

Il m’a fallu subir ses emportements.

Tour à tour elle me flattait

Puis elle faisait volte-face

En m’humiiant.

Jalouse, elle m’épiait

M’emprisonnait, me surveillait

Comme un enfant

Qui doit rendre des comptes.

Il n’y a pas de mots

Pour décrire cet enfer.

 

MORTIMER

Je vous plains.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Et comme je touche au but

La récompense m’échappe.

Un autre homme récolte

Le fruit de ma patience.

Ce jeune étranger, un Français,

Me prend ce que j’ai mis

Des années à obtenir.

Tous mes espoirs s’effondrent.

Je cherche dans ce naufrage

Une planche de salut.

Et c’est la beauté triomphante

Qui reprend ses droits.

Marie Stuart, trésor que j’ai perdu!

Je la vois au plus profond de sa détresse

Et l’espoir s’éveille que peut-être

Je pourrais encore la sauver

Et qu’elle m’appartienne.

Et cette lettre m’assure

Que si je la sauve

Elle se donnera à moi

En récompense.

 

MORTIMER

Vous n’avez rien fait

Rien

Pour la sauver.

Vous l’avez jugée.

Vous avez voté

Sa condamnation.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Si vous saviez pourtant

Ce que j’ai souffert!

Je devais, face aux autres,

Continuer de la persécuter.

Mais ne croyez pas

Que je l’aurais laissée

Dans son désespoir

Marcher vers la mort.

J’espérais

Et j’espère encore

Empêcher l’inévitable

En attendant qu’un moyen se présente

Afin de la délivrer.

 

MORTIMER

Ce moyen existe, Leicester.

Toutes les dispositions sont prises.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Que dites-vous?

Vous m’effrayez.

Vous voulez…

 

MORTIMER

Ouvrir de force son cachot.

J’ai des complices, tout est prêt.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Des complices?

Dans quelle entreprise

Voulez-vous m’entraîner?

Et eux, que savent-ils de mon secret?

 

MORTIMER

Soyez sans crainte

Le plan a été conçu sans vous

Et sera exécuté sans vous.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Assurez-moi que dans ce complot

Mon nom n’a jamais été prononcé.

 

MORTIMER

Que d’inquiétude, Leicester!

Vous voulez sauver

Et posséder Marie Stuart;

Des amis brusquement

Vous tombent du ciel

Pour vous en fournir les moyens

Et vous montrez plus d’embarras

Que de joie?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je crains la violence

Et le danger de cette aventure.

 

MORTIMER

Nous perdons du temps.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La tentative est impossible.

 

MORTIMER

Impossible pour vous

Qui voulez la posséder.

Nous, qui voulons simplement la sauver

Ne sommes pas si hésitants.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est trop de précipitation

Pour une affaire si dangereuse.

 

MORTIMER

Vous ne pensez

Qu’à votre réputation.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je vois les pièges qu’on nous tend.

 

MORTIMER

J’ai le courage qu’il faut

Pour les éviter.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La folie plutôt

De la folie pure!

 

MORTIMER

Vous raisonnez comme les lâches.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Si nous échouons

Nous l’entraînons à sa perte.

 

MORTIMER

De même que si nous ne faisons rien.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous ne réfléchissez pas

Vous n ‘écoutez pas.

Par votre exaltation

Vous allez gâcher

Ce qui était si bien planifié.

 

MORTIMER

Planifié par vous, sans doute.

Qu’avez-vous tant fait?

Et si j’étais son assassin

Comme la reine me l’a ordonné

Dites-moi comment

Vous pourriez lui sauver la vie?

 

LE COMTE DE LEICESTER, étonné

La reine vous aurait ordonné…

 

MORTIMER

Elle s’est méprise à mon sujet.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Et vous avez…

Vous avez accepté?

 

MORTIMER

Pour éviter qu’elle demande

À quelqu’un d’autre, oui.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous avez bien fait

Cela nous permet d’agir.

Elle se fie sur vous

L’exécution sera retardée

Et nous gagnons du temps.

 

MORTIMER, impatient

Non. Nous en perdons.

 

LE COMTE DE LEICESTER

En comptant sur vous

Elle se lave les mains du crime

Qu’elle ne veut pas commettre.

Il ne me reste plus qu’à la convaincre

De voir sa rivale face à face.

Elle aura les mains liées.

Burleigh a raison:

On ne peut exécuter la sentence

Si l’une et l’autre se voient.

Je vais tenter par tous les moyens…

 

MORTIMER

Que comptez-vous obtenir?

Elle verra qu’elle s’est trompée

Sur mon compte

Marie Stuart continuera de vivre

Et tout redeviendra comme avant.

Elle ne sera jamais libre.

Le mieux qui advienne

C’est la prison, éternellement.

Il faudra en finir par la force

Alors pourquoi

Ne pas commencer maintenant?

Vous avez du pouvoir.

Rassemblez une armée!

Cessez ce double-jeu

Montrez, à la face du monde,

Que vous êtes digne

De celle que vous aimez.

Maîtrisez la reine Elisabeth

Vous en êtes capable

Attirez-la

Dans un de vos châteaux

Là où elle vous a déjà suivi

Parlez-lui comme un homme

Montrez que c’est vous le maître

Et retenez-la captive

Jusqu’à ce que Marie Stuart

Soit enfin libre.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous ne connaissez rien de la cour!

Vous ne pouvez soupçonner

Le centième de ce dont

Cette femme est capable

Pour nous dominer.

Tout est sous son contrôle.

Suivez mon conseil.

Réfléchissez avant d’agir!

J’entends quelqu’un, allez.

 

MORTIMER

Marie Stuart vit d’espoir.

Comment puis-je la consoler?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dites-lui que je l’aime.

 

MORTIMER

Vous lui direz vous-même.

Je suis son sauveteur

Et non votre messager.

 

Il sort.

 

 

 

SCÈNE 9

 

Elisabeth, Leicester.

 

LA REINE ELISABETH

Qui était là?

J’ai entendu quelqu’un parler.

 

LE COMTE DE LEICESTER, se tournant brusquement, troublé

C’était le jeune Mortimer.

 

LA REINE ELISABETH

Qu’avez-vous milord?

Vous semblez troublé.

 

(Il soupire.)

 

Pourquoi ce soupir?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je te regarde

Et je sais que je vais te perdre.

 

LA REINE ELISABETH

Moi? Me perdre?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dans les bras

De ton nouvel amant

De ton nouvel époux

Tu m’oublieras.

Personne au monde

Ne t’aime plus que moi.

 

LA REINE ELISABETH

Plains-moi, Dudley

Au lieu de me faire des reproches.

Je dois agir contre mon gré.

Et pourtant!

Mon cœur aurait fait un tout autre choix.

J’envie les femmes

Qui peuvent élire

Ceux qu’elles aiment.

Le bonheur de mettre ma couronne

Sur la tête de l’homme que j’aime

M’est interdit.

Il n’y a que Marie Stuart

Qui se le permette.

Elle se permet tout.

Elle boit jusqu’au fond

L’ivresse de tous les plaisirs.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Mais maintenant, elle boit

L’amertume de la souffrance.

 

LA REINE ELISABETH

Sa vie était facile

La mienne, ardue.

Je me suis soumise

Au fardeau de l’existence

À la rigidité

Que ma condition m’impose.

J’aurais aimé moi aussi

Connaître les plaisirs

Et la jouissance.

Mon devoir était

De me consacrer à ma tâche:

Gouverner.

Elle a connu la faveur des hommes

Parce qu’elle a choisi

De n’être qu’une femme.

Tous, jeune et vieux, l’ont aimée.

Ainsi sont les hommes

Ils ne recherchent que leur plaisir

Rien d’autre ne compte

Que l’insouciance

Que la joie,

Que la jouissance.

Talbot lui-même

N’a-t-il pas rajeuni

Lorsqu’il a parlé d’elle?

Qu’avez-vous tous?

Quels sont ces charmes?

De quoi est faite sa beauté?

Comment savoir?

Les portraits embellissent.

les descriptions mentent.

Seuls les yeux

Disent la vérité.

Pourquoi me regardes-tu ainsi?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je vous vois côte à côte.

Je vous compare.

Si le hasard pouvait vous placer

L’une en face de l’autre

Quelle humiliation ce serait pour elle!

Elle verrait l’ascendance de ton être

Et l’infini que tu portes!

 

LA REINE ELISABETH, avec négligence

L’univers en entier

Conspire pour que je la voie!

 

(Fragile:)

 

On la dit jeune.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La souffrance l’a beaucoup vieillie.

Elle demande

La faveur d’une rencontre.

Accorde-la lui

Comme un châtiment.

L’échafaud ne sera rien pour elle

Quand elle te verra

Dans toute ta puissance.

Elle comprendra sa déchéance

Comme moi-même

J’ai entrevu la mienne

Dès que je t’ai aperçue

Sur le seuil de cette porte

Comme un rayon de lumière.

Maintenant, telle que je te vois

Tu ne saurais trouver

Une heure plus favorable

Pour oser le face à face.

 

LA REINE ELISABETH

Maintenant?

Non, non, pas maintenant Dudley.

Il faut y réfléchir.

Il faut qu’avec Burleigh…

 

LE COMTE DE LEICESTER, interrompant vivement

Encore la politique!

Burleigh? Les hommes d’État

Ne pensent-ils donc qu’à leurs intérêts?

La femme que tu es

N’a-t-elle pas des droits?

N’es-tu pas ton propre tribunal?

Tous réclament que tu la voies!

Tous en appellent à ta générosité.

Ensuite, tu feras d’elle

Ce que tu voudras.

 

LA REINE ELISABETH

Il serait indécent

De me rendre chez ma sœur.

Elle est démunie.

On lui aurait retiré

Tout ce qui lui appartenait de royal.

On dira que j’ai fait exprès.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Pourquoi aller chez elle?

Vois: le hasard veut qu’aujourd’hui

Il y ait chasse à courre.

Nous devons emprunter

Le chemin de Fotheringhay.

La Stuart sera dans le parc.

Tu y entres.

Par hasard.

Rien n’a été prémédité.

Tu n’as même pas à lui parler.

 

LA REINE ELISABETH

C’est une folie,

Mais c’est la vôtre

Comte de Leicester.

Comment vous la refuser?

Vous êtes, de tous mes sujets

Celui à qui j’ai fait

Le plus de mal aujourd’hui.

 

Le regardant avec tendresse:

 

Je vous accorde ce caprice.

Voilà ce qu’est l’amour:

Permettre

Ce qu’en principe

On devrait refuser!

 

Leicester se jette à ses pieds. Rideau.

 

 

 

 

ACTE III

 

Un parc. Au fond, une vaste perspective.

 

SCÈNE 1.

 

MARIE STUART, sort de la prison, en courant. HANNA KENNEDY la suit, péniblement.

 

HANNA KENNEDY

Attends-moi!

Ma foi tu as des ailes.

Comment te suivre!

 

MARIE STUART

Je veux jouir

De ma liberté

Laisse-moi être une enfant.

Sois-le avec moi!

Finie la prison!

Finis le malheur

Et l’obscurité!

Laisse-moi boire cet air

À grandes gorgées

Pleines de soif!

 

HANNA KENNEDY

Ô ma Marie

Ton cachot n’a fait

Que s’agrandir un peu.

Ce parc est entouré de murs.

 

MARIE STUART

Je veux me rêver

Libre et heureuse

Ne m’enlève pas

Mes illusions

Le ciel m’englobe

Céleste, Vaste!

Vaste!

Je n’ai pas de chaînes

Je vais où je veux

Dans l’espace infini.

Des montagnes à l’horizon

Marquent le commencement

De mon royaume.

Par là-bas

Plus au sud

Ces nuages surplombent

L’océan qui nous sépare

De la France!

 

Aériennes moissons

Soyez mes messagères

Moi qu’on garde en prion

Dans un trou sous la terre.

 

HANNA KENNEDY

Ah, pauvre toi!

Si tu te voyais!

Ce peu de liberté

Te porte à délirer:

Voilà que tu parles aux nuages!

 

MARIE STUART

Là-bas, un pêcheur

Dans sa barque!

Une planche misérable

Qui me mènerait

Là où j’ai des alliés…

Cet homme vit de peu -

S’il savait

Tous les trésors

Que je pourrais lui offrir

Pourvu qu’il m’embarque avec lui!

 

HANNA KENNEDY

Illusion!

Tu vois bien que partout

Des gardiens nous surveillent.

L’ordre a été donné

D’éloigner de nous

Quiconque pouvait

Nous témoigner de l’amitié.

 

MARIE STUART

Non Hanna

Ce n’est pas par hasard

Que les portes de mon cachot

Se sont ouvertes.

Patience,

Je suis à deux pas

D’un plus grand bonheur encore.

Tout ceci est dicté

Par la main de l’amour,

Celui qu’a pour moi

Le puissant comte de Leicester.

On veut me préparer

Par étapes

À l’arrivée de celui

Qui va me libérer

Pour toujours.

 

HANNA KENNEDY

Ah je ne peux y croire!

Hier encore

On te condamne à mort

Et aujourd’hui brusquement

On te libère.

Hélas je sais

Qu’on détache les condamnés

Avant de les envoyer

Dans l’autre monde.

 

MARIE STUART

Écoute, là-bas: le cor!

L’entends-tu qui résonne?

 

Ah que de souvenirs!

C’est ma jeunesse entière

Que j’entends retentir

Dans ces accords si fiers

 

Au beau milieu des prés

Où j’allais à cheval

Autrefois m’enivrer

D’un bonheur triomphal!

 

SCÈNE 2

Entre Sir Paulet.

 

SIR PAULET

Alors, milady?

Tout ceci

Est-il conforme

À vos désirs?

Il faut m’en remercier.

 

MARIE STUART

Comment milord?

C’est grâce à vous

Qu’on m’accorde cette faveur?

Vous?

 

SIR PAULET

Qui d’autre!

Je suis allé à la cour,

J’ai remis votre lettre.

 

MARIE STUART

Vraiment?

Vous avez fait cela?

Et cette liberté

Dont je jouis maintenant

En est la conséquence?

 

SIR PAULET, avec une quasi-certitude

Et ce n’est la seule.

Attendez-vous

À une plus grande joie encore.

 

MARIE STUART

Plus grande, milord?

Que dois-je comprendre?

 

SIR PAULET

Vous avez entendu

L’appel du cor?

 

MARIE STUART, reculant avec appréhension

Vous m’effrayez...

 

SIR PAULET

La reine chasse

Non loin d’ici.

 

MARIE STUART

Quoi?

 

SIR PAULET

Dans un instant,

Elle sera devant vous.

 

HANNA KENNEDY, supportant Marie qui chancelle

Allons…

Comme tu es pâle!

 

SIR PAULET

N’est-ce pas

Ce que vous souhaitiez?

Votre vœu se réalise

Plus rapidement

Que vous ne l’espériez.

Vous qui d’habitude

Avez la répartie facile,

Quoi? Pas un mot?

C’est le moment de parler.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue?

Je ne suis pas prête.

Ce qui était mon vœu le plus cher

Me paraît à présent

Une chose effrayante.

Hanna, rentrons,

Que je puisse me ressaisir

Que je puisse…

 

SIR PAULET

Restez.

Il faut que vous l’attendiez.

Il est naturel que vous ayez peur

Car elle est votre juge.

 

MARIE STUART

Mais il y a davantage

Qui m’effraie.

 

SCÈNE 3

TALBOT, et les précédents.

 

MARIE STUART

Noble Shrewsbury

Je ne veux pas la voir.

Sauvez-moi,

Sauvez-moi.

 

GEORGE TALBOT

Calmez-vous, reine.

Rassemblez vos forces

L’heure est décisive.

 

MARIE STUART

Voilà des ans

Que j’espère cette rencontre

Que je note par écrit

Chaque geste

Qui peut l’émouvoir

Chaque parole

Qui peut la convaincre

Et j’ai tout oublié.

Il n’y a plus rien dans ma tête

Plus de vie

Que la souffrance

Qu’elle m’inflige

Et que la haine.

Toute bonnes pensées

Que j’avais

Se sont enfuies.

Je ne ressens plus qu’un mépris

Qui me brûle le cœur.

La fureur s’éveille en moi

Et dresse mes cheveux

Comme des serpents.

 

GEORGE TALBOT

Domptez votre colère

Il ne résulte rien de bon

Quand la haine

Se heurte à la haine.

Luttez contre vos impulsions

Obéissez à la nécessité

Du moment.

Elle est la puissance:

Faites-vous humble.

 

MARIE STUART

Devant elle?

Jamais!

 

GEORGE TALBOT

Il le faut.

Du calme.

De l’humilité.

Invoquez sa générosité.

Pas d’arrogance!

Aucune allusion à vos droits.

Ce n’est pas le moment.

 

MARIE STUART

Ah! J’ai réclamé ma perte!

Catastrophe! On m’exauce!

Cette rencontre

N’aurait jamais dû

Avoir lieu.

Jamais jamais!

Rien de bon

n’en sortira.

Elle m’a trop cruellement

Fait souffrir.

Pensez-vous que l’eau

Et le feu

Puissent s’accorder?

Jamais il n’y aura

De réconciliation

Entre nous.

 

GEORGE TALBOT

Ce face à face

Est indispensable.

Je sais que votre lettre

L’a émue.

Elle était touchée

Jusqu’aux larmes.

Ayez confiance.

Je suis venu exprès

Pour vous rassurer.

 

MARIE STUART, lui prenant la main

Ah, Talbot!

Vous êtes un ami.

Pourquoi ne suis-je pas restée

Sous votre garde?

On me maltraite

Vous savez.

 

GEORGE TALBOT

Pour l’instant

Oubliez tout.

Pensez seulement

À l’accueillir avec humilité.

 

MARIE STUART

Est-ce que le sombre Burleigh

Est avec elle?

 

GEORGE TALBOT

Seul le comte de Leicester

L’accompagne.

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester?

 

GEORGE TALBOT

N’ayez pas peur de lui.

Il ne veut pas vous nuire.

Cette rencontre

Est son œuvre.

 

SIR PAULET

La reine.

 

Tous s’écartent, sauf Marie qui reste, soutenue par Hanna Kennedy.

 

 

 

SCÈNE 4

Les précédents, la reine Elisabeth, le comte de Leicester.

 

LA REINE ELISABETH

Quel est ce domaine?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Le château de Fotheringhay.

 

LA REINE ELISABETH, à Talbot

Qu’on renvoie notre cortège à Londres.

Le peuple est attroupé

Dans les rues.

J’éviterai la foule

En m’attardant dans ce coin tranquille.

 

(Elle regarde fixement Marie Stuart mais continue de parler à Leicester.)

 

Mon peuple m’aime trop.

Face à l’adoration

Qu’il me témoigne

Je ressens

Ce que Dieu doit ressentir.

Et quiconque se sent Dieu

Ne se sent pas humain.

 

MARIE STUART, qui, pendant ce temps, s’appuyait, presque évanouie, sur sa nourrice, se redresse et regarde dans les yeux Elisabeth; elle frissonne et se jette de nouveau dans les bras de sa nourrice.

 

Dieu!

Quelle froideur!

 

LA REINE ELISABETH

Qui est cette femme?

 

Silence général.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Majesté… vous êtes à Fotheringhay.

 

LA REINE ELISABETH

À qui dois-je m’en prendre?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Nous ne pouvons pas reculer.

 

Marie se ressaisit, et fait quelques pas vers Elisabeth. Mais elle frissonne à mi-chemin, et ses gestes expriment un grand combat intérieur.

 

LA REINE ELISABETH

Quoi, milords?

On m’avait parlé

D’une femme

Profondément accablée.

Je ne vois là

Qu’une femme fière

Que le malheur

N’a pas cassée.

 

MARIE STUART

Soit.

Je veux bien endurer cela,

Passer outre

Ma noblesse

Et ma fierté.

Oublions qui je suis.

 

Elle tombe à genoux devant la reine.

 

Soyez généreuse

Ma sœur,

Ne me laissez pas comme un chien

À vos pieds.

Tendez-moi votre main

Votre main royale

Redressez votre sœur

Prostrée dans la poussière.

 

LA REINE ELISABETH, reculant

Vous êtes là

Cousine

Où il vous convient d’être.

Et je remercie Dieu

De ne pas m’écraser

À vos pieds

Comme vous vous écrasez

En ce moment

Aux miens.

 

MARIE STUART, avec une émotion très forte

Songez au peu que nous sommes.

L’orgueil peut être puni.

Craignez qu’on ne vous fasse

Payer votre arrogance

Comme on m’a fait

Payer la mienne.

Au nom de ceux

Qui nous jugeront

Dans un autre monde

Soyez grande pour vous

En moi.

Ne profanez pas

Le sang des Tudor.

Il coule dans mes veines

Comme il coule

Dans les vôtres.

Pour l’amour de Dieu

Ne restez pas là

Abrupte comme le roc

Insensible

Au désespoir

De la naufragée.

Tout en moi-même

Ma vie

Mon destin

Dépend de mes mots,

De mes larmes.

Touchez mon cœur

Que je puisse

Toucher le vôtre.

 

LA REINE ELISABETH

Qu’avez-vous à dire

Marie Stuart?

Vous vouliez me parler?

 

MARIE STUART

Par où commencer?

Quels mots employer!

User de quel tact?

Comment vous atteindre

Sans vous offenser?

Je voudrais plaider ma cause

Mais pour cela

Je n’ai que les mots

De l’accusation.

Vous avez été injuste

De me traiter

Comme vous l’avez fait

Car, comme vous,

Je suis reine

Et vous m’avez mise en prison.

J’étais venue

Pour demander

Votre secours

Et vousSans égard aux lois

De l’hospitalité

Et de la dignité humaine

Vous m’avez jetée

Dans un trou.

J’ai été séparée

De mes amis,

De mes serviteurs,

De mes effets personnels.

On m’a fait comparaître

Devant un tribunal

Qui m’a insultée

Mais

Mais ne parlons pas de ça.

Que l’oubli enfouisse

La cruauté

Dans un voile éternel.

Mettons la souffrance

Sur le compte du destin

Ni vous ni moi

Nous n’y étions pour rien.

Le démon est sorti

De son enfer

Pour s’incarner dans nos cœurs

Et allumer la haine.

L’enthousiasme

De nos convictions

A dressé entre nous

Une armée d’hommes méchants

Dont nous nous serions passé.

Malheur!

Il est dans le destin des rois

De déchirer le monde

Et de semer la discorde

Par leur haine.

Mais en ce moment

Aucun peuple

Ne parle en notre nom.

 

LA REINE ELISABETH

N’accusez pas le destin

Mais plutôt

La noirceur de votre âme

Et l’ambition sauvage

De votre famille.

 

Marie Stuart s’approche d’Elisabeth.

 

MARIE STUART

Nous sommes seuls

Face à face

À présent

Sœur

C’est à vous de parler.

Dites-moi mes torts

Je les reconnaîtrez.

 

LA REINE ELISABETH

Rien d’hostile

Ne s’était encore

Produit entre nous

Quand votre oncle

Ce catholique orgueilleux

Assoiffé de pouvoir

M’a déclaré la guerre.

Il vous a inspiré la folie

De m’arracher le trône

Et vous avez juré ma perte

Afin de vous emparer

De mes titres.

Qui n’a pas été

Dressé contre moi?

Le clergé, le peuple

Et leur hypocrite dévotion

Cette arme redoutable

Qui a attisé

La rébellion

Dans la quiétude

De mon royaume.

Mais Dieu est avec moi

Et ce vaniteux prélat

A été vaincu.

Vous vouliez ma tête?

C’est la vôtre qui tombe.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne pas m’avoir

Accordé un entretien plus tôt

Alors que je l’implorais

Si violemment?

Jamais les choses

En seraient venues

Où elles en sont.

Nous ne serions pas là

Interdites l’une à l’autre.

Fallait-il cette triste rencontre?

 

LA REINE ELISABETH

En vouant faire la paix

Avec ses ennemis

Votre famille

Et votre Église

Ont permis

Lors de la nuit

De la Sain-Barthélémy

L’horreur du massacre

Des protestants.

Que cela me serve de leçon.

Qu’ai-je à faire

Des liens du sang

Et du droit des peuples?

Si je permettais

Votre libération

Moi, une reine protestante

Au nom de quel principe sacré

Me donneriez-vous l’assurance

De votre bonne foi?

Ma force politique

Est ma seule sécurité.

Je ne réchauffe pas

Sur mon sein

Des vipères

Qui veulent me piquer.

 

MARIE STUART

Encore ces affreux soupçons!

Vous m’avez toujours vue

Comme une ennemie

Une étrangère.

Si vous m’aviez reconnue

Comme héritière légitime

Conformément à mes droits

Vous auriez découvert en moi

L’amour et la loyauté

D’une parente dévouée.

 

LA REINE ELISABETH

C’est hors de ce pays

Que sont vos parents

Et amis,

Lady Stuart.

Vous, mon héritière?

Mensonge! Artifice! Piège!

Jamais, moi vivante

Vous ne gagnerez mon peuple.

Jamais, moi vivante

Vous n’arriverez

À embrigader

La noble jeunesse

De ce pays.

Jamais, moi vivante

Vous ne brillerez

Comme le soleil levant

Jamais, moi…

 

MARIE STUART

Régnez en paix!

Je renonce à mes prétentions

Sur ce royaume.

Devant tant de haine

L’idée de grandeur

N’a plus d’attrait.

Vous avez atteint votre but.

Je ne suis plus

Que l’ombre de Marie Stuart

Repliée dans la puanteur

De mon cachot.

Vous m’avez fait

Le plus grand mal

Le plus irréparable des torts:

Vous avez brisé

La jeunesse

De ma vie.

Finissons-en

Ma sœur.

Dites les mots

Pour lesquels

Vous vous êtes déplacée

Sans quoi

Ce serait de la méchanceté

De vous moquer

Aussi cruellement de moi.

Dites:

«Vous êtes libre

Marie Stuart!

Vous avez vu ma puissance,

Honorez maintenant

Mas miséricorde.»

Dites-le!

Je veux recevoir

La vie et la liberté

Comme un présent

De votre main.

Un seul mot

Peut tout effacer.

Prononcez-le

Sans attendre.

Mais malheur à vous

Si vous refusez

De le dire

Et si vous quittez ce lieu

En malfaiteur.

Car en dépit

De vos richesses

Et de vos terres

Protégées par la mer

J’aurais honte

D’être devant vous

Ma sœur,

Comme vous êtes

En ce moment

Devant moi.

 

LA REINE ELISABETH

Vous vous reconnaissez

Enfin vaincue?

Finies les intrigues?

Finis les complots?

Finis les crimes?

Fini, oui,

Lady Stuart.

Vous n’avez plus d’alliés

Le monde a d’autres soucis.

 

MARIE STUART, éclatant, hors d’elle

Oh Dieu!

Je ne sais pas

Ce qui me retient…

 

LA REINE ELISABETH, avec un regard fier et méprisant

C’est donc ça, Leicester

Les charmes

De Marie Stuart?

Les charmes qu’aucun homme

Ne eut vaincre?

Il est facile

De se faire aduler par tous:

On a qu’à se donner à tous.

 

MARIE STUART

Assez!

 

LA REINE ELISABETH, avec un rire insultant

Tiens!

C’est maintenant

Qu’on voit votre vrai visage!

Avant,

Ce n’était qu’un masque!

 

MARIE STUART, brûlante de colère, mais avec noblesse et dignité

J’ai commis

Comme chaque être humain

Des erreurs de jeunesse.

Je me suis noyée

Dans trop de faste

Et trop de puissance,

C’est vrai.

Mais je n’ai jamais fait de mystère

Je n’ai pas vécu

Sous de fausses apparences.

Ce qu’il y a de pire en moi

Le monde le connaît

Et je sais que je vaux plus.

Malheur à vous cependant

Le jour où l’on découvrira

Que sous votre manteau hypocrite

Se cachent

Vos appétits

De chienne en chaleur.

Ce n’est pas la vertu

Que votre mère vous a léguée

Et on sait pourquoi

Elle est montée sur l’échafaud -

 

GEORGE TALBOT, intervenant entre les deux reines

Dieu du ciel!

Fallait-il qu’on en arrive là?

Que faites-vous

De la modération?

 

MARIE STUART

Modération?

J’ai enduré

Tout ce qu’un être humain

Est capable d’endurer.

Assez de cette résignation!

Voilà ce que j’en fais

De la modération!

Au diable la soumission!

Je me moque de mes chaînes

Je me moque de l’enfer.

Il faut que ma colère éclate!

 

GEORGE TALBOT

Oh, elle ne se contient plus!

Il faut lui pardonner

Elle ne sait pas

Ce qu’elle dit.

 

Elisabeth, muette par la colère, lance des regards furieux vers Marie.

 

LE COMTE DE LEICESTER, extrêmement troublé, essayant d’entraîner Elisabeth

N’écoute pas

La fureur de cette femme.

Viens, suis-moi.

Partons d’ici.

 

MARIE STUART

Le trône d’Angleterre

Est déshonoré

Par une bâtarde!

Honte aux Anglais!

Ils se sont fait leurrer

Par une menteuse!

Si le droit régnait

C’est toi qui serais

À mes pieds

Car c’est moi

Qui suis ton roi!

 

Elisabeth part rapidement. Les lords la suivent, plongés dans une grande consternation.

Inédits

 

Toute représentation, adaptation ou reproduction de ce texte en ligne doit faire l'objet d'une demande à l'agent autorisé de l'auteur: www.agencegoodwin.com

 

 

7190275 - Post. 18-03-30 - 15:40:12 - Marie Stuart

© Photo Mausolée de Marie Stuart à Westminster Abbey - Kim Traynor - https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1344.html

 

Remerciement: Marianne Boudreau, Bibliothèque de l'École Nationale de Théâtre du Canada.

 

 

 

MARIE STUART

 

Pièce en cinq actes (1800)

 

de FRIEDICH von SCHILLER

Texte  français de Normand Chaurette (1995)

 

d’après une traduction littérale de Marie-Élisabeth Morf

 

 

PERSONNAGES, par ordre d'entrée :

 

HANNA KENNEDY, nourrice de la reine d'Écosse

SIR AMIAS PAULET, gardien de prison

MARIE STUART, reine d'Écosse, prisonnière en Angleterre

MORTIMER, neveu de Paulet

WILHEM CECIL, baron de BURLEIGH, Grand-Trésorier d'Angleterre

SIR WILLIAM DAVISON, secrétaire de la reine d'Angleterre

LE COMTE DE KENT

ELISABETH, reine d'Angleterre

LE COMTE DE BELLIÈVRE, ambassadeur de France

GEORGE TALBOT, comte de Shresbury

ROBERT DUDLEY, comte de Leicester

MARGARETHE KURL*, femme de chambre de Marie Stuart

 

La scène se passe en Angleterre en 1587

 

*Endosse aussi les répliques de MELVIL dans cette version pour la scène

 

 

 

 

ACTE I

 

Au château de Fotheringhay

 

SCÈNE 1

 

Hanna Kennedy, nourrice de la reine d’Écosse, est en pleine dispute avec Sir Paulet.

 

HANNA KENNEDY

Arrêtez!

Qu’emportez-vous encore?

 

SIR PAULET

D’où sort ce bijou?

J’ai beau la dépouiller

De tout ce qu’elle possède

Et qu’est-ce que je trouve?

Encore des objets précieux

Encore des trésors

Encore des cachettes!

 

HANNA KENNEDY

Vous n’avez pas le droit.

Vous violez son intimité.

 

SIR PAULET

C’est ce que je dois faire.

 

HANNA KENNEDY

Des papiers sans valeur

Des brouillons

Écrits dans ses moments de désespoir

Pour oublier le temps.

 

SIR PAULET

Au contraire!

Le temps lui manque

Pour raffiner ses complots.

 

HANNA KENNEDY

Des brouillons

Écrits en français.

 

SIR PAULET

Vous voyez bien!

La langue de nos ennemis.

 

HANNA KENNEDY

Elle écrivait une lettre

À la reine d’Angleterre.

 

SIR PAULET

J’irai lui porter moi-même.

Et je garde ce bijou.

 

HANNA KENNEDY

Vous insultez!

Vous abaissez!

 

SIR PAULET

Tant qu’elle possédera quelque chose

Elle pourra nuire.

N’importe quel objet

Est un couteau entre ses mains.

 

HANNA KENNEDY

Vous lui avez tout enlevé.

Regardez ces murs dépouillés

Ce plancher vulgaire

On a du mal à croire

Qu’une reine habite ici.

Que dire de la vaisselle

Dans laquelle

Vous lui servez sa nourriture?

Des bols d’étain grossier

Qui donnent mal au cœur.

 

SIR PAULET

C’est ainsi qu’elle traitait

Son mari en Écosse

Pendant qu’elle et son amant

Se vautraient dans de l’or.

 

HANNA KENNEDY

Vous lui avez tout pris

Tout! Tout!

Même son miroir.

 

SIR PAULET

Le simple fait

De se regarder

Lui redonnerait

Espoir et assurance.

 

HANNA KENNEDY

Même son miroir!

Et vous lui avez pris ses livres.

 

SIR PAULET

Sauf la Bible.

Pour racheter ses fautes.

 

HANNA KENNEDY

Quel destin

Pour une femme

Qui a grandi

Dans l’éclat

De la cour des Médicis!

Vous lui avez enlevé le pouvoir

Ça ne vous suffit pas?

Il est facile de se résigner

Devant les grandes épreuves.

Mais on souffre

D’être privé

Des petites choses

Qui font la vie.

 

SIR PAULET

Qu’elle sache à présent

Ce qu’est l’humilité.

 

HANNA KENNEDY

Quelles que soient les erreurs

Commises dans sa jeunesse

Cela ne regarde que sa conscience

Et son propre cœur.

Personne en Angleterre

N’a le droit de la juger.

 

SIR PAULET

Elle sera jugée ici

Car c’est ici

Qu’elle est coupable.

 

HANNA KENNEDY

Grands dieux!

Mais coupable de quoi?

 

SIR PAULET

D’avoir poussé le peuple

Au bord de la guerre civile.

D’avoir encouragé

Des passions

Contre la religion d’État

Instaurée par la reine d’Angleterre,

D’avoir armé contre elle

Des traîtres

Et des assassins.

Elle dresse les hommes

De ce pays

Les uns contre les autres

Les rassemble

Dans la mort

Et rien ne pourra l’arrêter

Tant que nous ne verrons pas

Couler son sang à elle.

L’horreur a commencé le jour

Où cette nouvelle Hélène

A foulé le sol hospitalier

De l’Angleterre.

 

HANNA KENNEDY

L’hospitalité de l’Angleterre!

Ce jour-là elle a foulé

Le sol de son malheur

Alors qu’en exilée

Elle venait

Chercher du secours

Auprès de sa famille.

Elle n’a trouvé que du mépris

Et la prison!

En dépit de ses droits

En dépit de son rang.

On l’a jetée dans un trou

Pour y enfouir

Ses plus belles années.

On l’a fait comparaître

À la barre d’un tribunal.

On l’a accusée

Comme une criminelle d’État.

On la diminue.

On la salit.

Voilà l’hospitalité

De l’Angleterre.

 

SIR PAULET

Elle est venue dans ce pays

Comme une meurtrière

Jetée dehors par son peuple

Déchue du trône

Sur lequel elle a commis

Des crimes abominables

Au nom de la religion catholique.

En refusant de signer

Le traité d’Edimbourg

Elle a choisi cette prison.

Du fond de son cachot

Elle espère conquérir l’Angleterre.

Elle ne fait confiance

Qu’aux intrigues

Aux complots

Et aux manigances.

 

HANNA KENNEDY

Vous en dites beaucoup de mal.

Non content de l’emmurer vivante

Vous l’avez dépouillée

De ses rêves.

À quand remonte le jour

Où elle a vu autre chose

Que le visage sinistre

De son gardien?

N’est-ce pas votre neveu

Que vous avez engagé

Pour la surveiller?

Il est dur

Insensible.

Comme s’il fallait ajouter

De nouveaux barreaux

À sa captivité.

 

SIR PAULET

Ils ne seront jamais

Assez nombreux.

J’aimerais mieux

Monter la garde

À la porte de l’enfer

Que d’être responsable

De cette femme.

Pendant que je dors.

Est-ce que je sais

Si les barreaux

Ne seront pas limés

Si la solidité de ces murs

Ne sera pas ébranlée

Si le sol

Ne sera pas creusé

Pour donner passage

À la trahison?

Je vis dans l’effroi

Je n’ose plus fermer l’œil

J’erre la nuit comme un égaré

À l’affût de la moindre faille.

J’examine les serrures

Et j’anticipe

L’apparition de l’aube

Persuadé que tout

Ce qui m’effraie

Peut se réaliser.

 

HANNA KENNEDY

La voilà qui arrive.

 

SIR PAULET

L’orgueil

Et la jouissance

Du monde

Dans son cœur.

 

 

 

SCÈNE 2

Marie entre.

 

HANNA KENNEDY, allant vers elle

Reine!

On nous amoindrit!

Chaque nouvelle journée

Jette de nouvelles injures

Sur nos têtes.

 

MARIE STUART

Dis-moi calmement

Qu’est-il encore arrivé?

 

HANNA KENNEDY

Regarde:

Tes lettres

Et ce bijou que nous avions réussi

À dissimuler avec tant de peine

Sont entre leurs mains.

Il ne nous reste plus rien.

On nous a tout volé.

 

MARIE STUART

Calme-toi, Hanna.

Ces choses-là ne font pas une reine.

On peut nous maltraiter

Mais pas nous abaisser.

En ce pays d’épreuves

Apprends qu’il faut tout endurer.

 

À Paulet:

 

Vous avez pris de force

Ce que j’allais

Vous remettre aujourd’hui.

Il y a dans ces papiers

Une lettre adressée

À la reine d’Angleterre,

Ma sœur par alliance.

Jurez-moi de la lui porter

Vous-même

En mains propres

Et non par l’intermédiaire

De l’hypocrite Burleigh.

 

SIR PAULET

Je dois d’abord y réfléchir.

 

MARIE STUART

Sachez que je la supplie

Elle que je n’ai encore jamais vue,

De m’accorder

La faveur d’un entretien.

On m’a fait comparaître

Devant un tribunal

Formé d’hommes

Absents de tous sentiments

Et je n’ai pas pu m’y reconnaître.

Elisabeth est de ma race

De mon sexe

Et de mon sang.

Parce qu’elle est femme

Et que nous sommes sœurs

C’est à elle seule

Que je veux me confier.

 

SIR PAULET

Plus d’une fois

Vous avez confié

Votre destin et votre cœur

À des hommes.

 

MARIE STUART

J’ai une deuxième requête

Depuis que je suis prisonnière

Je n’ai pas encore eu

Le réconfort de l’Église.

Celle qui m’a pris

Ma couronne et ma liberté

Et qui menace même

De me prendre la vie

Aurait-elle la cruauté

De me le refuser?

 

SIR PAULET

À l’heure que vous voudrez,

Le pasteur…

 

MARIE STUART, l’interrompant vivement

Qui vous parle de «pasteur»?

Je veux un prêtre

De ma propre religion.

Je veux aussi qu’on m’envoie

Le notaire et ses adjoints

Afin qu’ils prennent par écrit

Mes dernières volontés.

L’épuisement sans fin

Et la misère de cette prison

Se nourrissent de mon corps.

Mes jours sont comptés

Je le sais

Et je me considère

Comme une mourante.

Je veux faire mon testament.

Je veux disposer

De ce qui est à moi.

 

SIR PAULET

C’est votre droit.

La reine d’Angleterre

Ne compte pas s’enrichir

De ce qui est aux autres.

 

Il amorce une sortie.

 

MARIE STUART

Vous partez?

Encore une fois

Vous me laissez

Dans l’ignorance!

Je suis séparée

Isolée

Du monde entier.

Aucune nouvelle

Ne parvient

Jusqu’à l’intérieur

De ces murs.

Un long mois s’est écoulé

Depuis que les quarante-deux commissaires

M’ont emprisonnée dans ce cahot

Avec une urgence inexplicable

Une rapidité déconcertante.

Ils sont venus comme des fantômes

Sont repartis comme des fantômes

Et, depuis,

Tout n’est qu’un épouvantable silence.

Je cherche en vain

À lire dans vos yeux

Si mon innocence existe

S’il me reste des alliés.

Rompez ce silence

Dites-moi

Une fois pour toutes

Ce que je dois craindre

Ou ce que je peux espérer.

 

SIR PAULET, après un silence

C’est avec le ciel

Qu’il faut régler vos comptes.

 

MARIE STUART

C’est de vous

Et de mes juges terrestres

Que j’exige la justice.

 

SIR PAULET

On vous jugera

N’en doutez pas.

 

MARIE STUART

Qu’en est-il de mon procès?

 

SIR PAULET

Je ne sais pas.

 

MARIE STUART

Suis-je condamnée?

 

SIR PAULET

Je ne sais rien.

 

MARIE STUART

L’Angleterre est un pays

Où tout va très vite.

Qui me tuera d’abord?

Les juges

Ou un assassin?

Je me prépare à tout

Croyez-le.

Et je sais jusqu’où

Peut aller

La reine d’Angleterre.

 

SIR PAULET

Les souverains de l’Angleterre

Sont soumis à l’État

Et à leur Parlement.

La décision des juges

S’accomplit aux yeux du monde.

 

 

 

SCÈNE 3

Les précédents; Mortimer, neveu de Paulet, qui entre sans faire attention à la reine.

 

MORTIMER

On vous demande, mon oncle.

 

Il sort comme il est entré. La reine réagit avec indignation et se tourne vers Paulet, qui veut suivre Mortimer.

 

MARIE STUART

Un dernier point, milord.

En raison du respect

Que j’ai pour vous

Je peux supporter

Tout ce que vous devez me dire.

Mais qu’on m’épargne

La vue de ce garçon

Dont le comportement m’insulte.

 

SIR PAULET

Ce qui vous le rend odieux

Fait pour moi toute sa valeur.

Voilà enfin quelqu’un

Capable de se tenir

Il ne risque pas de fondre

devant vos larmes.

Il a été formé

Par de fructueux voyages

Et nous revient de Paris et de Reims

Pour nous servir loyalement.

Auprès de lui,

Vos manigances sont inutiles.

 

Il sort.

 

 

SCÈNE 4

 

HANNA KENNEDY

Quelle insolence!

Te parler de cette façon!

 

MARIE STUART, perdue dans ses réflexions

À l’époque

Où tout n’était que splendeur

Nous écoutions avec complaisance

N’importe quelle flatterie.

À présent, il est juste

Ma pauvre Kennedy

Que nous prêtions l’oreille

À la voix austère

De leurs accusations.

 

HANNA KENNEDY

Quoi?

Serais-tu donc

À ce point résignée?

Toi, si légère autrefois?

Toi qui me reprochais

D’être sérieuse

Alors que je te blâmais

D’être insouciante?

 

MARIE STUART

Toujours je vois le spectre

Du roi Darnley

Mon époux

Encore mouillé de sang

Qui sort de son tombeau.

Jamais la paix

Ne sera possible

Entre lui et moi

Tant que mes souffrances

N’égaleront pas les siennes.

 

HANNA KENNEDY

Quelle étrange pensée!

 

MARIE STUART

Tu oublies, Hanna

Ce que ma mémoire

Ne peut effacer.

C’est aujourd’hui l’anniversaire

De ce terrible meurtre.

 

HANNA KENNEDY

Célébrons-le

En congédiant le fantôme

Dans la paix pour toujours.

Quant à toi

Tes regrets depuis tant d’années

Et le souvenir effrayant

De ta faute

Sont bien la preuve

Aux yeux du ciel

Que tu es pardonnée.

 

MARIE STUART

Ma faute paraît

Toujours aussi récente

Quand je vois ainsi

Le sang couler

Des veines de mon époux

Dans la tombe ouverte.

Dieu lui-même refuserait

D’aller prier sur ce tombeau.

 

HANNA KENNEDY

Ce n’est pas toi

Qui l’as assassiné

Ce sont les autres.

 

MARIE STUART

Je connaissais leur plan

Et je leur ai donné mon aide

J’ai charmé mon époux

Pour mieux l’attirer

Dans la mort.

 

HANNA KENNEDY

Comment t’en tenir responsable?

Tu étais si jeune!

 

MARIE STUART

Si jeune, oui!

Pour tenir des comptes

Avec le remords.

 

HANNA KENNEDY

Tu as tiré

De l’obscurité

Un homme qui n’était rien.

Par la seule force de ton amour

Tu l’as conduit dans ton lit

Et de là

Jusqu’au trône d’Écosse.

Tu as partagé généreusement

Avec lui ta couronne.

Comment a-t-il pu oublier

Que sa gloire et son destin

Étaient le résultat

De ton amour?

Il était pourtant

Dans sa nature ingrate

De ne pas le reconnaître.

Il t’a offensée

En te soupçonnant injustement

En médisant contre toi

Et te faisant violence.

Tu ne pouvais plus

Soutenir son regard

Il ne t’inspirait que du mépris

Et tu voulais le fuir.

Qu’a-t-il fait pour te reconquérir?

A-t-il tenté de se faire pardonner?

S’est-il mis à genoux?

S’est-il jeté à tes pieds?

Il a poignardé le musicien Rizzio

Auprès de qui tu te réconfortais.

C’est par le meurtre

Qu’on a puni le meurtrier.

 

MARIE STUART

Et la victime

Aujourd’hui réclame mon sang.

En voulant me consoler

Tu renforces mon crime.

 

HANNA KENNEDY

Le jour où tu as permis ce crime

Tu n’étais pas toi-même.

Tu étais ensorcelée

Par le pouvoir abusif

De ton amant Bothwell

Ce maître séducteur.

Il t’avait fait boire

Des philtres destinés

À troubler ton esprit

Comme la magie du diable

L’aurait fait.

 

MARIE STUART

Il n’y avait pas de magie.

J’ai succombé à la fougue

De cet homme.

 

HANNA KENNEDY

Il avait convoqué

Tous les damnés de l’enfer

Pour mieux s’emparer

De ta volonté.

Je voulais te raisonner

Mais tu ne m’écoutais plus.

La sagesse, la vertu,

L’honnêteté

Tout cela était devenu

Incompréhensible pour toi.

Il avait anéanti

Tes instincts de pudeur

Et plutôt que l’embarras

Qui te faisait rougir

Je voyais dans tes joues

Un feu qui te ravageait.

Tout entière,

Tu flambais dans le désir.

Qu’était devenu le voile mystérieux

Qui te protégeait?

Il avait fait de toi

Un corps épris du sien

Et tu ressentais le plaisir sensuel

Comme on ressent la gloire.

Tu l’as laissé brandir

L’épée royale d’Écosse

Et parader dans les rues d’Edimbourg.

Sous tes ordres

On a assiégé le Parlement

Ce temple de la justice où,

Encore une fois sous tes ordres,

Les juges ont été forcés

D’innocenter le meurtrier.

Et tu es allée plus loin…

 

MARIE STUART

Oui! Va jusqu’au bout!

Je lui ai donné ma main

Devant l’autel!

 

HANNA KENNEDY

O que le silence

Se fasse à jamais

Sur ce mariage

Qui a été ta perte.

Mais tu n’es pas une femme perdue.

Qui mieux que moi

Peut en témoigner?

Je t’ai vue naître

Je t’ai élevée

Je sais de quoi ton cœur est fait

Je connais ta beauté

Ton insouciance naturelle.

Je te le dis:

L’esprit du mal existe

Il peut s’incarner

Dans nos corps

Et laisser

Une blessure éternelle.

Mais courage.

Convoque la paix pour toi-même.

L’Angleterre t’accuse de crimes

Dont tu es innocente.

Ni Elisabeth

Ni son Parlement

Ne sont tes juges.

 

MARIE STUART

Qui vient?

 

Mortimer paraît à la porte.

 

HANNA KENNEDY

Le neveu.

 

(À Mortimer:)

 

Entrez.

 

 

 

SCÈNE 5

 

Les précédents, Mortimer, entrant timidement.

 

MORTIMER, à la nourrice

Éloignez-vous.

Montez la garde devant la porte.

Je dois parler à la reine.

 

MARIE STUART

Reste, Hanna.

 

MORTIMER

N’ayez pas peur.

Vous ignorez qui je suis.

 

Il lui tend une lettre.

 

MARIE STUART, parcourt la lettre et recule d'étonnement

Qu’est-ce que c’est?

 

MORTIMER, à la nourrice

Allez

Veillez à ce que mon oncle

Ne puisse pas nous surprendre.

 

MARIE STUART, à la nourrice qui hésite et qui la regarde avec perplexité

Va, va.

Fais ce qu’il te dit.

 

La nourrice sort.

 

 

SCÈNE 6

Marie, Mortimer.

 

MARIE STUART

De mon oncle!

Le cardinal de Lorraine,

De France!

 

(Lisant:)

 

«Faites confiance au jeune Mortimer

Mon fidèle messager

Car vous ne trouverez pas

De meilleur ami en Angleterre.»

 

Elle regarde Mortimer avec étonnement:

 

Est-ce encore une illusion?

Le monde entier veut ma perte

Et j’aurais, moi, un ami?

L’arrogant neveu de mon geôlier,

Lui qui me persécute…

Vous… un ami?

 

MORTIMER

Pardonnez mon insolence.

J’ai dû agir ainsi

Contre mon gré

Mais c’était le seul moyen

De vous approcher

Et de vous venir en aide.

 

MARIE STUART

Vous m’étonnez.

Je ne saurais passer si vite

Du lieu de la détresse

À celui de l’espoir.

Parlez. Parlez-moi.

Prouvez-moi que le bonheur se peut

Que je puisse y croire.

 

MORTIMER

Le temps presse.

Mon oncle reviendra tout à l’heure

Avec Lord Burleigh.

Avant que vous ne sachiez

La terrible raison de leur visite,

Apprenez de moi

Comment la Providence

Va vous sauver.

 

MARIE STUART

Dois-je croire à un miracle?

 

MORTIMER

Permettez d’abord

Que je vous parle de moi.

 

MARIE STUART

Je vous écoute.

 

MORTIMER

J’ai vingt ans.

L’on m’a élevé

Selon des principes austères.

Pourtant, ma curiosité

M’a incité à voyager

Hors de notre île

Et j’ai pris congé

De cette terre puritaine

Où rien n’est permis

Afin d’enjamber la France

Et de gagner ce lieu de mes rêves:

L’Italie, dont on me parlait tant!

À cette époque de l’année

Des pèlerins par milliers

Parcouraient les chemins

Comme un long fleuve

Aux eaux vives.

J’empruntai ce courant

Menant à l’embouchure suprême

Et je me retrouvai, moi, au centre

De la plus inimaginable merveille:

Rome!

Oui, moi, reine!

J’ai vu de mes yeux

S’ébranler les splendeurs

J’ai vu venir à moi les colonnes

J’ai vu dans la démesure

Se dresser l’Arc de Triomphe

Et puis le Colisée!

Que de hauteurs

Et que de vertiges

À la vue de ces blocs éternels!

Je ne savais rien de l’Art

Et j’en étais inondé!

Les dogmes de l’Église d’Angleterre

M’avaient appris la haine des icônes

Et le mépris de ces manifestations

D’ardeur si sensuelles,

De ces réjouissances pour l’âme.

Je n’avais jamais prié

Qu’avec des mots rigides,

Comme des ossements sans chair.

Mais là, oui, enfin, oui!

J’avais pénétré dans la nef

D’une église où je sentais tomber

Comme une pluie sur mon corps

Les sons d’une musique céleste.

Croyez-moi

Quand je levai la tête

Vers une statue ciselée dans le marbre

Juste là, au-dessus de moi

Je l’ai vue me tendre les bras

Et m’inviter à gravir le piédestal.

Chaque fresque autour de moi

Se mit à tourner

Comme si j’avais été

Un ange parmi les autres.

J’étais au centre

De toutes les merveilles

Possibles en ce monde.

 

MARIE STUART

C’est trop! Arrêtez!

Cessez de parler de la vie!

Pitié -

Je suis en prison dans le noir.

 

MORTIMER

Moi aussi j’étais prisonnier

Mais j’ai libéré mon esprit

J’ai regardé la lumière du jour

Et j’ai juré de m’affranchir

De cette vie

Menée dans l’étroitesse.

Là-bas j’ai rencontré votre oncle

Le Cardinal de Guise.

Un homme! Quel homme! Et tout un!

 

MARIE STUART

Parlez-moi de lui.

Faites qu’il ne m’ait pas oubliée.

 

MORTIMER

Il m’a enseigné le danger

Qui nous guette

À force de trop raisonner

Sur l’invisible.

Nous avons des yeux pour voir,

Il en va ainsi de la foi.

Il soutient que l’Église

Doit être visible

Sans quoi l’esprit de vérité

Serait trop abstrait.

Voilà pourquoi

J’ai abjuré

Mes anciennes croyances.

Un jour que j’étais chez lui

J’ai aperçu au mur

Le portrait d’une femme

Et je me suis senti subjugué

Par le charme

Qui s’en dégageait.

J’étais là, debout

Ému jusqu’au fond de mon âme

Incapable de maîtriser

La force de mes sentiments.

Il me dit alors:

«Vous avez raison

De vous émouvoir

Devant ce tableau.

Il n’est pas de plus belle femme

Sur la terre

Mais entre toutes

Elle est la plus malheureuse.

Et c’est chez vous,

En Angleterre,

Qu’elle souffre.»

 

MARIE STUART

Je n’ai pas tout perdu:

Il me reste encore

L’amitié de cet homme.

 

MORTIMER

Je sais

Que la maison des Tudor

Fait de vous

La seule reine légitime

De ce pays.

Elisabeth, qui porte ce titre

A été conçue dans l’adultère.

C’est à vous qu’il appartient

De régner.

Ceux qui s’y opposent

Commettent une grave injustice

Et devront reconnaître tôt ou tard

Votre innocence et vos droits.

 

MARIE STUART

Je maudis ces droits

Qui sont la source

De mes souffrances.

 

MORTIMER

Me voici enfin

Non plus devant votre portrait

Mais bien devant vous,

Vous-même en personne!

La reine Elisabeth

A raison de vous tenir

À l’abri des regards.

Votre seule beauté

Rendrait jalouse

Toute la jeunesse

De ce pays.

Aucune épée ne resterait

Dans son fourreau

Car une épouvantable rébellion

Éclaterait si le peuple

Apprenait, en vous voyant,

Que vous êtes

Sa véritable reine.

 

MARIE STUART

Si chaque homme d’ici

Pouvait me voir avec vos yeux!

 

MORTIMER

Vous êtes la lumière.

Mais je suis venu aussi

Vous faire part

D’une terrible nouvelle.

 

MARIE STUART

Ma sentence!

Nous y sommes!

Parlez librement.

Je suis prête.

 

MORTIMER

Elle a été prononcée.

Quarante-deux juges

Vous ont déclarée coupable.

Les lords et la Chambre des Communes

De la Cité de Londres

Exigent une prompte exécution

De votre jugement.

Seule Elisabeth hésite encore.

 

MARIE STUART, avec contenance

Rien ne me surprend

Ni ne m’effraie.

Je sais qui sont mes juges.

Après ce qu’ils m’ont fait subir

Comment peuvent-ils m’innocenter?

Ils n’ont d’autre choix

Que de me garder prisonnière

Afin que soient engouffrés

Dans un éternel cachot noir

Ma vengeance et mes droits.

 

MORTIMER

Tant que vous êtes en vie

La peur d’Elisabeth existe.

Aucun cachot n’est assez noir

Et votre mort seulement

Lui assure le trône.

 

MARIE STUART

Elle irait jusque là?

Me trancher la tête,

Moi, une reine?

 

MORTIMER

N’en doutez pas.

 

MARIE STUART

J’ai encore des alliés.

La France se vengera.

 

MORTIMER

Elle a scellé une paix définitive

Avec la France

En donnant sa main

Et son trône

Au duc d’Anjou.

 

MARIE STUART

Le roi d’Espagne

Répliquera par les armes.

 

MORTIMER

Aucune armée ne l’effraie

Pourvu qu’elle soit en paix

Avec son peuple.

 

MARIE STUART

Ma tête sous la hache du bourreau!

Va-t-elle donner un tel spectacle aux Anglais?

 

MORTIMER

Ce pays a vu plus d’une reine

Passer du trône à l’échafaud.

 

MARIE STUART, après un silence

Vous êtes aveuglé par la peur

Et l’attachement

Que vous avez pour moi

Vous fait envisager le pire.

Ce n’est pas l’échafaud que je crains.

Il y a des moyens

plus pernicieux

De provoquer la mort.

 

MORTIMER

Ils ne commettront pas de meurtre

Ni ouvertement ni secrètement.

Mais soyez sans crainte:

Douze jeunes Anglais

Se sont réunis ce matin

Et ont fait le serment

De vous libérer de cette prison.

Le comte de Bellièvre

Ambassadeur de France

Est informé du complot

Et a offert de nous aider.

C’est chez lui

Que nous nous rassemblons.

 

MARIE STUART

Savez-vous bien

Ce que vous entreprenez?

Rappelez-vous le sort

De tous mes alliés

Dont les têtes coupées

Ont été suspendues

En signe d’avertissement

Sur le Pont de Londres.

Rappelez-vous l’échec

De tous ceux qui,

En trouvant ainsi la mort,

N’ont fait que resserrer mes chaînes.

Partez.

Votre enthousiasme va vous perdre.

Partez pendant qu’il en est temps.

Dès que l’hypocrite Burleigh

Vous aura démasqué

Vous subirez le sort

Réservé aux traîtres.

Quittez ce château.

Marie Stuart n’a jamais

Porté bonheur aux siens.

 

MORTIMER

Je n’ai pas peur

de toutes ces têtes coupées.

Comme ce doit être enivrant

De mourir pour vous!

 

MARIE STUART

Ni la force ni la ruse

Ne pourraient me sauver.

C’est l’Angleterre

Tout entière

Qui se dresse devant moi.

Seule la volonté d’Elisabeth

Peut ouvrir les portes

De ma prison.

 

MORTIMER

Vous espérez l’impossible.

 

MARIE STUART

Je ne connais qu’un seul homme

Qui pourrait me sauver.

 

MORTIMER

Qui?

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester.

 

MORTIMER, reculant avec surprise

Leicester? Le comte de Leicester?

Votre ennemi juré

L’amant d’Elisabeth?… lui?

 

MARIE STUART

Trouvez-le. Confiez-vous à lui

Et pour prouver que c’est moi

Qui vous y envoie

Vous lui donnerez ceci.

 

Elle sort un papier de son corsage. Mortimer hésite à l’accepter.

 

Allez lui porter cette lettre

Que je garde depuis si longtemps

Dans l’espoir de déjouer

La vigilance de votre oncle.

C’est un ange

Qui vous envoie.

 

MORTIMER

Expliquez-moi…

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester vous dira tout.

Ayez confiance en lui

Il aura confiance en vous.

Qui vient?

 

HANNA KENNEDY, entrant vite

Paulet est ici

Accompagné d’un seigneur de la Cour.

 

MORTIMER

C’est Lord Burleigh.

Rassemblez vos forces.

Écoutez calmement

Ce qu’il va vous dire.

 

Il s'éloigne. Kennedy le suit.

 

 

 

SCÈNE 7

Marie, Lord Burleigh, grand trésorier d’Angleterre, et Sir Paulet.

 

SIR PAULET

Vous désiriez connaître votre sort.

Lord Burlejgh

Le grand trésorier d’Angleterre

Vient vous en informer.

Écoutez-le, et résignez-vous.

 

MARIE STUART

Que ma dignité témoigne

De mon innocence.

 

LORD BURLEIGH

Veuillez par mes mots

Entendre la bouche du tribunal.

 

MARIE STUART

Tiens! Un tribunal qui,

Non content de babiller

S’enorgueillit d’une bouche!

 

SIR PAULET

Vous ironisez comme si déjà

Vous connaissiez le verdict.

 

MARIE STUART

Puisqu’il me vient de Burleigh,

Je m’en doute.

À propos, milord…

 

LORD BURLEIGH

Plus de respect.

Je parle au nom

Du Tribunal des Quarante-Deux.

 

MARIE STUART

Excusez-moi

De vous interrompre tout de suite

Mais je n’ai aucun respect

Pour le Tribunal des Quarante-Deux.

Même si je suis tout pour eux

Eux ne sont rien pour moi.

N’est-il pas écrit qu’en Angleterre

Chaque accusé se doit d’être jugé

Par ses semblables?

Or il n’y avait ni roi ni reine

Dans cette assemblée

Que je sache.

 

LORD BURLEIGH

Vous avez entendu l’acte d’accusation

Vous avez répondu devant le Tribunal.

 

MARIE STUART

J’étais convaincue de mon innocence.

J’ai répondu aux accusations

Par respect pour les juges

Et non pour leur mandat

Que je réprouve.

 

LORD BURLEIGH

Que vous le vouliez ou non

Tout ceci est une question de procédure

Qui ne saurait entraver

Le cours de la justice.

Vous êtes en Angleterre

Vous respirez l’air anglais

Vous profitez de nos bienfaits

Et de notre protection

Selon la loi anglaise.

Vous êtes conséquemment

Soumise à son pouvoir.

 

MARIE STUART

L’air de l’Angleterre,

Je le respire dans une prison anglaise.

Cela s’appelle-t-il en Angleterre

Un bienfait?

Quant à vos lois

Je les connais peu.

Pourquoi les apprendrais-je?

Je ne suis pas citoyenne

De ced royaume

Mais bien la reine libre

D’un pays étranger.

 

LORD BURLEIGH

Et pensez-vous

Que ce titre de reine

Peut vous servir de sauf-conduit

En pays étranger

Pour allumer la rébellion?

Que vaut la sécurité d’un État

Si la justice ne eut traiter

Une hors-la-loi de sang royal

De la même façon

Que des vauriens?

 

MARIE STUART

Je ne veux pas

Me soustraire à la justice -

Ce sont seulement vos juges

Que je récuse.

 

LORD BURLEIGH

Les juges, ah bon?

S’agit-il à vos yeux

De citoyens comme les autres?

Ou issus des bas-fonds

Des improvisateurs ignorants

De ce que le Droit veut dire

À la merci des opinions

D’un peu tout le monde

Et qui se contentent

D’être l’écho

D’une volonté populaire?

Sachez que ces hommes

Sont les plus consciencieux

De ce pays

Qu’is ont l’esprit autonome

Ce qui les rend sages

Et les place au-dessus

De la concurrence servile

Et de la corruption.

Ces hommes-là sont ceux

Qui nous gouvernent

Selon des principes

De justice et de liberté.

Le simple fait

De prononcer leurs noms

Devrait suffire à dissiper les doutes:

L’archevêque de Canterbury

Le primat de l’Église

Qui rassemble tous les peuples.

Le sage Talbot

Gardien de nos emblèmes…

D’après vous,

La reine d’Angleterre

Pouvait-elle trouver

De plus nobles représentants

Pour incarner la justice

De ce royaume?

Et si jamais l’un ou l’autre

De ces hommes

Émettait un jugement

Dicté par l’intérêt

Pensez-vous

Qu’une quarantaine de juges

Abonderaient dans son sens

Avec une même passion?

 

MARIE STUART, après un moment de silence

J’entends avec stupéfaction

Votre éloquence, milord,

Une arme par laquelle

Vous avez toujours triomphé.

Comment moi,

Une fille peu instruite

Pourrais-je me mesurer

À tant d’habileté?

Si ces juges sont tels

Que vous les décrivez

Je n’ai plus un mot à dire.

Ils n’ont qu’à me déclarer coupable

Et pour moi

Il n’y a plus aucun espoir.

Mais ces hommes d’envergure

Que vous nommez fièrement

Et qui veulent ma perte

En m’écrasant de tout leur poids

Je les vois tenir des rôles

Bien différents

Dans l’histoire de ce pays.

La haute noblesse d’Angleterre

Et son souverain gouvernement

Ressemblent quant à moi

À un sérail peuplé d’esclaves.

Sa Haute-Chambre

Monnaye ses intérêts

Avec la Chambre des Communes,

L’une et l’autre

Rivalisant de corruption.

Elles votent des lois

Puis les annulent;

Elles concoctent des mariages

Pour aussitôt les dénoncer

Et déclarer des divorces.

Selon l’humeur du roi

N’importe laquelle de ses filles

Peut être déshéritée

Et traitée publiquement de bâtarde

Pour se voir le lendemain

Couronnée reine d’Angleterre.

J’ai vu la haute noblesse d’ici

Aux convictions inébranlables

Changer, sous quatre règnes,

Quatre fois de croyance.

 

LORD BURLEIGH

Vous vous dites ignorante

Des lois de l’Angleterre

Mais vous connaissez tout

De ses malheurs.

 

MARIE STUART

Et ça, ce sont mes juges,

Lord Trésorier!

Je suis juste envers vous

Soyez-le vers moi.

On dit que vous voulez

Le bien de cet État

Et celui de la reine;

Que vous êtes incorruptible

Vigilant, infatigable.

J’en doute quand je vous vois

Arranger vos intérêts

Sous le couvert de la justice.

Que les juges qui vous appuient

Soient les hommes les plus nobles

De toute l’Angleterre,

Il n’en demeure pas moins

Que tous, tous!

Vous êtes des protestants.

Vous jugez non seulement

La reine d’Écosse

Mais aussi une femme écossaise

Catholique, une papiste!

Comment l’Anglais

Se peut-il juste

Envers l’Écossais?

Ce proverbe en dit long

Sur nos haines ancestrales.

Toute nation

S’opposant à l’Angleterre

A reçu depuis toujours

L’appui de l’Écosse.

Toute guerre

Visant à détruire l’Écosse

A été depuis toujours

L’œuvre de l’Angleterre.

Un feu nous ravage

Qu’on ne verra s’éteindre

Que le jour où, enfin,

Une seule et même tête

Portera l’unique couronne

Unissant nos deux peuples

Alors inséparables.

 

LORD BURLEIGH

Et c’est à une Stuart

Si je ne me trompe

Que doit revenir cette couronne?

 

MARIE STUART

Pourquoi le nier?

Oui, je l’avoue

J’ai cru en cet espoir.

Pour avoir voulu

Apaiser le feu

De nos deux peuples

Je me suis consumée

Dans ma propre passion.

 

LORD BURLEIGH

Vous n’avez fait

Qu’attiser un feu

Déjà dévastateur

Afin de vous hisser

Sur le trône

Pendant que le reste brûlait.

 

MARIE STUART

Des preuves!

Où sont vos preuves?

 

LORD BURLEIGH

Je ne suis pas ici

Pour discuter de la cause

Que vous défendez.

Par quarante voix contre deux

Vous êtes reconnue coupable

D’avoir violé un bill

Instauré l’an passé

À l’effet que :

«Si, dans un royaume

Une rébellion est soulevée

Au nom et au profit

D’une personne

Prétendant à la Couronne,

Cette personne sera traduite

Devant les tribunaux

Et son crime sera puni

Par la peine de mort.»

Comme vous voyez…

 

MARIE STUART

Milord de Burleigh!

Je vois bien que c’est un bill

Rédigé expressément

Pour me perdre:

Pas étonnant

Que j’en sois la victime!

Quel est mon recours

Si l’homme qui a signé

Au bas de mon jugement

Est celui-là même

Qui a signé la loi?

Niez-le donc!

Niez donc que ce bill

N’a été conçu

Que pour m’anéantir!

 

LORD BURLEIGH

Que pour vous avertir.

C’est vous-même

Qui avez signé votre arrêt de mort.

Malgré nos loyales mises en garde

Vous vous êtes jetée

Dans le gouffre

Qui s’ouvrait sous vos pieds.

Vous êtes accusée d’avoir,

De votre prison,

Exercé le contrôle

En dictant par écrit

Chacune des opérations

D’un soulèvement.

 

MARIE STUART

J’ai fait ça, moi?

Qu’on me montre les documents.

Les preuves!

 

LORD BURLEIGH

On vous les a montrées

Devant le Tribunal.

 

MARIE STUART

Des copies

Écrites par une main étrangère.

Je veux les originaux!

Je veux les voir

Écrits par ma propre main.

Où sont les originaux?

 

LORD BURLEIGH

Vos secrétaires Kurl et Nau

Ont attesté les lettres.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne pas m’avoir

Confrontée à eux?

 

LORD BURLEIGH

Vos secrétaires Kurl et Nau

Ont affirmé sous serment

Avoir écrit ces lettres

Sous votre dictée.

 

MARIE STUART

On me condamne

Sur la foi de mes domestiques!

On accorde préséance

À des témoignages de subalternes

Qui se sont parjurés

Pour me trahir, moi,

La reine d’Écosse!

 

LORD BURLEIGH

Vous avez déclaré vous-même

Que l’Écossais Kurl

Était un homme loyal et vertueux.

 

MARIE STUART

Il l’était.

Mais c’est à l’heure du danger

Qu’on reconnaît un homme.

La peur de la torture

Lui aura fait avouer

N’importe quoi.

 

LORD BURLEIGH

Il parlait de son plein gré.

 

MARIE STUART

Puisque mes deux secrétaires

Sont encore en vie

Faites-les comparaître

En ma présence,

Qu’ils répètent ce qu’ils ont dit

En me regardant dans les yeux.

C’est un droit

Qu’on accorde même aux assassins.

Un décret de l’actuel gouvernement

Ordonne que tout accusateur

Parle en présence de l’accusé.

Vrai ou faux, Lord Burleigh?

Lord Paulet,

Je vous ai toujours

Hautement considéré;

Prouvez-moi que je n’ai pas tort

Et répondez sur votre conscience:

Est-ce vrai qu’un tel décret

Existe en Angleterre?

 

SIR PAULET

Oui, c’est exact.

Cette loi-là existe

Je dois dire la vérité.

 

MARIE STUART

Puisque vous appliquez

Le droit de l’Angleterre

Quand il peut m’écraser

Pourquoi l’ignorez-vous

Quand il peut m’être favorable?

Pourquoi mes deux secrétaires

Qui sont toujours en vie

Ne témoignent-ils pas

En ma présence

Comme la loi l’ordonne?

 

LORD BURLEIGH

Ne vous emportez pas, milady.

Tout ceci

N’est pas la seule raison.

 

MARIE STUART

C’est la seule

Qui me rende passible

De la peine de mort.

Et c’est elle que je conteste.

Ne déviez pas, Lord Burleigh.

Il s’agit de la peine de mort.

 

LORD BURLEIGH

Il est prouvé

Que vous avez négocié avec Mendoza

L’ambassadeur d’Espagne.

 

MARIE STUART

Ne déviez pas, milord.

 

LORD BURLEIGH

Que vous avez comploté

Popur renverser la religion de ce pays

Que vous avez incité tous les rois d’Europe

À nous déclarer la guerre…

 

MARIE STUART

Supposons que je l’aie fait!

Je ne l’ai pas fait

Mais supposons.

On me garde ici prisonnière

De façon inhumaine

Et contre les droits et libertés

De n’importe quel citoyen.

Par violence,

Vous m’avez enchaînée.

Je suis en droit de légitime défense

J’en appelle

À tous les États du continent

Pour appuyer ma cause,

Tout ce qui est juste et loyal

En temps de guerre

Je compte l’utiliser.

Car la question qui se pose

Entre l’Angleterre et moi

N’est pas une question de justice

Mais bien une question de force.

 

LORD BURLEIGH

N’invoquez pas

Le droit terrible

De la force.

Ce serait encourager le bourreau.

 

MARIE STUART

Je suis faible,

Elisabeth est forte.

Bien!

Qu’elle use de sa force.

Qu’elle me tue!

Qu’elle me sacrifie!

Mais qu’elle avoue

Acte de Force

Et non pas acte de Justice.

Qu’elle m’assassine

Mais qu’elle ne prétende pas

Me juger.

Qu’elle ose paraître

Telle qu’elle est.

 

Elle sort.

 

 

 

 

SCÈNE 8

Burleigh, Paulet.

 

LORD BURLEIGH

Elle nous brave

Et nous bravera

Jusque sur l’échafaud.

On ne peut pas briser

Ce tempérament de feu.

A-t-elle été surprise

D’entendre son jugement?

A-t-elle pleuré

A-t-elle seulement pâli?

Elle n’en a pas appelé

De notre pitié.

Elle soupçonne

L’esprit hésitant d’Elisabeth.

Ce sont nos doutes

Qui font son courage.

 

SIR PAULET

Soyons plus fermes

Et son arrogance disparaîtra.

Il est vrai

Qu’il y a eu des irrégularités

Lors du procès.

Il aurait fallu

Que les témoins à charge

Comparaissent devant elle.

 

LORD BURLEIGH

C’était trop risqué.

Son pouvoir

Et ses larmes de femelle

Auraient remué

Tous les esprits.

 

SIR PAULET

Ce procès qui se voulait équitable

Va devenir

Pour les ennemis de l’Angleterre

L’étendard de notre parti pris.

 

LORD BURLEIGH

Même le plus équitable des tribunaux

Ne saurait échapper au blâme.

L’opinion publique se range toujours

Du côté des malheureux.

Pour nous qui triomphons

Nous ne récoltons que l’odieux

Et c’est Elisabeth avant tout

Qui en portera le poids

Surtout si la victime

Est une autre femme.

La reine a le pouvoir

De gracier les coupables.

Il faut qu’elle use de ce droit.

Il paraîtrait ignoble

Que la justice suive son cours.

 

SIR PAULET

Vous voulez donc qu’elle vive?

 

LORD BURLEIGH, brusquement

Jamais!

C’est ce combat entre la vie et la mort

Qui terrifie la reine

Et qui chasse le sommeil de son lit.

Ce combat qui déchire son âme.

Son œil nous implore

Mais sa bouche reste muette.

On peut presque entendre:

«N’y a-t-il aucun de mes sujets

Qui me délivrerait

Du choix terrible qui m’incombe?

Vivre dans la terreur sur mon trône

Ou offrir la tête

De ma propre sœur

À la hache.»

 

SIR PAULET

Mais que faire?

 

LORD BURLEIGH

La reine se dit

Que des serviteurs plus attentifs

Pourraient y faire quelque chose.

 

SIR PAULET

Plus attentifs?

 

LORD BURLEIGH

Pour interpréter un ordre muet.

 

SIR PAULET

Un ordre muet?

 

LORD BURLEIGH

En ne gardant pas comme un trésor

Un serpent venimeux.

En enlevant la reine d’Écosse à Talbot

Pour la remettre entre vos mains,

Nous espérions…

 

SIR PAULET

Insinuez-vous

Qu’on m’aurait choisi

Pour autre chose

Que mon honnêteté?

 

LORD BURLEIGH

Laissons courir le bruit

Qu’elle dépérit…

Qu’elle est de plus en plus malade.

Elle disparaît.

Tranquillement elle meurt

Dans la mémoire des hommes.

Et votre réputation

Resterait intacte.

 

SIR PAULET

Mais pas ma conscience.

 

LORD BURLEIGH

Si vous ne voulez pas

Y prêter votre main

Il ne faudrait pas

Empêcher celle d’un autre…

 

SIR PAULET

Aucun meurtrier

Ne passera le seuil de sa porte

Tant et aussi longtemps

Que je serai son gardien.

Sa vie m’est aussi sacrée

Que celle de la reine d’Angleterre.

Vous êtes les juges, jugez.

Si elle est coupable,

Condamnez-la.

Au jour convenu

Convoquez le charpentier

Avec sa hache et sa scie

Qu’il bâtisse l’échafaud.

Pour le bourreau,

Pour lui seulement,

J’ouvrirai la porte.

 

 

 

 

ACTE II

 

Le palais de Westminster

 

SCÈNE 1

 

Le comte de Kent et Sir William Davison se rencontrent.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Vous, milord de Kent?

De retour du théâtre?

La fête est déjà finie?

 

LE COMTE DE KENT

Vous-même, vous n’y étiez pas?

 

SIR WILLIAM DAVISON

Mon travail m’a retenu.

 

LE COMTE DE KENT

Vous avez manqué le plus beau des spectacles.

Figurez-vous le Lord Maréchal, le juge

Et les dix chevaliers de la reine

Montant la garde

Devant le Château-fort de la Chasteté

Pour prévenir l’attaque française

Des troupes du Désir.

Un drapeau s’avance

Et, dans un madrigal,

Il ordonne à la Chasteté de se rendre.

C’est alors un déploiement d’artillerie

Où, de la bouche des canons,

Des bouquets d’asters

Se déploient en répandant

Une essence enivrante et subtile.

Les troupes du Désir

S’effondrent vaincues,

Et c’est la fin.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Ça ne présage rien de bon

Pour le mariage de la reine

Avec le duc d’Anjou.

 

LE COMTE DE KENT

Ce n’était que du théâtre.

Dans la réalité,

Parions que la Chasteté

Finira par se rendre.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Croyez-vous?

Vraiment? Pas moi.

 

LE COMTE DE KENT

Tout est conclu.

La France a accepté

La clause la plus litigieuse:

Monsieur le duc aura droit

À sa messe dans une chapelle fermée

Mais il s’engage

À honorer publiquement

La religion de l’Angleterre.

Le peuple a jubilé

À l’annonce de la nouvelle,

Sa plus grande crainte étant

Que la reine meure sans héritier.

Le trône reviendrait

Forcément à Marie Stuart

Et l’Angleterre se verrait

De nouveau enchaînée

Sous l’autorité du pape.

 

SIR WILLIAM DAVISON

Alors le peuple

N’a plus rien à craindre:

Les deux reines vont se coucher

L’une dans son lit nuptial

L’autre dans son tombeau.

 

LE COMTE DE KENT

Chut. La reine.

 

 

 

SCÈNE 2

Les précédents, Elisabeth, conduite par Leicester, le comte de Bellièvre, George Talbot, comte de Shrewsbury, et lord Burleigh.

 

LA REINE ELISABETH, à Bellièvre

Comte

Je plains ces seigneurs intrépides

Qui ont traversé la mer

Pour venir jusqu’à nous

Car à ma cour

Il n’y a rien de comparable

Aux splendeurs et aux fêtes

Que peut organiser

La machine royale de France.

Mon peuple,

Composé de gens simples et heureux,

Honore mon règne.

L’amour que mes sujets me témoignent

Quand je parais en public

Est l’unique spectacle

Que je puis offrir

Aux délégations étrangères.

J’admets que c’est peu

En regard de la beauté

Solaire et immortelle des jardins

De la reine Catherine de Médicis.

Splendeur qui suffirait à m’affadir,

Moi, et mon règne.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Une femme seulement

Constitue le spectacle étonnant

De la cour de Westminster.

L’étranger en est aveuglé

Car elle possède à elle seule

Tous les délices de son sexe.

Mais que Sa Majesté

Me permette de prendre congé.

Je dois porter la nouvelle inespérée

Au duc d’Anjou.

Jamais je ne l’ai vu

Dans une si chaude impatience.

Il a quitté Paris vers le nord

Et dépêché ses messagers sur Calais.

Votre «oui» au mariage

Volera avec ivresse

Vers ses oreilles

Comme la rapidité de l’air.

 

LA REINE ELISABETH

Que de hâte, comte de Bellièvre!

Vous me pressez d’allumer

La torche des célébrations

Dans un ciel gris et lourd.

L’habit de deuil

Me conviendrait mieux

Que la toilette nuptiale.

Une terrible épreuve

Menace de s’abattre

Sans tarder sur ce pays

Et sur moi-même.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Votre engagement, reine

Nous convient pour l’instant.

Les fêtes auront lieu

En des jours plus propices.

 

LA REINE ELISABETH

Les monarques sont esclaves

De leur condition.

Ils ne peuvent avoir accès

Aux impulsions de leur cœur.

J’aurais désiré

Que jusqu’à ma mort

Il ne soit jamais question

De mariage.

Voilà comment

J’aurais conçu mon règne.

Mais le peuple

En a décidé autrement.

Son bonheur présent

Ne lui suffit pas.

Il anticipe l’avenir.

Il veut que j’assure

La pérennité de mon sang.

Je dois lui sacrifier

Mon trésor le plus cher:

Ma liberté.

Le peuple me force

À prendre un maître:

Il me démontre bien

Que je ne suis qu’une femme,

Moi qui me pensais homme

Et roi.

Une souveraine qui s’oblige

À méditer son règne

Dans le dénuement du célibat

Devrait se dispenser

Du principe qui divise

L’humanité en deux sexes

Et qui commande à l’un

De se soumettre à l’autre.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Aucun doute que personne

Sur la terre

Ne vaille le sacrifice

De votre liberté.

Cependant, si la naissance

Le rang, la fortune et la virilité

Rend un mortel

Digne de ce sacrifice

Alors…

 

LA REINE ELISABETH

Il est hors de doute

Que marier un fils de France

De sang royal

Est pour moi un honneur.

Je le dis sans détour.

Si ce mariage

Fait l’affaire de mon peuple

C’est là le principal.

Si telle est sa volonté

J’ajoute qu’il n’y a pas

D’autres rois en Europe

Auxquels je sacrifierais

Mon trésor le plus précieux -

Ma liberté -

Avec plus d’obéissance.

Voilà qui clôt le chapitre.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Et nos espoirs sont comblés.

Mon maître désire plus

Et s’attend toutefois

À ce que...

 

LA REINE ELISABETH

À ce que quoi?

 

Elle tire de son doigt un anneau: le regardant, pensive:

 

Une reine ne vaut pas plus

Qu’une simple femme.

Même protocole

Même devoir

Même servitude.

L’anneau fait le mariage

Et fabrique des chaînes

Portez ce présent

À Son Altesse

Mais dites-lui bien

Que ce n’est qu’un maillon

Qui ne m’enchaîne pas encore.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Je reçois le gage

En son nom.

C’est un grand jour pour nous

Puisse-t-il l’être aussi

Pour nos peuples.

Que les couronnes alliées

De France et d’Angleterre

Tissent des liens d’amitié

Et non plus de méfiance.

Que la clémence qui brille

Sur votre visage

Atteigne la plus malheureuse

D’entre toutes,

Celle que vous retenez ici

Et dont le sort

Touche d’aussi près la France

Que l’Angleterre.

 

LA REINE ELISABETH

Une chose à la fois, comte.

Ne mêlons pas deux affaires

Qui n’ont rien en commun.

Si la France veut réellement

Cette alliance

Elle doit partager mes tourments

Et ne pas se faire amie

Avec mes ennemis.

 

LE COMTE DE BELLIÈVRE

Même à vos yeux

La France serait indigne

D’une telle alliance

Si elle ne se préoccupait pas

Du sort de cette malheureuse.

Elle est veuve de notre roi,

Appartient à notre religion.

Il en va de l’honneur

Et même de votre humanité…

 

LA REINE ELISABETH

Je prends note

De votre requête.

Vous agissez en tant qu’amis;

J’agirai en tant que reine.

 

Elle salue Bellièvre qui se retire avec respect.

 

 

SCÈNE 3.

 

Elisabeth, Leicester, Burleigh, Talbot.

 

La reine s’assoit.

 

LORD BURLEIGH

Reine,

Tu satisfais aujourd’hui

Le plus grand désir

De ton peuple.

Cette alliance nous garantit

Un avenir dépourvu d’inquiétude.

Toutefois, une affaire

Reste en suspens

Qui tracasse le pays.

On exige de toi

Qu’un sacrifice soit fait.

Exauce le vœu du peuple

Et raffermit à jamais

Le bonheur de l’Angleterre.

 

LA REINE ELISABETH

Que me veut-il encore

Mon peuple?

 

LORD BURLEIGH

Il demande la tête de la Stuart.

Si tu veux assurer

Notre pleine liberté

Et notre épanouissement

Cette femme doit disparaître.

Elle doit mourir.

Sinon nous tremblerons toujours

Pour ta sécurité.

Tu le sais,

Tous les Anglais

Ne partagent pas

La même religion.

Il reste encore sur ce territoire

Des fanatiques fidèles à Rome

Dont les cœurs sont attachés

À cette Marie Stuart.

Ils t’ont juré une guerre féroce.

Nous avons déjà

Échappé à trois attentats.

Les membres de son clan

Ne reconnaissent pas tes droits.

Ils propagent l’idée

Que tu as volé ton trône.

La paix ne sera jamais possible.

En lui donnant la mort

Tu te donnes la vie.

 

LA REINE ELISABETH

La tâche qui vous incombe

Est ingrate.

Je ne doute pas

Que c’est votre rigueur

Et votre loyauté

Qui vous font parler sagement.

Mais je hais la sagesse

Qui ordonne le sang.

Réfléchissez.

Trouvez-moi une solution

Moins dramatique.

Noble Lord de Shrewsbury,

Votre opinion?

 

GEORGE TALBOT

Je désire que ton règne

N’achète pas la paix

Au prix de sa gloire.

Si cela doit être

Que ce ne soit pas

De mon vivant.

 

LA REINE ELISABETH

Dieu fasse

Que cela ne soit jamais.

 

GEORGE TALBOT

L’exécution de la Stuart

Serait un crime.

Elle n’est pas citoyenne

De ce pays.

Tu ne peux pas la juger.

 

LA REINE ELISABETH

Ainsi mon Conseil d’État

Mon Parlement

Et toutes les cours de justice

De ce pays

Seraient dans l’erreur

En me reconnaissant

À l’unanimité ce droit?

 

GEORGE TALBOT

La majorité des voix

N’est pas une preuve de la justice.

L’Angleterre n’est pas

Le centre du monde.

Tu n’es pas le jouet

D’un peuple dont l’opinion

Oscille au gré du vent.

Tu es libre.

 

LA REINE ELISABETH

En m’accordant le pouvoir

Le peuple témoigne qu’en ce pays

L’instinct de massacre

N’est pas l’apanage des rois.

J’aurais préféré

Comte de Shrewsbury

Que vous argumentiez

En ma faveur.

 

GEORGE TALBOT

Elle n’a pas d’avocat.

Tous ont peur de parler

Parce qu’ils ont peur de ta colère.

Notre Conseil d’État agirait

Avec précipitation et égoïsme

Si ma compassion

N’avait pas la chance de s’exprimer.

Tout est ligué contre elle.

Toi-même

Tu ne l’as jamais rencontrée.

Dans ton cœur

Rien ne parle pour l’étrangère.

On l’accuse d’avoir

Assassiné son mari

Et d’avoir épousé le meurtrier.

C’est une faute très lourde

Il est vrai.

Mais qui connaît réellement les motifs

Qui l’ont fait agir?

La femme n’est-elle pas

Un être essentiellement fragile?

 

LA REINE ELISABETH

Non.

La femme n’est pas faible.

Qu’il ne soit jamais question

De la faiblesse de mon sexe

En ma présence.

 

GEORGE TALBOT

La vie ne t’a pas donné

Ta juste part de bonheur.

L’austérité du devoir

T’a endurcie

À l’écart des flatteurs

Et de la vanité du monde.

Tu as appris très tôt

Les rigueurs du pouvoir.

Songe à la fragilité de Marie Stuart

Une enfant déportée en France

Où les valeurs de la cour

Se mesurent à la splendeur des fêtes.

Elle n’avait pour elle-même

Que l’atout de sa beauté.

Pas étonnant qu’elle offre au monde

L’image du ravissement.

Aussi…

 

LA REINE ELISABETH

Revenez à vous

Comte de Shrewsbury.

Un peu de sérieux -

Nous sommes en Conseil d’État.

Votre engouement pour ses charmes

Nous a convaincus.

Comte de Leicester,

Vous seul ne dites rien?

Les propos de Shrewsbury

Vous ont-ils coupé la langue?

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est d’étonnement

Que je reste muet.

On abuse de notre temps

Avec des romances

Qui n’ont pour but

Que d’émouvoir le peuple

Et d’éveiller sa sympathie.

 

LA REINE ELISABETH

Et ces sornettes se répercutent

Jusqu’ici dans notre Conseil d’État.

Par la bouche de mes «sages» conseillers!

Je suis étonnée que cette fille

Bannie par ses propres sujets

Soit devenue ici dans sa prison

Une menace.

Comment elle, sans État,

Sans pouvoir politique,

A-t-elle pu devenir

À ce point dangereuse?

Est-ce parce qu’elle réclame

Ce royaume?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Crois-tu que ceux qui contestent

Ton droit sacré

Pourraient anéantir

Ce pouvoir qui t’est conféré

Par une résolution du Parlement?

Le roi Henri l’a exclue du trône

Dans ses dernières volontés.

Crains-tu que l’Angleterre

À peine sortie de la noirceur

Se jette éperdument

Aux pieds d’une papiste?

Toi, adorée par ton peuple

Tu serais laissée pour compte

Au profit d’une meurtrière?

Qui sont-ils, tes conseillers,

Qui te harcèlent en te parlant

De ton vivant

D’une prétendue héritière

Et qui veulent hâter ton mariage

Pour sauver du danger

L’État et l’Église?

N’es-tu pas encore dans la force

Et la fleur de la jeunesse

Alors que l’autre flétrit

Et se fane de jour en jour?

Grands dieux!

Tu vivras longtemps après elle

Sans qu’il faille provoquer sa mort!

 

LORD BURLEIGH

Le comte de Leicester

N’a pas toujours parlé ainsi.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est vrai

J’ai voté sa mort au tribunal.

En Conseil d’État je parle autrement.

 

LA REINE ELISABETH

Ici, il n’est plus question de droit

Mais d’intérêt.

Qu’avons-nous tant à craindre

Puisque la France

Son seul appui, l’abandonne

En concluant par mon mariage

Une ère nouvelle?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Pourquoi la tuer?

Elle est morte.

Le mépris, c’est la mort.

Mais veillons à ce que la pitié

Ne la ramène pas envie.

Qu’elle continue de vivre

Sous la menace de la hache

Et dès qu’un bras s’armera pour elle,

Que tombe la hache.

 

LA REINE ELISABETH, se levant

Milords, j’ai écouté vos opinions

Et je vous remercie.

Avec l’aide de Dieu

Qui éclaire les rois

Je jugerai selon le choix

Qui me paraîtra le meilleur.

 

 

 

 

SCÈNE 4

Les précédents; Sir Paulet et Mortimer.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet qui entre

Milord, quelles nouvelles?

 

SIR PAULET

Mon neveu, qui revient

D’un long séjour à l’étranger

Veut vous présenter ses hommages.

Accordez à sa jeunesse

Votre bonté et votre protection.

 

LA REINE ELISABETH, à Mortimer

Soyez le bienvenu.

Vous avez vu la France

Visité Rome, séjourné à Reims.

Dites-moi ce que complotent nos ennemis.

 

MORTIMER

Que leur Dieu les confonde

Et les darde avec les flèches

Qu’ils vous destinent.

 

LA REINE ELISABETH

Avez-vous rencontré le Cardinal de Guise,

Ce faiseur d’intrigues?

 

MORTIMER

J’ai rencontré tous les exilés d’Écosse

Qui concoctent à Reims

La perte de notre île.

J’ai gagné leur confiance

Afin de mettre à jour

Leurs machinations.

 

LA REINE ELISABETH

Quels sont leurs plus récents projets?

 

MORTIMER

L’annonce d’une alliance

Entre la France et l’Angleterre

Les a foudroyés.

Ils se sentent abandonnés

Et tournent leurs espoirs

Vers l’Espagne.

De plus,

Un anathème a été prononcé

Contre vous par le pape.

 

LA REINE ELISABETH

De telles armes

Ne font pas trembler l’Angleterre.

 

MORTIMER

Non mais elles sont dangereuses

Aux mains des fanatiques.

 

LA REINE ELISABETH, le regardant avec suspicion

On prétend qu’à Reims

Vous auriez fréquenté leur école

Et abjuré votre foi.

 

MORTIMER

Il m’a fallu aller jusque-là,

C’est vrai, pour vous servir.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet qui lui montre une lettre

Qu'est-ce que c'est?

 

SIR PAULET

Une lettre de la reine d’Écosse

Qui vous est adressée.

 

LORD BURLEIGH, vivement, voulant la prendre

Donnez-la-moi.

 

SIR PAULET, qui tend la lettre à la reine

Pardonnez-moi Lord Burleigh.

Marie Stuart m’a demandé

De la remettre en mains propres

À la reine.

Je ne suis pas son ennemi,

Quoi qu’elle dise.

Je ne suis l’ennemi

Que de ses crimes.

Je lui rends volontiers

Les services qui s’accordent

Avec mon devoir.

 

LA REINE ELISABETH, à Paulet

Que peut contenir cette lettre?

Vous auriez dû soustraire

Votre reine à ces plaintes inutiles.

 

La reine prend la lettre. Pendant qu’elle lit, Mortimer et Leicester échangent secrètement quelques mots.

 

SIR PAULET

Marie Stuart désire

Un entretien face à face.

 

LORD BURLEIGH, vivement

Jamais.

 

GEORGE TALBOT

Pourquoi pas?

C’est légitime.

 

LORD BURLEIGH

On ne peut accorder

La faveur de voir

La reine en personne

À quiconque s’est rendu coupable

De complot contre elle.

Nul d’entre vous

Ne peut loyalement

Encourager cette démarche.

 

GEORGE TALBOT

Si notre souveraine

Consent à cette rencontre

Nul ne pourra l’empêcher.

 

LORD BURLEIGH

Sa tête est condamnée à la hache.

Une rencontre entre les deux

Signifierait la grâce.

Le jugement ne pourrait s’accomplir.

Ainsi vont nos lois.

 

LA REINE ELISABETH, ayant lu la lettre, essuie ses larmes

Nous valons peu de chose!

Qui peut parler de bonheur sur cette terre?

Quel étrange destin

Que celui de cette reine!

Elle qui s’est battue sur le trône

Le plus ancien de la chrétienté

Pour rassembler sur sa tête

Les deux couronnes d’Angleterre!

Comme elle parle différemment

Maintenant que ses espoirs sont vains…

Pardonnes-moi.

J’ai le cœur brisé

La mélancolie

Saigne mon âme

Dévastée

Par la fragilité des choses.

Le destin misérable

De l’humanité

M’épouvante…

 

GEORGE TALBOT

Elle a payé le prix de sa faute.

Tends-lui la main

Comme un ange

Apparu dans la nuit

Où elle s’est engouffrée.

 

LORD BURLEIGH

Sois ferme.

Ne te laisse pas émouvoir

Fais ce qui s’impose.

Ton humanité

Ne peut rien contre elle.

En la rencontrant

Tu t’exposes au blâme

De provoquer ta victime

Par un triomphe moqueur.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous abusez, milord.

Un entretien entre deux reines

Ne regarde en rien la justice.

 

LA REINE ELISABETH

C’est le tribunal

Et non la reine en personne

Qui condamne Marie Stuart.

 

LE COMTE DE LEICESTER

S’il convient à la dignité d’Elisabeth

De suivre l’impulsion de son cœur,

La loi, elle, suivra son cours.

 

LA REINE ELISABETH

Allez milords

Nous trouverons le moyen

De conjurer la grâce

À la nécessité.

Maintenant, partez.

 

Les lords sortent. Comme Mortimer va pour sortir, elle le retient.

 

LA REINE ELISABETH

Jeune homme, un mot.

 

 

 

 

 

SCÈNE 5

Elisabeth, Mortimer

 

LA REINE ELISABETH, après quelques instants, l’ayant mesuré avec des yeux inquisiteurs

Vous avez une audace

Et un courage exceptionnels

Pour votre âge.

Vous cachez bien votre jeu.

Votre apparente candeur

Me laisse soupçonner

Une force dont vous êtes maître.

Un heureux destin

S’ouvre devant vous.

Et de ce destin,

Je veux être l’artisane.

 

MORTIMER

Moi? Moi? Que puis-je faire?

Je suis à votre service.

 

LA REINE ELISABETH

Vous savez qui sont

Les ennemis de l’Angleterre.

Leur haine contre moi est implacable

Et leurs projets visent ma perte.

Dieu m’a protégée jusqu’à maintenant.

Mais tant que vivra celle

Qui nourrit l’espoir des catholiques,

Ma couronne sera menacée.

 

MORTIMER

Cette catholique cessera de vivre

Dès que vous l’ordonnerez.

 

LA REINE ELISABETH

J’espérais que les lois décident de tout

Sans qu’il faille tremper

Mes mains dans le sang.

Mon cauchemar commence.

Le jugement est prononcé.

On me l’a dicté.

Je dois l’accomplir, Mortimer

Je dois donner l’ordre,

Moi,

De l’exécution

Et je ne peux pas

Me soustraire à cette décision.

Je ne peux pas sauver les apparences.

 

MORTIMER

Pourquoi sauver les apparences

Si la cause est juste?

 

LA REINE ELISABETH

Vous ne connaissez pas encore tout

De la nature humaine.

On jugera mon acte

Mais on ne connaîtra jamais

La répulsion que j’éprouve.

Elisabeth reine d’Angleterre

Tuerait Marie Stuart,

La reine d’Écosse?

Cette franchise jouerait contre moi.

Comme je voudrais

Que la part qui m’incombe

Dans cette condamnation

Soir recouverte

D’un doute éternel!

 

MORTIMER, essayant de comprendre

Alors, le mieux serait

Qu’elle…

 

LA REINE ELISABETH, vive

Oui, ce serait le mieux.

L’ange qui me garde

Parle par votre bouche.

Oui, continuez

Achevez…

Vous approfondissez les choses

Vous êtes différent de votre oncle.

Puis-je vous demander…

 

MORTIMER

Mon aide?

Je vous la donne.

Nous sauverons le nom d’Elisabeth.

 

LA REINE ELISABETH

Oui

Comme je voudrais

Qu’un matin

À mon réveil

Je puisse lire

Sur tes lèvres:

«Marie Stuart,

Ton ennemie jurée,

Cette nuit

A cessé de vivre.»

 

MORTIMER

Compte sur moi.

 

LA REINE ELISABETH

Quand donc

Pourrai-je dormir en paix?

 

MORTIMER

À la nouvelle lune

Tes craintes

Seront choses du passé.

 

LA REINE ELISABETH

Adieu jeune homme.

Ne souffrez pas

Si ma gratitude est à jamais

Tenue dans les ténèbres.

Le silence

Est le dieu des heureux.

Les liens les plus étroits

Et les plus tendres

Sont ceux que tisse

Le mystère.

 

Elle sort.

 

SCÈNE 6

 

MORTIMER, seul

Va

Reine hypocrite

Et sinueuse.

Tu triches au jeu du monde

Et je triche à ton jeu.

Te trahir me remplit de vertu.

Moi, un assassin?

Est-il écrit sur mon front

Que j’en serais capable?

Laisse-moi agir

Et va-t-en

Avec ton apparente dignité.

Espère longtemps en moi l’assassin.

Je gagne du temps.

Tu veux mon bien

Tu me fais miroiter tes faveurs.

Pourquoi pas ton propre corps?

Mais rien d’autre.

Qui es-tu, toi

Et que pourrais-tu me donner?

Je ne veux pas de ta gloire.

Je ne veux qu’elle:

Son amour, sa jeunesse.

Là où elle m’offre

La grâce et le bonheur

Toi tu ne donnes que la mort.

L’unique bonheur

Est celui qu’on puise

Dans le ravissement

Et dans l’oubli de soi

Dans l’euphorie de l’extase

Mon seul joyau, mon seul rêve.

Mais toi, ce ravissement,

Jamais tu ne l’as possédé.

Jamais par ton amour

Tu n’as rendu un homme heureux.

Moi seul suis désigné

Pour la sauver

Moi seul.

À moi le péril et la gloire

Et à moi la récompense.

 

Voulant sortir, il se trouve nez à nez avec Paulet.

 

 

 

SCÈNE 7

Mortimer, Paulet, Leicester.

 

SIR PAULET, sévère

Écoute-moi Mortimer!

Tu t’engages

Sur un sol glissant.

La faveur des souverains

Est séduisante.

Tu es jeune,

Mais gare à l’ambition.

Quelles que soient les promesses

Que la reine ait pu te faire

Ne te laisse pas tenter.

Si tu lui obéis,

Elle te reniera

Afin de sauver son image

Et vengera l’assassinat

Qu’elle a ordonné.

Je sais ce que la reine

Veut de toi.

Elle croit en ta jeunesse

Et veut se servir

De ton ambition.

Que lui a-tu promis?

Dis-moi.

 

MORTIMER

Mon oncle!

 

SIR PAULET

Si tu lui as promis

Je te méprise!

 

Leicester entre.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Milord

J’ai un mot à dire

À votre neveu.

Notre souveraine

A beaucoup d’estime

À son endroit.

Elle veut qu’on lui confie

Sans restriction

La garde de Marie Stuart.

Elle croit en sa loyauté.

 

SIR PAULET

Elle croit en sa loyauté

Et moi, milord

Je ne crois qu’en moi seul

Et en ce que je vois, de mes yeux.

 

Il sort.

 

 

 

SCÈNE 8

Leicester, Mortimer.

 

Mortimer sort la lettre (qu’il a reçue de Marie) et la tend à Leicester.

 

LE COMTE DE LEICESTER, cherchant à le sonder

Qui doit le premier

Faire confiance à l’autre?

 

MORTIMER

Celui qui a le moins à risquer.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est donc vous.

 

MORTIMER

Erreur.

Le peu que je suis

Ne fait pas le poids

Avec votre puissance à la cour.

Une parole de vous contre moi

Peut provoquer ma perte.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous vous trompez.

Je suis l’homme

Le plus vulnérable

De cette cour.

Une parole de vous contre moi

Et je suis fini.

 

MORTIMER

Si le tout puissant comte de Leicester

Consent à me faire un tel aveu

Je reconnais que ma valeur

Se trouve accrue

Et je peux à mon tour

Vous confier un secret.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Donnez-moi votre confiance

Vous aurez la mienne.

 

MORTIMER, lui donnant la lettre

Ceci est pour vous

De la reine d’Écosse.

 

LE COMTE DE LEICESTER, après l’avoir parcourue rapidement

Mortimer, savez-vous

Ce que contient cette lettre?

 

MORTIMER

Je n’en sais rien.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Allons!

Elle vous a sans doute dit…

 

MORTIMER

Elle ne m’a rien dit

Sinon que vous alliez m’expliquer

Ce mystère.

Comment concevoir

Que le nom de Leicester,

Amant d’Elisabeth,

Ennemi et juge reconnu

De Marie Stuart,

Soit celui en qui elle ait placé

Son seul espoir d’être sauvée?

Et pourtant!

Vos yeux ne sauraient mentir.

Quels sont vos sentiments pour elle?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dites-moi d’abord

En quoi son destin vous concerne?

 

MORTIMER, excédé

Je ne peux en ce moment

Vous le dire en détail.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Donnez-moi votre main.

Pardonnez mes doutes.

Je dois me méfier sans arrêt.

Les lords me détestent.

Ils m’épient.

Ils auraient pu vous utiliser

Pour me tendre un piège.

 

MORTIMER

Vous, si puissant,

Réduit à la terreur?

Comme je vous plains.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je sais que les sentiments

Que j’éprouve pour Marie Stuart

Peuvent vous sembler étranges.

Pour éviter

Qu’elle ne consolide sa couronne

En se mariant avec un roi d’Europe

Elisabeth m’avait destiné,

Moi son amant,

À Marie Stuart.

Depuis, les circonstances

Ont fait de moi son adversaire.

Mais aujourd’hui qu’elle est en prison

À deux pas de la mort,

Je veux risquer ma vie

Pour sauver la sienne.

 

MORTIMER

Quel être généreux vous êtes!

 

LE COMTE DE LEICESTER

L’ordre des choses a changé.

J’étais un ambitieux

insensible à la beauté

D’une jeune femme.

La main de Marie

Était trop petite pour moi.

Je rêvais de devenir

Le maître de la reine d’Angleterre.

Pendant dix ans,

J’ai rampé à ses pieds

Obéi à ses moindres caprices

J’étais son esclave, son jouet,

Et elle, comme une sultane

Faisait de moi ce qu’elle voulait.

Pour mériter ses faveurs

Il m’a fallu subir ses emportements.

Tour à tour elle me flattait

Puis elle faisait volte-face

En m’humiiant.

Jalouse, elle m’épiait

M’emprisonnait, me surveillait

Comme un enfant

Qui doit rendre des comptes.

Il n’y a pas de mots

Pour décrire cet enfer.

 

MORTIMER

Je vous plains.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Et comme je touche au but

La récompense m’échappe.

Un autre homme récolte

Le fruit de ma patience.

Ce jeune étranger, un Français,

Me prend ce que j’ai mis

Des années à obtenir.

Tous mes espoirs s’effondrent.

Je cherche dans ce naufrage

Une planche de salut.

Et c’est la beauté triomphante

Qui reprend ses droits.

Marie Stuart, trésor que j’ai perdu!

Je la vois au plus profond de sa détresse

Et l’espoir s’éveille que peut-être

Je pourrais encore la sauver

Et qu’elle m’appartienne.

Et cette lettre m’assure

Que si je la sauve

Elle se donnera à moi

En récompense.

 

MORTIMER

Vous n’avez rien fait

Rien

Pour la sauver.

Vous l’avez jugée.

Vous avez voté

Sa condamnation.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Si vous saviez pourtant

Ce que j’ai souffert!

Je devais, face aux autres,

Continuer de la persécuter.

Mais ne croyez pas

Que je l’aurais laissée

Dans son désespoir

Marcher vers la mort.

J’espérais

Et j’espère encore

Empêcher l’inévitable

En attendant qu’un moyen se présente

Afin de la délivrer.

 

MORTIMER

Ce moyen existe, Leicester.

Toutes les dispositions sont prises.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Que dites-vous?

Vous m’effrayez.

Vous voulez…

 

MORTIMER

Ouvrir de force son cachot.

J’ai des complices, tout est prêt.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Des complices?

Dans quelle entreprise

Voulez-vous m’entraîner?

Et eux, que savent-ils de mon secret?

 

MORTIMER

Soyez sans crainte

Le plan a été conçu sans vous

Et sera exécuté sans vous.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Assurez-moi que dans ce complot

Mon nom n’a jamais été prononcé.

 

MORTIMER

Que d’inquiétude, Leicester!

Vous voulez sauver

Et posséder Marie Stuart;

Des amis brusquement

Vous tombent du ciel

Pour vous en fournir les moyens

Et vous montrez plus d’embarras

Que de joie?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je crains la violence

Et le danger de cette aventure.

 

MORTIMER

Nous perdons du temps.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La tentative est impossible.

 

MORTIMER

Impossible pour vous

Qui voulez la posséder.

Nous, qui voulons simplement la sauver

Ne sommes pas si hésitants.

 

LE COMTE DE LEICESTER

C’est trop de précipitation

Pour une affaire si dangereuse.

 

MORTIMER

Vous ne pensez

Qu’à votre réputation.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je vois les pièges qu’on nous tend.

 

MORTIMER

J’ai le courage qu’il faut

Pour les éviter.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La folie plutôt

De la folie pure!

 

MORTIMER

Vous raisonnez comme les lâches.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Si nous échouons

Nous l’entraînons à sa perte.

 

MORTIMER

De même que si nous ne faisons rien.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous ne réfléchissez pas

Vous n ‘écoutez pas.

Par votre exaltation

Vous allez gâcher

Ce qui était si bien planifié.

 

MORTIMER

Planifié par vous, sans doute.

Qu’avez-vous tant fait?

Et si j’étais son assassin

Comme la reine me l’a ordonné

Dites-moi comment

Vous pourriez lui sauver la vie?

 

LE COMTE DE LEICESTER, étonné

La reine vous aurait ordonné…

 

MORTIMER

Elle s’est méprise à mon sujet.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Et vous avez…

Vous avez accepté?

 

MORTIMER

Pour éviter qu’elle demande

À quelqu’un d’autre, oui.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous avez bien fait

Cela nous permet d’agir.

Elle se fie sur vous

L’exécution sera retardée

Et nous gagnons du temps.

 

MORTIMER, impatient

Non. Nous en perdons.

 

LE COMTE DE LEICESTER

En comptant sur vous

Elle se lave les mains du crime

Qu’elle ne veut pas commettre.

Il ne me reste plus qu’à la convaincre

De voir sa rivale face à face.

Elle aura les mains liées.

Burleigh a raison:

On ne peut exécuter la sentence

Si l’une et l’autre se voient.

Je vais tenter par tous les moyens…

 

MORTIMER

Que comptez-vous obtenir?

Elle verra qu’elle s’est trompée

Sur mon compte

Marie Stuart continuera de vivre

Et tout redeviendra comme avant.

Elle ne sera jamais libre.

Le mieux qui advienne

C’est la prison, éternellement.

Il faudra en finir par la force

Alors pourquoi

Ne pas commencer maintenant?

Vous avez du pouvoir.

Rassemblez une armée!

Cessez ce double-jeu

Montrez, à la face du monde,

Que vous êtes digne

De celle que vous aimez.

Maîtrisez la reine Elisabeth

Vous en êtes capable

Attirez-la

Dans un de vos châteaux

Là où elle vous a déjà suivi

Parlez-lui comme un homme

Montrez que c’est vous le maître

Et retenez-la captive

Jusqu’à ce que Marie Stuart

Soit enfin libre.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Vous ne connaissez rien de la cour!

Vous ne pouvez soupçonner

Le centième de ce dont

Cette femme est capable

Pour nous dominer.

Tout est sous son contrôle.

Suivez mon conseil.

Réfléchissez avant d’agir!

J’entends quelqu’un, allez.

 

MORTIMER

Marie Stuart vit d’espoir.

Comment puis-je la consoler?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dites-lui que je l’aime.

 

MORTIMER

Vous lui direz vous-même.

Je suis son sauveteur

Et non votre messager.

 

Il sort.

 

 

 

SCÈNE 9

 

Elisabeth, Leicester.

 

LA REINE ELISABETH

Qui était là?

J’ai entendu quelqu’un parler.

 

LE COMTE DE LEICESTER, se tournant brusquement, troublé

C’était le jeune Mortimer.

 

LA REINE ELISABETH

Qu’avez-vous milord?

Vous semblez troublé.

 

(Il soupire.)

 

Pourquoi ce soupir?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je te regarde

Et je sais que je vais te perdre.

 

LA REINE ELISABETH

Moi? Me perdre?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Dans les bras

De ton nouvel amant

De ton nouvel époux

Tu m’oublieras.

Personne au monde

Ne t’aime plus que moi.

 

LA REINE ELISABETH

Plains-moi, Dudley

Au lieu de me faire des reproches.

Je dois agir contre mon gré.

Et pourtant!

Mon cœur aurait fait un tout autre choix.

J’envie les femmes

Qui peuvent élire

Ceux qu’elles aiment.

Le bonheur de mettre ma couronne

Sur la tête de l’homme que j’aime

M’est interdit.

Il n’y a que Marie Stuart

Qui se le permette.

Elle se permet tout.

Elle boit jusqu’au fond

L’ivresse de tous les plaisirs.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Mais maintenant, elle boit

L’amertume de la souffrance.

 

LA REINE ELISABETH

Sa vie était facile

La mienne, ardue.

Je me suis soumise

Au fardeau de l’existence

À la rigidité

Que ma condition m’impose.

J’aurais aimé moi aussi

Connaître les plaisirs

Et la jouissance.

Mon devoir était

De me consacrer à ma tâche:

Gouverner.

Elle a connu la faveur des hommes

Parce qu’elle a choisi

De n’être qu’une femme.

Tous, jeune et vieux, l’ont aimée.

Ainsi sont les hommes

Ils ne recherchent que leur plaisir

Rien d’autre ne compte

Que l’insouciance

Que la joie,

Que la jouissance.

Talbot lui-même

N’a-t-il pas rajeuni

Lorsqu’il a parlé d’elle?

Qu’avez-vous tous?

Quels sont ces charmes?

De quoi est faite sa beauté?

Comment savoir?

Les portraits embellissent.

les descriptions mentent.

Seuls les yeux

Disent la vérité.

Pourquoi me regardes-tu ainsi?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Je vous vois côte à côte.

Je vous compare.

Si le hasard pouvait vous placer

L’une en face de l’autre

Quelle humiliation ce serait pour elle!

Elle verrait l’ascendance de ton être

Et l’infini que tu portes!

 

LA REINE ELISABETH, avec négligence

L’univers en entier

Conspire pour que je la voie!

 

(Fragile:)

 

On la dit jeune.

 

LE COMTE DE LEICESTER

La souffrance l’a beaucoup vieillie.

Elle demande

La faveur d’une rencontre.

Accorde-la lui

Comme un châtiment.

L’échafaud ne sera rien pour elle

Quand elle te verra

Dans toute ta puissance.

Elle comprendra sa déchéance

Comme moi-même

J’ai entrevu la mienne

Dès que je t’ai aperçue

Sur le seuil de cette porte

Comme un rayon de lumière.

Maintenant, telle que je te vois

Tu ne saurais trouver

Une heure plus favorable

Pour oser le face à face.

 

LA REINE ELISABETH

Maintenant?

Non, non, pas maintenant Dudley.

Il faut y réfléchir.

Il faut qu’avec Burleigh…

 

LE COMTE DE LEICESTER, interrompant vivement

Encore la politique!

Burleigh? Les hommes d’État

Ne pensent-ils donc qu’à leurs intérêts?

La femme que tu es

N’a-t-elle pas des droits?

N’es-tu pas ton propre tribunal?

Tous réclament que tu la voies!

Tous en appellent à ta générosité.

Ensuite, tu feras d’elle

Ce que tu voudras.

 

LA REINE ELISABETH

Il serait indécent

De me rendre chez ma sœur.

Elle est démunie.

On lui aurait retiré

Tout ce qui lui appartenait de royal.

On dira que j’ai fait exprès.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Pourquoi aller chez elle?

Vois: le hasard veut qu’aujourd’hui

Il y ait chasse à courre.

Nous devons emprunter

Le chemin de Fotheringhay.

La Stuart sera dans le parc.

Tu y entres.

Par hasard.

Rien n’a été prémédité.

Tu n’as même pas à lui parler.

 

LA REINE ELISABETH

C’est une folie,

Mais c’est la vôtre

Comte de Leicester.

Comment vous la refuser?

Vous êtes, de tous mes sujets

Celui à qui j’ai fait

Le plus de mal aujourd’hui.

 

Le regardant avec tendresse:

 

Je vous accorde ce caprice.

Voilà ce qu’est l’amour:

Permettre

Ce qu’en principe

On devrait refuser!

 

Leicester se jette à ses pieds. Rideau.

 

 

 

 

ACTE III

 

Un parc. Au fond, une vaste perspective.

 

SCÈNE 1.

 

MARIE STUART, sort de la prison, en courant. HANNA KENNEDY la suit, péniblement.

 

HANNA KENNEDY

Attends-moi!

Ma foi tu as des ailes.

Comment te suivre!

 

MARIE STUART

Je veux jouir

De ma liberté

Laisse-moi être une enfant.

Sois-le avec moi!

Finie la prison!

Finis le malheur

Et l’obscurité!

Laisse-moi boire cet air

À grandes gorgées

Pleines de soif!

 

HANNA KENNEDY

Ô ma Marie

Ton cachot n’a fait

Que s’agrandir un peu.

Ce parc est entouré de murs.

 

MARIE STUART

Je veux me rêver

Libre et heureuse

Ne m’enlève pas

Mes illusions

Le ciel m’englobe

Céleste, Vaste!

Vaste!

Je n’ai pas de chaînes

Je vais où je veux

Dans l’espace infini.

Des montagnes à l’horizon

Marquent le commencement

De mon royaume.

Par là-bas

Plus au sud

Ces nuages surplombent

L’océan qui nous sépare

De la France!

 

Aériennes moissons

Soyez mes messagères

Moi qu’on garde en prion

Dans un trou sous la terre.

 

HANNA KENNEDY

Ah, pauvre toi!

Si tu te voyais!

Ce peu de liberté

Te porte à délirer:

Voilà que tu parles aux nuages!

 

MARIE STUART

Là-bas, un pêcheur

Dans sa barque!

Une planche misérable

Qui me mènerait

Là où j’ai des alliés…

Cet homme vit de peu -

S’il savait

Tous les trésors

Que je pourrais lui offrir

Pourvu qu’il m’embarque avec lui!

 

HANNA KENNEDY

Illusion!

Tu vois bien que partout

Des gardiens nous surveillent.

L’ordre a été donné

D’éloigner de nous

Quiconque pouvait

Nous témoigner de l’amitié.

 

MARIE STUART

Non Hanna

Ce n’est pas par hasard

Que les portes de mon cachot

Se sont ouvertes.

Patience,

Je suis à deux pas

D’un plus grand bonheur encore.

Tout ceci est dicté

Par la main de l’amour,

Celui qu’a pour moi

Le puissant comte de Leicester.

On veut me préparer

Par étapes

À l’arrivée de celui

Qui va me libérer

Pour toujours.

 

HANNA KENNEDY

Ah je ne peux y croire!

Hier encore

On te condamne à mort

Et aujourd’hui brusquement

On te libère.

Hélas je sais

Qu’on détache les condamnés

Avant de les envoyer

Dans l’autre monde.

 

MARIE STUART

Écoute, là-bas: le cor!

L’entends-tu qui résonne?

 

Ah que de souvenirs!

C’est ma jeunesse entière

Que j’entends retentir

Dans ces accords si fiers

 

Au beau milieu des prés

Où j’allais à cheval

Autrefois m’enivrer

D’un bonheur triomphal!

 

SCÈNE 2

Entre Sir Paulet.

 

SIR PAULET

Alors, milady?

Tout ceci

Est-il conforme

À vos désirs?

Il faut m’en remercier.

 

MARIE STUART

Comment milord?

C’est grâce à vous

Qu’on m’accorde cette faveur?

Vous?

 

SIR PAULET

Qui d’autre!

Je suis allé à la cour,

J’ai remis votre lettre.

 

MARIE STUART

Vraiment?

Vous avez fait cela?

Et cette liberté

Dont je jouis maintenant

En est la conséquence?

 

SIR PAULET, avec une quasi-certitude

Et ce n’est la seule.

Attendez-vous

À une plus grande joie encore.

 

MARIE STUART

Plus grande, milord?

Que dois-je comprendre?

 

SIR PAULET

Vous avez entendu

L’appel du cor?

 

MARIE STUART, reculant avec appréhension

Vous m’effrayez...

 

SIR PAULET

La reine chasse

Non loin d’ici.

 

MARIE STUART

Quoi?

 

SIR PAULET

Dans un instant,

Elle sera devant vous.

 

HANNA KENNEDY, supportant Marie qui chancelle

Allons…

Comme tu es pâle!

 

SIR PAULET

N’est-ce pas

Ce que vous souhaitiez?

Votre vœu se réalise

Plus rapidement

Que vous ne l’espériez.

Vous qui d’habitude

Avez la répartie facile,

Quoi? Pas un mot?

C’est le moment de parler.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue?

Je ne suis pas prête.

Ce qui était mon vœu le plus cher

Me paraît à présent

Une chose effrayante.

Hanna, rentrons,

Que je puisse me ressaisir

Que je puisse…

 

SIR PAULET

Restez.

Il faut que vous l’attendiez.

Il est naturel que vous ayez peur

Car elle est votre juge.

 

MARIE STUART

Mais il y a davantage

Qui m’effraie.

 

SCÈNE 3

TALBOT, et les précédents.

 

MARIE STUART

Noble Shrewsbury

Je ne veux pas la voir.

Sauvez-moi,

Sauvez-moi.

 

GEORGE TALBOT

Calmez-vous, reine.

Rassemblez vos forces

L’heure est décisive.

 

MARIE STUART

Voilà des ans

Que j’espère cette rencontre

Que je note par écrit

Chaque geste

Qui peut l’émouvoir

Chaque parole

Qui peut la convaincre

Et j’ai tout oublié.

Il n’y a plus rien dans ma tête

Plus de vie

Que la souffrance

Qu’elle m’inflige

Et que la haine.

Toute bonnes pensées

Que j’avais

Se sont enfuies.

Je ne ressens plus qu’un mépris

Qui me brûle le cœur.

La fureur s’éveille en moi

Et dresse mes cheveux

Comme des serpents.

 

GEORGE TALBOT

Domptez votre colère

Il ne résulte rien de bon

Quand la haine

Se heurte à la haine.

Luttez contre vos impulsions

Obéissez à la nécessité

Du moment.

Elle est la puissance:

Faites-vous humble.

 

MARIE STUART

Devant elle?

Jamais!

 

GEORGE TALBOT

Il le faut.

Du calme.

De l’humilité.

Invoquez sa générosité.

Pas d’arrogance!

Aucune allusion à vos droits.

Ce n’est pas le moment.

 

MARIE STUART

Ah! J’ai réclamé ma perte!

Catastrophe! On m’exauce!

Cette rencontre

N’aurait jamais dû

Avoir lieu.

Jamais jamais!

Rien de bon

n’en sortira.

Elle m’a trop cruellement

Fait souffrir.

Pensez-vous que l’eau

Et le feu

Puissent s’accorder?

Jamais il n’y aura

De réconciliation

Entre nous.

 

GEORGE TALBOT

Ce face à face

Est indispensable.

Je sais que votre lettre

L’a émue.

Elle était touchée

Jusqu’aux larmes.

Ayez confiance.

Je suis venu exprès

Pour vous rassurer.

 

MARIE STUART, lui prenant la main

Ah, Talbot!

Vous êtes un ami.

Pourquoi ne suis-je pas restée

Sous votre garde?

On me maltraite

Vous savez.

 

GEORGE TALBOT

Pour l’instant

Oubliez tout.

Pensez seulement

À l’accueillir avec humilité.

 

MARIE STUART

Est-ce que le sombre Burleigh

Est avec elle?

 

GEORGE TALBOT

Seul le comte de Leicester

L’accompagne.

 

MARIE STUART

Le comte de Leicester?

 

GEORGE TALBOT

N’ayez pas peur de lui.

Il ne veut pas vous nuire.

Cette rencontre

Est son œuvre.

 

SIR PAULET

La reine.

 

Tous s’écartent, sauf Marie qui reste, soutenue par Hanna Kennedy.

 

 

 

SCÈNE 4

Les précédents, la reine Elisabeth, le comte de Leicester.

 

LA REINE ELISABETH

Quel est ce domaine?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Le château de Fotheringhay.

 

LA REINE ELISABETH, à Talbot

Qu’on renvoie notre cortège à Londres.

Le peuple est attroupé

Dans les rues.

J’éviterai la foule

En m’attardant dans ce coin tranquille.

 

(Elle regarde fixement Marie Stuart mais continue de parler à Leicester.)

 

Mon peuple m’aime trop.

Face à l’adoration

Qu’il me témoigne

Je ressens

Ce que Dieu doit ressentir.

Et quiconque se sent Dieu

Ne se sent pas humain.

 

MARIE STUART, qui, pendant ce temps, s’appuyait, presque évanouie, sur sa nourrice, se redresse et regarde dans les yeux Elisabeth; elle frissonne et se jette de nouveau dans les bras de sa nourrice.

 

Dieu!

Quelle froideur!

 

LA REINE ELISABETH

Qui est cette femme?

 

Silence général.

 

LE COMTE DE LEICESTER

Majesté… vous êtes à Fotheringhay.

 

LA REINE ELISABETH

À qui dois-je m’en prendre?

 

LE COMTE DE LEICESTER

Nous ne pouvons pas reculer.

 

Marie se ressaisit, et fait quelques pas vers Elisabeth. Mais elle frissonne à mi-chemin, et ses gestes expriment un grand combat intérieur.

 

LA REINE ELISABETH

Quoi, milords?

On m’avait parlé

D’une femme

Profondément accablée.

Je ne vois là

Qu’une femme fière

Que le malheur

N’a pas cassée.

 

MARIE STUART

Soit.

Je veux bien endurer cela,

Passer outre

Ma noblesse

Et ma fierté.

Oublions qui je suis.

 

Elle tombe à genoux devant la reine.

 

Soyez généreuse

Ma sœur,

Ne me laissez pas comme un chien

À vos pieds.

Tendez-moi votre main

Votre main royale

Redressez votre sœur

Prostrée dans la poussière.

 

LA REINE ELISABETH, reculant

Vous êtes là

Cousine

Où il vous convient d’être.

Et je remercie Dieu

De ne pas m’écraser

À vos pieds

Comme vous vous écrasez

En ce moment

Aux miens.

 

MARIE STUART, avec une émotion très forte

Songez au peu que nous sommes.

L’orgueil peut être puni.

Craignez qu’on ne vous fasse

Payer votre arrogance

Comme on m’a fait

Payer la mienne.

Au nom de ceux

Qui nous jugeront

Dans un autre monde

Soyez grande pour vous

En moi.

Ne profanez pas

Le sang des Tudor.

Il coule dans mes veines

Comme il coule

Dans les vôtres.

Pour l’amour de Dieu

Ne restez pas là

Abrupte comme le roc

Insensible

Au désespoir

De la naufragée.

Tout en moi-même

Ma vie

Mon destin

Dépend de mes mots,

De mes larmes.

Touchez mon cœur

Que je puisse

Toucher le vôtre.

 

LA REINE ELISABETH

Qu’avez-vous à dire

Marie Stuart?

Vous vouliez me parler?

 

MARIE STUART

Par où commencer?

Quels mots employer!

User de quel tact?

Comment vous atteindre

Sans vous offenser?

Je voudrais plaider ma cause

Mais pour cela

Je n’ai que les mots

De l’accusation.

Vous avez été injuste

De me traiter

Comme vous l’avez fait

Car, comme vous,

Je suis reine

Et vous m’avez mise en prison.

J’étais venue

Pour demander

Votre secours

Et vousSans égard aux lois

De l’hospitalité

Et de la dignité humaine

Vous m’avez jetée

Dans un trou.

J’ai été séparée

De mes amis,

De mes serviteurs,

De mes effets personnels.

On m’a fait comparaître

Devant un tribunal

Qui m’a insultée

Mais

Mais ne parlons pas de ça.

Que l’oubli enfouisse

La cruauté

Dans un voile éternel.

Mettons la souffrance

Sur le compte du destin

Ni vous ni moi

Nous n’y étions pour rien.

Le démon est sorti

De son enfer

Pour s’incarner dans nos cœurs

Et allumer la haine.

L’enthousiasme

De nos convictions

A dressé entre nous

Une armée d’hommes méchants

Dont nous nous serions passé.

Malheur!

Il est dans le destin des rois

De déchirer le monde

Et de semer la discorde

Par leur haine.

Mais en ce moment

Aucun peuple

Ne parle en notre nom.

 

LA REINE ELISABETH

N’accusez pas le destin

Mais plutôt

La noirceur de votre âme

Et l’ambition sauvage

De votre famille.

 

Marie Stuart s’approche d’Elisabeth.

 

MARIE STUART

Nous sommes seuls

Face à face

À présent

Sœur

C’est à vous de parler.

Dites-moi mes torts

Je les reconnaîtrez.

 

LA REINE ELISABETH

Rien d’hostile

Ne s’était encore

Produit entre nous

Quand votre oncle

Ce catholique orgueilleux

Assoiffé de pouvoir

M’a déclaré la guerre.

Il vous a inspiré la folie

De m’arracher le trône

Et vous avez juré ma perte

Afin de vous emparer

De mes titres.

Qui n’a pas été

Dressé contre moi?

Le clergé, le peuple

Et leur hypocrite dévotion

Cette arme redoutable

Qui a attisé

La rébellion

Dans la quiétude

De mon royaume.

Mais Dieu est avec moi

Et ce vaniteux prélat

A été vaincu.

Vous vouliez ma tête?

C’est la vôtre qui tombe.

 

MARIE STUART

Pourquoi ne pas m’avoir

Accordé un entretien plus tôt

Alors que je l’implorais

Si violemment?

Jamais les choses

En seraient venues

Où elles en sont.

Nous ne serions pas là

Interdites l’une à l’autre.

Fallait-il cette triste rencontre?

 

LA REINE ELISABETH

En vouant faire la paix

Avec ses ennemis

Votre famille

Et votre Église

Ont permis

Lors de la nuit

De la Sain-Barthélémy

L’horreur du massacre

Des protestants.

Que cela me serve de leçon.

Qu’ai-je à faire

Des liens du sang

Et du droit des peuples?

Si je permettais

Votre libération

Moi, une reine protestante

Au nom de quel principe sacré

Me donneriez-vous l’assurance

De votre bonne foi?

Ma force politique

Est ma seule sécurité.

Je ne réchauffe pas

Sur mon sein

Des vipères

Qui veulent me piquer.

 

MARIE STUART

Encore ces affreux soupçons!

Vous m’avez toujours vue

Comme une ennemie

Une étrangère.

Si vous m’aviez reconnue

Comme héritière légitime

Conformément à mes droits

Vous auriez découvert en moi

L’amour et la loyauté

D’une parente dévouée.

 

LA REINE ELISABETH

C’est hors de ce pays

Que sont vos parents

Et amis,

Lady Stuart.

Vous, mon héritière?

Mensonge! Artifice! Piège!

Jamais, moi vivante

Vous ne gagnerez mon peuple.

Jamais, moi vivante

Vous n’arriverez

À embrigader

La noble jeunesse

De ce pays.

Jamais, moi vivante

Vous ne brillerez

Comme le soleil levant

Jamais, moi…

 

MARIE STUART

Régnez en paix!

Je renonce à mes prétentions

Sur ce royaume.

Devant tant de haine

L’idée de grandeur

N’a plus d’attrait.

Vous avez atteint votre but.

Je ne suis plus

Que l’ombre de Marie Stuart

Repliée dans la puanteur

De mon cachot.

Vous m’avez fait

Le plus grand mal

Le plus irréparable des torts:

Vous avez brisé

La jeunesse

De ma vie.

Finissons-en

Ma sœur.

Dites les mots

Pour lesquels

Vous vous êtes déplacée

Sans quoi

Ce serait de la méchanceté

De vous moquer

Aussi cruellement de moi.

Dites:

«Vous êtes libre

Marie Stuart!

Vous avez vu ma puissance,

Honorez maintenant

Mas miséricorde.»

Dites-le!

Je veux recevoir

La vie et la liberté

Comme un présent

De votre main.

Un seul mot

Peut tout effacer.

Prononcez-le

Sans attendre.

Mais malheur à vous

Si vous refusez

De le dire

Et si vous quittez ce lieu

En malfaiteur.

Car en dépit

De vos richesses

Et de vos terres

Protégées par la mer

J’aurais honte

D’être devant vous

Ma sœur,

Comme vous êtes

En ce moment

Devant moi.

 

LA REINE ELISABETH

Vous vous reconnaissez

Enfin vaincue?

Finies les intrigues?

Finis les complots?

Finis les crimes?

Fini, oui,

Lady Stuart.

Vous n’avez plus d’alliés

Le monde a d’autres soucis.

 

MARIE STUART, éclatant, hors d’elle

Oh Dieu!

Je ne sais pas

Ce qui me retient…

 

LA REINE ELISABETH, avec un regard fier et méprisant

C’est donc ça, Leicester

Les charmes

De Marie Stuart?

Les charmes qu’aucun homme

Ne eut vaincre?

Il est facile

De se faire aduler par tous:

On a qu’à se donner à tous.

 

MARIE STUART

Assez!

 

LA REINE ELISABETH, avec un rire insultant

Tiens!

C’est maintenant

Qu’on voit votre vrai visage!

Avant,

Ce n’était qu’un masque!

 

MARIE STUART, brûlante de colère, mais avec noblesse et dignité

J’ai commis

Comme chaque être humain

Des erreurs de jeunesse.

Je me suis noyée

Dans trop de faste

Et trop de puissance,

C’est vrai.

Mais je n’ai jamais fait de mystère

Je n’ai pas vécu

Sous de fausses apparences.

Ce qu’il y a de pire en moi

Le monde le connaît

Et je sais que je vaux plus.

Malheur à vous cependant

Le jour où l’on découvrira

Que sous votre manteau hypocrite

Se cachent

Vos appétits

De chienne en chaleur.

Ce n’est pas la vertu

Que votre mère vous a léguée

Et on sait pourquoi

Elle est montée sur l’échafaud -

 

GEORGE TALBOT, intervenant entre les deux reines

Dieu du ciel!

Fallait-il qu’on en arrive là?

Que faites-vous

De la modération?

 

MARIE STUART

Modération?

J’ai enduré

Tout ce qu’un être humain

Est capable d’endurer.

Assez de cette résignation!

Voilà ce que j’en fais

De la modération!

Au diable la soumission!

Je me moque de mes chaînes

Je me moque de l’enfer.

Il faut que ma colère éclate!

 

GEORGE TALBOT

Oh, elle ne se contient plus!

Il faut lui pardonner

Elle ne sait pas

Ce qu’elle dit.

 

Elisabeth, muette par la colère, lance des regards furieux vers Marie.

 

LE COMTE DE LEICESTER, extrêmement troublé, essayant d’entraîner Elisabeth

N’écoute pas

La fureur de cette femme.

Viens, suis-moi.

Partons d’ici.

 

MARIE STUART

Le trône d’Angleterre

Est déshonoré

Par une bâtarde!

Honte aux Anglais!

Ils se sont fait leurrer

Par une menteuse!

Si le droit régnait

C’est toi qui serais

À mes pieds

Car c’est moi

Qui suis ton roi!

 

Elisabeth part rapidement. Les lords la suivent, plongés dans une grande consternation.