Inédits
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7190275 - Post. 18-03-30 - 15:40:12 - Marie Stuart
© Photo Mausolée de Marie Stuart à Westminster Abbey - Kim Traynor - https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1344.html
Remerciement: Marianne Boudreau, Bibliothèque de l'École Nationale de Théâtre du Canada.
MARIE STUART
Pièce en cinq actes (1800)
de FRIEDICH von SCHILLER
Texte français de Normand Chaurette (1995)
d’après une traduction littérale de Marie-Élisabeth Morf
PERSONNAGES, par ordre d'entrée :
HANNA KENNEDY, nourrice de la reine d'Écosse
SIR AMIAS PAULET, gardien de prison
MARIE STUART, reine d'Écosse, prisonnière en Angleterre
MORTIMER, neveu de Paulet
WILHEM CECIL, baron de BURLEIGH, Grand-Trésorier d'Angleterre
SIR WILLIAM DAVISON, secrétaire de la reine d'Angleterre
LE COMTE DE KENT
ELISABETH, reine d'Angleterre
LE COMTE DE BELLIÈVRE, ambassadeur de France
GEORGE TALBOT, comte de Shresbury
ROBERT DUDLEY, comte de Leicester
MARGARETHE KURL*, femme de chambre de Marie Stuart
La scène se passe en Angleterre en 1587
*Endosse aussi les répliques de MELVIL dans cette version pour la scène
ACTE I
Au château de Fotheringhay
SCÈNE 1
Hanna Kennedy, nourrice de la reine d’Écosse, est en pleine dispute avec Sir Paulet.
HANNA KENNEDY
Arrêtez!
Qu’emportez-vous encore?
SIR PAULET
D’où sort ce bijou?
J’ai beau la dépouiller
De tout ce qu’elle possède
Et qu’est-ce que je trouve?
Encore des objets précieux
Encore des trésors
Encore des cachettes!
HANNA KENNEDY
Vous n’avez pas le droit.
Vous violez son intimité.
SIR PAULET
C’est ce que je dois faire.
HANNA KENNEDY
Des papiers sans valeur
Des brouillons
Écrits dans ses moments de désespoir
Pour oublier le temps.
SIR PAULET
Au contraire!
Le temps lui manque
Pour raffiner ses complots.
HANNA KENNEDY
Des brouillons
Écrits en français.
SIR PAULET
Vous voyez bien!
La langue de nos ennemis.
HANNA KENNEDY
Elle écrivait une lettre
À la reine d’Angleterre.
SIR PAULET
J’irai lui porter moi-même.
Et je garde ce bijou.
HANNA KENNEDY
Vous insultez!
Vous abaissez!
SIR PAULET
Tant qu’elle possédera quelque chose
Elle pourra nuire.
N’importe quel objet
Est un couteau entre ses mains.
HANNA KENNEDY
Vous lui avez tout enlevé.
Regardez ces murs dépouillés
Ce plancher vulgaire
On a du mal à croire
Qu’une reine habite ici.
Que dire de la vaisselle
Dans laquelle
Vous lui servez sa nourriture?
Des bols d’étain grossier
Qui donnent mal au cœur.
SIR PAULET
C’est ainsi qu’elle traitait
Son mari en Écosse
Pendant qu’elle et son amant
Se vautraient dans de l’or.
HANNA KENNEDY
Vous lui avez tout pris
Tout! Tout!
Même son miroir.
SIR PAULET
Le simple fait
De se regarder
Lui redonnerait
Espoir et assurance.
HANNA KENNEDY
Même son miroir!
Et vous lui avez pris ses livres.
SIR PAULET
Sauf la Bible.
Pour racheter ses fautes.
HANNA KENNEDY
Quel destin
Pour une femme
Qui a grandi
Dans l’éclat
De la cour des Médicis!
Vous lui avez enlevé le pouvoir
Ça ne vous suffit pas?
Il est facile de se résigner
Devant les grandes épreuves.
Mais on souffre
D’être privé
Des petites choses
Qui font la vie.
SIR PAULET
Qu’elle sache à présent
Ce qu’est l’humilité.
HANNA KENNEDY
Quelles que soient les erreurs
Commises dans sa jeunesse
Cela ne regarde que sa conscience
Et son propre cœur.
Personne en Angleterre
N’a le droit de la juger.
SIR PAULET
Elle sera jugée ici
Car c’est ici
Qu’elle est coupable.
HANNA KENNEDY
Grands dieux!
Mais coupable de quoi?
SIR PAULET
D’avoir poussé le peuple
Au bord de la guerre civile.
D’avoir encouragé
Des passions
Contre la religion d’État
Instaurée par la reine d’Angleterre,
D’avoir armé contre elle
Des traîtres
Et des assassins.
Elle dresse les hommes
De ce pays
Les uns contre les autres
Les rassemble
Dans la mort
Et rien ne pourra l’arrêter
Tant que nous ne verrons pas
Couler son sang à elle.
L’horreur a commencé le jour
Où cette nouvelle Hélène
A foulé le sol hospitalier
De l’Angleterre.
HANNA KENNEDY
L’hospitalité de l’Angleterre!
Ce jour-là elle a foulé
Le sol de son malheur
Alors qu’en exilée
Elle venait
Chercher du secours
Auprès de sa famille.
Elle n’a trouvé que du mépris
Et la prison!
En dépit de ses droits
En dépit de son rang.
On l’a jetée dans un trou
Pour y enfouir
Ses plus belles années.
On l’a fait comparaître
À la barre d’un tribunal.
On l’a accusée
Comme une criminelle d’État.
On la diminue.
On la salit.
Voilà l’hospitalité
De l’Angleterre.
SIR PAULET
Elle est venue dans ce pays
Comme une meurtrière
Jetée dehors par son peuple
Déchue du trône
Sur lequel elle a commis
Des crimes abominables
Au nom de la religion catholique.
En refusant de signer
Le traité d’Edimbourg
Elle a choisi cette prison.
Du fond de son cachot
Elle espère conquérir l’Angleterre.
Elle ne fait confiance
Qu’aux intrigues
Aux complots
Et aux manigances.
HANNA KENNEDY
Vous en dites beaucoup de mal.
Non content de l’emmurer vivante
Vous l’avez dépouillée
De ses rêves.
À quand remonte le jour
Où elle a vu autre chose
Que le visage sinistre
De son gardien?
N’est-ce pas votre neveu
Que vous avez engagé
Pour la surveiller?
Il est dur
Insensible.
Comme s’il fallait ajouter
De nouveaux barreaux
À sa captivité.
SIR PAULET
Ils ne seront jamais
Assez nombreux.
J’aimerais mieux
Monter la garde
À la porte de l’enfer
Que d’être responsable
De cette femme.
Pendant que je dors.
Est-ce que je sais
Si les barreaux
Ne seront pas limés
Si la solidité de ces murs
Ne sera pas ébranlée
Si le sol
Ne sera pas creusé
Pour donner passage
À la trahison?
Je vis dans l’effroi
Je n’ose plus fermer l’œil
J’erre la nuit comme un égaré
À l’affût de la moindre faille.
J’examine les serrures
Et j’anticipe
L’apparition de l’aube
Persuadé que tout
Ce qui m’effraie
Peut se réaliser.
HANNA KENNEDY
La voilà qui arrive.
SIR PAULET
L’orgueil
Et la jouissance
Du monde
Dans son cœur.
SCÈNE 2
Marie entre.
HANNA KENNEDY, allant vers elle
Reine!
On nous amoindrit!
Chaque nouvelle journée
Jette de nouvelles injures
Sur nos têtes.
MARIE STUART
Dis-moi calmement
Qu’est-il encore arrivé?
HANNA KENNEDY
Regarde:
Tes lettres
Et ce bijou que nous avions réussi
À dissimuler avec tant de peine
Sont entre leurs mains.
Il ne nous reste plus rien.
On nous a tout volé.
MARIE STUART
Calme-toi, Hanna.
Ces choses-là ne font pas une reine.
On peut nous maltraiter
Mais pas nous abaisser.
En ce pays d’épreuves
Apprends qu’il faut tout endurer.
À Paulet:
Vous avez pris de force
Ce que j’allais
Vous remettre aujourd’hui.
Il y a dans ces papiers
Une lettre adressée
À la reine d’Angleterre,
Ma sœur par alliance.
Jurez-moi de la lui porter
Vous-même
En mains propres
Et non par l’intermédiaire
De l’hypocrite Burleigh.
SIR PAULET
Je dois d’abord y réfléchir.
MARIE STUART
Sachez que je la supplie
Elle que je n’ai encore jamais vue,
De m’accorder
La faveur d’un entretien.
On m’a fait comparaître
Devant un tribunal
Formé d’hommes
Absents de tous sentiments
Et je n’ai pas pu m’y reconnaître.
Elisabeth est de ma race
De mon sexe
Et de mon sang.
Parce qu’elle est femme
Et que nous sommes sœurs
C’est à elle seule
Que je veux me confier.
SIR PAULET
Plus d’une fois
Vous avez confié
Votre destin et votre cœur
À des hommes.
MARIE STUART
J’ai une deuxième requête
Depuis que je suis prisonnière
Je n’ai pas encore eu
Le réconfort de l’Église.
Celle qui m’a pris
Ma couronne et ma liberté
Et qui menace même
De me prendre la vie
Aurait-elle la cruauté
De me le refuser?
SIR PAULET
À l’heure que vous voudrez,
Le pasteur…
MARIE STUART, l’interrompant vivement
Qui vous parle de «pasteur»?
Je veux un prêtre
De ma propre religion.
Je veux aussi qu’on m’envoie
Le notaire et ses adjoints
Afin qu’ils prennent par écrit
Mes dernières volontés.
L’épuisement sans fin
Et la misère de cette prison
Se nourrissent de mon corps.
Mes jours sont comptés
Je le sais
Et je me considère
Comme une mourante.
Je veux faire mon testament.
Je veux disposer
De ce qui est à moi.
SIR PAULET
C’est votre droit.
La reine d’Angleterre
Ne compte pas s’enrichir
De ce qui est aux autres.
Il amorce une sortie.
MARIE STUART
Vous partez?
Encore une fois
Vous me laissez
Dans l’ignorance!
Je suis séparée
Isolée
Du monde entier.
Aucune nouvelle
Ne parvient
Jusqu’à l’intérieur
De ces murs.
Un long mois s’est écoulé
Depuis que les quarante-deux commissaires
M’ont emprisonnée dans ce cahot
Avec une urgence inexplicable
Une rapidité déconcertante.
Ils sont venus comme des fantômes
Sont repartis comme des fantômes
Et, depuis,
Tout n’est qu’un épouvantable silence.
Je cherche en vain
À lire dans vos yeux
Si mon innocence existe
S’il me reste des alliés.
Rompez ce silence
Dites-moi
Une fois pour toutes
Ce que je dois craindre
Ou ce que je peux espérer.
SIR PAULET, après un silence
C’est avec le ciel
Qu’il faut régler vos comptes.
MARIE STUART
C’est de vous
Et de mes juges terrestres
Que j’exige la justice.
SIR PAULET
On vous jugera
N’en doutez pas.
MARIE STUART
Qu’en est-il de mon procès?
SIR PAULET
Je ne sais pas.
MARIE STUART
Suis-je condamnée?
SIR PAULET
Je ne sais rien.
MARIE STUART
L’Angleterre est un pays
Où tout va très vite.
Qui me tuera d’abord?
Les juges
Ou un assassin?
Je me prépare à tout
Croyez-le.
Et je sais jusqu’où
Peut aller
La reine d’Angleterre.
SIR PAULET
Les souverains de l’Angleterre
Sont soumis à l’État
Et à leur Parlement.
La décision des juges
S’accomplit aux yeux du monde.
SCÈNE 3
Les précédents; Mortimer, neveu de Paulet, qui entre sans faire attention à la reine.
MORTIMER
On vous demande, mon oncle.
Il sort comme il est entré. La reine réagit avec indignation et se tourne vers Paulet, qui veut suivre Mortimer.
MARIE STUART
Un dernier point, milord.
En raison du respect
Que j’ai pour vous
Je peux supporter
Tout ce que vous devez me dire.
Mais qu’on m’épargne
La vue de ce garçon
Dont le comportement m’insulte.
SIR PAULET
Ce qui vous le rend odieux
Fait pour moi toute sa valeur.
Voilà enfin quelqu’un
Capable de se tenir
Il ne risque pas de fondre
devant vos larmes.
Il a été formé
Par de fructueux voyages
Et nous revient de Paris et de Reims
Pour nous servir loyalement.
Auprès de lui,
Vos manigances sont inutiles.
Il sort.
SCÈNE 4
HANNA KENNEDY
Quelle insolence!
Te parler de cette façon!
MARIE STUART, perdue dans ses réflexions
À l’époque
Où tout n’était que splendeur
Nous écoutions avec complaisance
N’importe quelle flatterie.
À présent, il est juste
Ma pauvre Kennedy
Que nous prêtions l’oreille
À la voix austère
De leurs accusations.
HANNA KENNEDY
Quoi?
Serais-tu donc
À ce point résignée?
Toi, si légère autrefois?
Toi qui me reprochais
D’être sérieuse
Alors que je te blâmais
D’être insouciante?
MARIE STUART
Toujours je vois le spectre
Du roi Darnley
Mon époux
Encore mouillé de sang
Qui sort de son tombeau.
Jamais la paix
Ne sera possible
Entre lui et moi
Tant que mes souffrances
N’égaleront pas les siennes.
HANNA KENNEDY
Quelle étrange pensée!
MARIE STUART
Tu oublies, Hanna
Ce que ma mémoire
Ne peut effacer.
C’est aujourd’hui l’anniversaire
De ce terrible meurtre.
HANNA KENNEDY
Célébrons-le
En congédiant le fantôme
Dans la paix pour toujours.
Quant à toi
Tes regrets depuis tant d’années
Et le souvenir effrayant
De ta faute
Sont bien la preuve
Aux yeux du ciel
Que tu es pardonnée.
MARIE STUART
Ma faute paraît
Toujours aussi récente
Quand je vois ainsi
Le sang couler
Des veines de mon époux
Dans la tombe ouverte.
Dieu lui-même refuserait
D’aller prier sur ce tombeau.
HANNA KENNEDY
Ce n’est pas toi
Qui l’as assassiné
Ce sont les autres.
MARIE STUART
Je connaissais leur plan
Et je leur ai donné mon aide
J’ai charmé mon époux
Pour mieux l’attirer
Dans la mort.
HANNA KENNEDY
Comment t’en tenir responsable?
Tu étais si jeune!
MARIE STUART
Si jeune, oui!
Pour tenir des comptes
Avec le remords.
HANNA KENNEDY
Tu as tiré
De l’obscurité
Un homme qui n’était rien.
Par la seule force de ton amour
Tu l’as conduit dans ton lit
Et de là
Jusqu’au trône d’Écosse.
Tu as partagé généreusement
Avec lui ta couronne.
Comment a-t-il pu oublier
Que sa gloire et son destin
Étaient le résultat
De ton amour?
Il était pourtant
Dans sa nature ingrate
De ne pas le reconnaître.
Il t’a offensée
En te soupçonnant injustement
En médisant contre toi
Et te faisant violence.
Tu ne pouvais plus
Soutenir son regard
Il ne t’inspirait que du mépris
Et tu voulais le fuir.
Qu’a-t-il fait pour te reconquérir?
A-t-il tenté de se faire pardonner?
S’est-il mis à genoux?
S’est-il jeté à tes pieds?
Il a poignardé le musicien Rizzio
Auprès de qui tu te réconfortais.
C’est par le meurtre
Qu’on a puni le meurtrier.
MARIE STUART
Et la victime
Aujourd’hui réclame mon sang.
En voulant me consoler
Tu renforces mon crime.
HANNA KENNEDY
Le jour où tu as permis ce crime
Tu n’étais pas toi-même.
Tu étais ensorcelée
Par le pouvoir abusif
De ton amant Bothwell
Ce maître séducteur.
Il t’avait fait boire
Des philtres destinés
À troubler ton esprit
Comme la magie du diable
L’aurait fait.
MARIE STUART
Il n’y avait pas de magie.
J’ai succombé à la fougue
De cet homme.
HANNA KENNEDY
Il avait convoqué
Tous les damnés de l’enfer
Pour mieux s’emparer
De ta volonté.
Je voulais te raisonner
Mais tu ne m’écoutais plus.
La sagesse, la vertu,
L’honnêteté
Tout cela était devenu
Incompréhensible pour toi.
Il avait anéanti
Tes instincts de pudeur
Et plutôt que l’embarras
Qui te faisait rougir
Je voyais dans tes joues
Un feu qui te ravageait.
Tout entière,
Tu flambais dans le désir.
Qu’était devenu le voile mystérieux
Qui te protégeait?
Il avait fait de toi
Un corps épris du sien
Et tu ressentais le plaisir sensuel
Comme on ressent la gloire.
Tu l’as laissé brandir
L’épée royale d’Écosse
Et parader dans les rues d’Edimbourg.
Sous tes ordres
On a assiégé le Parlement
Ce temple de la justice où,
Encore une fois sous tes ordres,
Les juges ont été forcés
D’innocenter le meurtrier.
Et tu es allée plus loin…
MARIE STUART
Oui! Va jusqu’au bout!
Je lui ai donné ma main
Devant l’autel!
HANNA KENNEDY
O que le silence
Se fasse à jamais
Sur ce mariage
Qui a été ta perte.
Mais tu n’es pas une femme perdue.
Qui mieux que moi
Peut en témoigner?
Je t’ai vue naître
Je t’ai élevée
Je sais de quoi ton cœur est fait
Je connais ta beauté
Ton insouciance naturelle.
Je te le dis:
L’esprit du mal existe
Il peut s’incarner
Dans nos corps
Et laisser
Une blessure éternelle.
Mais courage.
Convoque la paix pour toi-même.
L’Angleterre t’accuse de crimes
Dont tu es innocente.
Ni Elisabeth
Ni son Parlement
Ne sont tes juges.
MARIE STUART
Qui vient?
Mortimer paraît à la porte.
HANNA KENNEDY
Le neveu.
(À Mortimer:)
Entrez.
SCÈNE 5
Les précédents, Mortimer, entrant timidement.
MORTIMER, à la nourrice
Éloignez-vous.
Montez la garde devant la porte.
Je dois parler à la reine.
MARIE STUART
Reste, Hanna.
MORTIMER
N’ayez pas peur.
Vous ignorez qui je suis.
Il lui tend une lettre.
MARIE STUART, parcourt la lettre et recule d'étonnement
Qu’est-ce que c’est?
MORTIMER, à la nourrice
Allez
Veillez à ce que mon oncle
Ne puisse pas nous surprendre.
MARIE STUART, à la nourrice qui hésite et qui la regarde avec perplexité
Va, va.
Fais ce qu’il te dit.
La nourrice sort.
SCÈNE 6
Marie, Mortimer.
MARIE STUART
De mon oncle!
Le cardinal de Lorraine,
De France!
(Lisant:)
«Faites confiance au jeune Mortimer
Mon fidèle messager
Car vous ne trouverez pas
De meilleur ami en Angleterre.»
Elle regarde Mortimer avec étonnement:
Est-ce encore une illusion?
Le monde entier veut ma perte
Et j’aurais, moi, un ami?
L’arrogant neveu de mon geôlier,
Lui qui me persécute…
Vous… un ami?
MORTIMER
Pardonnez mon insolence.
J’ai dû agir ainsi
Contre mon gré
Mais c’était le seul moyen
De vous approcher
Et de vous venir en aide.
MARIE STUART
Vous m’étonnez.
Je ne saurais passer si vite
Du lieu de la détresse
À celui de l’espoir.
Parlez. Parlez-moi.
Prouvez-moi que le bonheur se peut
Que je puisse y croire.
MORTIMER
Le temps presse.
Mon oncle reviendra tout à l’heure
Avec Lord Burleigh.
Avant que vous ne sachiez
La terrible raison de leur visite,
Apprenez de moi
Comment la Providence
Va vous sauver.
MARIE STUART
Dois-je croire à un miracle?
MORTIMER
Permettez d’abord
Que je vous parle de moi.
MARIE STUART
Je vous écoute.
MORTIMER
J’ai vingt ans.
L’on m’a élevé
Selon des principes austères.
Pourtant, ma curiosité
M’a incité à voyager
Hors de notre île
Et j’ai pris congé
De cette terre puritaine
Où rien n’est permis
Afin d’enjamber la France
Et de gagner ce lieu de mes rêves:
L’Italie, dont on me parlait tant!
À cette époque de l’année
Des pèlerins par milliers
Parcouraient les chemins
Comme un long fleuve
Aux eaux vives.
J’empruntai ce courant
Menant à l’embouchure suprême
Et je me retrouvai, moi, au centre
De la plus inimaginable merveille:
Rome!
Oui, moi, reine!
J’ai vu de mes yeux
S’ébranler les splendeurs
J’ai vu venir à moi les colonnes
J’ai vu dans la démesure
Se dresser l’Arc de Triomphe
Et puis le Colisée!
Que de hauteurs
Et que de vertiges
À la vue de ces blocs éternels!
Je ne savais rien de l’Art
Et j’en étais inondé!
Les dogmes de l’Église d’Angleterre
M’avaient appris la haine des icônes
Et le mépris de ces manifestations
D’ardeur si sensuelles,
De ces réjouissances pour l’âme.
Je n’avais jamais prié
Qu’avec des mots rigides,
Comme des ossements sans chair.
Mais là, oui, enfin, oui!
J’avais pénétré dans la nef
D’une église où je sentais tomber
Comme une pluie sur mon corps
Les sons d’une musique céleste.
Croyez-moi
Quand je levai la tête
Vers une statue ciselée dans le marbre
Juste là, au-dessus de moi
Je l’ai vue me tendre les bras
Et m’inviter à gravir le piédestal.
Chaque fresque autour de moi
Se mit à tourner
Comme si j’avais été
Un ange parmi les autres.
J’étais au centre
De toutes les merveilles
Possibles en ce monde.
MARIE STUART
C’est trop! Arrêtez!
Cessez de parler de la vie!
Pitié -
Je suis en prison dans le noir.
MORTIMER
Moi aussi j’étais prisonnier
Mais j’ai libéré mon esprit
J’ai regardé la lumière du jour
Et j’ai juré de m’affranchir
De cette vie
Menée dans l’étroitesse.
Là-bas j’ai rencontré votre oncle
Le Cardinal de Guise.
Un homme! Quel homme! Et tout un!
MARIE STUART
Parlez-moi de lui.
Faites qu’il ne m’ait pas oubliée.
MORTIMER
Il m’a enseigné le danger
Qui nous guette
À force de trop raisonner
Sur l’invisible.
Nous avons des yeux pour voir,
Il en va ainsi de la foi.
Il soutient que l’Église
Doit être visible
Sans quoi l’esprit de vérité
Serait trop abstrait.
Voilà pourquoi
J’ai abjuré
Mes anciennes croyances.
Un jour que j’étais chez lui
J’ai aperçu au mur
Le portrait d’une femme
Et je me suis senti subjugué
Par le charme
Qui s’en dégageait.
J’étais là, debout
Ému jusqu’au fond de mon âme
Incapable de maîtriser
La force de mes sentiments.
Il me dit alors:
«Vous avez raison
De vous émouvoir
Devant ce tableau.
Il n’est pas de plus belle femme
Sur la terre
Mais entre toutes
Elle est la plus malheureuse.
Et c’est chez vous,
En Angleterre,
Qu’elle souffre.»
MARIE STUART
Je n’ai pas tout perdu:
Il me reste encore
L’amitié de cet homme.
MORTIMER
Je sais
Que la maison des Tudor
Fait de vous
La seule reine légitime
De ce pays.
Elisabeth, qui porte ce titre
A été conçue dans l’adultère.
C’est à vous qu’il appartient
De régner.
Ceux qui s’y opposent
Commettent une grave injustice
Et devront reconnaître tôt ou tard
Votre innocence et vos droits.
MARIE STUART
Je maudis ces droits
Qui sont la source
De mes souffrances.
MORTIMER
Me voici enfin
Non plus devant votre portrait
Mais bien devant vous,
Vous-même en personne!
La reine Elisabeth
A raison de vous tenir
À l’abri des regards.
Votre seule beauté
Rendrait jalouse
Toute la jeunesse
De ce pays.
Aucune épée ne resterait
Dans son fourreau
Car une épouvantable rébellion
Éclaterait si le peuple
Apprenait, en vous voyant,
Que vous êtes
Sa véritable reine.
MARIE STUART
Si chaque homme d’ici
Pouvait me voir avec vos yeux!
MORTIMER
Vous êtes la lumière.
…
Mais je suis venu aussi
Vous faire part
D’une terrible nouvelle.
MARIE STUART
Ma sentence!
Nous y sommes!
Parlez librement.
Je suis prête.
MORTIMER
Elle a été prononcée.
Quarante-deux juges
Vous ont déclarée coupable.
Les lords et la Chambre des Communes
De la Cité de Londres
Exigent une prompte exécution
De votre jugement.
Seule Elisabeth hésite encore.
MARIE STUART, avec contenance
Rien ne me surprend
Ni ne m’effraie.
Je sais qui sont mes juges.
Après ce qu’ils m’ont fait subir
Comment peuvent-ils m’innocenter?
Ils n’ont d’autre choix
Que de me garder prisonnière
Afin que soient engouffrés
Dans un éternel cachot noir
Ma vengeance et mes droits.
MORTIMER
Tant que vous êtes en vie
La peur d’Elisabeth existe.
Aucun cachot n’est assez noir
Et votre mort seulement
Lui assure le trône.
MARIE STUART
Elle irait jusque là?
Me trancher la tête,
Moi, une reine?
MORTIMER
N’en doutez pas.
MARIE STUART
J’ai encore des alliés.
La France se vengera.
MORTIMER
Elle a scellé une paix définitive
Avec la France
En donnant sa main
Et son trône
Au duc d’Anjou.
MARIE STUART
Le roi d’Espagne
Répliquera par les armes.
MORTIMER
Aucune armée ne l’effraie
Pourvu qu’elle soit en paix
Avec son peuple.
MARIE STUART
Ma tête sous la hache du bourreau!
Va-t-elle donner un tel spectacle aux Anglais?
MORTIMER
Ce pays a vu plus d’une reine
Passer du trône à l’échafaud.
MARIE STUART, après un silence
Vous êtes aveuglé par la peur
Et l’attachement
Que vous avez pour moi
Vous fait envisager le pire.
Ce n’est pas l’échafaud que je crains.
Il y a des moyens
plus pernicieux
De provoquer la mort.
MORTIMER
Ils ne commettront pas de meurtre
Ni ouvertement ni secrètement.
Mais soyez sans crainte:
Douze jeunes Anglais
Se sont réunis ce matin
Et ont fait le serment
De vous libérer de cette prison.
Le comte de Bellièvre
Ambassadeur de France
Est informé du complot
Et a offert de nous aider.
C’est chez lui
Que nous nous rassemblons.
MARIE STUART
Savez-vous bien
Ce que vous entreprenez?
Rappelez-vous le sort
De tous mes alliés
Dont les têtes coupées
Ont été suspendues
En signe d’avertissement
Sur le Pont de Londres.
Rappelez-vous l’échec
De tous ceux qui,
En trouvant ainsi la mort,
N’ont fait que resserrer mes chaînes.
Partez.
Votre enthousiasme va vous perdre.
Partez pendant qu’il en est temps.
Dès que l’hypocrite Burleigh
Vous aura démasqué
Vous subirez le sort
Réservé aux traîtres.
Quittez ce château.
Marie Stuart n’a jamais
Porté bonheur aux siens.
MORTIMER
Je n’ai pas peur
de toutes ces têtes coupées.
Comme ce doit être enivrant
De mourir pour vous!
MARIE STUART
Ni la force ni la ruse
Ne pourraient me sauver.
C’est l’Angleterre
Tout entière
Qui se dresse devant moi.
Seule la volonté d’Elisabeth
Peut ouvrir les portes
De ma prison.
MORTIMER
Vous espérez l’impossible.
MARIE STUART
Je ne connais qu’un seul homme
Qui pourrait me sauver.
MORTIMER
Qui?
MARIE STUART
Le comte de Leicester.
MORTIMER, reculant avec surprise
Leicester? Le comte de Leicester?
Votre ennemi juré
L’amant d’Elisabeth?… lui?
MARIE STUART
Trouvez-le. Confiez-vous à lui
Et pour prouver que c’est moi
Qui vous y envoie
Vous lui donnerez ceci.
Elle sort un papier de son corsage. Mortimer hésite à l’accepter.
Allez lui porter cette lettre
Que je garde depuis si longtemps
Dans l’espoir de déjouer
La vigilance de votre oncle.
C’est un ange
Qui vous envoie.
MORTIMER
Expliquez-moi…
MARIE STUART
Le comte de Leicester vous dira tout.
Ayez confiance en lui
Il aura confiance en vous.
Qui vient?
HANNA KENNEDY, entrant vite
Paulet est ici
Accompagné d’un seigneur de la Cour.
MORTIMER
C’est Lord Burleigh.
Rassemblez vos forces.
Écoutez calmement
Ce qu’il va vous dire.
Il s'éloigne. Kennedy le suit.
SCÈNE 7
Marie, Lord Burleigh, grand trésorier d’Angleterre, et Sir Paulet.
SIR PAULET
Vous désiriez connaître votre sort.
Lord Burlejgh
Le grand trésorier d’Angleterre
Vient vous en informer.
Écoutez-le, et résignez-vous.
MARIE STUART
Que ma dignité témoigne
De mon innocence.
LORD BURLEIGH
Veuillez par mes mots
Entendre la bouche du tribunal.
MARIE STUART
Tiens! Un tribunal qui,
Non content de babiller
S’enorgueillit d’une bouche!
SIR PAULET
Vous ironisez comme si déjà
Vous connaissiez le verdict.
MARIE STUART
Puisqu’il me vient de Burleigh,
Je m’en doute.
À propos, milord…
LORD BURLEIGH
Plus de respect.
Je parle au nom
Du Tribunal des Quarante-Deux.
MARIE STUART
Excusez-moi
De vous interrompre tout de suite
Mais je n’ai aucun respect
Pour le Tribunal des Quarante-Deux.
Même si je suis tout pour eux
Eux ne sont rien pour moi.
N’est-il pas écrit qu’en Angleterre
Chaque accusé se doit d’être jugé
Par ses semblables?
Or il n’y avait ni roi ni reine
Dans cette assemblée
Que je sache.
LORD BURLEIGH
Vous avez entendu l’acte d’accusation
Vous avez répondu devant le Tribunal.
MARIE STUART
J’étais convaincue de mon innocence.
J’ai répondu aux accusations
Par respect pour les juges
Et non pour leur mandat
Que je réprouve.
LORD BURLEIGH
Que vous le vouliez ou non
Tout ceci est une question de procédure
Qui ne saurait entraver
Le cours de la justice.
Vous êtes en Angleterre
Vous respirez l’air anglais
Vous profitez de nos bienfaits
Et de notre protection
Selon la loi anglaise.
Vous êtes conséquemment
Soumise à son pouvoir.
MARIE STUART
L’air de l’Angleterre,
Je le respire dans une prison anglaise.
Cela s’appelle-t-il en Angleterre
Un bienfait?
Quant à vos lois
Je les connais peu.
Pourquoi les apprendrais-je?
Je ne suis pas citoyenne
De ced royaume
Mais bien la reine libre
D’un pays étranger.
LORD BURLEIGH
Et pensez-vous
Que ce titre de reine
Peut vous servir de sauf-conduit
En pays étranger
Pour allumer la rébellion?
Que vaut la sécurité d’un État
Si la justice ne eut traiter
Une hors-la-loi de sang royal
De la même façon
Que des vauriens?
MARIE STUART
Je ne veux pas
Me soustraire à la justice -
Ce sont seulement vos juges
Que je récuse.
LORD BURLEIGH
Les juges, ah bon?
S’agit-il à vos yeux
De citoyens comme les autres?
Ou issus des bas-fonds
Des improvisateurs ignorants
De ce que le Droit veut dire
À la merci des opinions
D’un peu tout le monde
Et qui se contentent
D’être l’écho
D’une volonté populaire?
Sachez que ces hommes
Sont les plus consciencieux
De ce pays
Qu’is ont l’esprit autonome
Ce qui les rend sages
Et les place au-dessus
De la concurrence servile
Et de la corruption.
Ces hommes-là sont ceux
Qui nous gouvernent
Selon des principes
De justice et de liberté.
Le simple fait
De prononcer leurs noms
Devrait suffire à dissiper les doutes:
L’archevêque de Canterbury
Le primat de l’Église
Qui rassemble tous les peuples.
Le sage Talbot
Gardien de nos emblèmes…
D’après vous,
La reine d’Angleterre
Pouvait-elle trouver
De plus nobles représentants
Pour incarner la justice
De ce royaume?
Et si jamais l’un ou l’autre
De ces hommes
Émettait un jugement
Dicté par l’intérêt
Pensez-vous
Qu’une quarantaine de juges
Abonderaient dans son sens
Avec une même passion?
MARIE STUART, après un moment de silence
J’entends avec stupéfaction
Votre éloquence, milord,
Une arme par laquelle
Vous avez toujours triomphé.
Comment moi,
Une fille peu instruite
Pourrais-je me mesurer
À tant d’habileté?
Si ces juges sont tels
Que vous les décrivez
Je n’ai plus un mot à dire.
Ils n’ont qu’à me déclarer coupable
Et pour moi
Il n’y a plus aucun espoir.
Mais ces hommes d’envergure
Que vous nommez fièrement
Et qui veulent ma perte
En m’écrasant de tout leur poids
Je les vois tenir des rôles
Bien différents
Dans l’histoire de ce pays.
La haute noblesse d’Angleterre
Et son souverain gouvernement
Ressemblent quant à moi
À un sérail peuplé d’esclaves.
Sa Haute-Chambre
Monnaye ses intérêts
Avec la Chambre des Communes,
L’une et l’autre
Rivalisant de corruption.
Elles votent des lois
Puis les annulent;
Elles concoctent des mariages
Pour aussitôt les dénoncer
Et déclarer des divorces.
Selon l’humeur du roi
N’importe laquelle de ses filles
Peut être déshéritée
Et traitée publiquement de bâtarde
Pour se voir le lendemain
Couronnée reine d’Angleterre.
J’ai vu la haute noblesse d’ici
Aux convictions inébranlables
Changer, sous quatre règnes,
Quatre fois de croyance.
LORD BURLEIGH
Vous vous dites ignorante
Des lois de l’Angleterre
Mais vous connaissez tout
De ses malheurs.
MARIE STUART
Et ça, ce sont mes juges,
Lord Trésorier!
Je suis juste envers vous
Soyez-le vers moi.
On dit que vous voulez
Le bien de cet État
Et celui de la reine;
Que vous êtes incorruptible
Vigilant, infatigable.
J’en doute quand je vous vois
Arranger vos intérêts
Sous le couvert de la justice.
Que les juges qui vous appuient
Soient les hommes les plus nobles
De toute l’Angleterre,
Il n’en demeure pas moins
Que tous, tous!
Vous êtes des protestants.
Vous jugez non seulement
La reine d’Écosse
Mais aussi une femme écossaise
Catholique, une papiste!
Comment l’Anglais
Se peut-il juste
Envers l’Écossais?
Ce proverbe en dit long
Sur nos haines ancestrales.
Toute nation
S’opposant à l’Angleterre
A reçu depuis toujours
L’appui de l’Écosse.
Toute guerre
Visant à détruire l’Écosse
A été depuis toujours
L’œuvre de l’Angleterre.
Un feu nous ravage
Qu’on ne verra s’éteindre
Que le jour où, enfin,
Une seule et même tête
Portera l’unique couronne
Unissant nos deux peuples
Alors inséparables.
LORD BURLEIGH
Et c’est à une Stuart
Si je ne me trompe
Que doit revenir cette couronne?
MARIE STUART
Pourquoi le nier?
Oui, je l’avoue
J’ai cru en cet espoir.
Pour avoir voulu
Apaiser le feu
De nos deux peuples
Je me suis consumée
Dans ma propre passion.
LORD BURLEIGH
Vous n’avez fait
Qu’attiser un feu
Déjà dévastateur
Afin de vous hisser
Sur le trône
Pendant que le reste brûlait.
MARIE STUART
Des preuves!
Où sont vos preuves?
LORD BURLEIGH
Je ne suis pas ici
Pour discuter de la cause
Que vous défendez.
Par quarante voix contre deux
Vous êtes reconnue coupable
D’avoir violé un bill
Instauré l’an passé
À l’effet que :
«Si, dans un royaume
Une rébellion est soulevée
Au nom et au profit
D’une personne
Prétendant à la Couronne,
Cette personne sera traduite
Devant les tribunaux
Et son crime sera puni
Par la peine de mort.»
Comme vous voyez…
MARIE STUART
Milord de Burleigh!
Je vois bien que c’est un bill
Rédigé expressément
Pour me perdre:
Pas étonnant
Que j’en sois la victime!
Quel est mon recours
Si l’homme qui a signé
Au bas de mon jugement
Est celui-là même
Qui a signé la loi?
Niez-le donc!
Niez donc que ce bill
N’a été conçu
Que pour m’anéantir!
LORD BURLEIGH
Que pour vous avertir.
C’est vous-même
Qui avez signé votre arrêt de mort.
Malgré nos loyales mises en garde
Vous vous êtes jetée
Dans le gouffre
Qui s’ouvrait sous vos pieds.
Vous êtes accusée d’avoir,
De votre prison,
Exercé le contrôle
En dictant par écrit
Chacune des opérations
D’un soulèvement.
MARIE STUART
J’ai fait ça, moi?
Qu’on me montre les documents.
Les preuves!
LORD BURLEIGH
On vous les a montrées
Devant le Tribunal.
MARIE STUART
Des copies
Écrites par une main étrangère.
Je veux les originaux!
Je veux les voir
Écrits par ma propre main.
Où sont les originaux?
LORD BURLEIGH
Vos secrétaires Kurl et Nau
Ont attesté les lettres.
MARIE STUART
Pourquoi ne pas m’avoir
Confrontée à eux?
LORD BURLEIGH
Vos secrétaires Kurl et Nau
Ont affirmé sous serment
Avoir écrit ces lettres
Sous votre dictée.
MARIE STUART
On me condamne
Sur la foi de mes domestiques!
On accorde préséance
À des témoignages de subalternes
Qui se sont parjurés
Pour me trahir, moi,
La reine d’Écosse!
LORD BURLEIGH
Vous avez déclaré vous-même
Que l’Écossais Kurl
Était un homme loyal et vertueux.
MARIE STUART
Il l’était.
Mais c’est à l’heure du danger
Qu’on reconnaît un homme.
La peur de la torture
Lui aura fait avouer
N’importe quoi.
LORD BURLEIGH
Il parlait de son plein gré.
MARIE STUART
Puisque mes deux secrétaires
Sont encore en vie
Faites-les comparaître
En ma présence,
Qu’ils répètent ce qu’ils ont dit
En me regardant dans les yeux.
C’est un droit
Qu’on accorde même aux assassins.
Un décret de l’actuel gouvernement
Ordonne que tout accusateur
Parle en présence de l’accusé.
Vrai ou faux, Lord Burleigh?
Lord Paulet,
Je vous ai toujours
Hautement considéré;
Prouvez-moi que je n’ai pas tort
Et répondez sur votre conscience:
Est-ce vrai qu’un tel décret
Existe en Angleterre?
SIR PAULET
Oui, c’est exact.
Cette loi-là existe
Je dois dire la vérité.
MARIE STUART
Puisque vous appliquez
Le droit de l’Angleterre
Quand il peut m’écraser
Pourquoi l’ignorez-vous
Quand il peut m’être favorable?
Pourquoi mes deux secrétaires
Qui sont toujours en vie
Ne témoignent-ils pas
En ma présence
Comme la loi l’ordonne?
LORD BURLEIGH
Ne vous emportez pas, milady.
Tout ceci
N’est pas la seule raison.
MARIE STUART
C’est la seule
Qui me rende passible
De la peine de mort.
Et c’est elle que je conteste.
Ne déviez pas, Lord Burleigh.
Il s’agit de la peine de mort.
LORD BURLEIGH
Il est prouvé
Que vous avez négocié avec Mendoza
L’ambassadeur d’Espagne.
MARIE STUART
Ne déviez pas, milord.
LORD BURLEIGH
Que vous avez comploté
Popur renverser la religion de ce pays
Que vous avez incité tous les rois d’Europe
À nous déclarer la guerre…
MARIE STUART
Supposons que je l’aie fait!
Je ne l’ai pas fait
Mais supposons.
On me garde ici prisonnière
De façon inhumaine
Et contre les droits et libertés
De n’importe quel citoyen.
Par violence,
Vous m’avez enchaînée.
Je suis en droit de légitime défense
J’en appelle
À tous les États du continent
Pour appuyer ma cause,
Tout ce qui est juste et loyal
En temps de guerre
Je compte l’utiliser.
Car la question qui se pose
Entre l’Angleterre et moi
N’est pas une question de justice
Mais bien une question de force.
LORD BURLEIGH
N’invoquez pas
Le droit terrible
De la force.
Ce serait encourager le bourreau.
MARIE STUART
Je suis faible,
Elisabeth est forte.
Bien!
Qu’elle use de sa force.
Qu’elle me tue!
Qu’elle me sacrifie!
Mais qu’elle avoue
Acte de Force
Et non pas acte de Justice.
Qu’elle m’assassine
Mais qu’elle ne prétende pas
Me juger.
Qu’elle ose paraître
Telle qu’elle est.
Elle sort.
SCÈNE 8
Burleigh, Paulet.
LORD BURLEIGH
Elle nous brave
Et nous bravera
Jusque sur l’échafaud.
On ne peut pas briser
Ce tempérament de feu.
A-t-elle été surprise
D’entendre son jugement?
A-t-elle pleuré
A-t-elle seulement pâli?
Elle n’en a pas appelé
De notre pitié.
Elle soupçonne
L’esprit hésitant d’Elisabeth.
Ce sont nos doutes
Qui font son courage.
SIR PAULET
Soyons plus fermes
Et son arrogance disparaîtra.
Il est vrai
Qu’il y a eu des irrégularités
Lors du procès.
Il aurait fallu
Que les témoins à charge
Comparaissent devant elle.
LORD BURLEIGH
C’était trop risqué.
Son pouvoir
Et ses larmes de femelle
Auraient remué
Tous les esprits.
SIR PAULET
Ce procès qui se voulait équitable
Va devenir
Pour les ennemis de l’Angleterre
L’étendard de notre parti pris.
LORD BURLEIGH
Même le plus équitable des tribunaux
Ne saurait échapper au blâme.
L’opinion publique se range toujours
Du côté des malheureux.
Pour nous qui triomphons
Nous ne récoltons que l’odieux
Et c’est Elisabeth avant tout
Qui en portera le poids
Surtout si la victime
Est une autre femme.
La reine a le pouvoir
De gracier les coupables.
Il faut qu’elle use de ce droit.
Il paraîtrait ignoble
Que la justice suive son cours.
SIR PAULET
Vous voulez donc qu’elle vive?
LORD BURLEIGH, brusquement
Jamais!
C’est ce combat entre la vie et la mort
Qui terrifie la reine
Et qui chasse le sommeil de son lit.
Ce combat qui déchire son âme.
Son œil nous implore
Mais sa bouche reste muette.
On peut presque entendre:
«N’y a-t-il aucun de mes sujets
Qui me délivrerait
Du choix terrible qui m’incombe?
Vivre dans la terreur sur mon trône
Ou offrir la tête
De ma propre sœur
À la hache.»
SIR PAULET
Mais que faire?
LORD BURLEIGH
La reine se dit
Que des serviteurs plus attentifs
Pourraient y faire quelque chose.
SIR PAULET
Plus attentifs?
LORD BURLEIGH
Pour interpréter un ordre muet.
SIR PAULET
Un ordre muet?
LORD BURLEIGH
En ne gardant pas comme un trésor
Un serpent venimeux.
En enlevant la reine d’Écosse à Talbot
Pour la remettre entre vos mains,
Nous espérions…
SIR PAULET
Insinuez-vous
Qu’on m’aurait choisi
Pour autre chose
Que mon honnêteté?
LORD BURLEIGH
Laissons courir le bruit
Qu’elle dépérit…
Qu’elle est de plus en plus malade.
Elle disparaît.
Tranquillement elle meurt
Dans la mémoire des hommes.
Et votre réputation
Resterait intacte.
SIR PAULET
Mais pas ma conscience.
LORD BURLEIGH
Si vous ne voulez pas
Y prêter votre main
Il ne faudrait pas
Empêcher celle d’un autre…
SIR PAULET
Aucun meurtrier
Ne passera le seuil de sa porte
Tant et aussi longtemps
Que je serai son gardien.
Sa vie m’est aussi sacrée
Que celle de la reine d’Angleterre.
Vous êtes les juges, jugez.
Si elle est coupable,
Condamnez-la.
Au jour convenu
Convoquez le charpentier
Avec sa hache et sa scie
Qu’il bâtisse l’échafaud.
Pour le bourreau,
Pour lui seulement,
J’ouvrirai la porte.
ACTE II
Le palais de Westminster
SCÈNE 1
Le comte de Kent et Sir William Davison se rencontrent.
SIR WILLIAM DAVISON
Vous, milord de Kent?
De retour du théâtre?
La fête est déjà finie?
LE COMTE DE KENT
Vous-même, vous n’y étiez pas?
SIR WILLIAM DAVISON
Mon travail m’a retenu.
LE COMTE DE KENT
Vous avez manqué le plus beau des spectacles.
Figurez-vous le Lord Maréchal, le juge
Et les dix chevaliers de la reine
Montant la garde
Devant le Château-fort de la Chasteté
Pour prévenir l’attaque française
Des troupes du Désir.
Un drapeau s’avance
Et, dans un madrigal,
Il ordonne à la Chasteté de se rendre.
C’est alors un déploiement d’artillerie
Où, de la bouche des canons,
Des bouquets d’asters
Se déploient en répandant
Une essence enivrante et subtile.
Les troupes du Désir
S’effondrent vaincues,
Et c’est la fin.
SIR WILLIAM DAVISON
Ça ne présage rien de bon
Pour le mariage de la reine
Avec le duc d’Anjou.
LE COMTE DE KENT
Ce n’était que du théâtre.
Dans la réalité,
Parions que la Chasteté
Finira par se rendre.
SIR WILLIAM DAVISON
Croyez-vous?
Vraiment? Pas moi.
LE COMTE DE KENT
Tout est conclu.
La France a accepté
La clause la plus litigieuse:
Monsieur le duc aura droit
À sa messe dans une chapelle fermée
Mais il s’engage
À honorer publiquement
La religion de l’Angleterre.
Le peuple a jubilé
À l’annonce de la nouvelle,
Sa plus grande crainte étant
Que la reine meure sans héritier.
Le trône reviendrait
Forcément à Marie Stuart
Et l’Angleterre se verrait
De nouveau enchaînée
Sous l’autorité du pape.
SIR WILLIAM DAVISON
Alors le peuple
N’a plus rien à craindre:
Les deux reines vont se coucher
L’une dans son lit nuptial
L’autre dans son tombeau.
LE COMTE DE KENT
Chut. La reine.
SCÈNE 2
Les précédents, Elisabeth, conduite par Leicester, le comte de Bellièvre, George Talbot, comte de Shrewsbury, et lord Burleigh.
LA REINE ELISABETH, à Bellièvre
Comte
Je plains ces seigneurs intrépides
Qui ont traversé la mer
Pour venir jusqu’à nous
Car à ma cour
Il n’y a rien de comparable
Aux splendeurs et aux fêtes
Que peut organiser
La machine royale de France.
Mon peuple,
Composé de gens simples et heureux,
Honore mon règne.
L’amour que mes sujets me témoignent
Quand je parais en public
Est l’unique spectacle
Que je puis offrir
Aux délégations étrangères.
J’admets que c’est peu
En regard de la beauté
Solaire et immortelle des jardins
De la reine Catherine de Médicis.
Splendeur qui suffirait à m’affadir,
Moi, et mon règne.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Une femme seulement
Constitue le spectacle étonnant
De la cour de Westminster.
L’étranger en est aveuglé
Car elle possède à elle seule
Tous les délices de son sexe.
Mais que Sa Majesté
Me permette de prendre congé.
Je dois porter la nouvelle inespérée
Au duc d’Anjou.
Jamais je ne l’ai vu
Dans une si chaude impatience.
Il a quitté Paris vers le nord
Et dépêché ses messagers sur Calais.
Votre «oui» au mariage
Volera avec ivresse
Vers ses oreilles
Comme la rapidité de l’air.
LA REINE ELISABETH
Que de hâte, comte de Bellièvre!
Vous me pressez d’allumer
La torche des célébrations
Dans un ciel gris et lourd.
L’habit de deuil
Me conviendrait mieux
Que la toilette nuptiale.
Une terrible épreuve
Menace de s’abattre
Sans tarder sur ce pays
Et sur moi-même.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Votre engagement, reine
Nous convient pour l’instant.
Les fêtes auront lieu
En des jours plus propices.
LA REINE ELISABETH
Les monarques sont esclaves
De leur condition.
Ils ne peuvent avoir accès
Aux impulsions de leur cœur.
J’aurais désiré
Que jusqu’à ma mort
Il ne soit jamais question
De mariage.
Voilà comment
J’aurais conçu mon règne.
Mais le peuple
En a décidé autrement.
Son bonheur présent
Ne lui suffit pas.
Il anticipe l’avenir.
Il veut que j’assure
La pérennité de mon sang.
Je dois lui sacrifier
Mon trésor le plus cher:
Ma liberté.
Le peuple me force
À prendre un maître:
Il me démontre bien
Que je ne suis qu’une femme,
Moi qui me pensais homme
Et roi.
Une souveraine qui s’oblige
À méditer son règne
Dans le dénuement du célibat
Devrait se dispenser
Du principe qui divise
L’humanité en deux sexes
Et qui commande à l’un
De se soumettre à l’autre.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Aucun doute que personne
Sur la terre
Ne vaille le sacrifice
De votre liberté.
Cependant, si la naissance
Le rang, la fortune et la virilité
Rend un mortel
Digne de ce sacrifice
Alors…
LA REINE ELISABETH
Il est hors de doute
Que marier un fils de France
De sang royal
Est pour moi un honneur.
Je le dis sans détour.
Si ce mariage
Fait l’affaire de mon peuple
C’est là le principal.
Si telle est sa volonté
J’ajoute qu’il n’y a pas
D’autres rois en Europe
Auxquels je sacrifierais
Mon trésor le plus précieux -
Ma liberté -
Avec plus d’obéissance.
Voilà qui clôt le chapitre.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Et nos espoirs sont comblés.
Mon maître désire plus
Et s’attend toutefois
À ce que...
LA REINE ELISABETH
À ce que quoi?
Elle tire de son doigt un anneau: le regardant, pensive:
Une reine ne vaut pas plus
Qu’une simple femme.
Même protocole
Même devoir
Même servitude.
L’anneau fait le mariage
Et fabrique des chaînes
Portez ce présent
À Son Altesse
Mais dites-lui bien
Que ce n’est qu’un maillon
Qui ne m’enchaîne pas encore.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Je reçois le gage
En son nom.
C’est un grand jour pour nous
Puisse-t-il l’être aussi
Pour nos peuples.
Que les couronnes alliées
De France et d’Angleterre
Tissent des liens d’amitié
Et non plus de méfiance.
Que la clémence qui brille
Sur votre visage
Atteigne la plus malheureuse
D’entre toutes,
Celle que vous retenez ici
Et dont le sort
Touche d’aussi près la France
Que l’Angleterre.
LA REINE ELISABETH
Une chose à la fois, comte.
Ne mêlons pas deux affaires
Qui n’ont rien en commun.
Si la France veut réellement
Cette alliance
Elle doit partager mes tourments
Et ne pas se faire amie
Avec mes ennemis.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Même à vos yeux
La France serait indigne
D’une telle alliance
Si elle ne se préoccupait pas
Du sort de cette malheureuse.
Elle est veuve de notre roi,
Appartient à notre religion.
Il en va de l’honneur
Et même de votre humanité…
LA REINE ELISABETH
Je prends note
De votre requête.
Vous agissez en tant qu’amis;
J’agirai en tant que reine.
Elle salue Bellièvre qui se retire avec respect.
SCÈNE 3.
Elisabeth, Leicester, Burleigh, Talbot.
La reine s’assoit.
LORD BURLEIGH
Reine,
Tu satisfais aujourd’hui
Le plus grand désir
De ton peuple.
Cette alliance nous garantit
Un avenir dépourvu d’inquiétude.
Toutefois, une affaire
Reste en suspens
Qui tracasse le pays.
On exige de toi
Qu’un sacrifice soit fait.
Exauce le vœu du peuple
Et raffermit à jamais
Le bonheur de l’Angleterre.
LA REINE ELISABETH
Que me veut-il encore
Mon peuple?
LORD BURLEIGH
Il demande la tête de la Stuart.
Si tu veux assurer
Notre pleine liberté
Et notre épanouissement
Cette femme doit disparaître.
Elle doit mourir.
Sinon nous tremblerons toujours
Pour ta sécurité.
Tu le sais,
Tous les Anglais
Ne partagent pas
La même religion.
Il reste encore sur ce territoire
Des fanatiques fidèles à Rome
Dont les cœurs sont attachés
À cette Marie Stuart.
Ils t’ont juré une guerre féroce.
Nous avons déjà
Échappé à trois attentats.
Les membres de son clan
Ne reconnaissent pas tes droits.
Ils propagent l’idée
Que tu as volé ton trône.
La paix ne sera jamais possible.
En lui donnant la mort
Tu te donnes la vie.
LA REINE ELISABETH
La tâche qui vous incombe
Est ingrate.
Je ne doute pas
Que c’est votre rigueur
Et votre loyauté
Qui vous font parler sagement.
Mais je hais la sagesse
Qui ordonne le sang.
Réfléchissez.
Trouvez-moi une solution
Moins dramatique.
Noble Lord de Shrewsbury,
Votre opinion?
GEORGE TALBOT
Je désire que ton règne
N’achète pas la paix
Au prix de sa gloire.
Si cela doit être
Que ce ne soit pas
De mon vivant.
LA REINE ELISABETH
Dieu fasse
Que cela ne soit jamais.
GEORGE TALBOT
L’exécution de la Stuart
Serait un crime.
Elle n’est pas citoyenne
De ce pays.
Tu ne peux pas la juger.
LA REINE ELISABETH
Ainsi mon Conseil d’État
Mon Parlement
Et toutes les cours de justice
De ce pays
Seraient dans l’erreur
En me reconnaissant
À l’unanimité ce droit?
GEORGE TALBOT
La majorité des voix
N’est pas une preuve de la justice.
L’Angleterre n’est pas
Le centre du monde.
Tu n’es pas le jouet
D’un peuple dont l’opinion
Oscille au gré du vent.
Tu es libre.
LA REINE ELISABETH
En m’accordant le pouvoir
Le peuple témoigne qu’en ce pays
L’instinct de massacre
N’est pas l’apanage des rois.
J’aurais préféré
Comte de Shrewsbury
Que vous argumentiez
En ma faveur.
GEORGE TALBOT
Elle n’a pas d’avocat.
Tous ont peur de parler
Parce qu’ils ont peur de ta colère.
Notre Conseil d’État agirait
Avec précipitation et égoïsme
Si ma compassion
N’avait pas la chance de s’exprimer.
Tout est ligué contre elle.
Toi-même
Tu ne l’as jamais rencontrée.
Dans ton cœur
Rien ne parle pour l’étrangère.
On l’accuse d’avoir
Assassiné son mari
Et d’avoir épousé le meurtrier.
C’est une faute très lourde
Il est vrai.
Mais qui connaît réellement les motifs
Qui l’ont fait agir?
La femme n’est-elle pas
Un être essentiellement fragile?
LA REINE ELISABETH
Non.
La femme n’est pas faible.
Qu’il ne soit jamais question
De la faiblesse de mon sexe
En ma présence.
GEORGE TALBOT
La vie ne t’a pas donné
Ta juste part de bonheur.
L’austérité du devoir
T’a endurcie
À l’écart des flatteurs
Et de la vanité du monde.
Tu as appris très tôt
Les rigueurs du pouvoir.
Songe à la fragilité de Marie Stuart
Une enfant déportée en France
Où les valeurs de la cour
Se mesurent à la splendeur des fêtes.
Elle n’avait pour elle-même
Que l’atout de sa beauté.
Pas étonnant qu’elle offre au monde
L’image du ravissement.
Aussi…
LA REINE ELISABETH
Revenez à vous
Comte de Shrewsbury.
Un peu de sérieux -
Nous sommes en Conseil d’État.
Votre engouement pour ses charmes
Nous a convaincus.
Comte de Leicester,
Vous seul ne dites rien?
Les propos de Shrewsbury
Vous ont-ils coupé la langue?
LE COMTE DE LEICESTER
C’est d’étonnement
Que je reste muet.
On abuse de notre temps
Avec des romances
Qui n’ont pour but
Que d’émouvoir le peuple
Et d’éveiller sa sympathie.
LA REINE ELISABETH
Et ces sornettes se répercutent
Jusqu’ici dans notre Conseil d’État.
Par la bouche de mes «sages» conseillers!
Je suis étonnée que cette fille
Bannie par ses propres sujets
Soit devenue ici dans sa prison
Une menace.
Comment elle, sans État,
Sans pouvoir politique,
A-t-elle pu devenir
À ce point dangereuse?
Est-ce parce qu’elle réclame
Ce royaume?
LE COMTE DE LEICESTER
Crois-tu que ceux qui contestent
Ton droit sacré
Pourraient anéantir
Ce pouvoir qui t’est conféré
Par une résolution du Parlement?
Le roi Henri l’a exclue du trône
Dans ses dernières volontés.
Crains-tu que l’Angleterre
À peine sortie de la noirceur
Se jette éperdument
Aux pieds d’une papiste?
Toi, adorée par ton peuple
Tu serais laissée pour compte
Au profit d’une meurtrière?
Qui sont-ils, tes conseillers,
Qui te harcèlent en te parlant
De ton vivant
D’une prétendue héritière
Et qui veulent hâter ton mariage
Pour sauver du danger
L’État et l’Église?
N’es-tu pas encore dans la force
Et la fleur de la jeunesse
Alors que l’autre flétrit
Et se fane de jour en jour?
Grands dieux!
Tu vivras longtemps après elle
Sans qu’il faille provoquer sa mort!
LORD BURLEIGH
Le comte de Leicester
N’a pas toujours parlé ainsi.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est vrai
J’ai voté sa mort au tribunal.
En Conseil d’État je parle autrement.
LA REINE ELISABETH
Ici, il n’est plus question de droit
Mais d’intérêt.
Qu’avons-nous tant à craindre
Puisque la France
Son seul appui, l’abandonne
En concluant par mon mariage
Une ère nouvelle?
LE COMTE DE LEICESTER
Pourquoi la tuer?
Elle est morte.
Le mépris, c’est la mort.
Mais veillons à ce que la pitié
Ne la ramène pas envie.
Qu’elle continue de vivre
Sous la menace de la hache
Et dès qu’un bras s’armera pour elle,
Que tombe la hache.
LA REINE ELISABETH, se levant
Milords, j’ai écouté vos opinions
Et je vous remercie.
Avec l’aide de Dieu
Qui éclaire les rois
Je jugerai selon le choix
Qui me paraîtra le meilleur.
SCÈNE 4
Les précédents; Sir Paulet et Mortimer.
LA REINE ELISABETH, à Paulet qui entre
Milord, quelles nouvelles?
SIR PAULET
Mon neveu, qui revient
D’un long séjour à l’étranger
Veut vous présenter ses hommages.
Accordez à sa jeunesse
Votre bonté et votre protection.
LA REINE ELISABETH, à Mortimer
Soyez le bienvenu.
Vous avez vu la France
Visité Rome, séjourné à Reims.
Dites-moi ce que complotent nos ennemis.
MORTIMER
Que leur Dieu les confonde
Et les darde avec les flèches
Qu’ils vous destinent.
LA REINE ELISABETH
Avez-vous rencontré le Cardinal de Guise,
Ce faiseur d’intrigues?
MORTIMER
J’ai rencontré tous les exilés d’Écosse
Qui concoctent à Reims
La perte de notre île.
J’ai gagné leur confiance
Afin de mettre à jour
Leurs machinations.
LA REINE ELISABETH
Quels sont leurs plus récents projets?
MORTIMER
L’annonce d’une alliance
Entre la France et l’Angleterre
Les a foudroyés.
Ils se sentent abandonnés
Et tournent leurs espoirs
Vers l’Espagne.
De plus,
Un anathème a été prononcé
Contre vous par le pape.
LA REINE ELISABETH
De telles armes
Ne font pas trembler l’Angleterre.
MORTIMER
Non mais elles sont dangereuses
Aux mains des fanatiques.
LA REINE ELISABETH, le regardant avec suspicion
On prétend qu’à Reims
Vous auriez fréquenté leur école
Et abjuré votre foi.
MORTIMER
Il m’a fallu aller jusque-là,
C’est vrai, pour vous servir.
LA REINE ELISABETH, à Paulet qui lui montre une lettre
Qu'est-ce que c'est?
SIR PAULET
Une lettre de la reine d’Écosse
Qui vous est adressée.
LORD BURLEIGH, vivement, voulant la prendre
Donnez-la-moi.
SIR PAULET, qui tend la lettre à la reine
Pardonnez-moi Lord Burleigh.
Marie Stuart m’a demandé
De la remettre en mains propres
À la reine.
Je ne suis pas son ennemi,
Quoi qu’elle dise.
Je ne suis l’ennemi
Que de ses crimes.
Je lui rends volontiers
Les services qui s’accordent
Avec mon devoir.
LA REINE ELISABETH, à Paulet
Que peut contenir cette lettre?
Vous auriez dû soustraire
Votre reine à ces plaintes inutiles.
La reine prend la lettre. Pendant qu’elle lit, Mortimer et Leicester échangent secrètement quelques mots.
SIR PAULET
Marie Stuart désire
Un entretien face à face.
LORD BURLEIGH, vivement
Jamais.
GEORGE TALBOT
Pourquoi pas?
C’est légitime.
LORD BURLEIGH
On ne peut accorder
La faveur de voir
La reine en personne
À quiconque s’est rendu coupable
De complot contre elle.
Nul d’entre vous
Ne peut loyalement
Encourager cette démarche.
GEORGE TALBOT
Si notre souveraine
Consent à cette rencontre
Nul ne pourra l’empêcher.
LORD BURLEIGH
Sa tête est condamnée à la hache.
Une rencontre entre les deux
Signifierait la grâce.
Le jugement ne pourrait s’accomplir.
Ainsi vont nos lois.
LA REINE ELISABETH, ayant lu la lettre, essuie ses larmes
Nous valons peu de chose!
Qui peut parler de bonheur sur cette terre?
Quel étrange destin
Que celui de cette reine!
Elle qui s’est battue sur le trône
Le plus ancien de la chrétienté
Pour rassembler sur sa tête
Les deux couronnes d’Angleterre!
Comme elle parle différemment
Maintenant que ses espoirs sont vains…
Pardonnes-moi.
J’ai le cœur brisé
La mélancolie
Saigne mon âme
Dévastée
Par la fragilité des choses.
Le destin misérable
De l’humanité
M’épouvante…
GEORGE TALBOT
Elle a payé le prix de sa faute.
Tends-lui la main
Comme un ange
Apparu dans la nuit
Où elle s’est engouffrée.
LORD BURLEIGH
Sois ferme.
Ne te laisse pas émouvoir
Fais ce qui s’impose.
Ton humanité
Ne peut rien contre elle.
En la rencontrant
Tu t’exposes au blâme
De provoquer ta victime
Par un triomphe moqueur.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous abusez, milord.
Un entretien entre deux reines
Ne regarde en rien la justice.
LA REINE ELISABETH
C’est le tribunal
Et non la reine en personne
Qui condamne Marie Stuart.
LE COMTE DE LEICESTER
S’il convient à la dignité d’Elisabeth
De suivre l’impulsion de son cœur,
La loi, elle, suivra son cours.
LA REINE ELISABETH
Allez milords
Nous trouverons le moyen
De conjurer la grâce
À la nécessité.
Maintenant, partez.
Les lords sortent. Comme Mortimer va pour sortir, elle le retient.
LA REINE ELISABETH
Jeune homme, un mot.
SCÈNE 5
Elisabeth, Mortimer
LA REINE ELISABETH, après quelques instants, l’ayant mesuré avec des yeux inquisiteurs
Vous avez une audace
Et un courage exceptionnels
Pour votre âge.
Vous cachez bien votre jeu.
Votre apparente candeur
Me laisse soupçonner
Une force dont vous êtes maître.
Un heureux destin
S’ouvre devant vous.
Et de ce destin,
Je veux être l’artisane.
MORTIMER
Moi? Moi? Que puis-je faire?
Je suis à votre service.
LA REINE ELISABETH
Vous savez qui sont
Les ennemis de l’Angleterre.
Leur haine contre moi est implacable
Et leurs projets visent ma perte.
Dieu m’a protégée jusqu’à maintenant.
Mais tant que vivra celle
Qui nourrit l’espoir des catholiques,
Ma couronne sera menacée.
MORTIMER
Cette catholique cessera de vivre
Dès que vous l’ordonnerez.
LA REINE ELISABETH
J’espérais que les lois décident de tout
Sans qu’il faille tremper
Mes mains dans le sang.
Mon cauchemar commence.
Le jugement est prononcé.
On me l’a dicté.
Je dois l’accomplir, Mortimer
Je dois donner l’ordre,
Moi,
De l’exécution
Et je ne peux pas
Me soustraire à cette décision.
Je ne peux pas sauver les apparences.
MORTIMER
Pourquoi sauver les apparences
Si la cause est juste?
LA REINE ELISABETH
Vous ne connaissez pas encore tout
De la nature humaine.
On jugera mon acte
Mais on ne connaîtra jamais
La répulsion que j’éprouve.
Elisabeth reine d’Angleterre
Tuerait Marie Stuart,
La reine d’Écosse?
Cette franchise jouerait contre moi.
Comme je voudrais
Que la part qui m’incombe
Dans cette condamnation
Soir recouverte
D’un doute éternel!
MORTIMER, essayant de comprendre
Alors, le mieux serait
Qu’elle…
LA REINE ELISABETH, vive
Oui, ce serait le mieux.
L’ange qui me garde
Parle par votre bouche.
Oui, continuez
Achevez…
Vous approfondissez les choses
Vous êtes différent de votre oncle.
Puis-je vous demander…
MORTIMER
Mon aide?
Je vous la donne.
Nous sauverons le nom d’Elisabeth.
LA REINE ELISABETH
Oui
Comme je voudrais
Qu’un matin
À mon réveil
Je puisse lire
Sur tes lèvres:
«Marie Stuart,
Ton ennemie jurée,
Cette nuit
A cessé de vivre.»
MORTIMER
Compte sur moi.
LA REINE ELISABETH
Quand donc
Pourrai-je dormir en paix?
MORTIMER
À la nouvelle lune
Tes craintes
Seront choses du passé.
LA REINE ELISABETH
Adieu jeune homme.
Ne souffrez pas
Si ma gratitude est à jamais
Tenue dans les ténèbres.
Le silence
Est le dieu des heureux.
Les liens les plus étroits
Et les plus tendres
Sont ceux que tisse
Le mystère.
Elle sort.
SCÈNE 6
MORTIMER, seul
Va
Reine hypocrite
Et sinueuse.
Tu triches au jeu du monde
Et je triche à ton jeu.
Te trahir me remplit de vertu.
Moi, un assassin?
Est-il écrit sur mon front
Que j’en serais capable?
Laisse-moi agir
Et va-t-en
Avec ton apparente dignité.
Espère longtemps en moi l’assassin.
Je gagne du temps.
Tu veux mon bien
Tu me fais miroiter tes faveurs.
Pourquoi pas ton propre corps?
Mais rien d’autre.
Qui es-tu, toi
Et que pourrais-tu me donner?
Je ne veux pas de ta gloire.
Je ne veux qu’elle:
Son amour, sa jeunesse.
Là où elle m’offre
La grâce et le bonheur
Toi tu ne donnes que la mort.
L’unique bonheur
Est celui qu’on puise
Dans le ravissement
Et dans l’oubli de soi
Dans l’euphorie de l’extase
Mon seul joyau, mon seul rêve.
Mais toi, ce ravissement,
Jamais tu ne l’as possédé.
Jamais par ton amour
Tu n’as rendu un homme heureux.
Moi seul suis désigné
Pour la sauver
Moi seul.
À moi le péril et la gloire
Et à moi la récompense.
Voulant sortir, il se trouve nez à nez avec Paulet.
SCÈNE 7
Mortimer, Paulet, Leicester.
SIR PAULET, sévère
Écoute-moi Mortimer!
Tu t’engages
Sur un sol glissant.
La faveur des souverains
Est séduisante.
Tu es jeune,
Mais gare à l’ambition.
Quelles que soient les promesses
Que la reine ait pu te faire
Ne te laisse pas tenter.
Si tu lui obéis,
Elle te reniera
Afin de sauver son image
Et vengera l’assassinat
Qu’elle a ordonné.
Je sais ce que la reine
Veut de toi.
Elle croit en ta jeunesse
Et veut se servir
De ton ambition.
Que lui a-tu promis?
Dis-moi.
MORTIMER
Mon oncle!
SIR PAULET
Si tu lui as promis
Je te méprise!
Leicester entre.
LE COMTE DE LEICESTER
Milord
J’ai un mot à dire
À votre neveu.
Notre souveraine
A beaucoup d’estime
À son endroit.
Elle veut qu’on lui confie
Sans restriction
La garde de Marie Stuart.
Elle croit en sa loyauté.
SIR PAULET
Elle croit en sa loyauté
Et moi, milord
Je ne crois qu’en moi seul
Et en ce que je vois, de mes yeux.
Il sort.
SCÈNE 8
Leicester, Mortimer.
Mortimer sort la lettre (qu’il a reçue de Marie) et la tend à Leicester.
LE COMTE DE LEICESTER, cherchant à le sonder
Qui doit le premier
Faire confiance à l’autre?
MORTIMER
Celui qui a le moins à risquer.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est donc vous.
MORTIMER
Erreur.
Le peu que je suis
Ne fait pas le poids
Avec votre puissance à la cour.
Une parole de vous contre moi
Peut provoquer ma perte.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous vous trompez.
Je suis l’homme
Le plus vulnérable
De cette cour.
Une parole de vous contre moi
Et je suis fini.
MORTIMER
Si le tout puissant comte de Leicester
Consent à me faire un tel aveu
Je reconnais que ma valeur
Se trouve accrue
Et je peux à mon tour
Vous confier un secret.
LE COMTE DE LEICESTER
Donnez-moi votre confiance
Vous aurez la mienne.
MORTIMER, lui donnant la lettre
Ceci est pour vous
De la reine d’Écosse.
LE COMTE DE LEICESTER, après l’avoir parcourue rapidement
Mortimer, savez-vous
Ce que contient cette lettre?
MORTIMER
Je n’en sais rien.
LE COMTE DE LEICESTER
Allons!
Elle vous a sans doute dit…
MORTIMER
Elle ne m’a rien dit
Sinon que vous alliez m’expliquer
Ce mystère.
Comment concevoir
Que le nom de Leicester,
Amant d’Elisabeth,
Ennemi et juge reconnu
De Marie Stuart,
Soit celui en qui elle ait placé
Son seul espoir d’être sauvée?
Et pourtant!
Vos yeux ne sauraient mentir.
Quels sont vos sentiments pour elle?
LE COMTE DE LEICESTER
Dites-moi d’abord
En quoi son destin vous concerne?
MORTIMER, excédé
Je ne peux en ce moment
Vous le dire en détail.
LE COMTE DE LEICESTER
Donnez-moi votre main.
Pardonnez mes doutes.
Je dois me méfier sans arrêt.
Les lords me détestent.
Ils m’épient.
Ils auraient pu vous utiliser
Pour me tendre un piège.
MORTIMER
Vous, si puissant,
Réduit à la terreur?
Comme je vous plains.
LE COMTE DE LEICESTER
Je sais que les sentiments
Que j’éprouve pour Marie Stuart
Peuvent vous sembler étranges.
Pour éviter
Qu’elle ne consolide sa couronne
En se mariant avec un roi d’Europe
Elisabeth m’avait destiné,
Moi son amant,
À Marie Stuart.
Depuis, les circonstances
Ont fait de moi son adversaire.
Mais aujourd’hui qu’elle est en prison
À deux pas de la mort,
Je veux risquer ma vie
Pour sauver la sienne.
MORTIMER
Quel être généreux vous êtes!
LE COMTE DE LEICESTER
L’ordre des choses a changé.
J’étais un ambitieux
insensible à la beauté
D’une jeune femme.
La main de Marie
Était trop petite pour moi.
Je rêvais de devenir
Le maître de la reine d’Angleterre.
Pendant dix ans,
J’ai rampé à ses pieds
Obéi à ses moindres caprices
J’étais son esclave, son jouet,
Et elle, comme une sultane
Faisait de moi ce qu’elle voulait.
Pour mériter ses faveurs
Il m’a fallu subir ses emportements.
Tour à tour elle me flattait
Puis elle faisait volte-face
En m’humiiant.
Jalouse, elle m’épiait
M’emprisonnait, me surveillait
Comme un enfant
Qui doit rendre des comptes.
Il n’y a pas de mots
Pour décrire cet enfer.
MORTIMER
Je vous plains.
LE COMTE DE LEICESTER
Et comme je touche au but
La récompense m’échappe.
Un autre homme récolte
Le fruit de ma patience.
Ce jeune étranger, un Français,
Me prend ce que j’ai mis
Des années à obtenir.
Tous mes espoirs s’effondrent.
Je cherche dans ce naufrage
Une planche de salut.
Et c’est la beauté triomphante
Qui reprend ses droits.
Marie Stuart, trésor que j’ai perdu!
Je la vois au plus profond de sa détresse
Et l’espoir s’éveille que peut-être
Je pourrais encore la sauver
Et qu’elle m’appartienne.
Et cette lettre m’assure
Que si je la sauve
Elle se donnera à moi
En récompense.
MORTIMER
Vous n’avez rien fait
Rien
Pour la sauver.
Vous l’avez jugée.
Vous avez voté
Sa condamnation.
LE COMTE DE LEICESTER
Si vous saviez pourtant
Ce que j’ai souffert!
Je devais, face aux autres,
Continuer de la persécuter.
Mais ne croyez pas
Que je l’aurais laissée
Dans son désespoir
Marcher vers la mort.
J’espérais
Et j’espère encore
Empêcher l’inévitable
En attendant qu’un moyen se présente
Afin de la délivrer.
MORTIMER
Ce moyen existe, Leicester.
Toutes les dispositions sont prises.
LE COMTE DE LEICESTER
Que dites-vous?
Vous m’effrayez.
Vous voulez…
MORTIMER
Ouvrir de force son cachot.
J’ai des complices, tout est prêt.
LE COMTE DE LEICESTER
Des complices?
Dans quelle entreprise
Voulez-vous m’entraîner?
Et eux, que savent-ils de mon secret?
MORTIMER
Soyez sans crainte
Le plan a été conçu sans vous
Et sera exécuté sans vous.
LE COMTE DE LEICESTER
Assurez-moi que dans ce complot
Mon nom n’a jamais été prononcé.
MORTIMER
Que d’inquiétude, Leicester!
Vous voulez sauver
Et posséder Marie Stuart;
Des amis brusquement
Vous tombent du ciel
Pour vous en fournir les moyens
Et vous montrez plus d’embarras
Que de joie?
LE COMTE DE LEICESTER
Je crains la violence
Et le danger de cette aventure.
MORTIMER
Nous perdons du temps.
LE COMTE DE LEICESTER
La tentative est impossible.
MORTIMER
Impossible pour vous
Qui voulez la posséder.
Nous, qui voulons simplement la sauver
Ne sommes pas si hésitants.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est trop de précipitation
Pour une affaire si dangereuse.
MORTIMER
Vous ne pensez
Qu’à votre réputation.
LE COMTE DE LEICESTER
Je vois les pièges qu’on nous tend.
MORTIMER
J’ai le courage qu’il faut
Pour les éviter.
LE COMTE DE LEICESTER
La folie plutôt
De la folie pure!
MORTIMER
Vous raisonnez comme les lâches.
LE COMTE DE LEICESTER
Si nous échouons
Nous l’entraînons à sa perte.
MORTIMER
De même que si nous ne faisons rien.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous ne réfléchissez pas
Vous n ‘écoutez pas.
Par votre exaltation
Vous allez gâcher
Ce qui était si bien planifié.
MORTIMER
Planifié par vous, sans doute.
Qu’avez-vous tant fait?
Et si j’étais son assassin
Comme la reine me l’a ordonné
Dites-moi comment
Vous pourriez lui sauver la vie?
LE COMTE DE LEICESTER, étonné
La reine vous aurait ordonné…
MORTIMER
Elle s’est méprise à mon sujet.
LE COMTE DE LEICESTER
Et vous avez…
Vous avez accepté?
MORTIMER
Pour éviter qu’elle demande
À quelqu’un d’autre, oui.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous avez bien fait
Cela nous permet d’agir.
Elle se fie sur vous
L’exécution sera retardée
Et nous gagnons du temps.
MORTIMER, impatient
Non. Nous en perdons.
LE COMTE DE LEICESTER
En comptant sur vous
Elle se lave les mains du crime
Qu’elle ne veut pas commettre.
Il ne me reste plus qu’à la convaincre
De voir sa rivale face à face.
Elle aura les mains liées.
Burleigh a raison:
On ne peut exécuter la sentence
Si l’une et l’autre se voient.
Je vais tenter par tous les moyens…
MORTIMER
Que comptez-vous obtenir?
Elle verra qu’elle s’est trompée
Sur mon compte
Marie Stuart continuera de vivre
Et tout redeviendra comme avant.
Elle ne sera jamais libre.
Le mieux qui advienne
C’est la prison, éternellement.
Il faudra en finir par la force
Alors pourquoi
Ne pas commencer maintenant?
Vous avez du pouvoir.
Rassemblez une armée!
Cessez ce double-jeu
Montrez, à la face du monde,
Que vous êtes digne
De celle que vous aimez.
Maîtrisez la reine Elisabeth
Vous en êtes capable
Attirez-la
Dans un de vos châteaux
Là où elle vous a déjà suivi
Parlez-lui comme un homme
Montrez que c’est vous le maître
Et retenez-la captive
Jusqu’à ce que Marie Stuart
Soit enfin libre.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous ne connaissez rien de la cour!
Vous ne pouvez soupçonner
Le centième de ce dont
Cette femme est capable
Pour nous dominer.
Tout est sous son contrôle.
Suivez mon conseil.
Réfléchissez avant d’agir!
J’entends quelqu’un, allez.
MORTIMER
Marie Stuart vit d’espoir.
Comment puis-je la consoler?
LE COMTE DE LEICESTER
Dites-lui que je l’aime.
MORTIMER
Vous lui direz vous-même.
Je suis son sauveteur
Et non votre messager.
Il sort.
SCÈNE 9
Elisabeth, Leicester.
LA REINE ELISABETH
Qui était là?
J’ai entendu quelqu’un parler.
LE COMTE DE LEICESTER, se tournant brusquement, troublé
C’était le jeune Mortimer.
LA REINE ELISABETH
Qu’avez-vous milord?
Vous semblez troublé.
(Il soupire.)
Pourquoi ce soupir?
LE COMTE DE LEICESTER
Je te regarde
Et je sais que je vais te perdre.
LA REINE ELISABETH
Moi? Me perdre?
LE COMTE DE LEICESTER
Dans les bras
De ton nouvel amant
De ton nouvel époux
Tu m’oublieras.
Personne au monde
Ne t’aime plus que moi.
LA REINE ELISABETH
Plains-moi, Dudley
Au lieu de me faire des reproches.
Je dois agir contre mon gré.
Et pourtant!
Mon cœur aurait fait un tout autre choix.
J’envie les femmes
Qui peuvent élire
Ceux qu’elles aiment.
Le bonheur de mettre ma couronne
Sur la tête de l’homme que j’aime
M’est interdit.
Il n’y a que Marie Stuart
Qui se le permette.
Elle se permet tout.
Elle boit jusqu’au fond
L’ivresse de tous les plaisirs.
LE COMTE DE LEICESTER
Mais maintenant, elle boit
L’amertume de la souffrance.
LA REINE ELISABETH
Sa vie était facile
La mienne, ardue.
Je me suis soumise
Au fardeau de l’existence
À la rigidité
Que ma condition m’impose.
J’aurais aimé moi aussi
Connaître les plaisirs
Et la jouissance.
Mon devoir était
De me consacrer à ma tâche:
Gouverner.
Elle a connu la faveur des hommes
Parce qu’elle a choisi
De n’être qu’une femme.
Tous, jeune et vieux, l’ont aimée.
Ainsi sont les hommes
Ils ne recherchent que leur plaisir
Rien d’autre ne compte
Que l’insouciance
Que la joie,
Que la jouissance.
Talbot lui-même
N’a-t-il pas rajeuni
Lorsqu’il a parlé d’elle?
Qu’avez-vous tous?
Quels sont ces charmes?
De quoi est faite sa beauté?
Comment savoir?
Les portraits embellissent.
les descriptions mentent.
Seuls les yeux
Disent la vérité.
Pourquoi me regardes-tu ainsi?
LE COMTE DE LEICESTER
Je vous vois côte à côte.
Je vous compare.
Si le hasard pouvait vous placer
L’une en face de l’autre
Quelle humiliation ce serait pour elle!
Elle verrait l’ascendance de ton être
Et l’infini que tu portes!
LA REINE ELISABETH, avec négligence
L’univers en entier
Conspire pour que je la voie!
(Fragile:)
On la dit jeune.
LE COMTE DE LEICESTER
La souffrance l’a beaucoup vieillie.
Elle demande
La faveur d’une rencontre.
Accorde-la lui
Comme un châtiment.
L’échafaud ne sera rien pour elle
Quand elle te verra
Dans toute ta puissance.
Elle comprendra sa déchéance
Comme moi-même
J’ai entrevu la mienne
Dès que je t’ai aperçue
Sur le seuil de cette porte
Comme un rayon de lumière.
Maintenant, telle que je te vois
Tu ne saurais trouver
Une heure plus favorable
Pour oser le face à face.
LA REINE ELISABETH
Maintenant?
Non, non, pas maintenant Dudley.
Il faut y réfléchir.
Il faut qu’avec Burleigh…
LE COMTE DE LEICESTER, interrompant vivement
Encore la politique!
Burleigh? Les hommes d’État
Ne pensent-ils donc qu’à leurs intérêts?
La femme que tu es
N’a-t-elle pas des droits?
N’es-tu pas ton propre tribunal?
Tous réclament que tu la voies!
Tous en appellent à ta générosité.
Ensuite, tu feras d’elle
Ce que tu voudras.
LA REINE ELISABETH
Il serait indécent
De me rendre chez ma sœur.
Elle est démunie.
On lui aurait retiré
Tout ce qui lui appartenait de royal.
On dira que j’ai fait exprès.
LE COMTE DE LEICESTER
Pourquoi aller chez elle?
Vois: le hasard veut qu’aujourd’hui
Il y ait chasse à courre.
Nous devons emprunter
Le chemin de Fotheringhay.
La Stuart sera dans le parc.
Tu y entres.
Par hasard.
Rien n’a été prémédité.
Tu n’as même pas à lui parler.
LA REINE ELISABETH
C’est une folie,
Mais c’est la vôtre
Comte de Leicester.
Comment vous la refuser?
Vous êtes, de tous mes sujets
Celui à qui j’ai fait
Le plus de mal aujourd’hui.
Le regardant avec tendresse:
Je vous accorde ce caprice.
Voilà ce qu’est l’amour:
Permettre
Ce qu’en principe
On devrait refuser!
Leicester se jette à ses pieds. Rideau.
ACTE III
Un parc. Au fond, une vaste perspective.
SCÈNE 1.
MARIE STUART, sort de la prison, en courant. HANNA KENNEDY la suit, péniblement.
HANNA KENNEDY
Attends-moi!
Ma foi tu as des ailes.
Comment te suivre!
MARIE STUART
Je veux jouir
De ma liberté
Laisse-moi être une enfant.
Sois-le avec moi!
Finie la prison!
Finis le malheur
Et l’obscurité!
Laisse-moi boire cet air
À grandes gorgées
Pleines de soif!
HANNA KENNEDY
Ô ma Marie
Ton cachot n’a fait
Que s’agrandir un peu.
Ce parc est entouré de murs.
MARIE STUART
Je veux me rêver
Libre et heureuse
Ne m’enlève pas
Mes illusions
Le ciel m’englobe
Céleste, Vaste!
Vaste!
Je n’ai pas de chaînes
Je vais où je veux
Dans l’espace infini.
Des montagnes à l’horizon
Marquent le commencement
De mon royaume.
Par là-bas
Plus au sud
Ces nuages surplombent
L’océan qui nous sépare
De la France!
Aériennes moissons
Soyez mes messagères
Moi qu’on garde en prion
Dans un trou sous la terre.
HANNA KENNEDY
Ah, pauvre toi!
Si tu te voyais!
Ce peu de liberté
Te porte à délirer:
Voilà que tu parles aux nuages!
MARIE STUART
Là-bas, un pêcheur
Dans sa barque!
Une planche misérable
Qui me mènerait
Là où j’ai des alliés…
Cet homme vit de peu -
S’il savait
Tous les trésors
Que je pourrais lui offrir
Pourvu qu’il m’embarque avec lui!
HANNA KENNEDY
Illusion!
Tu vois bien que partout
Des gardiens nous surveillent.
L’ordre a été donné
D’éloigner de nous
Quiconque pouvait
Nous témoigner de l’amitié.
MARIE STUART
Non Hanna
Ce n’est pas par hasard
Que les portes de mon cachot
Se sont ouvertes.
Patience,
Je suis à deux pas
D’un plus grand bonheur encore.
Tout ceci est dicté
Par la main de l’amour,
Celui qu’a pour moi
Le puissant comte de Leicester.
On veut me préparer
Par étapes
À l’arrivée de celui
Qui va me libérer
Pour toujours.
HANNA KENNEDY
Ah je ne peux y croire!
Hier encore
On te condamne à mort
Et aujourd’hui brusquement
On te libère.
Hélas je sais
Qu’on détache les condamnés
Avant de les envoyer
Dans l’autre monde.
MARIE STUART
Écoute, là-bas: le cor!
L’entends-tu qui résonne?
Ah que de souvenirs!
C’est ma jeunesse entière
Que j’entends retentir
Dans ces accords si fiers
Au beau milieu des prés
Où j’allais à cheval
Autrefois m’enivrer
D’un bonheur triomphal!
SCÈNE 2
Entre Sir Paulet.
SIR PAULET
Alors, milady?
Tout ceci
Est-il conforme
À vos désirs?
Il faut m’en remercier.
MARIE STUART
Comment milord?
C’est grâce à vous
Qu’on m’accorde cette faveur?
Vous?
SIR PAULET
Qui d’autre!
Je suis allé à la cour,
J’ai remis votre lettre.
MARIE STUART
Vraiment?
Vous avez fait cela?
Et cette liberté
Dont je jouis maintenant
En est la conséquence?
SIR PAULET, avec une quasi-certitude
Et ce n’est la seule.
Attendez-vous
À une plus grande joie encore.
MARIE STUART
Plus grande, milord?
Que dois-je comprendre?
SIR PAULET
Vous avez entendu
L’appel du cor?
MARIE STUART, reculant avec appréhension
Vous m’effrayez...
SIR PAULET
La reine chasse
Non loin d’ici.
MARIE STUART
Quoi?
SIR PAULET
Dans un instant,
Elle sera devant vous.
HANNA KENNEDY, supportant Marie qui chancelle
Allons…
Comme tu es pâle!
SIR PAULET
N’est-ce pas
Ce que vous souhaitiez?
Votre vœu se réalise
Plus rapidement
Que vous ne l’espériez.
Vous qui d’habitude
Avez la répartie facile,
Quoi? Pas un mot?
C’est le moment de parler.
MARIE STUART
Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue?
Je ne suis pas prête.
Ce qui était mon vœu le plus cher
Me paraît à présent
Une chose effrayante.
Hanna, rentrons,
Que je puisse me ressaisir
Que je puisse…
SIR PAULET
Restez.
Il faut que vous l’attendiez.
Il est naturel que vous ayez peur
Car elle est votre juge.
MARIE STUART
Mais il y a davantage
Qui m’effraie.
SCÈNE 3
TALBOT, et les précédents.
MARIE STUART
Noble Shrewsbury
Je ne veux pas la voir.
Sauvez-moi,
Sauvez-moi.
GEORGE TALBOT
Calmez-vous, reine.
Rassemblez vos forces
L’heure est décisive.
MARIE STUART
Voilà des ans
Que j’espère cette rencontre
Que je note par écrit
Chaque geste
Qui peut l’émouvoir
Chaque parole
Qui peut la convaincre
Et j’ai tout oublié.
Il n’y a plus rien dans ma tête
Plus de vie
Que la souffrance
Qu’elle m’inflige
Et que la haine.
Toute bonnes pensées
Que j’avais
Se sont enfuies.
Je ne ressens plus qu’un mépris
Qui me brûle le cœur.
La fureur s’éveille en moi
Et dresse mes cheveux
Comme des serpents.
GEORGE TALBOT
Domptez votre colère
Il ne résulte rien de bon
Quand la haine
Se heurte à la haine.
Luttez contre vos impulsions
Obéissez à la nécessité
Du moment.
Elle est la puissance:
Faites-vous humble.
MARIE STUART
Devant elle?
Jamais!
GEORGE TALBOT
Il le faut.
Du calme.
De l’humilité.
Invoquez sa générosité.
Pas d’arrogance!
Aucune allusion à vos droits.
Ce n’est pas le moment.
MARIE STUART
Ah! J’ai réclamé ma perte!
Catastrophe! On m’exauce!
Cette rencontre
N’aurait jamais dû
Avoir lieu.
Jamais jamais!
Rien de bon
n’en sortira.
Elle m’a trop cruellement
Fait souffrir.
Pensez-vous que l’eau
Et le feu
Puissent s’accorder?
Jamais il n’y aura
De réconciliation
Entre nous.
GEORGE TALBOT
Ce face à face
Est indispensable.
Je sais que votre lettre
L’a émue.
Elle était touchée
Jusqu’aux larmes.
Ayez confiance.
Je suis venu exprès
Pour vous rassurer.
MARIE STUART, lui prenant la main
Ah, Talbot!
Vous êtes un ami.
Pourquoi ne suis-je pas restée
Sous votre garde?
On me maltraite
Vous savez.
GEORGE TALBOT
Pour l’instant
Oubliez tout.
Pensez seulement
À l’accueillir avec humilité.
MARIE STUART
Est-ce que le sombre Burleigh
Est avec elle?
GEORGE TALBOT
Seul le comte de Leicester
L’accompagne.
MARIE STUART
Le comte de Leicester?
GEORGE TALBOT
N’ayez pas peur de lui.
Il ne veut pas vous nuire.
Cette rencontre
Est son œuvre.
SIR PAULET
La reine.
Tous s’écartent, sauf Marie qui reste, soutenue par Hanna Kennedy.
SCÈNE 4
Les précédents, la reine Elisabeth, le comte de Leicester.
LA REINE ELISABETH
Quel est ce domaine?
LE COMTE DE LEICESTER
Le château de Fotheringhay.
LA REINE ELISABETH, à Talbot
Qu’on renvoie notre cortège à Londres.
Le peuple est attroupé
Dans les rues.
J’éviterai la foule
En m’attardant dans ce coin tranquille.
(Elle regarde fixement Marie Stuart mais continue de parler à Leicester.)
Mon peuple m’aime trop.
Face à l’adoration
Qu’il me témoigne
Je ressens
Ce que Dieu doit ressentir.
Et quiconque se sent Dieu
Ne se sent pas humain.
MARIE STUART, qui, pendant ce temps, s’appuyait, presque évanouie, sur sa nourrice, se redresse et regarde dans les yeux Elisabeth; elle frissonne et se jette de nouveau dans les bras de sa nourrice.
Dieu!
Quelle froideur!
LA REINE ELISABETH
Qui est cette femme?
Silence général.
LE COMTE DE LEICESTER
Majesté… vous êtes à Fotheringhay.
LA REINE ELISABETH
À qui dois-je m’en prendre?
LE COMTE DE LEICESTER
Nous ne pouvons pas reculer.
Marie se ressaisit, et fait quelques pas vers Elisabeth. Mais elle frissonne à mi-chemin, et ses gestes expriment un grand combat intérieur.
LA REINE ELISABETH
Quoi, milords?
On m’avait parlé
D’une femme
Profondément accablée.
Je ne vois là
Qu’une femme fière
Que le malheur
N’a pas cassée.
MARIE STUART
Soit.
Je veux bien endurer cela,
Passer outre
Ma noblesse
Et ma fierté.
Oublions qui je suis.
Elle tombe à genoux devant la reine.
Soyez généreuse
Ma sœur,
Ne me laissez pas comme un chien
À vos pieds.
Tendez-moi votre main
Votre main royale
Redressez votre sœur
Prostrée dans la poussière.
LA REINE ELISABETH, reculant
Vous êtes là
Cousine
Où il vous convient d’être.
Et je remercie Dieu
De ne pas m’écraser
À vos pieds
Comme vous vous écrasez
En ce moment
Aux miens.
MARIE STUART, avec une émotion très forte
Songez au peu que nous sommes.
L’orgueil peut être puni.
Craignez qu’on ne vous fasse
Payer votre arrogance
Comme on m’a fait
Payer la mienne.
Au nom de ceux
Qui nous jugeront
Dans un autre monde
Soyez grande pour vous
En moi.
Ne profanez pas
Le sang des Tudor.
Il coule dans mes veines
Comme il coule
Dans les vôtres.
Pour l’amour de Dieu
Ne restez pas là
Abrupte comme le roc
Insensible
Au désespoir
De la naufragée.
Tout en moi-même
Ma vie
Mon destin
Dépend de mes mots,
De mes larmes.
Touchez mon cœur
Que je puisse
Toucher le vôtre.
LA REINE ELISABETH
Qu’avez-vous à dire
Marie Stuart?
Vous vouliez me parler?
MARIE STUART
Par où commencer?
Quels mots employer!
User de quel tact?
Comment vous atteindre
Sans vous offenser?
Je voudrais plaider ma cause
Mais pour cela
Je n’ai que les mots
De l’accusation.
Vous avez été injuste
De me traiter
Comme vous l’avez fait
Car, comme vous,
Je suis reine
Et vous m’avez mise en prison.
J’étais venue
Pour demander
Votre secours
Et vousSans égard aux lois
De l’hospitalité
Et de la dignité humaine
Vous m’avez jetée
Dans un trou.
J’ai été séparée
De mes amis,
De mes serviteurs,
De mes effets personnels.
On m’a fait comparaître
Devant un tribunal
Qui m’a insultée
Mais
Mais ne parlons pas de ça.
Que l’oubli enfouisse
La cruauté
Dans un voile éternel.
Mettons la souffrance
Sur le compte du destin
Ni vous ni moi
Nous n’y étions pour rien.
Le démon est sorti
De son enfer
Pour s’incarner dans nos cœurs
Et allumer la haine.
L’enthousiasme
De nos convictions
A dressé entre nous
Une armée d’hommes méchants
Dont nous nous serions passé.
Malheur!
Il est dans le destin des rois
De déchirer le monde
Et de semer la discorde
Par leur haine.
Mais en ce moment
Aucun peuple
Ne parle en notre nom.
LA REINE ELISABETH
N’accusez pas le destin
Mais plutôt
La noirceur de votre âme
Et l’ambition sauvage
De votre famille.
Marie Stuart s’approche d’Elisabeth.
MARIE STUART
Nous sommes seuls
Face à face
À présent
Sœur
C’est à vous de parler.
Dites-moi mes torts
Je les reconnaîtrez.
LA REINE ELISABETH
Rien d’hostile
Ne s’était encore
Produit entre nous
Quand votre oncle
Ce catholique orgueilleux
Assoiffé de pouvoir
M’a déclaré la guerre.
Il vous a inspiré la folie
De m’arracher le trône
Et vous avez juré ma perte
Afin de vous emparer
De mes titres.
Qui n’a pas été
Dressé contre moi?
Le clergé, le peuple
Et leur hypocrite dévotion
Cette arme redoutable
Qui a attisé
La rébellion
Dans la quiétude
De mon royaume.
Mais Dieu est avec moi
Et ce vaniteux prélat
A été vaincu.
Vous vouliez ma tête?
C’est la vôtre qui tombe.
MARIE STUART
Pourquoi ne pas m’avoir
Accordé un entretien plus tôt
Alors que je l’implorais
Si violemment?
Jamais les choses
En seraient venues
Où elles en sont.
Nous ne serions pas là
Interdites l’une à l’autre.
Fallait-il cette triste rencontre?
LA REINE ELISABETH
En vouant faire la paix
Avec ses ennemis
Votre famille
Et votre Église
Ont permis
Lors de la nuit
De la Sain-Barthélémy
L’horreur du massacre
Des protestants.
Que cela me serve de leçon.
Qu’ai-je à faire
Des liens du sang
Et du droit des peuples?
Si je permettais
Votre libération
Moi, une reine protestante
Au nom de quel principe sacré
Me donneriez-vous l’assurance
De votre bonne foi?
Ma force politique
Est ma seule sécurité.
Je ne réchauffe pas
Sur mon sein
Des vipères
Qui veulent me piquer.
MARIE STUART
Encore ces affreux soupçons!
Vous m’avez toujours vue
Comme une ennemie
Une étrangère.
Si vous m’aviez reconnue
Comme héritière légitime
Conformément à mes droits
Vous auriez découvert en moi
L’amour et la loyauté
D’une parente dévouée.
LA REINE ELISABETH
C’est hors de ce pays
Que sont vos parents
Et amis,
Lady Stuart.
Vous, mon héritière?
Mensonge! Artifice! Piège!
Jamais, moi vivante
Vous ne gagnerez mon peuple.
Jamais, moi vivante
Vous n’arriverez
À embrigader
La noble jeunesse
De ce pays.
Jamais, moi vivante
Vous ne brillerez
Comme le soleil levant
Jamais, moi…
MARIE STUART
Régnez en paix!
Je renonce à mes prétentions
Sur ce royaume.
Devant tant de haine
L’idée de grandeur
N’a plus d’attrait.
Vous avez atteint votre but.
Je ne suis plus
Que l’ombre de Marie Stuart
Repliée dans la puanteur
De mon cachot.
Vous m’avez fait
Le plus grand mal
Le plus irréparable des torts:
Vous avez brisé
La jeunesse
De ma vie.
Finissons-en
Ma sœur.
Dites les mots
Pour lesquels
Vous vous êtes déplacée
Sans quoi
Ce serait de la méchanceté
De vous moquer
Aussi cruellement de moi.
Dites:
«Vous êtes libre
Marie Stuart!
Vous avez vu ma puissance,
Honorez maintenant
Mas miséricorde.»
Dites-le!
Je veux recevoir
La vie et la liberté
Comme un présent
De votre main.
Un seul mot
Peut tout effacer.
Prononcez-le
Sans attendre.
Mais malheur à vous
Si vous refusez
De le dire
Et si vous quittez ce lieu
En malfaiteur.
Car en dépit
De vos richesses
Et de vos terres
Protégées par la mer
J’aurais honte
D’être devant vous
Ma sœur,
Comme vous êtes
En ce moment
Devant moi.
LA REINE ELISABETH
Vous vous reconnaissez
Enfin vaincue?
Finies les intrigues?
Finis les complots?
Finis les crimes?
Fini, oui,
Lady Stuart.
Vous n’avez plus d’alliés
Le monde a d’autres soucis.
MARIE STUART, éclatant, hors d’elle
Oh Dieu!
Je ne sais pas
Ce qui me retient…
LA REINE ELISABETH, avec un regard fier et méprisant
C’est donc ça, Leicester
Les charmes
De Marie Stuart?
Les charmes qu’aucun homme
Ne eut vaincre?
Il est facile
De se faire aduler par tous:
On a qu’à se donner à tous.
MARIE STUART
Assez!
LA REINE ELISABETH, avec un rire insultant
Tiens!
C’est maintenant
Qu’on voit votre vrai visage!
Avant,
Ce n’était qu’un masque!
MARIE STUART, brûlante de colère, mais avec noblesse et dignité
J’ai commis
Comme chaque être humain
Des erreurs de jeunesse.
Je me suis noyée
Dans trop de faste
Et trop de puissance,
C’est vrai.
Mais je n’ai jamais fait de mystère
Je n’ai pas vécu
Sous de fausses apparences.
Ce qu’il y a de pire en moi
Le monde le connaît
Et je sais que je vaux plus.
Malheur à vous cependant
Le jour où l’on découvrira
Que sous votre manteau hypocrite
Se cachent
Vos appétits
De chienne en chaleur.
Ce n’est pas la vertu
Que votre mère vous a léguée
Et on sait pourquoi
Elle est montée sur l’échafaud -
GEORGE TALBOT, intervenant entre les deux reines
Dieu du ciel!
Fallait-il qu’on en arrive là?
Que faites-vous
De la modération?
MARIE STUART
Modération?
J’ai enduré
Tout ce qu’un être humain
Est capable d’endurer.
Assez de cette résignation!
Voilà ce que j’en fais
De la modération!
Au diable la soumission!
Je me moque de mes chaînes
Je me moque de l’enfer.
Il faut que ma colère éclate!
GEORGE TALBOT
Oh, elle ne se contient plus!
Il faut lui pardonner
Elle ne sait pas
Ce qu’elle dit.
Elisabeth, muette par la colère, lance des regards furieux vers Marie.
LE COMTE DE LEICESTER, extrêmement troublé, essayant d’entraîner Elisabeth
N’écoute pas
La fureur de cette femme.
Viens, suis-moi.
Partons d’ici.
MARIE STUART
Le trône d’Angleterre
Est déshonoré
Par une bâtarde!
Honte aux Anglais!
Ils se sont fait leurrer
Par une menteuse!
Si le droit régnait
C’est toi qui serais
À mes pieds
Car c’est moi
Qui suis ton roi!
Elisabeth part rapidement. Les lords la suivent, plongés dans une grande consternation.
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7190275 - Post. 18-03-30 - 15:40:12 - Marie Stuart
© Photo Mausolée de Marie Stuart à Westminster Abbey - Kim Traynor - https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1344.html
Remerciement: Marianne Boudreau, Bibliothèque de l'École Nationale de Théâtre du Canada.
MARIE STUART
Pièce en cinq actes (1800)
de FRIEDICH von SCHILLER
Texte français de Normand Chaurette (1995)
d’après une traduction littérale de Marie-Élisabeth Morf
PERSONNAGES, par ordre d'entrée :
HANNA KENNEDY, nourrice de la reine d'Écosse
SIR AMIAS PAULET, gardien de prison
MARIE STUART, reine d'Écosse, prisonnière en Angleterre
MORTIMER, neveu de Paulet
WILHEM CECIL, baron de BURLEIGH, Grand-Trésorier d'Angleterre
SIR WILLIAM DAVISON, secrétaire de la reine d'Angleterre
LE COMTE DE KENT
ELISABETH, reine d'Angleterre
LE COMTE DE BELLIÈVRE, ambassadeur de France
GEORGE TALBOT, comte de Shresbury
ROBERT DUDLEY, comte de Leicester
MARGARETHE KURL*, femme de chambre de Marie Stuart
La scène se passe en Angleterre en 1587
*Endosse aussi les répliques de MELVIL dans cette version pour la scène
ACTE I
Au château de Fotheringhay
SCÈNE 1
Hanna Kennedy, nourrice de la reine d’Écosse, est en pleine dispute avec Sir Paulet.
HANNA KENNEDY
Arrêtez!
Qu’emportez-vous encore?
SIR PAULET
D’où sort ce bijou?
J’ai beau la dépouiller
De tout ce qu’elle possède
Et qu’est-ce que je trouve?
Encore des objets précieux
Encore des trésors
Encore des cachettes!
HANNA KENNEDY
Vous n’avez pas le droit.
Vous violez son intimité.
SIR PAULET
C’est ce que je dois faire.
HANNA KENNEDY
Des papiers sans valeur
Des brouillons
Écrits dans ses moments de désespoir
Pour oublier le temps.
SIR PAULET
Au contraire!
Le temps lui manque
Pour raffiner ses complots.
HANNA KENNEDY
Des brouillons
Écrits en français.
SIR PAULET
Vous voyez bien!
La langue de nos ennemis.
HANNA KENNEDY
Elle écrivait une lettre
À la reine d’Angleterre.
SIR PAULET
J’irai lui porter moi-même.
Et je garde ce bijou.
HANNA KENNEDY
Vous insultez!
Vous abaissez!
SIR PAULET
Tant qu’elle possédera quelque chose
Elle pourra nuire.
N’importe quel objet
Est un couteau entre ses mains.
HANNA KENNEDY
Vous lui avez tout enlevé.
Regardez ces murs dépouillés
Ce plancher vulgaire
On a du mal à croire
Qu’une reine habite ici.
Que dire de la vaisselle
Dans laquelle
Vous lui servez sa nourriture?
Des bols d’étain grossier
Qui donnent mal au cœur.
SIR PAULET
C’est ainsi qu’elle traitait
Son mari en Écosse
Pendant qu’elle et son amant
Se vautraient dans de l’or.
HANNA KENNEDY
Vous lui avez tout pris
Tout! Tout!
Même son miroir.
SIR PAULET
Le simple fait
De se regarder
Lui redonnerait
Espoir et assurance.
HANNA KENNEDY
Même son miroir!
Et vous lui avez pris ses livres.
SIR PAULET
Sauf la Bible.
Pour racheter ses fautes.
HANNA KENNEDY
Quel destin
Pour une femme
Qui a grandi
Dans l’éclat
De la cour des Médicis!
Vous lui avez enlevé le pouvoir
Ça ne vous suffit pas?
Il est facile de se résigner
Devant les grandes épreuves.
Mais on souffre
D’être privé
Des petites choses
Qui font la vie.
SIR PAULET
Qu’elle sache à présent
Ce qu’est l’humilité.
HANNA KENNEDY
Quelles que soient les erreurs
Commises dans sa jeunesse
Cela ne regarde que sa conscience
Et son propre cœur.
Personne en Angleterre
N’a le droit de la juger.
SIR PAULET
Elle sera jugée ici
Car c’est ici
Qu’elle est coupable.
HANNA KENNEDY
Grands dieux!
Mais coupable de quoi?
SIR PAULET
D’avoir poussé le peuple
Au bord de la guerre civile.
D’avoir encouragé
Des passions
Contre la religion d’État
Instaurée par la reine d’Angleterre,
D’avoir armé contre elle
Des traîtres
Et des assassins.
Elle dresse les hommes
De ce pays
Les uns contre les autres
Les rassemble
Dans la mort
Et rien ne pourra l’arrêter
Tant que nous ne verrons pas
Couler son sang à elle.
L’horreur a commencé le jour
Où cette nouvelle Hélène
A foulé le sol hospitalier
De l’Angleterre.
HANNA KENNEDY
L’hospitalité de l’Angleterre!
Ce jour-là elle a foulé
Le sol de son malheur
Alors qu’en exilée
Elle venait
Chercher du secours
Auprès de sa famille.
Elle n’a trouvé que du mépris
Et la prison!
En dépit de ses droits
En dépit de son rang.
On l’a jetée dans un trou
Pour y enfouir
Ses plus belles années.
On l’a fait comparaître
À la barre d’un tribunal.
On l’a accusée
Comme une criminelle d’État.
On la diminue.
On la salit.
Voilà l’hospitalité
De l’Angleterre.
SIR PAULET
Elle est venue dans ce pays
Comme une meurtrière
Jetée dehors par son peuple
Déchue du trône
Sur lequel elle a commis
Des crimes abominables
Au nom de la religion catholique.
En refusant de signer
Le traité d’Edimbourg
Elle a choisi cette prison.
Du fond de son cachot
Elle espère conquérir l’Angleterre.
Elle ne fait confiance
Qu’aux intrigues
Aux complots
Et aux manigances.
HANNA KENNEDY
Vous en dites beaucoup de mal.
Non content de l’emmurer vivante
Vous l’avez dépouillée
De ses rêves.
À quand remonte le jour
Où elle a vu autre chose
Que le visage sinistre
De son gardien?
N’est-ce pas votre neveu
Que vous avez engagé
Pour la surveiller?
Il est dur
Insensible.
Comme s’il fallait ajouter
De nouveaux barreaux
À sa captivité.
SIR PAULET
Ils ne seront jamais
Assez nombreux.
J’aimerais mieux
Monter la garde
À la porte de l’enfer
Que d’être responsable
De cette femme.
Pendant que je dors.
Est-ce que je sais
Si les barreaux
Ne seront pas limés
Si la solidité de ces murs
Ne sera pas ébranlée
Si le sol
Ne sera pas creusé
Pour donner passage
À la trahison?
Je vis dans l’effroi
Je n’ose plus fermer l’œil
J’erre la nuit comme un égaré
À l’affût de la moindre faille.
J’examine les serrures
Et j’anticipe
L’apparition de l’aube
Persuadé que tout
Ce qui m’effraie
Peut se réaliser.
HANNA KENNEDY
La voilà qui arrive.
SIR PAULET
L’orgueil
Et la jouissance
Du monde
Dans son cœur.
SCÈNE 2
Marie entre.
HANNA KENNEDY, allant vers elle
Reine!
On nous amoindrit!
Chaque nouvelle journée
Jette de nouvelles injures
Sur nos têtes.
MARIE STUART
Dis-moi calmement
Qu’est-il encore arrivé?
HANNA KENNEDY
Regarde:
Tes lettres
Et ce bijou que nous avions réussi
À dissimuler avec tant de peine
Sont entre leurs mains.
Il ne nous reste plus rien.
On nous a tout volé.
MARIE STUART
Calme-toi, Hanna.
Ces choses-là ne font pas une reine.
On peut nous maltraiter
Mais pas nous abaisser.
En ce pays d’épreuves
Apprends qu’il faut tout endurer.
À Paulet:
Vous avez pris de force
Ce que j’allais
Vous remettre aujourd’hui.
Il y a dans ces papiers
Une lettre adressée
À la reine d’Angleterre,
Ma sœur par alliance.
Jurez-moi de la lui porter
Vous-même
En mains propres
Et non par l’intermédiaire
De l’hypocrite Burleigh.
SIR PAULET
Je dois d’abord y réfléchir.
MARIE STUART
Sachez que je la supplie
Elle que je n’ai encore jamais vue,
De m’accorder
La faveur d’un entretien.
On m’a fait comparaître
Devant un tribunal
Formé d’hommes
Absents de tous sentiments
Et je n’ai pas pu m’y reconnaître.
Elisabeth est de ma race
De mon sexe
Et de mon sang.
Parce qu’elle est femme
Et que nous sommes sœurs
C’est à elle seule
Que je veux me confier.
SIR PAULET
Plus d’une fois
Vous avez confié
Votre destin et votre cœur
À des hommes.
MARIE STUART
J’ai une deuxième requête
Depuis que je suis prisonnière
Je n’ai pas encore eu
Le réconfort de l’Église.
Celle qui m’a pris
Ma couronne et ma liberté
Et qui menace même
De me prendre la vie
Aurait-elle la cruauté
De me le refuser?
SIR PAULET
À l’heure que vous voudrez,
Le pasteur…
MARIE STUART, l’interrompant vivement
Qui vous parle de «pasteur»?
Je veux un prêtre
De ma propre religion.
Je veux aussi qu’on m’envoie
Le notaire et ses adjoints
Afin qu’ils prennent par écrit
Mes dernières volontés.
L’épuisement sans fin
Et la misère de cette prison
Se nourrissent de mon corps.
Mes jours sont comptés
Je le sais
Et je me considère
Comme une mourante.
Je veux faire mon testament.
Je veux disposer
De ce qui est à moi.
SIR PAULET
C’est votre droit.
La reine d’Angleterre
Ne compte pas s’enrichir
De ce qui est aux autres.
Il amorce une sortie.
MARIE STUART
Vous partez?
Encore une fois
Vous me laissez
Dans l’ignorance!
Je suis séparée
Isolée
Du monde entier.
Aucune nouvelle
Ne parvient
Jusqu’à l’intérieur
De ces murs.
Un long mois s’est écoulé
Depuis que les quarante-deux commissaires
M’ont emprisonnée dans ce cahot
Avec une urgence inexplicable
Une rapidité déconcertante.
Ils sont venus comme des fantômes
Sont repartis comme des fantômes
Et, depuis,
Tout n’est qu’un épouvantable silence.
Je cherche en vain
À lire dans vos yeux
Si mon innocence existe
S’il me reste des alliés.
Rompez ce silence
Dites-moi
Une fois pour toutes
Ce que je dois craindre
Ou ce que je peux espérer.
SIR PAULET, après un silence
C’est avec le ciel
Qu’il faut régler vos comptes.
MARIE STUART
C’est de vous
Et de mes juges terrestres
Que j’exige la justice.
SIR PAULET
On vous jugera
N’en doutez pas.
MARIE STUART
Qu’en est-il de mon procès?
SIR PAULET
Je ne sais pas.
MARIE STUART
Suis-je condamnée?
SIR PAULET
Je ne sais rien.
MARIE STUART
L’Angleterre est un pays
Où tout va très vite.
Qui me tuera d’abord?
Les juges
Ou un assassin?
Je me prépare à tout
Croyez-le.
Et je sais jusqu’où
Peut aller
La reine d’Angleterre.
SIR PAULET
Les souverains de l’Angleterre
Sont soumis à l’État
Et à leur Parlement.
La décision des juges
S’accomplit aux yeux du monde.
SCÈNE 3
Les précédents; Mortimer, neveu de Paulet, qui entre sans faire attention à la reine.
MORTIMER
On vous demande, mon oncle.
Il sort comme il est entré. La reine réagit avec indignation et se tourne vers Paulet, qui veut suivre Mortimer.
MARIE STUART
Un dernier point, milord.
En raison du respect
Que j’ai pour vous
Je peux supporter
Tout ce que vous devez me dire.
Mais qu’on m’épargne
La vue de ce garçon
Dont le comportement m’insulte.
SIR PAULET
Ce qui vous le rend odieux
Fait pour moi toute sa valeur.
Voilà enfin quelqu’un
Capable de se tenir
Il ne risque pas de fondre
devant vos larmes.
Il a été formé
Par de fructueux voyages
Et nous revient de Paris et de Reims
Pour nous servir loyalement.
Auprès de lui,
Vos manigances sont inutiles.
Il sort.
SCÈNE 4
HANNA KENNEDY
Quelle insolence!
Te parler de cette façon!
MARIE STUART, perdue dans ses réflexions
À l’époque
Où tout n’était que splendeur
Nous écoutions avec complaisance
N’importe quelle flatterie.
À présent, il est juste
Ma pauvre Kennedy
Que nous prêtions l’oreille
À la voix austère
De leurs accusations.
HANNA KENNEDY
Quoi?
Serais-tu donc
À ce point résignée?
Toi, si légère autrefois?
Toi qui me reprochais
D’être sérieuse
Alors que je te blâmais
D’être insouciante?
MARIE STUART
Toujours je vois le spectre
Du roi Darnley
Mon époux
Encore mouillé de sang
Qui sort de son tombeau.
Jamais la paix
Ne sera possible
Entre lui et moi
Tant que mes souffrances
N’égaleront pas les siennes.
HANNA KENNEDY
Quelle étrange pensée!
MARIE STUART
Tu oublies, Hanna
Ce que ma mémoire
Ne peut effacer.
C’est aujourd’hui l’anniversaire
De ce terrible meurtre.
HANNA KENNEDY
Célébrons-le
En congédiant le fantôme
Dans la paix pour toujours.
Quant à toi
Tes regrets depuis tant d’années
Et le souvenir effrayant
De ta faute
Sont bien la preuve
Aux yeux du ciel
Que tu es pardonnée.
MARIE STUART
Ma faute paraît
Toujours aussi récente
Quand je vois ainsi
Le sang couler
Des veines de mon époux
Dans la tombe ouverte.
Dieu lui-même refuserait
D’aller prier sur ce tombeau.
HANNA KENNEDY
Ce n’est pas toi
Qui l’as assassiné
Ce sont les autres.
MARIE STUART
Je connaissais leur plan
Et je leur ai donné mon aide
J’ai charmé mon époux
Pour mieux l’attirer
Dans la mort.
HANNA KENNEDY
Comment t’en tenir responsable?
Tu étais si jeune!
MARIE STUART
Si jeune, oui!
Pour tenir des comptes
Avec le remords.
HANNA KENNEDY
Tu as tiré
De l’obscurité
Un homme qui n’était rien.
Par la seule force de ton amour
Tu l’as conduit dans ton lit
Et de là
Jusqu’au trône d’Écosse.
Tu as partagé généreusement
Avec lui ta couronne.
Comment a-t-il pu oublier
Que sa gloire et son destin
Étaient le résultat
De ton amour?
Il était pourtant
Dans sa nature ingrate
De ne pas le reconnaître.
Il t’a offensée
En te soupçonnant injustement
En médisant contre toi
Et te faisant violence.
Tu ne pouvais plus
Soutenir son regard
Il ne t’inspirait que du mépris
Et tu voulais le fuir.
Qu’a-t-il fait pour te reconquérir?
A-t-il tenté de se faire pardonner?
S’est-il mis à genoux?
S’est-il jeté à tes pieds?
Il a poignardé le musicien Rizzio
Auprès de qui tu te réconfortais.
C’est par le meurtre
Qu’on a puni le meurtrier.
MARIE STUART
Et la victime
Aujourd’hui réclame mon sang.
En voulant me consoler
Tu renforces mon crime.
HANNA KENNEDY
Le jour où tu as permis ce crime
Tu n’étais pas toi-même.
Tu étais ensorcelée
Par le pouvoir abusif
De ton amant Bothwell
Ce maître séducteur.
Il t’avait fait boire
Des philtres destinés
À troubler ton esprit
Comme la magie du diable
L’aurait fait.
MARIE STUART
Il n’y avait pas de magie.
J’ai succombé à la fougue
De cet homme.
HANNA KENNEDY
Il avait convoqué
Tous les damnés de l’enfer
Pour mieux s’emparer
De ta volonté.
Je voulais te raisonner
Mais tu ne m’écoutais plus.
La sagesse, la vertu,
L’honnêteté
Tout cela était devenu
Incompréhensible pour toi.
Il avait anéanti
Tes instincts de pudeur
Et plutôt que l’embarras
Qui te faisait rougir
Je voyais dans tes joues
Un feu qui te ravageait.
Tout entière,
Tu flambais dans le désir.
Qu’était devenu le voile mystérieux
Qui te protégeait?
Il avait fait de toi
Un corps épris du sien
Et tu ressentais le plaisir sensuel
Comme on ressent la gloire.
Tu l’as laissé brandir
L’épée royale d’Écosse
Et parader dans les rues d’Edimbourg.
Sous tes ordres
On a assiégé le Parlement
Ce temple de la justice où,
Encore une fois sous tes ordres,
Les juges ont été forcés
D’innocenter le meurtrier.
Et tu es allée plus loin…
MARIE STUART
Oui! Va jusqu’au bout!
Je lui ai donné ma main
Devant l’autel!
HANNA KENNEDY
O que le silence
Se fasse à jamais
Sur ce mariage
Qui a été ta perte.
Mais tu n’es pas une femme perdue.
Qui mieux que moi
Peut en témoigner?
Je t’ai vue naître
Je t’ai élevée
Je sais de quoi ton cœur est fait
Je connais ta beauté
Ton insouciance naturelle.
Je te le dis:
L’esprit du mal existe
Il peut s’incarner
Dans nos corps
Et laisser
Une blessure éternelle.
Mais courage.
Convoque la paix pour toi-même.
L’Angleterre t’accuse de crimes
Dont tu es innocente.
Ni Elisabeth
Ni son Parlement
Ne sont tes juges.
MARIE STUART
Qui vient?
Mortimer paraît à la porte.
HANNA KENNEDY
Le neveu.
(À Mortimer:)
Entrez.
SCÈNE 5
Les précédents, Mortimer, entrant timidement.
MORTIMER, à la nourrice
Éloignez-vous.
Montez la garde devant la porte.
Je dois parler à la reine.
MARIE STUART
Reste, Hanna.
MORTIMER
N’ayez pas peur.
Vous ignorez qui je suis.
Il lui tend une lettre.
MARIE STUART, parcourt la lettre et recule d'étonnement
Qu’est-ce que c’est?
MORTIMER, à la nourrice
Allez
Veillez à ce que mon oncle
Ne puisse pas nous surprendre.
MARIE STUART, à la nourrice qui hésite et qui la regarde avec perplexité
Va, va.
Fais ce qu’il te dit.
La nourrice sort.
SCÈNE 6
Marie, Mortimer.
MARIE STUART
De mon oncle!
Le cardinal de Lorraine,
De France!
(Lisant:)
«Faites confiance au jeune Mortimer
Mon fidèle messager
Car vous ne trouverez pas
De meilleur ami en Angleterre.»
Elle regarde Mortimer avec étonnement:
Est-ce encore une illusion?
Le monde entier veut ma perte
Et j’aurais, moi, un ami?
L’arrogant neveu de mon geôlier,
Lui qui me persécute…
Vous… un ami?
MORTIMER
Pardonnez mon insolence.
J’ai dû agir ainsi
Contre mon gré
Mais c’était le seul moyen
De vous approcher
Et de vous venir en aide.
MARIE STUART
Vous m’étonnez.
Je ne saurais passer si vite
Du lieu de la détresse
À celui de l’espoir.
Parlez. Parlez-moi.
Prouvez-moi que le bonheur se peut
Que je puisse y croire.
MORTIMER
Le temps presse.
Mon oncle reviendra tout à l’heure
Avec Lord Burleigh.
Avant que vous ne sachiez
La terrible raison de leur visite,
Apprenez de moi
Comment la Providence
Va vous sauver.
MARIE STUART
Dois-je croire à un miracle?
MORTIMER
Permettez d’abord
Que je vous parle de moi.
MARIE STUART
Je vous écoute.
MORTIMER
J’ai vingt ans.
L’on m’a élevé
Selon des principes austères.
Pourtant, ma curiosité
M’a incité à voyager
Hors de notre île
Et j’ai pris congé
De cette terre puritaine
Où rien n’est permis
Afin d’enjamber la France
Et de gagner ce lieu de mes rêves:
L’Italie, dont on me parlait tant!
À cette époque de l’année
Des pèlerins par milliers
Parcouraient les chemins
Comme un long fleuve
Aux eaux vives.
J’empruntai ce courant
Menant à l’embouchure suprême
Et je me retrouvai, moi, au centre
De la plus inimaginable merveille:
Rome!
Oui, moi, reine!
J’ai vu de mes yeux
S’ébranler les splendeurs
J’ai vu venir à moi les colonnes
J’ai vu dans la démesure
Se dresser l’Arc de Triomphe
Et puis le Colisée!
Que de hauteurs
Et que de vertiges
À la vue de ces blocs éternels!
Je ne savais rien de l’Art
Et j’en étais inondé!
Les dogmes de l’Église d’Angleterre
M’avaient appris la haine des icônes
Et le mépris de ces manifestations
D’ardeur si sensuelles,
De ces réjouissances pour l’âme.
Je n’avais jamais prié
Qu’avec des mots rigides,
Comme des ossements sans chair.
Mais là, oui, enfin, oui!
J’avais pénétré dans la nef
D’une église où je sentais tomber
Comme une pluie sur mon corps
Les sons d’une musique céleste.
Croyez-moi
Quand je levai la tête
Vers une statue ciselée dans le marbre
Juste là, au-dessus de moi
Je l’ai vue me tendre les bras
Et m’inviter à gravir le piédestal.
Chaque fresque autour de moi
Se mit à tourner
Comme si j’avais été
Un ange parmi les autres.
J’étais au centre
De toutes les merveilles
Possibles en ce monde.
MARIE STUART
C’est trop! Arrêtez!
Cessez de parler de la vie!
Pitié -
Je suis en prison dans le noir.
MORTIMER
Moi aussi j’étais prisonnier
Mais j’ai libéré mon esprit
J’ai regardé la lumière du jour
Et j’ai juré de m’affranchir
De cette vie
Menée dans l’étroitesse.
Là-bas j’ai rencontré votre oncle
Le Cardinal de Guise.
Un homme! Quel homme! Et tout un!
MARIE STUART
Parlez-moi de lui.
Faites qu’il ne m’ait pas oubliée.
MORTIMER
Il m’a enseigné le danger
Qui nous guette
À force de trop raisonner
Sur l’invisible.
Nous avons des yeux pour voir,
Il en va ainsi de la foi.
Il soutient que l’Église
Doit être visible
Sans quoi l’esprit de vérité
Serait trop abstrait.
Voilà pourquoi
J’ai abjuré
Mes anciennes croyances.
Un jour que j’étais chez lui
J’ai aperçu au mur
Le portrait d’une femme
Et je me suis senti subjugué
Par le charme
Qui s’en dégageait.
J’étais là, debout
Ému jusqu’au fond de mon âme
Incapable de maîtriser
La force de mes sentiments.
Il me dit alors:
«Vous avez raison
De vous émouvoir
Devant ce tableau.
Il n’est pas de plus belle femme
Sur la terre
Mais entre toutes
Elle est la plus malheureuse.
Et c’est chez vous,
En Angleterre,
Qu’elle souffre.»
MARIE STUART
Je n’ai pas tout perdu:
Il me reste encore
L’amitié de cet homme.
MORTIMER
Je sais
Que la maison des Tudor
Fait de vous
La seule reine légitime
De ce pays.
Elisabeth, qui porte ce titre
A été conçue dans l’adultère.
C’est à vous qu’il appartient
De régner.
Ceux qui s’y opposent
Commettent une grave injustice
Et devront reconnaître tôt ou tard
Votre innocence et vos droits.
MARIE STUART
Je maudis ces droits
Qui sont la source
De mes souffrances.
MORTIMER
Me voici enfin
Non plus devant votre portrait
Mais bien devant vous,
Vous-même en personne!
La reine Elisabeth
A raison de vous tenir
À l’abri des regards.
Votre seule beauté
Rendrait jalouse
Toute la jeunesse
De ce pays.
Aucune épée ne resterait
Dans son fourreau
Car une épouvantable rébellion
Éclaterait si le peuple
Apprenait, en vous voyant,
Que vous êtes
Sa véritable reine.
MARIE STUART
Si chaque homme d’ici
Pouvait me voir avec vos yeux!
MORTIMER
Vous êtes la lumière.
…
Mais je suis venu aussi
Vous faire part
D’une terrible nouvelle.
MARIE STUART
Ma sentence!
Nous y sommes!
Parlez librement.
Je suis prête.
MORTIMER
Elle a été prononcée.
Quarante-deux juges
Vous ont déclarée coupable.
Les lords et la Chambre des Communes
De la Cité de Londres
Exigent une prompte exécution
De votre jugement.
Seule Elisabeth hésite encore.
MARIE STUART, avec contenance
Rien ne me surprend
Ni ne m’effraie.
Je sais qui sont mes juges.
Après ce qu’ils m’ont fait subir
Comment peuvent-ils m’innocenter?
Ils n’ont d’autre choix
Que de me garder prisonnière
Afin que soient engouffrés
Dans un éternel cachot noir
Ma vengeance et mes droits.
MORTIMER
Tant que vous êtes en vie
La peur d’Elisabeth existe.
Aucun cachot n’est assez noir
Et votre mort seulement
Lui assure le trône.
MARIE STUART
Elle irait jusque là?
Me trancher la tête,
Moi, une reine?
MORTIMER
N’en doutez pas.
MARIE STUART
J’ai encore des alliés.
La France se vengera.
MORTIMER
Elle a scellé une paix définitive
Avec la France
En donnant sa main
Et son trône
Au duc d’Anjou.
MARIE STUART
Le roi d’Espagne
Répliquera par les armes.
MORTIMER
Aucune armée ne l’effraie
Pourvu qu’elle soit en paix
Avec son peuple.
MARIE STUART
Ma tête sous la hache du bourreau!
Va-t-elle donner un tel spectacle aux Anglais?
MORTIMER
Ce pays a vu plus d’une reine
Passer du trône à l’échafaud.
MARIE STUART, après un silence
Vous êtes aveuglé par la peur
Et l’attachement
Que vous avez pour moi
Vous fait envisager le pire.
Ce n’est pas l’échafaud que je crains.
Il y a des moyens
plus pernicieux
De provoquer la mort.
MORTIMER
Ils ne commettront pas de meurtre
Ni ouvertement ni secrètement.
Mais soyez sans crainte:
Douze jeunes Anglais
Se sont réunis ce matin
Et ont fait le serment
De vous libérer de cette prison.
Le comte de Bellièvre
Ambassadeur de France
Est informé du complot
Et a offert de nous aider.
C’est chez lui
Que nous nous rassemblons.
MARIE STUART
Savez-vous bien
Ce que vous entreprenez?
Rappelez-vous le sort
De tous mes alliés
Dont les têtes coupées
Ont été suspendues
En signe d’avertissement
Sur le Pont de Londres.
Rappelez-vous l’échec
De tous ceux qui,
En trouvant ainsi la mort,
N’ont fait que resserrer mes chaînes.
Partez.
Votre enthousiasme va vous perdre.
Partez pendant qu’il en est temps.
Dès que l’hypocrite Burleigh
Vous aura démasqué
Vous subirez le sort
Réservé aux traîtres.
Quittez ce château.
Marie Stuart n’a jamais
Porté bonheur aux siens.
MORTIMER
Je n’ai pas peur
de toutes ces têtes coupées.
Comme ce doit être enivrant
De mourir pour vous!
MARIE STUART
Ni la force ni la ruse
Ne pourraient me sauver.
C’est l’Angleterre
Tout entière
Qui se dresse devant moi.
Seule la volonté d’Elisabeth
Peut ouvrir les portes
De ma prison.
MORTIMER
Vous espérez l’impossible.
MARIE STUART
Je ne connais qu’un seul homme
Qui pourrait me sauver.
MORTIMER
Qui?
MARIE STUART
Le comte de Leicester.
MORTIMER, reculant avec surprise
Leicester? Le comte de Leicester?
Votre ennemi juré
L’amant d’Elisabeth?… lui?
MARIE STUART
Trouvez-le. Confiez-vous à lui
Et pour prouver que c’est moi
Qui vous y envoie
Vous lui donnerez ceci.
Elle sort un papier de son corsage. Mortimer hésite à l’accepter.
Allez lui porter cette lettre
Que je garde depuis si longtemps
Dans l’espoir de déjouer
La vigilance de votre oncle.
C’est un ange
Qui vous envoie.
MORTIMER
Expliquez-moi…
MARIE STUART
Le comte de Leicester vous dira tout.
Ayez confiance en lui
Il aura confiance en vous.
Qui vient?
HANNA KENNEDY, entrant vite
Paulet est ici
Accompagné d’un seigneur de la Cour.
MORTIMER
C’est Lord Burleigh.
Rassemblez vos forces.
Écoutez calmement
Ce qu’il va vous dire.
Il s'éloigne. Kennedy le suit.
SCÈNE 7
Marie, Lord Burleigh, grand trésorier d’Angleterre, et Sir Paulet.
SIR PAULET
Vous désiriez connaître votre sort.
Lord Burlejgh
Le grand trésorier d’Angleterre
Vient vous en informer.
Écoutez-le, et résignez-vous.
MARIE STUART
Que ma dignité témoigne
De mon innocence.
LORD BURLEIGH
Veuillez par mes mots
Entendre la bouche du tribunal.
MARIE STUART
Tiens! Un tribunal qui,
Non content de babiller
S’enorgueillit d’une bouche!
SIR PAULET
Vous ironisez comme si déjà
Vous connaissiez le verdict.
MARIE STUART
Puisqu’il me vient de Burleigh,
Je m’en doute.
À propos, milord…
LORD BURLEIGH
Plus de respect.
Je parle au nom
Du Tribunal des Quarante-Deux.
MARIE STUART
Excusez-moi
De vous interrompre tout de suite
Mais je n’ai aucun respect
Pour le Tribunal des Quarante-Deux.
Même si je suis tout pour eux
Eux ne sont rien pour moi.
N’est-il pas écrit qu’en Angleterre
Chaque accusé se doit d’être jugé
Par ses semblables?
Or il n’y avait ni roi ni reine
Dans cette assemblée
Que je sache.
LORD BURLEIGH
Vous avez entendu l’acte d’accusation
Vous avez répondu devant le Tribunal.
MARIE STUART
J’étais convaincue de mon innocence.
J’ai répondu aux accusations
Par respect pour les juges
Et non pour leur mandat
Que je réprouve.
LORD BURLEIGH
Que vous le vouliez ou non
Tout ceci est une question de procédure
Qui ne saurait entraver
Le cours de la justice.
Vous êtes en Angleterre
Vous respirez l’air anglais
Vous profitez de nos bienfaits
Et de notre protection
Selon la loi anglaise.
Vous êtes conséquemment
Soumise à son pouvoir.
MARIE STUART
L’air de l’Angleterre,
Je le respire dans une prison anglaise.
Cela s’appelle-t-il en Angleterre
Un bienfait?
Quant à vos lois
Je les connais peu.
Pourquoi les apprendrais-je?
Je ne suis pas citoyenne
De ced royaume
Mais bien la reine libre
D’un pays étranger.
LORD BURLEIGH
Et pensez-vous
Que ce titre de reine
Peut vous servir de sauf-conduit
En pays étranger
Pour allumer la rébellion?
Que vaut la sécurité d’un État
Si la justice ne eut traiter
Une hors-la-loi de sang royal
De la même façon
Que des vauriens?
MARIE STUART
Je ne veux pas
Me soustraire à la justice -
Ce sont seulement vos juges
Que je récuse.
LORD BURLEIGH
Les juges, ah bon?
S’agit-il à vos yeux
De citoyens comme les autres?
Ou issus des bas-fonds
Des improvisateurs ignorants
De ce que le Droit veut dire
À la merci des opinions
D’un peu tout le monde
Et qui se contentent
D’être l’écho
D’une volonté populaire?
Sachez que ces hommes
Sont les plus consciencieux
De ce pays
Qu’is ont l’esprit autonome
Ce qui les rend sages
Et les place au-dessus
De la concurrence servile
Et de la corruption.
Ces hommes-là sont ceux
Qui nous gouvernent
Selon des principes
De justice et de liberté.
Le simple fait
De prononcer leurs noms
Devrait suffire à dissiper les doutes:
L’archevêque de Canterbury
Le primat de l’Église
Qui rassemble tous les peuples.
Le sage Talbot
Gardien de nos emblèmes…
D’après vous,
La reine d’Angleterre
Pouvait-elle trouver
De plus nobles représentants
Pour incarner la justice
De ce royaume?
Et si jamais l’un ou l’autre
De ces hommes
Émettait un jugement
Dicté par l’intérêt
Pensez-vous
Qu’une quarantaine de juges
Abonderaient dans son sens
Avec une même passion?
MARIE STUART, après un moment de silence
J’entends avec stupéfaction
Votre éloquence, milord,
Une arme par laquelle
Vous avez toujours triomphé.
Comment moi,
Une fille peu instruite
Pourrais-je me mesurer
À tant d’habileté?
Si ces juges sont tels
Que vous les décrivez
Je n’ai plus un mot à dire.
Ils n’ont qu’à me déclarer coupable
Et pour moi
Il n’y a plus aucun espoir.
Mais ces hommes d’envergure
Que vous nommez fièrement
Et qui veulent ma perte
En m’écrasant de tout leur poids
Je les vois tenir des rôles
Bien différents
Dans l’histoire de ce pays.
La haute noblesse d’Angleterre
Et son souverain gouvernement
Ressemblent quant à moi
À un sérail peuplé d’esclaves.
Sa Haute-Chambre
Monnaye ses intérêts
Avec la Chambre des Communes,
L’une et l’autre
Rivalisant de corruption.
Elles votent des lois
Puis les annulent;
Elles concoctent des mariages
Pour aussitôt les dénoncer
Et déclarer des divorces.
Selon l’humeur du roi
N’importe laquelle de ses filles
Peut être déshéritée
Et traitée publiquement de bâtarde
Pour se voir le lendemain
Couronnée reine d’Angleterre.
J’ai vu la haute noblesse d’ici
Aux convictions inébranlables
Changer, sous quatre règnes,
Quatre fois de croyance.
LORD BURLEIGH
Vous vous dites ignorante
Des lois de l’Angleterre
Mais vous connaissez tout
De ses malheurs.
MARIE STUART
Et ça, ce sont mes juges,
Lord Trésorier!
Je suis juste envers vous
Soyez-le vers moi.
On dit que vous voulez
Le bien de cet État
Et celui de la reine;
Que vous êtes incorruptible
Vigilant, infatigable.
J’en doute quand je vous vois
Arranger vos intérêts
Sous le couvert de la justice.
Que les juges qui vous appuient
Soient les hommes les plus nobles
De toute l’Angleterre,
Il n’en demeure pas moins
Que tous, tous!
Vous êtes des protestants.
Vous jugez non seulement
La reine d’Écosse
Mais aussi une femme écossaise
Catholique, une papiste!
Comment l’Anglais
Se peut-il juste
Envers l’Écossais?
Ce proverbe en dit long
Sur nos haines ancestrales.
Toute nation
S’opposant à l’Angleterre
A reçu depuis toujours
L’appui de l’Écosse.
Toute guerre
Visant à détruire l’Écosse
A été depuis toujours
L’œuvre de l’Angleterre.
Un feu nous ravage
Qu’on ne verra s’éteindre
Que le jour où, enfin,
Une seule et même tête
Portera l’unique couronne
Unissant nos deux peuples
Alors inséparables.
LORD BURLEIGH
Et c’est à une Stuart
Si je ne me trompe
Que doit revenir cette couronne?
MARIE STUART
Pourquoi le nier?
Oui, je l’avoue
J’ai cru en cet espoir.
Pour avoir voulu
Apaiser le feu
De nos deux peuples
Je me suis consumée
Dans ma propre passion.
LORD BURLEIGH
Vous n’avez fait
Qu’attiser un feu
Déjà dévastateur
Afin de vous hisser
Sur le trône
Pendant que le reste brûlait.
MARIE STUART
Des preuves!
Où sont vos preuves?
LORD BURLEIGH
Je ne suis pas ici
Pour discuter de la cause
Que vous défendez.
Par quarante voix contre deux
Vous êtes reconnue coupable
D’avoir violé un bill
Instauré l’an passé
À l’effet que :
«Si, dans un royaume
Une rébellion est soulevée
Au nom et au profit
D’une personne
Prétendant à la Couronne,
Cette personne sera traduite
Devant les tribunaux
Et son crime sera puni
Par la peine de mort.»
Comme vous voyez…
MARIE STUART
Milord de Burleigh!
Je vois bien que c’est un bill
Rédigé expressément
Pour me perdre:
Pas étonnant
Que j’en sois la victime!
Quel est mon recours
Si l’homme qui a signé
Au bas de mon jugement
Est celui-là même
Qui a signé la loi?
Niez-le donc!
Niez donc que ce bill
N’a été conçu
Que pour m’anéantir!
LORD BURLEIGH
Que pour vous avertir.
C’est vous-même
Qui avez signé votre arrêt de mort.
Malgré nos loyales mises en garde
Vous vous êtes jetée
Dans le gouffre
Qui s’ouvrait sous vos pieds.
Vous êtes accusée d’avoir,
De votre prison,
Exercé le contrôle
En dictant par écrit
Chacune des opérations
D’un soulèvement.
MARIE STUART
J’ai fait ça, moi?
Qu’on me montre les documents.
Les preuves!
LORD BURLEIGH
On vous les a montrées
Devant le Tribunal.
MARIE STUART
Des copies
Écrites par une main étrangère.
Je veux les originaux!
Je veux les voir
Écrits par ma propre main.
Où sont les originaux?
LORD BURLEIGH
Vos secrétaires Kurl et Nau
Ont attesté les lettres.
MARIE STUART
Pourquoi ne pas m’avoir
Confrontée à eux?
LORD BURLEIGH
Vos secrétaires Kurl et Nau
Ont affirmé sous serment
Avoir écrit ces lettres
Sous votre dictée.
MARIE STUART
On me condamne
Sur la foi de mes domestiques!
On accorde préséance
À des témoignages de subalternes
Qui se sont parjurés
Pour me trahir, moi,
La reine d’Écosse!
LORD BURLEIGH
Vous avez déclaré vous-même
Que l’Écossais Kurl
Était un homme loyal et vertueux.
MARIE STUART
Il l’était.
Mais c’est à l’heure du danger
Qu’on reconnaît un homme.
La peur de la torture
Lui aura fait avouer
N’importe quoi.
LORD BURLEIGH
Il parlait de son plein gré.
MARIE STUART
Puisque mes deux secrétaires
Sont encore en vie
Faites-les comparaître
En ma présence,
Qu’ils répètent ce qu’ils ont dit
En me regardant dans les yeux.
C’est un droit
Qu’on accorde même aux assassins.
Un décret de l’actuel gouvernement
Ordonne que tout accusateur
Parle en présence de l’accusé.
Vrai ou faux, Lord Burleigh?
Lord Paulet,
Je vous ai toujours
Hautement considéré;
Prouvez-moi que je n’ai pas tort
Et répondez sur votre conscience:
Est-ce vrai qu’un tel décret
Existe en Angleterre?
SIR PAULET
Oui, c’est exact.
Cette loi-là existe
Je dois dire la vérité.
MARIE STUART
Puisque vous appliquez
Le droit de l’Angleterre
Quand il peut m’écraser
Pourquoi l’ignorez-vous
Quand il peut m’être favorable?
Pourquoi mes deux secrétaires
Qui sont toujours en vie
Ne témoignent-ils pas
En ma présence
Comme la loi l’ordonne?
LORD BURLEIGH
Ne vous emportez pas, milady.
Tout ceci
N’est pas la seule raison.
MARIE STUART
C’est la seule
Qui me rende passible
De la peine de mort.
Et c’est elle que je conteste.
Ne déviez pas, Lord Burleigh.
Il s’agit de la peine de mort.
LORD BURLEIGH
Il est prouvé
Que vous avez négocié avec Mendoza
L’ambassadeur d’Espagne.
MARIE STUART
Ne déviez pas, milord.
LORD BURLEIGH
Que vous avez comploté
Popur renverser la religion de ce pays
Que vous avez incité tous les rois d’Europe
À nous déclarer la guerre…
MARIE STUART
Supposons que je l’aie fait!
Je ne l’ai pas fait
Mais supposons.
On me garde ici prisonnière
De façon inhumaine
Et contre les droits et libertés
De n’importe quel citoyen.
Par violence,
Vous m’avez enchaînée.
Je suis en droit de légitime défense
J’en appelle
À tous les États du continent
Pour appuyer ma cause,
Tout ce qui est juste et loyal
En temps de guerre
Je compte l’utiliser.
Car la question qui se pose
Entre l’Angleterre et moi
N’est pas une question de justice
Mais bien une question de force.
LORD BURLEIGH
N’invoquez pas
Le droit terrible
De la force.
Ce serait encourager le bourreau.
MARIE STUART
Je suis faible,
Elisabeth est forte.
Bien!
Qu’elle use de sa force.
Qu’elle me tue!
Qu’elle me sacrifie!
Mais qu’elle avoue
Acte de Force
Et non pas acte de Justice.
Qu’elle m’assassine
Mais qu’elle ne prétende pas
Me juger.
Qu’elle ose paraître
Telle qu’elle est.
Elle sort.
SCÈNE 8
Burleigh, Paulet.
LORD BURLEIGH
Elle nous brave
Et nous bravera
Jusque sur l’échafaud.
On ne peut pas briser
Ce tempérament de feu.
A-t-elle été surprise
D’entendre son jugement?
A-t-elle pleuré
A-t-elle seulement pâli?
Elle n’en a pas appelé
De notre pitié.
Elle soupçonne
L’esprit hésitant d’Elisabeth.
Ce sont nos doutes
Qui font son courage.
SIR PAULET
Soyons plus fermes
Et son arrogance disparaîtra.
Il est vrai
Qu’il y a eu des irrégularités
Lors du procès.
Il aurait fallu
Que les témoins à charge
Comparaissent devant elle.
LORD BURLEIGH
C’était trop risqué.
Son pouvoir
Et ses larmes de femelle
Auraient remué
Tous les esprits.
SIR PAULET
Ce procès qui se voulait équitable
Va devenir
Pour les ennemis de l’Angleterre
L’étendard de notre parti pris.
LORD BURLEIGH
Même le plus équitable des tribunaux
Ne saurait échapper au blâme.
L’opinion publique se range toujours
Du côté des malheureux.
Pour nous qui triomphons
Nous ne récoltons que l’odieux
Et c’est Elisabeth avant tout
Qui en portera le poids
Surtout si la victime
Est une autre femme.
La reine a le pouvoir
De gracier les coupables.
Il faut qu’elle use de ce droit.
Il paraîtrait ignoble
Que la justice suive son cours.
SIR PAULET
Vous voulez donc qu’elle vive?
LORD BURLEIGH, brusquement
Jamais!
C’est ce combat entre la vie et la mort
Qui terrifie la reine
Et qui chasse le sommeil de son lit.
Ce combat qui déchire son âme.
Son œil nous implore
Mais sa bouche reste muette.
On peut presque entendre:
«N’y a-t-il aucun de mes sujets
Qui me délivrerait
Du choix terrible qui m’incombe?
Vivre dans la terreur sur mon trône
Ou offrir la tête
De ma propre sœur
À la hache.»
SIR PAULET
Mais que faire?
LORD BURLEIGH
La reine se dit
Que des serviteurs plus attentifs
Pourraient y faire quelque chose.
SIR PAULET
Plus attentifs?
LORD BURLEIGH
Pour interpréter un ordre muet.
SIR PAULET
Un ordre muet?
LORD BURLEIGH
En ne gardant pas comme un trésor
Un serpent venimeux.
En enlevant la reine d’Écosse à Talbot
Pour la remettre entre vos mains,
Nous espérions…
SIR PAULET
Insinuez-vous
Qu’on m’aurait choisi
Pour autre chose
Que mon honnêteté?
LORD BURLEIGH
Laissons courir le bruit
Qu’elle dépérit…
Qu’elle est de plus en plus malade.
Elle disparaît.
Tranquillement elle meurt
Dans la mémoire des hommes.
Et votre réputation
Resterait intacte.
SIR PAULET
Mais pas ma conscience.
LORD BURLEIGH
Si vous ne voulez pas
Y prêter votre main
Il ne faudrait pas
Empêcher celle d’un autre…
SIR PAULET
Aucun meurtrier
Ne passera le seuil de sa porte
Tant et aussi longtemps
Que je serai son gardien.
Sa vie m’est aussi sacrée
Que celle de la reine d’Angleterre.
Vous êtes les juges, jugez.
Si elle est coupable,
Condamnez-la.
Au jour convenu
Convoquez le charpentier
Avec sa hache et sa scie
Qu’il bâtisse l’échafaud.
Pour le bourreau,
Pour lui seulement,
J’ouvrirai la porte.
ACTE II
Le palais de Westminster
SCÈNE 1
Le comte de Kent et Sir William Davison se rencontrent.
SIR WILLIAM DAVISON
Vous, milord de Kent?
De retour du théâtre?
La fête est déjà finie?
LE COMTE DE KENT
Vous-même, vous n’y étiez pas?
SIR WILLIAM DAVISON
Mon travail m’a retenu.
LE COMTE DE KENT
Vous avez manqué le plus beau des spectacles.
Figurez-vous le Lord Maréchal, le juge
Et les dix chevaliers de la reine
Montant la garde
Devant le Château-fort de la Chasteté
Pour prévenir l’attaque française
Des troupes du Désir.
Un drapeau s’avance
Et, dans un madrigal,
Il ordonne à la Chasteté de se rendre.
C’est alors un déploiement d’artillerie
Où, de la bouche des canons,
Des bouquets d’asters
Se déploient en répandant
Une essence enivrante et subtile.
Les troupes du Désir
S’effondrent vaincues,
Et c’est la fin.
SIR WILLIAM DAVISON
Ça ne présage rien de bon
Pour le mariage de la reine
Avec le duc d’Anjou.
LE COMTE DE KENT
Ce n’était que du théâtre.
Dans la réalité,
Parions que la Chasteté
Finira par se rendre.
SIR WILLIAM DAVISON
Croyez-vous?
Vraiment? Pas moi.
LE COMTE DE KENT
Tout est conclu.
La France a accepté
La clause la plus litigieuse:
Monsieur le duc aura droit
À sa messe dans une chapelle fermée
Mais il s’engage
À honorer publiquement
La religion de l’Angleterre.
Le peuple a jubilé
À l’annonce de la nouvelle,
Sa plus grande crainte étant
Que la reine meure sans héritier.
Le trône reviendrait
Forcément à Marie Stuart
Et l’Angleterre se verrait
De nouveau enchaînée
Sous l’autorité du pape.
SIR WILLIAM DAVISON
Alors le peuple
N’a plus rien à craindre:
Les deux reines vont se coucher
L’une dans son lit nuptial
L’autre dans son tombeau.
LE COMTE DE KENT
Chut. La reine.
SCÈNE 2
Les précédents, Elisabeth, conduite par Leicester, le comte de Bellièvre, George Talbot, comte de Shrewsbury, et lord Burleigh.
LA REINE ELISABETH, à Bellièvre
Comte
Je plains ces seigneurs intrépides
Qui ont traversé la mer
Pour venir jusqu’à nous
Car à ma cour
Il n’y a rien de comparable
Aux splendeurs et aux fêtes
Que peut organiser
La machine royale de France.
Mon peuple,
Composé de gens simples et heureux,
Honore mon règne.
L’amour que mes sujets me témoignent
Quand je parais en public
Est l’unique spectacle
Que je puis offrir
Aux délégations étrangères.
J’admets que c’est peu
En regard de la beauté
Solaire et immortelle des jardins
De la reine Catherine de Médicis.
Splendeur qui suffirait à m’affadir,
Moi, et mon règne.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Une femme seulement
Constitue le spectacle étonnant
De la cour de Westminster.
L’étranger en est aveuglé
Car elle possède à elle seule
Tous les délices de son sexe.
Mais que Sa Majesté
Me permette de prendre congé.
Je dois porter la nouvelle inespérée
Au duc d’Anjou.
Jamais je ne l’ai vu
Dans une si chaude impatience.
Il a quitté Paris vers le nord
Et dépêché ses messagers sur Calais.
Votre «oui» au mariage
Volera avec ivresse
Vers ses oreilles
Comme la rapidité de l’air.
LA REINE ELISABETH
Que de hâte, comte de Bellièvre!
Vous me pressez d’allumer
La torche des célébrations
Dans un ciel gris et lourd.
L’habit de deuil
Me conviendrait mieux
Que la toilette nuptiale.
Une terrible épreuve
Menace de s’abattre
Sans tarder sur ce pays
Et sur moi-même.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Votre engagement, reine
Nous convient pour l’instant.
Les fêtes auront lieu
En des jours plus propices.
LA REINE ELISABETH
Les monarques sont esclaves
De leur condition.
Ils ne peuvent avoir accès
Aux impulsions de leur cœur.
J’aurais désiré
Que jusqu’à ma mort
Il ne soit jamais question
De mariage.
Voilà comment
J’aurais conçu mon règne.
Mais le peuple
En a décidé autrement.
Son bonheur présent
Ne lui suffit pas.
Il anticipe l’avenir.
Il veut que j’assure
La pérennité de mon sang.
Je dois lui sacrifier
Mon trésor le plus cher:
Ma liberté.
Le peuple me force
À prendre un maître:
Il me démontre bien
Que je ne suis qu’une femme,
Moi qui me pensais homme
Et roi.
Une souveraine qui s’oblige
À méditer son règne
Dans le dénuement du célibat
Devrait se dispenser
Du principe qui divise
L’humanité en deux sexes
Et qui commande à l’un
De se soumettre à l’autre.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Aucun doute que personne
Sur la terre
Ne vaille le sacrifice
De votre liberté.
Cependant, si la naissance
Le rang, la fortune et la virilité
Rend un mortel
Digne de ce sacrifice
Alors…
LA REINE ELISABETH
Il est hors de doute
Que marier un fils de France
De sang royal
Est pour moi un honneur.
Je le dis sans détour.
Si ce mariage
Fait l’affaire de mon peuple
C’est là le principal.
Si telle est sa volonté
J’ajoute qu’il n’y a pas
D’autres rois en Europe
Auxquels je sacrifierais
Mon trésor le plus précieux -
Ma liberté -
Avec plus d’obéissance.
Voilà qui clôt le chapitre.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Et nos espoirs sont comblés.
Mon maître désire plus
Et s’attend toutefois
À ce que...
LA REINE ELISABETH
À ce que quoi?
Elle tire de son doigt un anneau: le regardant, pensive:
Une reine ne vaut pas plus
Qu’une simple femme.
Même protocole
Même devoir
Même servitude.
L’anneau fait le mariage
Et fabrique des chaînes
Portez ce présent
À Son Altesse
Mais dites-lui bien
Que ce n’est qu’un maillon
Qui ne m’enchaîne pas encore.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Je reçois le gage
En son nom.
C’est un grand jour pour nous
Puisse-t-il l’être aussi
Pour nos peuples.
Que les couronnes alliées
De France et d’Angleterre
Tissent des liens d’amitié
Et non plus de méfiance.
Que la clémence qui brille
Sur votre visage
Atteigne la plus malheureuse
D’entre toutes,
Celle que vous retenez ici
Et dont le sort
Touche d’aussi près la France
Que l’Angleterre.
LA REINE ELISABETH
Une chose à la fois, comte.
Ne mêlons pas deux affaires
Qui n’ont rien en commun.
Si la France veut réellement
Cette alliance
Elle doit partager mes tourments
Et ne pas se faire amie
Avec mes ennemis.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Même à vos yeux
La France serait indigne
D’une telle alliance
Si elle ne se préoccupait pas
Du sort de cette malheureuse.
Elle est veuve de notre roi,
Appartient à notre religion.
Il en va de l’honneur
Et même de votre humanité…
LA REINE ELISABETH
Je prends note
De votre requête.
Vous agissez en tant qu’amis;
J’agirai en tant que reine.
Elle salue Bellièvre qui se retire avec respect.
SCÈNE 3.
Elisabeth, Leicester, Burleigh, Talbot.
La reine s’assoit.
LORD BURLEIGH
Reine,
Tu satisfais aujourd’hui
Le plus grand désir
De ton peuple.
Cette alliance nous garantit
Un avenir dépourvu d’inquiétude.
Toutefois, une affaire
Reste en suspens
Qui tracasse le pays.
On exige de toi
Qu’un sacrifice soit fait.
Exauce le vœu du peuple
Et raffermit à jamais
Le bonheur de l’Angleterre.
LA REINE ELISABETH
Que me veut-il encore
Mon peuple?
LORD BURLEIGH
Il demande la tête de la Stuart.
Si tu veux assurer
Notre pleine liberté
Et notre épanouissement
Cette femme doit disparaître.
Elle doit mourir.
Sinon nous tremblerons toujours
Pour ta sécurité.
Tu le sais,
Tous les Anglais
Ne partagent pas
La même religion.
Il reste encore sur ce territoire
Des fanatiques fidèles à Rome
Dont les cœurs sont attachés
À cette Marie Stuart.
Ils t’ont juré une guerre féroce.
Nous avons déjà
Échappé à trois attentats.
Les membres de son clan
Ne reconnaissent pas tes droits.
Ils propagent l’idée
Que tu as volé ton trône.
La paix ne sera jamais possible.
En lui donnant la mort
Tu te donnes la vie.
LA REINE ELISABETH
La tâche qui vous incombe
Est ingrate.
Je ne doute pas
Que c’est votre rigueur
Et votre loyauté
Qui vous font parler sagement.
Mais je hais la sagesse
Qui ordonne le sang.
Réfléchissez.
Trouvez-moi une solution
Moins dramatique.
Noble Lord de Shrewsbury,
Votre opinion?
GEORGE TALBOT
Je désire que ton règne
N’achète pas la paix
Au prix de sa gloire.
Si cela doit être
Que ce ne soit pas
De mon vivant.
LA REINE ELISABETH
Dieu fasse
Que cela ne soit jamais.
GEORGE TALBOT
L’exécution de la Stuart
Serait un crime.
Elle n’est pas citoyenne
De ce pays.
Tu ne peux pas la juger.
LA REINE ELISABETH
Ainsi mon Conseil d’État
Mon Parlement
Et toutes les cours de justice
De ce pays
Seraient dans l’erreur
En me reconnaissant
À l’unanimité ce droit?
GEORGE TALBOT
La majorité des voix
N’est pas une preuve de la justice.
L’Angleterre n’est pas
Le centre du monde.
Tu n’es pas le jouet
D’un peuple dont l’opinion
Oscille au gré du vent.
Tu es libre.
LA REINE ELISABETH
En m’accordant le pouvoir
Le peuple témoigne qu’en ce pays
L’instinct de massacre
N’est pas l’apanage des rois.
J’aurais préféré
Comte de Shrewsbury
Que vous argumentiez
En ma faveur.
GEORGE TALBOT
Elle n’a pas d’avocat.
Tous ont peur de parler
Parce qu’ils ont peur de ta colère.
Notre Conseil d’État agirait
Avec précipitation et égoïsme
Si ma compassion
N’avait pas la chance de s’exprimer.
Tout est ligué contre elle.
Toi-même
Tu ne l’as jamais rencontrée.
Dans ton cœur
Rien ne parle pour l’étrangère.
On l’accuse d’avoir
Assassiné son mari
Et d’avoir épousé le meurtrier.
C’est une faute très lourde
Il est vrai.
Mais qui connaît réellement les motifs
Qui l’ont fait agir?
La femme n’est-elle pas
Un être essentiellement fragile?
LA REINE ELISABETH
Non.
La femme n’est pas faible.
Qu’il ne soit jamais question
De la faiblesse de mon sexe
En ma présence.
GEORGE TALBOT
La vie ne t’a pas donné
Ta juste part de bonheur.
L’austérité du devoir
T’a endurcie
À l’écart des flatteurs
Et de la vanité du monde.
Tu as appris très tôt
Les rigueurs du pouvoir.
Songe à la fragilité de Marie Stuart
Une enfant déportée en France
Où les valeurs de la cour
Se mesurent à la splendeur des fêtes.
Elle n’avait pour elle-même
Que l’atout de sa beauté.
Pas étonnant qu’elle offre au monde
L’image du ravissement.
Aussi…
LA REINE ELISABETH
Revenez à vous
Comte de Shrewsbury.
Un peu de sérieux -
Nous sommes en Conseil d’État.
Votre engouement pour ses charmes
Nous a convaincus.
Comte de Leicester,
Vous seul ne dites rien?
Les propos de Shrewsbury
Vous ont-ils coupé la langue?
LE COMTE DE LEICESTER
C’est d’étonnement
Que je reste muet.
On abuse de notre temps
Avec des romances
Qui n’ont pour but
Que d’émouvoir le peuple
Et d’éveiller sa sympathie.
LA REINE ELISABETH
Et ces sornettes se répercutent
Jusqu’ici dans notre Conseil d’État.
Par la bouche de mes «sages» conseillers!
Je suis étonnée que cette fille
Bannie par ses propres sujets
Soit devenue ici dans sa prison
Une menace.
Comment elle, sans État,
Sans pouvoir politique,
A-t-elle pu devenir
À ce point dangereuse?
Est-ce parce qu’elle réclame
Ce royaume?
LE COMTE DE LEICESTER
Crois-tu que ceux qui contestent
Ton droit sacré
Pourraient anéantir
Ce pouvoir qui t’est conféré
Par une résolution du Parlement?
Le roi Henri l’a exclue du trône
Dans ses dernières volontés.
Crains-tu que l’Angleterre
À peine sortie de la noirceur
Se jette éperdument
Aux pieds d’une papiste?
Toi, adorée par ton peuple
Tu serais laissée pour compte
Au profit d’une meurtrière?
Qui sont-ils, tes conseillers,
Qui te harcèlent en te parlant
De ton vivant
D’une prétendue héritière
Et qui veulent hâter ton mariage
Pour sauver du danger
L’État et l’Église?
N’es-tu pas encore dans la force
Et la fleur de la jeunesse
Alors que l’autre flétrit
Et se fane de jour en jour?
Grands dieux!
Tu vivras longtemps après elle
Sans qu’il faille provoquer sa mort!
LORD BURLEIGH
Le comte de Leicester
N’a pas toujours parlé ainsi.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est vrai
J’ai voté sa mort au tribunal.
En Conseil d’État je parle autrement.
LA REINE ELISABETH
Ici, il n’est plus question de droit
Mais d’intérêt.
Qu’avons-nous tant à craindre
Puisque la France
Son seul appui, l’abandonne
En concluant par mon mariage
Une ère nouvelle?
LE COMTE DE LEICESTER
Pourquoi la tuer?
Elle est morte.
Le mépris, c’est la mort.
Mais veillons à ce que la pitié
Ne la ramène pas envie.
Qu’elle continue de vivre
Sous la menace de la hache
Et dès qu’un bras s’armera pour elle,
Que tombe la hache.
LA REINE ELISABETH, se levant
Milords, j’ai écouté vos opinions
Et je vous remercie.
Avec l’aide de Dieu
Qui éclaire les rois
Je jugerai selon le choix
Qui me paraîtra le meilleur.
SCÈNE 4
Les précédents; Sir Paulet et Mortimer.
LA REINE ELISABETH, à Paulet qui entre
Milord, quelles nouvelles?
SIR PAULET
Mon neveu, qui revient
D’un long séjour à l’étranger
Veut vous présenter ses hommages.
Accordez à sa jeunesse
Votre bonté et votre protection.
LA REINE ELISABETH, à Mortimer
Soyez le bienvenu.
Vous avez vu la France
Visité Rome, séjourné à Reims.
Dites-moi ce que complotent nos ennemis.
MORTIMER
Que leur Dieu les confonde
Et les darde avec les flèches
Qu’ils vous destinent.
LA REINE ELISABETH
Avez-vous rencontré le Cardinal de Guise,
Ce faiseur d’intrigues?
MORTIMER
J’ai rencontré tous les exilés d’Écosse
Qui concoctent à Reims
La perte de notre île.
J’ai gagné leur confiance
Afin de mettre à jour
Leurs machinations.
LA REINE ELISABETH
Quels sont leurs plus récents projets?
MORTIMER
L’annonce d’une alliance
Entre la France et l’Angleterre
Les a foudroyés.
Ils se sentent abandonnés
Et tournent leurs espoirs
Vers l’Espagne.
De plus,
Un anathème a été prononcé
Contre vous par le pape.
LA REINE ELISABETH
De telles armes
Ne font pas trembler l’Angleterre.
MORTIMER
Non mais elles sont dangereuses
Aux mains des fanatiques.
LA REINE ELISABETH, le regardant avec suspicion
On prétend qu’à Reims
Vous auriez fréquenté leur école
Et abjuré votre foi.
MORTIMER
Il m’a fallu aller jusque-là,
C’est vrai, pour vous servir.
LA REINE ELISABETH, à Paulet qui lui montre une lettre
Qu'est-ce que c'est?
SIR PAULET
Une lettre de la reine d’Écosse
Qui vous est adressée.
LORD BURLEIGH, vivement, voulant la prendre
Donnez-la-moi.
SIR PAULET, qui tend la lettre à la reine
Pardonnez-moi Lord Burleigh.
Marie Stuart m’a demandé
De la remettre en mains propres
À la reine.
Je ne suis pas son ennemi,
Quoi qu’elle dise.
Je ne suis l’ennemi
Que de ses crimes.
Je lui rends volontiers
Les services qui s’accordent
Avec mon devoir.
LA REINE ELISABETH, à Paulet
Que peut contenir cette lettre?
Vous auriez dû soustraire
Votre reine à ces plaintes inutiles.
La reine prend la lettre. Pendant qu’elle lit, Mortimer et Leicester échangent secrètement quelques mots.
SIR PAULET
Marie Stuart désire
Un entretien face à face.
LORD BURLEIGH, vivement
Jamais.
GEORGE TALBOT
Pourquoi pas?
C’est légitime.
LORD BURLEIGH
On ne peut accorder
La faveur de voir
La reine en personne
À quiconque s’est rendu coupable
De complot contre elle.
Nul d’entre vous
Ne peut loyalement
Encourager cette démarche.
GEORGE TALBOT
Si notre souveraine
Consent à cette rencontre
Nul ne pourra l’empêcher.
LORD BURLEIGH
Sa tête est condamnée à la hache.
Une rencontre entre les deux
Signifierait la grâce.
Le jugement ne pourrait s’accomplir.
Ainsi vont nos lois.
LA REINE ELISABETH, ayant lu la lettre, essuie ses larmes
Nous valons peu de chose!
Qui peut parler de bonheur sur cette terre?
Quel étrange destin
Que celui de cette reine!
Elle qui s’est battue sur le trône
Le plus ancien de la chrétienté
Pour rassembler sur sa tête
Les deux couronnes d’Angleterre!
Comme elle parle différemment
Maintenant que ses espoirs sont vains…
Pardonnes-moi.
J’ai le cœur brisé
La mélancolie
Saigne mon âme
Dévastée
Par la fragilité des choses.
Le destin misérable
De l’humanité
M’épouvante…
GEORGE TALBOT
Elle a payé le prix de sa faute.
Tends-lui la main
Comme un ange
Apparu dans la nuit
Où elle s’est engouffrée.
LORD BURLEIGH
Sois ferme.
Ne te laisse pas émouvoir
Fais ce qui s’impose.
Ton humanité
Ne peut rien contre elle.
En la rencontrant
Tu t’exposes au blâme
De provoquer ta victime
Par un triomphe moqueur.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous abusez, milord.
Un entretien entre deux reines
Ne regarde en rien la justice.
LA REINE ELISABETH
C’est le tribunal
Et non la reine en personne
Qui condamne Marie Stuart.
LE COMTE DE LEICESTER
S’il convient à la dignité d’Elisabeth
De suivre l’impulsion de son cœur,
La loi, elle, suivra son cours.
LA REINE ELISABETH
Allez milords
Nous trouverons le moyen
De conjurer la grâce
À la nécessité.
Maintenant, partez.
Les lords sortent. Comme Mortimer va pour sortir, elle le retient.
LA REINE ELISABETH
Jeune homme, un mot.
SCÈNE 5
Elisabeth, Mortimer
LA REINE ELISABETH, après quelques instants, l’ayant mesuré avec des yeux inquisiteurs
Vous avez une audace
Et un courage exceptionnels
Pour votre âge.
Vous cachez bien votre jeu.
Votre apparente candeur
Me laisse soupçonner
Une force dont vous êtes maître.
Un heureux destin
S’ouvre devant vous.
Et de ce destin,
Je veux être l’artisane.
MORTIMER
Moi? Moi? Que puis-je faire?
Je suis à votre service.
LA REINE ELISABETH
Vous savez qui sont
Les ennemis de l’Angleterre.
Leur haine contre moi est implacable
Et leurs projets visent ma perte.
Dieu m’a protégée jusqu’à maintenant.
Mais tant que vivra celle
Qui nourrit l’espoir des catholiques,
Ma couronne sera menacée.
MORTIMER
Cette catholique cessera de vivre
Dès que vous l’ordonnerez.
LA REINE ELISABETH
J’espérais que les lois décident de tout
Sans qu’il faille tremper
Mes mains dans le sang.
Mon cauchemar commence.
Le jugement est prononcé.
On me l’a dicté.
Je dois l’accomplir, Mortimer
Je dois donner l’ordre,
Moi,
De l’exécution
Et je ne peux pas
Me soustraire à cette décision.
Je ne peux pas sauver les apparences.
MORTIMER
Pourquoi sauver les apparences
Si la cause est juste?
LA REINE ELISABETH
Vous ne connaissez pas encore tout
De la nature humaine.
On jugera mon acte
Mais on ne connaîtra jamais
La répulsion que j’éprouve.
Elisabeth reine d’Angleterre
Tuerait Marie Stuart,
La reine d’Écosse?
Cette franchise jouerait contre moi.
Comme je voudrais
Que la part qui m’incombe
Dans cette condamnation
Soir recouverte
D’un doute éternel!
MORTIMER, essayant de comprendre
Alors, le mieux serait
Qu’elle…
LA REINE ELISABETH, vive
Oui, ce serait le mieux.
L’ange qui me garde
Parle par votre bouche.
Oui, continuez
Achevez…
Vous approfondissez les choses
Vous êtes différent de votre oncle.
Puis-je vous demander…
MORTIMER
Mon aide?
Je vous la donne.
Nous sauverons le nom d’Elisabeth.
LA REINE ELISABETH
Oui
Comme je voudrais
Qu’un matin
À mon réveil
Je puisse lire
Sur tes lèvres:
«Marie Stuart,
Ton ennemie jurée,
Cette nuit
A cessé de vivre.»
MORTIMER
Compte sur moi.
LA REINE ELISABETH
Quand donc
Pourrai-je dormir en paix?
MORTIMER
À la nouvelle lune
Tes craintes
Seront choses du passé.
LA REINE ELISABETH
Adieu jeune homme.
Ne souffrez pas
Si ma gratitude est à jamais
Tenue dans les ténèbres.
Le silence
Est le dieu des heureux.
Les liens les plus étroits
Et les plus tendres
Sont ceux que tisse
Le mystère.
Elle sort.
SCÈNE 6
MORTIMER, seul
Va
Reine hypocrite
Et sinueuse.
Tu triches au jeu du monde
Et je triche à ton jeu.
Te trahir me remplit de vertu.
Moi, un assassin?
Est-il écrit sur mon front
Que j’en serais capable?
Laisse-moi agir
Et va-t-en
Avec ton apparente dignité.
Espère longtemps en moi l’assassin.
Je gagne du temps.
Tu veux mon bien
Tu me fais miroiter tes faveurs.
Pourquoi pas ton propre corps?
Mais rien d’autre.
Qui es-tu, toi
Et que pourrais-tu me donner?
Je ne veux pas de ta gloire.
Je ne veux qu’elle:
Son amour, sa jeunesse.
Là où elle m’offre
La grâce et le bonheur
Toi tu ne donnes que la mort.
L’unique bonheur
Est celui qu’on puise
Dans le ravissement
Et dans l’oubli de soi
Dans l’euphorie de l’extase
Mon seul joyau, mon seul rêve.
Mais toi, ce ravissement,
Jamais tu ne l’as possédé.
Jamais par ton amour
Tu n’as rendu un homme heureux.
Moi seul suis désigné
Pour la sauver
Moi seul.
À moi le péril et la gloire
Et à moi la récompense.
Voulant sortir, il se trouve nez à nez avec Paulet.
SCÈNE 7
Mortimer, Paulet, Leicester.
SIR PAULET, sévère
Écoute-moi Mortimer!
Tu t’engages
Sur un sol glissant.
La faveur des souverains
Est séduisante.
Tu es jeune,
Mais gare à l’ambition.
Quelles que soient les promesses
Que la reine ait pu te faire
Ne te laisse pas tenter.
Si tu lui obéis,
Elle te reniera
Afin de sauver son image
Et vengera l’assassinat
Qu’elle a ordonné.
Je sais ce que la reine
Veut de toi.
Elle croit en ta jeunesse
Et veut se servir
De ton ambition.
Que lui a-tu promis?
Dis-moi.
MORTIMER
Mon oncle!
SIR PAULET
Si tu lui as promis
Je te méprise!
Leicester entre.
LE COMTE DE LEICESTER
Milord
J’ai un mot à dire
À votre neveu.
Notre souveraine
A beaucoup d’estime
À son endroit.
Elle veut qu’on lui confie
Sans restriction
La garde de Marie Stuart.
Elle croit en sa loyauté.
SIR PAULET
Elle croit en sa loyauté
Et moi, milord
Je ne crois qu’en moi seul
Et en ce que je vois, de mes yeux.
Il sort.
SCÈNE 8
Leicester, Mortimer.
Mortimer sort la lettre (qu’il a reçue de Marie) et la tend à Leicester.
LE COMTE DE LEICESTER, cherchant à le sonder
Qui doit le premier
Faire confiance à l’autre?
MORTIMER
Celui qui a le moins à risquer.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est donc vous.
MORTIMER
Erreur.
Le peu que je suis
Ne fait pas le poids
Avec votre puissance à la cour.
Une parole de vous contre moi
Peut provoquer ma perte.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous vous trompez.
Je suis l’homme
Le plus vulnérable
De cette cour.
Une parole de vous contre moi
Et je suis fini.
MORTIMER
Si le tout puissant comte de Leicester
Consent à me faire un tel aveu
Je reconnais que ma valeur
Se trouve accrue
Et je peux à mon tour
Vous confier un secret.
LE COMTE DE LEICESTER
Donnez-moi votre confiance
Vous aurez la mienne.
MORTIMER, lui donnant la lettre
Ceci est pour vous
De la reine d’Écosse.
LE COMTE DE LEICESTER, après l’avoir parcourue rapidement
Mortimer, savez-vous
Ce que contient cette lettre?
MORTIMER
Je n’en sais rien.
LE COMTE DE LEICESTER
Allons!
Elle vous a sans doute dit…
MORTIMER
Elle ne m’a rien dit
Sinon que vous alliez m’expliquer
Ce mystère.
Comment concevoir
Que le nom de Leicester,
Amant d’Elisabeth,
Ennemi et juge reconnu
De Marie Stuart,
Soit celui en qui elle ait placé
Son seul espoir d’être sauvée?
Et pourtant!
Vos yeux ne sauraient mentir.
Quels sont vos sentiments pour elle?
LE COMTE DE LEICESTER
Dites-moi d’abord
En quoi son destin vous concerne?
MORTIMER, excédé
Je ne peux en ce moment
Vous le dire en détail.
LE COMTE DE LEICESTER
Donnez-moi votre main.
Pardonnez mes doutes.
Je dois me méfier sans arrêt.
Les lords me détestent.
Ils m’épient.
Ils auraient pu vous utiliser
Pour me tendre un piège.
MORTIMER
Vous, si puissant,
Réduit à la terreur?
Comme je vous plains.
LE COMTE DE LEICESTER
Je sais que les sentiments
Que j’éprouve pour Marie Stuart
Peuvent vous sembler étranges.
Pour éviter
Qu’elle ne consolide sa couronne
En se mariant avec un roi d’Europe
Elisabeth m’avait destiné,
Moi son amant,
À Marie Stuart.
Depuis, les circonstances
Ont fait de moi son adversaire.
Mais aujourd’hui qu’elle est en prison
À deux pas de la mort,
Je veux risquer ma vie
Pour sauver la sienne.
MORTIMER
Quel être généreux vous êtes!
LE COMTE DE LEICESTER
L’ordre des choses a changé.
J’étais un ambitieux
insensible à la beauté
D’une jeune femme.
La main de Marie
Était trop petite pour moi.
Je rêvais de devenir
Le maître de la reine d’Angleterre.
Pendant dix ans,
J’ai rampé à ses pieds
Obéi à ses moindres caprices
J’étais son esclave, son jouet,
Et elle, comme une sultane
Faisait de moi ce qu’elle voulait.
Pour mériter ses faveurs
Il m’a fallu subir ses emportements.
Tour à tour elle me flattait
Puis elle faisait volte-face
En m’humiiant.
Jalouse, elle m’épiait
M’emprisonnait, me surveillait
Comme un enfant
Qui doit rendre des comptes.
Il n’y a pas de mots
Pour décrire cet enfer.
MORTIMER
Je vous plains.
LE COMTE DE LEICESTER
Et comme je touche au but
La récompense m’échappe.
Un autre homme récolte
Le fruit de ma patience.
Ce jeune étranger, un Français,
Me prend ce que j’ai mis
Des années à obtenir.
Tous mes espoirs s’effondrent.
Je cherche dans ce naufrage
Une planche de salut.
Et c’est la beauté triomphante
Qui reprend ses droits.
Marie Stuart, trésor que j’ai perdu!
Je la vois au plus profond de sa détresse
Et l’espoir s’éveille que peut-être
Je pourrais encore la sauver
Et qu’elle m’appartienne.
Et cette lettre m’assure
Que si je la sauve
Elle se donnera à moi
En récompense.
MORTIMER
Vous n’avez rien fait
Rien
Pour la sauver.
Vous l’avez jugée.
Vous avez voté
Sa condamnation.
LE COMTE DE LEICESTER
Si vous saviez pourtant
Ce que j’ai souffert!
Je devais, face aux autres,
Continuer de la persécuter.
Mais ne croyez pas
Que je l’aurais laissée
Dans son désespoir
Marcher vers la mort.
J’espérais
Et j’espère encore
Empêcher l’inévitable
En attendant qu’un moyen se présente
Afin de la délivrer.
MORTIMER
Ce moyen existe, Leicester.
Toutes les dispositions sont prises.
LE COMTE DE LEICESTER
Que dites-vous?
Vous m’effrayez.
Vous voulez…
MORTIMER
Ouvrir de force son cachot.
J’ai des complices, tout est prêt.
LE COMTE DE LEICESTER
Des complices?
Dans quelle entreprise
Voulez-vous m’entraîner?
Et eux, que savent-ils de mon secret?
MORTIMER
Soyez sans crainte
Le plan a été conçu sans vous
Et sera exécuté sans vous.
LE COMTE DE LEICESTER
Assurez-moi que dans ce complot
Mon nom n’a jamais été prononcé.
MORTIMER
Que d’inquiétude, Leicester!
Vous voulez sauver
Et posséder Marie Stuart;
Des amis brusquement
Vous tombent du ciel
Pour vous en fournir les moyens
Et vous montrez plus d’embarras
Que de joie?
LE COMTE DE LEICESTER
Je crains la violence
Et le danger de cette aventure.
MORTIMER
Nous perdons du temps.
LE COMTE DE LEICESTER
La tentative est impossible.
MORTIMER
Impossible pour vous
Qui voulez la posséder.
Nous, qui voulons simplement la sauver
Ne sommes pas si hésitants.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est trop de précipitation
Pour une affaire si dangereuse.
MORTIMER
Vous ne pensez
Qu’à votre réputation.
LE COMTE DE LEICESTER
Je vois les pièges qu’on nous tend.
MORTIMER
J’ai le courage qu’il faut
Pour les éviter.
LE COMTE DE LEICESTER
La folie plutôt
De la folie pure!
MORTIMER
Vous raisonnez comme les lâches.
LE COMTE DE LEICESTER
Si nous échouons
Nous l’entraînons à sa perte.
MORTIMER
De même que si nous ne faisons rien.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous ne réfléchissez pas
Vous n ‘écoutez pas.
Par votre exaltation
Vous allez gâcher
Ce qui était si bien planifié.
MORTIMER
Planifié par vous, sans doute.
Qu’avez-vous tant fait?
Et si j’étais son assassin
Comme la reine me l’a ordonné
Dites-moi comment
Vous pourriez lui sauver la vie?
LE COMTE DE LEICESTER, étonné
La reine vous aurait ordonné…
MORTIMER
Elle s’est méprise à mon sujet.
LE COMTE DE LEICESTER
Et vous avez…
Vous avez accepté?
MORTIMER
Pour éviter qu’elle demande
À quelqu’un d’autre, oui.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous avez bien fait
Cela nous permet d’agir.
Elle se fie sur vous
L’exécution sera retardée
Et nous gagnons du temps.
MORTIMER, impatient
Non. Nous en perdons.
LE COMTE DE LEICESTER
En comptant sur vous
Elle se lave les mains du crime
Qu’elle ne veut pas commettre.
Il ne me reste plus qu’à la convaincre
De voir sa rivale face à face.
Elle aura les mains liées.
Burleigh a raison:
On ne peut exécuter la sentence
Si l’une et l’autre se voient.
Je vais tenter par tous les moyens…
MORTIMER
Que comptez-vous obtenir?
Elle verra qu’elle s’est trompée
Sur mon compte
Marie Stuart continuera de vivre
Et tout redeviendra comme avant.
Elle ne sera jamais libre.
Le mieux qui advienne
C’est la prison, éternellement.
Il faudra en finir par la force
Alors pourquoi
Ne pas commencer maintenant?
Vous avez du pouvoir.
Rassemblez une armée!
Cessez ce double-jeu
Montrez, à la face du monde,
Que vous êtes digne
De celle que vous aimez.
Maîtrisez la reine Elisabeth
Vous en êtes capable
Attirez-la
Dans un de vos châteaux
Là où elle vous a déjà suivi
Parlez-lui comme un homme
Montrez que c’est vous le maître
Et retenez-la captive
Jusqu’à ce que Marie Stuart
Soit enfin libre.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous ne connaissez rien de la cour!
Vous ne pouvez soupçonner
Le centième de ce dont
Cette femme est capable
Pour nous dominer.
Tout est sous son contrôle.
Suivez mon conseil.
Réfléchissez avant d’agir!
J’entends quelqu’un, allez.
MORTIMER
Marie Stuart vit d’espoir.
Comment puis-je la consoler?
LE COMTE DE LEICESTER
Dites-lui que je l’aime.
MORTIMER
Vous lui direz vous-même.
Je suis son sauveteur
Et non votre messager.
Il sort.
SCÈNE 9
Elisabeth, Leicester.
LA REINE ELISABETH
Qui était là?
J’ai entendu quelqu’un parler.
LE COMTE DE LEICESTER, se tournant brusquement, troublé
C’était le jeune Mortimer.
LA REINE ELISABETH
Qu’avez-vous milord?
Vous semblez troublé.
(Il soupire.)
Pourquoi ce soupir?
LE COMTE DE LEICESTER
Je te regarde
Et je sais que je vais te perdre.
LA REINE ELISABETH
Moi? Me perdre?
LE COMTE DE LEICESTER
Dans les bras
De ton nouvel amant
De ton nouvel époux
Tu m’oublieras.
Personne au monde
Ne t’aime plus que moi.
LA REINE ELISABETH
Plains-moi, Dudley
Au lieu de me faire des reproches.
Je dois agir contre mon gré.
Et pourtant!
Mon cœur aurait fait un tout autre choix.
J’envie les femmes
Qui peuvent élire
Ceux qu’elles aiment.
Le bonheur de mettre ma couronne
Sur la tête de l’homme que j’aime
M’est interdit.
Il n’y a que Marie Stuart
Qui se le permette.
Elle se permet tout.
Elle boit jusqu’au fond
L’ivresse de tous les plaisirs.
LE COMTE DE LEICESTER
Mais maintenant, elle boit
L’amertume de la souffrance.
LA REINE ELISABETH
Sa vie était facile
La mienne, ardue.
Je me suis soumise
Au fardeau de l’existence
À la rigidité
Que ma condition m’impose.
J’aurais aimé moi aussi
Connaître les plaisirs
Et la jouissance.
Mon devoir était
De me consacrer à ma tâche:
Gouverner.
Elle a connu la faveur des hommes
Parce qu’elle a choisi
De n’être qu’une femme.
Tous, jeune et vieux, l’ont aimée.
Ainsi sont les hommes
Ils ne recherchent que leur plaisir
Rien d’autre ne compte
Que l’insouciance
Que la joie,
Que la jouissance.
Talbot lui-même
N’a-t-il pas rajeuni
Lorsqu’il a parlé d’elle?
Qu’avez-vous tous?
Quels sont ces charmes?
De quoi est faite sa beauté?
Comment savoir?
Les portraits embellissent.
les descriptions mentent.
Seuls les yeux
Disent la vérité.
Pourquoi me regardes-tu ainsi?
LE COMTE DE LEICESTER
Je vous vois côte à côte.
Je vous compare.
Si le hasard pouvait vous placer
L’une en face de l’autre
Quelle humiliation ce serait pour elle!
Elle verrait l’ascendance de ton être
Et l’infini que tu portes!
LA REINE ELISABETH, avec négligence
L’univers en entier
Conspire pour que je la voie!
(Fragile:)
On la dit jeune.
LE COMTE DE LEICESTER
La souffrance l’a beaucoup vieillie.
Elle demande
La faveur d’une rencontre.
Accorde-la lui
Comme un châtiment.
L’échafaud ne sera rien pour elle
Quand elle te verra
Dans toute ta puissance.
Elle comprendra sa déchéance
Comme moi-même
J’ai entrevu la mienne
Dès que je t’ai aperçue
Sur le seuil de cette porte
Comme un rayon de lumière.
Maintenant, telle que je te vois
Tu ne saurais trouver
Une heure plus favorable
Pour oser le face à face.
LA REINE ELISABETH
Maintenant?
Non, non, pas maintenant Dudley.
Il faut y réfléchir.
Il faut qu’avec Burleigh…
LE COMTE DE LEICESTER, interrompant vivement
Encore la politique!
Burleigh? Les hommes d’État
Ne pensent-ils donc qu’à leurs intérêts?
La femme que tu es
N’a-t-elle pas des droits?
N’es-tu pas ton propre tribunal?
Tous réclament que tu la voies!
Tous en appellent à ta générosité.
Ensuite, tu feras d’elle
Ce que tu voudras.
LA REINE ELISABETH
Il serait indécent
De me rendre chez ma sœur.
Elle est démunie.
On lui aurait retiré
Tout ce qui lui appartenait de royal.
On dira que j’ai fait exprès.
LE COMTE DE LEICESTER
Pourquoi aller chez elle?
Vois: le hasard veut qu’aujourd’hui
Il y ait chasse à courre.
Nous devons emprunter
Le chemin de Fotheringhay.
La Stuart sera dans le parc.
Tu y entres.
Par hasard.
Rien n’a été prémédité.
Tu n’as même pas à lui parler.
LA REINE ELISABETH
C’est une folie,
Mais c’est la vôtre
Comte de Leicester.
Comment vous la refuser?
Vous êtes, de tous mes sujets
Celui à qui j’ai fait
Le plus de mal aujourd’hui.
Le regardant avec tendresse:
Je vous accorde ce caprice.
Voilà ce qu’est l’amour:
Permettre
Ce qu’en principe
On devrait refuser!
Leicester se jette à ses pieds. Rideau.
ACTE III
Un parc. Au fond, une vaste perspective.
SCÈNE 1.
MARIE STUART, sort de la prison, en courant. HANNA KENNEDY la suit, péniblement.
HANNA KENNEDY
Attends-moi!
Ma foi tu as des ailes.
Comment te suivre!
MARIE STUART
Je veux jouir
De ma liberté
Laisse-moi être une enfant.
Sois-le avec moi!
Finie la prison!
Finis le malheur
Et l’obscurité!
Laisse-moi boire cet air
À grandes gorgées
Pleines de soif!
HANNA KENNEDY
Ô ma Marie
Ton cachot n’a fait
Que s’agrandir un peu.
Ce parc est entouré de murs.
MARIE STUART
Je veux me rêver
Libre et heureuse
Ne m’enlève pas
Mes illusions
Le ciel m’englobe
Céleste, Vaste!
Vaste!
Je n’ai pas de chaînes
Je vais où je veux
Dans l’espace infini.
Des montagnes à l’horizon
Marquent le commencement
De mon royaume.
Par là-bas
Plus au sud
Ces nuages surplombent
L’océan qui nous sépare
De la France!
Aériennes moissons
Soyez mes messagères
Moi qu’on garde en prion
Dans un trou sous la terre.
HANNA KENNEDY
Ah, pauvre toi!
Si tu te voyais!
Ce peu de liberté
Te porte à délirer:
Voilà que tu parles aux nuages!
MARIE STUART
Là-bas, un pêcheur
Dans sa barque!
Une planche misérable
Qui me mènerait
Là où j’ai des alliés…
Cet homme vit de peu -
S’il savait
Tous les trésors
Que je pourrais lui offrir
Pourvu qu’il m’embarque avec lui!
HANNA KENNEDY
Illusion!
Tu vois bien que partout
Des gardiens nous surveillent.
L’ordre a été donné
D’éloigner de nous
Quiconque pouvait
Nous témoigner de l’amitié.
MARIE STUART
Non Hanna
Ce n’est pas par hasard
Que les portes de mon cachot
Se sont ouvertes.
Patience,
Je suis à deux pas
D’un plus grand bonheur encore.
Tout ceci est dicté
Par la main de l’amour,
Celui qu’a pour moi
Le puissant comte de Leicester.
On veut me préparer
Par étapes
À l’arrivée de celui
Qui va me libérer
Pour toujours.
HANNA KENNEDY
Ah je ne peux y croire!
Hier encore
On te condamne à mort
Et aujourd’hui brusquement
On te libère.
Hélas je sais
Qu’on détache les condamnés
Avant de les envoyer
Dans l’autre monde.
MARIE STUART
Écoute, là-bas: le cor!
L’entends-tu qui résonne?
Ah que de souvenirs!
C’est ma jeunesse entière
Que j’entends retentir
Dans ces accords si fiers
Au beau milieu des prés
Où j’allais à cheval
Autrefois m’enivrer
D’un bonheur triomphal!
SCÈNE 2
Entre Sir Paulet.
SIR PAULET
Alors, milady?
Tout ceci
Est-il conforme
À vos désirs?
Il faut m’en remercier.
MARIE STUART
Comment milord?
C’est grâce à vous
Qu’on m’accorde cette faveur?
Vous?
SIR PAULET
Qui d’autre!
Je suis allé à la cour,
J’ai remis votre lettre.
MARIE STUART
Vraiment?
Vous avez fait cela?
Et cette liberté
Dont je jouis maintenant
En est la conséquence?
SIR PAULET, avec une quasi-certitude
Et ce n’est la seule.
Attendez-vous
À une plus grande joie encore.
MARIE STUART
Plus grande, milord?
Que dois-je comprendre?
SIR PAULET
Vous avez entendu
L’appel du cor?
MARIE STUART, reculant avec appréhension
Vous m’effrayez...
SIR PAULET
La reine chasse
Non loin d’ici.
MARIE STUART
Quoi?
SIR PAULET
Dans un instant,
Elle sera devant vous.
HANNA KENNEDY, supportant Marie qui chancelle
Allons…
Comme tu es pâle!
SIR PAULET
N’est-ce pas
Ce que vous souhaitiez?
Votre vœu se réalise
Plus rapidement
Que vous ne l’espériez.
Vous qui d’habitude
Avez la répartie facile,
Quoi? Pas un mot?
C’est le moment de parler.
MARIE STUART
Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue?
Je ne suis pas prête.
Ce qui était mon vœu le plus cher
Me paraît à présent
Une chose effrayante.
Hanna, rentrons,
Que je puisse me ressaisir
Que je puisse…
SIR PAULET
Restez.
Il faut que vous l’attendiez.
Il est naturel que vous ayez peur
Car elle est votre juge.
MARIE STUART
Mais il y a davantage
Qui m’effraie.
SCÈNE 3
TALBOT, et les précédents.
MARIE STUART
Noble Shrewsbury
Je ne veux pas la voir.
Sauvez-moi,
Sauvez-moi.
GEORGE TALBOT
Calmez-vous, reine.
Rassemblez vos forces
L’heure est décisive.
MARIE STUART
Voilà des ans
Que j’espère cette rencontre
Que je note par écrit
Chaque geste
Qui peut l’émouvoir
Chaque parole
Qui peut la convaincre
Et j’ai tout oublié.
Il n’y a plus rien dans ma tête
Plus de vie
Que la souffrance
Qu’elle m’inflige
Et que la haine.
Toute bonnes pensées
Que j’avais
Se sont enfuies.
Je ne ressens plus qu’un mépris
Qui me brûle le cœur.
La fureur s’éveille en moi
Et dresse mes cheveux
Comme des serpents.
GEORGE TALBOT
Domptez votre colère
Il ne résulte rien de bon
Quand la haine
Se heurte à la haine.
Luttez contre vos impulsions
Obéissez à la nécessité
Du moment.
Elle est la puissance:
Faites-vous humble.
MARIE STUART
Devant elle?
Jamais!
GEORGE TALBOT
Il le faut.
Du calme.
De l’humilité.
Invoquez sa générosité.
Pas d’arrogance!
Aucune allusion à vos droits.
Ce n’est pas le moment.
MARIE STUART
Ah! J’ai réclamé ma perte!
Catastrophe! On m’exauce!
Cette rencontre
N’aurait jamais dû
Avoir lieu.
Jamais jamais!
Rien de bon
n’en sortira.
Elle m’a trop cruellement
Fait souffrir.
Pensez-vous que l’eau
Et le feu
Puissent s’accorder?
Jamais il n’y aura
De réconciliation
Entre nous.
GEORGE TALBOT
Ce face à face
Est indispensable.
Je sais que votre lettre
L’a émue.
Elle était touchée
Jusqu’aux larmes.
Ayez confiance.
Je suis venu exprès
Pour vous rassurer.
MARIE STUART, lui prenant la main
Ah, Talbot!
Vous êtes un ami.
Pourquoi ne suis-je pas restée
Sous votre garde?
On me maltraite
Vous savez.
GEORGE TALBOT
Pour l’instant
Oubliez tout.
Pensez seulement
À l’accueillir avec humilité.
MARIE STUART
Est-ce que le sombre Burleigh
Est avec elle?
GEORGE TALBOT
Seul le comte de Leicester
L’accompagne.
MARIE STUART
Le comte de Leicester?
GEORGE TALBOT
N’ayez pas peur de lui.
Il ne veut pas vous nuire.
Cette rencontre
Est son œuvre.
SIR PAULET
La reine.
Tous s’écartent, sauf Marie qui reste, soutenue par Hanna Kennedy.
SCÈNE 4
Les précédents, la reine Elisabeth, le comte de Leicester.
LA REINE ELISABETH
Quel est ce domaine?
LE COMTE DE LEICESTER
Le château de Fotheringhay.
LA REINE ELISABETH, à Talbot
Qu’on renvoie notre cortège à Londres.
Le peuple est attroupé
Dans les rues.
J’éviterai la foule
En m’attardant dans ce coin tranquille.
(Elle regarde fixement Marie Stuart mais continue de parler à Leicester.)
Mon peuple m’aime trop.
Face à l’adoration
Qu’il me témoigne
Je ressens
Ce que Dieu doit ressentir.
Et quiconque se sent Dieu
Ne se sent pas humain.
MARIE STUART, qui, pendant ce temps, s’appuyait, presque évanouie, sur sa nourrice, se redresse et regarde dans les yeux Elisabeth; elle frissonne et se jette de nouveau dans les bras de sa nourrice.
Dieu!
Quelle froideur!
LA REINE ELISABETH
Qui est cette femme?
Silence général.
LE COMTE DE LEICESTER
Majesté… vous êtes à Fotheringhay.
LA REINE ELISABETH
À qui dois-je m’en prendre?
LE COMTE DE LEICESTER
Nous ne pouvons pas reculer.
Marie se ressaisit, et fait quelques pas vers Elisabeth. Mais elle frissonne à mi-chemin, et ses gestes expriment un grand combat intérieur.
LA REINE ELISABETH
Quoi, milords?
On m’avait parlé
D’une femme
Profondément accablée.
Je ne vois là
Qu’une femme fière
Que le malheur
N’a pas cassée.
MARIE STUART
Soit.
Je veux bien endurer cela,
Passer outre
Ma noblesse
Et ma fierté.
Oublions qui je suis.
Elle tombe à genoux devant la reine.
Soyez généreuse
Ma sœur,
Ne me laissez pas comme un chien
À vos pieds.
Tendez-moi votre main
Votre main royale
Redressez votre sœur
Prostrée dans la poussière.
LA REINE ELISABETH, reculant
Vous êtes là
Cousine
Où il vous convient d’être.
Et je remercie Dieu
De ne pas m’écraser
À vos pieds
Comme vous vous écrasez
En ce moment
Aux miens.
MARIE STUART, avec une émotion très forte
Songez au peu que nous sommes.
L’orgueil peut être puni.
Craignez qu’on ne vous fasse
Payer votre arrogance
Comme on m’a fait
Payer la mienne.
Au nom de ceux
Qui nous jugeront
Dans un autre monde
Soyez grande pour vous
En moi.
Ne profanez pas
Le sang des Tudor.
Il coule dans mes veines
Comme il coule
Dans les vôtres.
Pour l’amour de Dieu
Ne restez pas là
Abrupte comme le roc
Insensible
Au désespoir
De la naufragée.
Tout en moi-même
Ma vie
Mon destin
Dépend de mes mots,
De mes larmes.
Touchez mon cœur
Que je puisse
Toucher le vôtre.
LA REINE ELISABETH
Qu’avez-vous à dire
Marie Stuart?
Vous vouliez me parler?
MARIE STUART
Par où commencer?
Quels mots employer!
User de quel tact?
Comment vous atteindre
Sans vous offenser?
Je voudrais plaider ma cause
Mais pour cela
Je n’ai que les mots
De l’accusation.
Vous avez été injuste
De me traiter
Comme vous l’avez fait
Car, comme vous,
Je suis reine
Et vous m’avez mise en prison.
J’étais venue
Pour demander
Votre secours
Et vousSans égard aux lois
De l’hospitalité
Et de la dignité humaine
Vous m’avez jetée
Dans un trou.
J’ai été séparée
De mes amis,
De mes serviteurs,
De mes effets personnels.
On m’a fait comparaître
Devant un tribunal
Qui m’a insultée
Mais
Mais ne parlons pas de ça.
Que l’oubli enfouisse
La cruauté
Dans un voile éternel.
Mettons la souffrance
Sur le compte du destin
Ni vous ni moi
Nous n’y étions pour rien.
Le démon est sorti
De son enfer
Pour s’incarner dans nos cœurs
Et allumer la haine.
L’enthousiasme
De nos convictions
A dressé entre nous
Une armée d’hommes méchants
Dont nous nous serions passé.
Malheur!
Il est dans le destin des rois
De déchirer le monde
Et de semer la discorde
Par leur haine.
Mais en ce moment
Aucun peuple
Ne parle en notre nom.
LA REINE ELISABETH
N’accusez pas le destin
Mais plutôt
La noirceur de votre âme
Et l’ambition sauvage
De votre famille.
Marie Stuart s’approche d’Elisabeth.
MARIE STUART
Nous sommes seuls
Face à face
À présent
Sœur
C’est à vous de parler.
Dites-moi mes torts
Je les reconnaîtrez.
LA REINE ELISABETH
Rien d’hostile
Ne s’était encore
Produit entre nous
Quand votre oncle
Ce catholique orgueilleux
Assoiffé de pouvoir
M’a déclaré la guerre.
Il vous a inspiré la folie
De m’arracher le trône
Et vous avez juré ma perte
Afin de vous emparer
De mes titres.
Qui n’a pas été
Dressé contre moi?
Le clergé, le peuple
Et leur hypocrite dévotion
Cette arme redoutable
Qui a attisé
La rébellion
Dans la quiétude
De mon royaume.
Mais Dieu est avec moi
Et ce vaniteux prélat
A été vaincu.
Vous vouliez ma tête?
C’est la vôtre qui tombe.
MARIE STUART
Pourquoi ne pas m’avoir
Accordé un entretien plus tôt
Alors que je l’implorais
Si violemment?
Jamais les choses
En seraient venues
Où elles en sont.
Nous ne serions pas là
Interdites l’une à l’autre.
Fallait-il cette triste rencontre?
LA REINE ELISABETH
En vouant faire la paix
Avec ses ennemis
Votre famille
Et votre Église
Ont permis
Lors de la nuit
De la Sain-Barthélémy
L’horreur du massacre
Des protestants.
Que cela me serve de leçon.
Qu’ai-je à faire
Des liens du sang
Et du droit des peuples?
Si je permettais
Votre libération
Moi, une reine protestante
Au nom de quel principe sacré
Me donneriez-vous l’assurance
De votre bonne foi?
Ma force politique
Est ma seule sécurité.
Je ne réchauffe pas
Sur mon sein
Des vipères
Qui veulent me piquer.
MARIE STUART
Encore ces affreux soupçons!
Vous m’avez toujours vue
Comme une ennemie
Une étrangère.
Si vous m’aviez reconnue
Comme héritière légitime
Conformément à mes droits
Vous auriez découvert en moi
L’amour et la loyauté
D’une parente dévouée.
LA REINE ELISABETH
C’est hors de ce pays
Que sont vos parents
Et amis,
Lady Stuart.
Vous, mon héritière?
Mensonge! Artifice! Piège!
Jamais, moi vivante
Vous ne gagnerez mon peuple.
Jamais, moi vivante
Vous n’arriverez
À embrigader
La noble jeunesse
De ce pays.
Jamais, moi vivante
Vous ne brillerez
Comme le soleil levant
Jamais, moi…
MARIE STUART
Régnez en paix!
Je renonce à mes prétentions
Sur ce royaume.
Devant tant de haine
L’idée de grandeur
N’a plus d’attrait.
Vous avez atteint votre but.
Je ne suis plus
Que l’ombre de Marie Stuart
Repliée dans la puanteur
De mon cachot.
Vous m’avez fait
Le plus grand mal
Le plus irréparable des torts:
Vous avez brisé
La jeunesse
De ma vie.
Finissons-en
Ma sœur.
Dites les mots
Pour lesquels
Vous vous êtes déplacée
Sans quoi
Ce serait de la méchanceté
De vous moquer
Aussi cruellement de moi.
Dites:
«Vous êtes libre
Marie Stuart!
Vous avez vu ma puissance,
Honorez maintenant
Mas miséricorde.»
Dites-le!
Je veux recevoir
La vie et la liberté
Comme un présent
De votre main.
Un seul mot
Peut tout effacer.
Prononcez-le
Sans attendre.
Mais malheur à vous
Si vous refusez
De le dire
Et si vous quittez ce lieu
En malfaiteur.
Car en dépit
De vos richesses
Et de vos terres
Protégées par la mer
J’aurais honte
D’être devant vous
Ma sœur,
Comme vous êtes
En ce moment
Devant moi.
LA REINE ELISABETH
Vous vous reconnaissez
Enfin vaincue?
Finies les intrigues?
Finis les complots?
Finis les crimes?
Fini, oui,
Lady Stuart.
Vous n’avez plus d’alliés
Le monde a d’autres soucis.
MARIE STUART, éclatant, hors d’elle
Oh Dieu!
Je ne sais pas
Ce qui me retient…
LA REINE ELISABETH, avec un regard fier et méprisant
C’est donc ça, Leicester
Les charmes
De Marie Stuart?
Les charmes qu’aucun homme
Ne eut vaincre?
Il est facile
De se faire aduler par tous:
On a qu’à se donner à tous.
MARIE STUART
Assez!
LA REINE ELISABETH, avec un rire insultant
Tiens!
C’est maintenant
Qu’on voit votre vrai visage!
Avant,
Ce n’était qu’un masque!
MARIE STUART, brûlante de colère, mais avec noblesse et dignité
J’ai commis
Comme chaque être humain
Des erreurs de jeunesse.
Je me suis noyée
Dans trop de faste
Et trop de puissance,
C’est vrai.
Mais je n’ai jamais fait de mystère
Je n’ai pas vécu
Sous de fausses apparences.
Ce qu’il y a de pire en moi
Le monde le connaît
Et je sais que je vaux plus.
Malheur à vous cependant
Le jour où l’on découvrira
Que sous votre manteau hypocrite
Se cachent
Vos appétits
De chienne en chaleur.
Ce n’est pas la vertu
Que votre mère vous a léguée
Et on sait pourquoi
Elle est montée sur l’échafaud -
GEORGE TALBOT, intervenant entre les deux reines
Dieu du ciel!
Fallait-il qu’on en arrive là?
Que faites-vous
De la modération?
MARIE STUART
Modération?
J’ai enduré
Tout ce qu’un être humain
Est capable d’endurer.
Assez de cette résignation!
Voilà ce que j’en fais
De la modération!
Au diable la soumission!
Je me moque de mes chaînes
Je me moque de l’enfer.
Il faut que ma colère éclate!
GEORGE TALBOT
Oh, elle ne se contient plus!
Il faut lui pardonner
Elle ne sait pas
Ce qu’elle dit.
Elisabeth, muette par la colère, lance des regards furieux vers Marie.
LE COMTE DE LEICESTER, extrêmement troublé, essayant d’entraîner Elisabeth
N’écoute pas
La fureur de cette femme.
Viens, suis-moi.
Partons d’ici.
MARIE STUART
Le trône d’Angleterre
Est déshonoré
Par une bâtarde!
Honte aux Anglais!
Ils se sont fait leurrer
Par une menteuse!
Si le droit régnait
C’est toi qui serais
À mes pieds
Car c’est moi
Qui suis ton roi!
Elisabeth part rapidement. Les lords la suivent, plongés dans une grande consternation.
Inédits
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7190275 - Post. 18-03-30 - 15:40:12 - Marie Stuart
© Photo Mausolée de Marie Stuart à Westminster Abbey - Kim Traynor - https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1344.html
Remerciement: Marianne Boudreau, Bibliothèque de l'École Nationale de Théâtre du Canada.
MARIE STUART
Pièce en cinq actes (1800)
de FRIEDICH von SCHILLER
Texte français de Normand Chaurette (1995)
d’après une traduction littérale de Marie-Élisabeth Morf
PERSONNAGES, par ordre d'entrée :
HANNA KENNEDY, nourrice de la reine d'Écosse
SIR AMIAS PAULET, gardien de prison
MARIE STUART, reine d'Écosse, prisonnière en Angleterre
MORTIMER, neveu de Paulet
WILHEM CECIL, baron de BURLEIGH, Grand-Trésorier d'Angleterre
SIR WILLIAM DAVISON, secrétaire de la reine d'Angleterre
LE COMTE DE KENT
ELISABETH, reine d'Angleterre
LE COMTE DE BELLIÈVRE, ambassadeur de France
GEORGE TALBOT, comte de Shresbury
ROBERT DUDLEY, comte de Leicester
MARGARETHE KURL*, femme de chambre de Marie Stuart
La scène se passe en Angleterre en 1587
*Endosse aussi les répliques de MELVIL dans cette version pour la scène
ACTE I
Au château de Fotheringhay
SCÈNE 1
Hanna Kennedy, nourrice de la reine d’Écosse, est en pleine dispute avec Sir Paulet.
HANNA KENNEDY
Arrêtez!
Qu’emportez-vous encore?
SIR PAULET
D’où sort ce bijou?
J’ai beau la dépouiller
De tout ce qu’elle possède
Et qu’est-ce que je trouve?
Encore des objets précieux
Encore des trésors
Encore des cachettes!
HANNA KENNEDY
Vous n’avez pas le droit.
Vous violez son intimité.
SIR PAULET
C’est ce que je dois faire.
HANNA KENNEDY
Des papiers sans valeur
Des brouillons
Écrits dans ses moments de désespoir
Pour oublier le temps.
SIR PAULET
Au contraire!
Le temps lui manque
Pour raffiner ses complots.
HANNA KENNEDY
Des brouillons
Écrits en français.
SIR PAULET
Vous voyez bien!
La langue de nos ennemis.
HANNA KENNEDY
Elle écrivait une lettre
À la reine d’Angleterre.
SIR PAULET
J’irai lui porter moi-même.
Et je garde ce bijou.
HANNA KENNEDY
Vous insultez!
Vous abaissez!
SIR PAULET
Tant qu’elle possédera quelque chose
Elle pourra nuire.
N’importe quel objet
Est un couteau entre ses mains.
HANNA KENNEDY
Vous lui avez tout enlevé.
Regardez ces murs dépouillés
Ce plancher vulgaire
On a du mal à croire
Qu’une reine habite ici.
Que dire de la vaisselle
Dans laquelle
Vous lui servez sa nourriture?
Des bols d’étain grossier
Qui donnent mal au cœur.
SIR PAULET
C’est ainsi qu’elle traitait
Son mari en Écosse
Pendant qu’elle et son amant
Se vautraient dans de l’or.
HANNA KENNEDY
Vous lui avez tout pris
Tout! Tout!
Même son miroir.
SIR PAULET
Le simple fait
De se regarder
Lui redonnerait
Espoir et assurance.
HANNA KENNEDY
Même son miroir!
Et vous lui avez pris ses livres.
SIR PAULET
Sauf la Bible.
Pour racheter ses fautes.
HANNA KENNEDY
Quel destin
Pour une femme
Qui a grandi
Dans l’éclat
De la cour des Médicis!
Vous lui avez enlevé le pouvoir
Ça ne vous suffit pas?
Il est facile de se résigner
Devant les grandes épreuves.
Mais on souffre
D’être privé
Des petites choses
Qui font la vie.
SIR PAULET
Qu’elle sache à présent
Ce qu’est l’humilité.
HANNA KENNEDY
Quelles que soient les erreurs
Commises dans sa jeunesse
Cela ne regarde que sa conscience
Et son propre cœur.
Personne en Angleterre
N’a le droit de la juger.
SIR PAULET
Elle sera jugée ici
Car c’est ici
Qu’elle est coupable.
HANNA KENNEDY
Grands dieux!
Mais coupable de quoi?
SIR PAULET
D’avoir poussé le peuple
Au bord de la guerre civile.
D’avoir encouragé
Des passions
Contre la religion d’État
Instaurée par la reine d’Angleterre,
D’avoir armé contre elle
Des traîtres
Et des assassins.
Elle dresse les hommes
De ce pays
Les uns contre les autres
Les rassemble
Dans la mort
Et rien ne pourra l’arrêter
Tant que nous ne verrons pas
Couler son sang à elle.
L’horreur a commencé le jour
Où cette nouvelle Hélène
A foulé le sol hospitalier
De l’Angleterre.
HANNA KENNEDY
L’hospitalité de l’Angleterre!
Ce jour-là elle a foulé
Le sol de son malheur
Alors qu’en exilée
Elle venait
Chercher du secours
Auprès de sa famille.
Elle n’a trouvé que du mépris
Et la prison!
En dépit de ses droits
En dépit de son rang.
On l’a jetée dans un trou
Pour y enfouir
Ses plus belles années.
On l’a fait comparaître
À la barre d’un tribunal.
On l’a accusée
Comme une criminelle d’État.
On la diminue.
On la salit.
Voilà l’hospitalité
De l’Angleterre.
SIR PAULET
Elle est venue dans ce pays
Comme une meurtrière
Jetée dehors par son peuple
Déchue du trône
Sur lequel elle a commis
Des crimes abominables
Au nom de la religion catholique.
En refusant de signer
Le traité d’Edimbourg
Elle a choisi cette prison.
Du fond de son cachot
Elle espère conquérir l’Angleterre.
Elle ne fait confiance
Qu’aux intrigues
Aux complots
Et aux manigances.
HANNA KENNEDY
Vous en dites beaucoup de mal.
Non content de l’emmurer vivante
Vous l’avez dépouillée
De ses rêves.
À quand remonte le jour
Où elle a vu autre chose
Que le visage sinistre
De son gardien?
N’est-ce pas votre neveu
Que vous avez engagé
Pour la surveiller?
Il est dur
Insensible.
Comme s’il fallait ajouter
De nouveaux barreaux
À sa captivité.
SIR PAULET
Ils ne seront jamais
Assez nombreux.
J’aimerais mieux
Monter la garde
À la porte de l’enfer
Que d’être responsable
De cette femme.
Pendant que je dors.
Est-ce que je sais
Si les barreaux
Ne seront pas limés
Si la solidité de ces murs
Ne sera pas ébranlée
Si le sol
Ne sera pas creusé
Pour donner passage
À la trahison?
Je vis dans l’effroi
Je n’ose plus fermer l’œil
J’erre la nuit comme un égaré
À l’affût de la moindre faille.
J’examine les serrures
Et j’anticipe
L’apparition de l’aube
Persuadé que tout
Ce qui m’effraie
Peut se réaliser.
HANNA KENNEDY
La voilà qui arrive.
SIR PAULET
L’orgueil
Et la jouissance
Du monde
Dans son cœur.
SCÈNE 2
Marie entre.
HANNA KENNEDY, allant vers elle
Reine!
On nous amoindrit!
Chaque nouvelle journée
Jette de nouvelles injures
Sur nos têtes.
MARIE STUART
Dis-moi calmement
Qu’est-il encore arrivé?
HANNA KENNEDY
Regarde:
Tes lettres
Et ce bijou que nous avions réussi
À dissimuler avec tant de peine
Sont entre leurs mains.
Il ne nous reste plus rien.
On nous a tout volé.
MARIE STUART
Calme-toi, Hanna.
Ces choses-là ne font pas une reine.
On peut nous maltraiter
Mais pas nous abaisser.
En ce pays d’épreuves
Apprends qu’il faut tout endurer.
À Paulet:
Vous avez pris de force
Ce que j’allais
Vous remettre aujourd’hui.
Il y a dans ces papiers
Une lettre adressée
À la reine d’Angleterre,
Ma sœur par alliance.
Jurez-moi de la lui porter
Vous-même
En mains propres
Et non par l’intermédiaire
De l’hypocrite Burleigh.
SIR PAULET
Je dois d’abord y réfléchir.
MARIE STUART
Sachez que je la supplie
Elle que je n’ai encore jamais vue,
De m’accorder
La faveur d’un entretien.
On m’a fait comparaître
Devant un tribunal
Formé d’hommes
Absents de tous sentiments
Et je n’ai pas pu m’y reconnaître.
Elisabeth est de ma race
De mon sexe
Et de mon sang.
Parce qu’elle est femme
Et que nous sommes sœurs
C’est à elle seule
Que je veux me confier.
SIR PAULET
Plus d’une fois
Vous avez confié
Votre destin et votre cœur
À des hommes.
MARIE STUART
J’ai une deuxième requête
Depuis que je suis prisonnière
Je n’ai pas encore eu
Le réconfort de l’Église.
Celle qui m’a pris
Ma couronne et ma liberté
Et qui menace même
De me prendre la vie
Aurait-elle la cruauté
De me le refuser?
SIR PAULET
À l’heure que vous voudrez,
Le pasteur…
MARIE STUART, l’interrompant vivement
Qui vous parle de «pasteur»?
Je veux un prêtre
De ma propre religion.
Je veux aussi qu’on m’envoie
Le notaire et ses adjoints
Afin qu’ils prennent par écrit
Mes dernières volontés.
L’épuisement sans fin
Et la misère de cette prison
Se nourrissent de mon corps.
Mes jours sont comptés
Je le sais
Et je me considère
Comme une mourante.
Je veux faire mon testament.
Je veux disposer
De ce qui est à moi.
SIR PAULET
C’est votre droit.
La reine d’Angleterre
Ne compte pas s’enrichir
De ce qui est aux autres.
Il amorce une sortie.
MARIE STUART
Vous partez?
Encore une fois
Vous me laissez
Dans l’ignorance!
Je suis séparée
Isolée
Du monde entier.
Aucune nouvelle
Ne parvient
Jusqu’à l’intérieur
De ces murs.
Un long mois s’est écoulé
Depuis que les quarante-deux commissaires
M’ont emprisonnée dans ce cahot
Avec une urgence inexplicable
Une rapidité déconcertante.
Ils sont venus comme des fantômes
Sont repartis comme des fantômes
Et, depuis,
Tout n’est qu’un épouvantable silence.
Je cherche en vain
À lire dans vos yeux
Si mon innocence existe
S’il me reste des alliés.
Rompez ce silence
Dites-moi
Une fois pour toutes
Ce que je dois craindre
Ou ce que je peux espérer.
SIR PAULET, après un silence
C’est avec le ciel
Qu’il faut régler vos comptes.
MARIE STUART
C’est de vous
Et de mes juges terrestres
Que j’exige la justice.
SIR PAULET
On vous jugera
N’en doutez pas.
MARIE STUART
Qu’en est-il de mon procès?
SIR PAULET
Je ne sais pas.
MARIE STUART
Suis-je condamnée?
SIR PAULET
Je ne sais rien.
MARIE STUART
L’Angleterre est un pays
Où tout va très vite.
Qui me tuera d’abord?
Les juges
Ou un assassin?
Je me prépare à tout
Croyez-le.
Et je sais jusqu’où
Peut aller
La reine d’Angleterre.
SIR PAULET
Les souverains de l’Angleterre
Sont soumis à l’État
Et à leur Parlement.
La décision des juges
S’accomplit aux yeux du monde.
SCÈNE 3
Les précédents; Mortimer, neveu de Paulet, qui entre sans faire attention à la reine.
MORTIMER
On vous demande, mon oncle.
Il sort comme il est entré. La reine réagit avec indignation et se tourne vers Paulet, qui veut suivre Mortimer.
MARIE STUART
Un dernier point, milord.
En raison du respect
Que j’ai pour vous
Je peux supporter
Tout ce que vous devez me dire.
Mais qu’on m’épargne
La vue de ce garçon
Dont le comportement m’insulte.
SIR PAULET
Ce qui vous le rend odieux
Fait pour moi toute sa valeur.
Voilà enfin quelqu’un
Capable de se tenir
Il ne risque pas de fondre
devant vos larmes.
Il a été formé
Par de fructueux voyages
Et nous revient de Paris et de Reims
Pour nous servir loyalement.
Auprès de lui,
Vos manigances sont inutiles.
Il sort.
SCÈNE 4
HANNA KENNEDY
Quelle insolence!
Te parler de cette façon!
MARIE STUART, perdue dans ses réflexions
À l’époque
Où tout n’était que splendeur
Nous écoutions avec complaisance
N’importe quelle flatterie.
À présent, il est juste
Ma pauvre Kennedy
Que nous prêtions l’oreille
À la voix austère
De leurs accusations.
HANNA KENNEDY
Quoi?
Serais-tu donc
À ce point résignée?
Toi, si légère autrefois?
Toi qui me reprochais
D’être sérieuse
Alors que je te blâmais
D’être insouciante?
MARIE STUART
Toujours je vois le spectre
Du roi Darnley
Mon époux
Encore mouillé de sang
Qui sort de son tombeau.
Jamais la paix
Ne sera possible
Entre lui et moi
Tant que mes souffrances
N’égaleront pas les siennes.
HANNA KENNEDY
Quelle étrange pensée!
MARIE STUART
Tu oublies, Hanna
Ce que ma mémoire
Ne peut effacer.
C’est aujourd’hui l’anniversaire
De ce terrible meurtre.
HANNA KENNEDY
Célébrons-le
En congédiant le fantôme
Dans la paix pour toujours.
Quant à toi
Tes regrets depuis tant d’années
Et le souvenir effrayant
De ta faute
Sont bien la preuve
Aux yeux du ciel
Que tu es pardonnée.
MARIE STUART
Ma faute paraît
Toujours aussi récente
Quand je vois ainsi
Le sang couler
Des veines de mon époux
Dans la tombe ouverte.
Dieu lui-même refuserait
D’aller prier sur ce tombeau.
HANNA KENNEDY
Ce n’est pas toi
Qui l’as assassiné
Ce sont les autres.
MARIE STUART
Je connaissais leur plan
Et je leur ai donné mon aide
J’ai charmé mon époux
Pour mieux l’attirer
Dans la mort.
HANNA KENNEDY
Comment t’en tenir responsable?
Tu étais si jeune!
MARIE STUART
Si jeune, oui!
Pour tenir des comptes
Avec le remords.
HANNA KENNEDY
Tu as tiré
De l’obscurité
Un homme qui n’était rien.
Par la seule force de ton amour
Tu l’as conduit dans ton lit
Et de là
Jusqu’au trône d’Écosse.
Tu as partagé généreusement
Avec lui ta couronne.
Comment a-t-il pu oublier
Que sa gloire et son destin
Étaient le résultat
De ton amour?
Il était pourtant
Dans sa nature ingrate
De ne pas le reconnaître.
Il t’a offensée
En te soupçonnant injustement
En médisant contre toi
Et te faisant violence.
Tu ne pouvais plus
Soutenir son regard
Il ne t’inspirait que du mépris
Et tu voulais le fuir.
Qu’a-t-il fait pour te reconquérir?
A-t-il tenté de se faire pardonner?
S’est-il mis à genoux?
S’est-il jeté à tes pieds?
Il a poignardé le musicien Rizzio
Auprès de qui tu te réconfortais.
C’est par le meurtre
Qu’on a puni le meurtrier.
MARIE STUART
Et la victime
Aujourd’hui réclame mon sang.
En voulant me consoler
Tu renforces mon crime.
HANNA KENNEDY
Le jour où tu as permis ce crime
Tu n’étais pas toi-même.
Tu étais ensorcelée
Par le pouvoir abusif
De ton amant Bothwell
Ce maître séducteur.
Il t’avait fait boire
Des philtres destinés
À troubler ton esprit
Comme la magie du diable
L’aurait fait.
MARIE STUART
Il n’y avait pas de magie.
J’ai succombé à la fougue
De cet homme.
HANNA KENNEDY
Il avait convoqué
Tous les damnés de l’enfer
Pour mieux s’emparer
De ta volonté.
Je voulais te raisonner
Mais tu ne m’écoutais plus.
La sagesse, la vertu,
L’honnêteté
Tout cela était devenu
Incompréhensible pour toi.
Il avait anéanti
Tes instincts de pudeur
Et plutôt que l’embarras
Qui te faisait rougir
Je voyais dans tes joues
Un feu qui te ravageait.
Tout entière,
Tu flambais dans le désir.
Qu’était devenu le voile mystérieux
Qui te protégeait?
Il avait fait de toi
Un corps épris du sien
Et tu ressentais le plaisir sensuel
Comme on ressent la gloire.
Tu l’as laissé brandir
L’épée royale d’Écosse
Et parader dans les rues d’Edimbourg.
Sous tes ordres
On a assiégé le Parlement
Ce temple de la justice où,
Encore une fois sous tes ordres,
Les juges ont été forcés
D’innocenter le meurtrier.
Et tu es allée plus loin…
MARIE STUART
Oui! Va jusqu’au bout!
Je lui ai donné ma main
Devant l’autel!
HANNA KENNEDY
O que le silence
Se fasse à jamais
Sur ce mariage
Qui a été ta perte.
Mais tu n’es pas une femme perdue.
Qui mieux que moi
Peut en témoigner?
Je t’ai vue naître
Je t’ai élevée
Je sais de quoi ton cœur est fait
Je connais ta beauté
Ton insouciance naturelle.
Je te le dis:
L’esprit du mal existe
Il peut s’incarner
Dans nos corps
Et laisser
Une blessure éternelle.
Mais courage.
Convoque la paix pour toi-même.
L’Angleterre t’accuse de crimes
Dont tu es innocente.
Ni Elisabeth
Ni son Parlement
Ne sont tes juges.
MARIE STUART
Qui vient?
Mortimer paraît à la porte.
HANNA KENNEDY
Le neveu.
(À Mortimer:)
Entrez.
SCÈNE 5
Les précédents, Mortimer, entrant timidement.
MORTIMER, à la nourrice
Éloignez-vous.
Montez la garde devant la porte.
Je dois parler à la reine.
MARIE STUART
Reste, Hanna.
MORTIMER
N’ayez pas peur.
Vous ignorez qui je suis.
Il lui tend une lettre.
MARIE STUART, parcourt la lettre et recule d'étonnement
Qu’est-ce que c’est?
MORTIMER, à la nourrice
Allez
Veillez à ce que mon oncle
Ne puisse pas nous surprendre.
MARIE STUART, à la nourrice qui hésite et qui la regarde avec perplexité
Va, va.
Fais ce qu’il te dit.
La nourrice sort.
SCÈNE 6
Marie, Mortimer.
MARIE STUART
De mon oncle!
Le cardinal de Lorraine,
De France!
(Lisant:)
«Faites confiance au jeune Mortimer
Mon fidèle messager
Car vous ne trouverez pas
De meilleur ami en Angleterre.»
Elle regarde Mortimer avec étonnement:
Est-ce encore une illusion?
Le monde entier veut ma perte
Et j’aurais, moi, un ami?
L’arrogant neveu de mon geôlier,
Lui qui me persécute…
Vous… un ami?
MORTIMER
Pardonnez mon insolence.
J’ai dû agir ainsi
Contre mon gré
Mais c’était le seul moyen
De vous approcher
Et de vous venir en aide.
MARIE STUART
Vous m’étonnez.
Je ne saurais passer si vite
Du lieu de la détresse
À celui de l’espoir.
Parlez. Parlez-moi.
Prouvez-moi que le bonheur se peut
Que je puisse y croire.
MORTIMER
Le temps presse.
Mon oncle reviendra tout à l’heure
Avec Lord Burleigh.
Avant que vous ne sachiez
La terrible raison de leur visite,
Apprenez de moi
Comment la Providence
Va vous sauver.
MARIE STUART
Dois-je croire à un miracle?
MORTIMER
Permettez d’abord
Que je vous parle de moi.
MARIE STUART
Je vous écoute.
MORTIMER
J’ai vingt ans.
L’on m’a élevé
Selon des principes austères.
Pourtant, ma curiosité
M’a incité à voyager
Hors de notre île
Et j’ai pris congé
De cette terre puritaine
Où rien n’est permis
Afin d’enjamber la France
Et de gagner ce lieu de mes rêves:
L’Italie, dont on me parlait tant!
À cette époque de l’année
Des pèlerins par milliers
Parcouraient les chemins
Comme un long fleuve
Aux eaux vives.
J’empruntai ce courant
Menant à l’embouchure suprême
Et je me retrouvai, moi, au centre
De la plus inimaginable merveille:
Rome!
Oui, moi, reine!
J’ai vu de mes yeux
S’ébranler les splendeurs
J’ai vu venir à moi les colonnes
J’ai vu dans la démesure
Se dresser l’Arc de Triomphe
Et puis le Colisée!
Que de hauteurs
Et que de vertiges
À la vue de ces blocs éternels!
Je ne savais rien de l’Art
Et j’en étais inondé!
Les dogmes de l’Église d’Angleterre
M’avaient appris la haine des icônes
Et le mépris de ces manifestations
D’ardeur si sensuelles,
De ces réjouissances pour l’âme.
Je n’avais jamais prié
Qu’avec des mots rigides,
Comme des ossements sans chair.
Mais là, oui, enfin, oui!
J’avais pénétré dans la nef
D’une église où je sentais tomber
Comme une pluie sur mon corps
Les sons d’une musique céleste.
Croyez-moi
Quand je levai la tête
Vers une statue ciselée dans le marbre
Juste là, au-dessus de moi
Je l’ai vue me tendre les bras
Et m’inviter à gravir le piédestal.
Chaque fresque autour de moi
Se mit à tourner
Comme si j’avais été
Un ange parmi les autres.
J’étais au centre
De toutes les merveilles
Possibles en ce monde.
MARIE STUART
C’est trop! Arrêtez!
Cessez de parler de la vie!
Pitié -
Je suis en prison dans le noir.
MORTIMER
Moi aussi j’étais prisonnier
Mais j’ai libéré mon esprit
J’ai regardé la lumière du jour
Et j’ai juré de m’affranchir
De cette vie
Menée dans l’étroitesse.
Là-bas j’ai rencontré votre oncle
Le Cardinal de Guise.
Un homme! Quel homme! Et tout un!
MARIE STUART
Parlez-moi de lui.
Faites qu’il ne m’ait pas oubliée.
MORTIMER
Il m’a enseigné le danger
Qui nous guette
À force de trop raisonner
Sur l’invisible.
Nous avons des yeux pour voir,
Il en va ainsi de la foi.
Il soutient que l’Église
Doit être visible
Sans quoi l’esprit de vérité
Serait trop abstrait.
Voilà pourquoi
J’ai abjuré
Mes anciennes croyances.
Un jour que j’étais chez lui
J’ai aperçu au mur
Le portrait d’une femme
Et je me suis senti subjugué
Par le charme
Qui s’en dégageait.
J’étais là, debout
Ému jusqu’au fond de mon âme
Incapable de maîtriser
La force de mes sentiments.
Il me dit alors:
«Vous avez raison
De vous émouvoir
Devant ce tableau.
Il n’est pas de plus belle femme
Sur la terre
Mais entre toutes
Elle est la plus malheureuse.
Et c’est chez vous,
En Angleterre,
Qu’elle souffre.»
MARIE STUART
Je n’ai pas tout perdu:
Il me reste encore
L’amitié de cet homme.
MORTIMER
Je sais
Que la maison des Tudor
Fait de vous
La seule reine légitime
De ce pays.
Elisabeth, qui porte ce titre
A été conçue dans l’adultère.
C’est à vous qu’il appartient
De régner.
Ceux qui s’y opposent
Commettent une grave injustice
Et devront reconnaître tôt ou tard
Votre innocence et vos droits.
MARIE STUART
Je maudis ces droits
Qui sont la source
De mes souffrances.
MORTIMER
Me voici enfin
Non plus devant votre portrait
Mais bien devant vous,
Vous-même en personne!
La reine Elisabeth
A raison de vous tenir
À l’abri des regards.
Votre seule beauté
Rendrait jalouse
Toute la jeunesse
De ce pays.
Aucune épée ne resterait
Dans son fourreau
Car une épouvantable rébellion
Éclaterait si le peuple
Apprenait, en vous voyant,
Que vous êtes
Sa véritable reine.
MARIE STUART
Si chaque homme d’ici
Pouvait me voir avec vos yeux!
MORTIMER
Vous êtes la lumière.
…
Mais je suis venu aussi
Vous faire part
D’une terrible nouvelle.
MARIE STUART
Ma sentence!
Nous y sommes!
Parlez librement.
Je suis prête.
MORTIMER
Elle a été prononcée.
Quarante-deux juges
Vous ont déclarée coupable.
Les lords et la Chambre des Communes
De la Cité de Londres
Exigent une prompte exécution
De votre jugement.
Seule Elisabeth hésite encore.
MARIE STUART, avec contenance
Rien ne me surprend
Ni ne m’effraie.
Je sais qui sont mes juges.
Après ce qu’ils m’ont fait subir
Comment peuvent-ils m’innocenter?
Ils n’ont d’autre choix
Que de me garder prisonnière
Afin que soient engouffrés
Dans un éternel cachot noir
Ma vengeance et mes droits.
MORTIMER
Tant que vous êtes en vie
La peur d’Elisabeth existe.
Aucun cachot n’est assez noir
Et votre mort seulement
Lui assure le trône.
MARIE STUART
Elle irait jusque là?
Me trancher la tête,
Moi, une reine?
MORTIMER
N’en doutez pas.
MARIE STUART
J’ai encore des alliés.
La France se vengera.
MORTIMER
Elle a scellé une paix définitive
Avec la France
En donnant sa main
Et son trône
Au duc d’Anjou.
MARIE STUART
Le roi d’Espagne
Répliquera par les armes.
MORTIMER
Aucune armée ne l’effraie
Pourvu qu’elle soit en paix
Avec son peuple.
MARIE STUART
Ma tête sous la hache du bourreau!
Va-t-elle donner un tel spectacle aux Anglais?
MORTIMER
Ce pays a vu plus d’une reine
Passer du trône à l’échafaud.
MARIE STUART, après un silence
Vous êtes aveuglé par la peur
Et l’attachement
Que vous avez pour moi
Vous fait envisager le pire.
Ce n’est pas l’échafaud que je crains.
Il y a des moyens
plus pernicieux
De provoquer la mort.
MORTIMER
Ils ne commettront pas de meurtre
Ni ouvertement ni secrètement.
Mais soyez sans crainte:
Douze jeunes Anglais
Se sont réunis ce matin
Et ont fait le serment
De vous libérer de cette prison.
Le comte de Bellièvre
Ambassadeur de France
Est informé du complot
Et a offert de nous aider.
C’est chez lui
Que nous nous rassemblons.
MARIE STUART
Savez-vous bien
Ce que vous entreprenez?
Rappelez-vous le sort
De tous mes alliés
Dont les têtes coupées
Ont été suspendues
En signe d’avertissement
Sur le Pont de Londres.
Rappelez-vous l’échec
De tous ceux qui,
En trouvant ainsi la mort,
N’ont fait que resserrer mes chaînes.
Partez.
Votre enthousiasme va vous perdre.
Partez pendant qu’il en est temps.
Dès que l’hypocrite Burleigh
Vous aura démasqué
Vous subirez le sort
Réservé aux traîtres.
Quittez ce château.
Marie Stuart n’a jamais
Porté bonheur aux siens.
MORTIMER
Je n’ai pas peur
de toutes ces têtes coupées.
Comme ce doit être enivrant
De mourir pour vous!
MARIE STUART
Ni la force ni la ruse
Ne pourraient me sauver.
C’est l’Angleterre
Tout entière
Qui se dresse devant moi.
Seule la volonté d’Elisabeth
Peut ouvrir les portes
De ma prison.
MORTIMER
Vous espérez l’impossible.
MARIE STUART
Je ne connais qu’un seul homme
Qui pourrait me sauver.
MORTIMER
Qui?
MARIE STUART
Le comte de Leicester.
MORTIMER, reculant avec surprise
Leicester? Le comte de Leicester?
Votre ennemi juré
L’amant d’Elisabeth?… lui?
MARIE STUART
Trouvez-le. Confiez-vous à lui
Et pour prouver que c’est moi
Qui vous y envoie
Vous lui donnerez ceci.
Elle sort un papier de son corsage. Mortimer hésite à l’accepter.
Allez lui porter cette lettre
Que je garde depuis si longtemps
Dans l’espoir de déjouer
La vigilance de votre oncle.
C’est un ange
Qui vous envoie.
MORTIMER
Expliquez-moi…
MARIE STUART
Le comte de Leicester vous dira tout.
Ayez confiance en lui
Il aura confiance en vous.
Qui vient?
HANNA KENNEDY, entrant vite
Paulet est ici
Accompagné d’un seigneur de la Cour.
MORTIMER
C’est Lord Burleigh.
Rassemblez vos forces.
Écoutez calmement
Ce qu’il va vous dire.
Il s'éloigne. Kennedy le suit.
SCÈNE 7
Marie, Lord Burleigh, grand trésorier d’Angleterre, et Sir Paulet.
SIR PAULET
Vous désiriez connaître votre sort.
Lord Burlejgh
Le grand trésorier d’Angleterre
Vient vous en informer.
Écoutez-le, et résignez-vous.
MARIE STUART
Que ma dignité témoigne
De mon innocence.
LORD BURLEIGH
Veuillez par mes mots
Entendre la bouche du tribunal.
MARIE STUART
Tiens! Un tribunal qui,
Non content de babiller
S’enorgueillit d’une bouche!
SIR PAULET
Vous ironisez comme si déjà
Vous connaissiez le verdict.
MARIE STUART
Puisqu’il me vient de Burleigh,
Je m’en doute.
À propos, milord…
LORD BURLEIGH
Plus de respect.
Je parle au nom
Du Tribunal des Quarante-Deux.
MARIE STUART
Excusez-moi
De vous interrompre tout de suite
Mais je n’ai aucun respect
Pour le Tribunal des Quarante-Deux.
Même si je suis tout pour eux
Eux ne sont rien pour moi.
N’est-il pas écrit qu’en Angleterre
Chaque accusé se doit d’être jugé
Par ses semblables?
Or il n’y avait ni roi ni reine
Dans cette assemblée
Que je sache.
LORD BURLEIGH
Vous avez entendu l’acte d’accusation
Vous avez répondu devant le Tribunal.
MARIE STUART
J’étais convaincue de mon innocence.
J’ai répondu aux accusations
Par respect pour les juges
Et non pour leur mandat
Que je réprouve.
LORD BURLEIGH
Que vous le vouliez ou non
Tout ceci est une question de procédure
Qui ne saurait entraver
Le cours de la justice.
Vous êtes en Angleterre
Vous respirez l’air anglais
Vous profitez de nos bienfaits
Et de notre protection
Selon la loi anglaise.
Vous êtes conséquemment
Soumise à son pouvoir.
MARIE STUART
L’air de l’Angleterre,
Je le respire dans une prison anglaise.
Cela s’appelle-t-il en Angleterre
Un bienfait?
Quant à vos lois
Je les connais peu.
Pourquoi les apprendrais-je?
Je ne suis pas citoyenne
De ced royaume
Mais bien la reine libre
D’un pays étranger.
LORD BURLEIGH
Et pensez-vous
Que ce titre de reine
Peut vous servir de sauf-conduit
En pays étranger
Pour allumer la rébellion?
Que vaut la sécurité d’un État
Si la justice ne eut traiter
Une hors-la-loi de sang royal
De la même façon
Que des vauriens?
MARIE STUART
Je ne veux pas
Me soustraire à la justice -
Ce sont seulement vos juges
Que je récuse.
LORD BURLEIGH
Les juges, ah bon?
S’agit-il à vos yeux
De citoyens comme les autres?
Ou issus des bas-fonds
Des improvisateurs ignorants
De ce que le Droit veut dire
À la merci des opinions
D’un peu tout le monde
Et qui se contentent
D’être l’écho
D’une volonté populaire?
Sachez que ces hommes
Sont les plus consciencieux
De ce pays
Qu’is ont l’esprit autonome
Ce qui les rend sages
Et les place au-dessus
De la concurrence servile
Et de la corruption.
Ces hommes-là sont ceux
Qui nous gouvernent
Selon des principes
De justice et de liberté.
Le simple fait
De prononcer leurs noms
Devrait suffire à dissiper les doutes:
L’archevêque de Canterbury
Le primat de l’Église
Qui rassemble tous les peuples.
Le sage Talbot
Gardien de nos emblèmes…
D’après vous,
La reine d’Angleterre
Pouvait-elle trouver
De plus nobles représentants
Pour incarner la justice
De ce royaume?
Et si jamais l’un ou l’autre
De ces hommes
Émettait un jugement
Dicté par l’intérêt
Pensez-vous
Qu’une quarantaine de juges
Abonderaient dans son sens
Avec une même passion?
MARIE STUART, après un moment de silence
J’entends avec stupéfaction
Votre éloquence, milord,
Une arme par laquelle
Vous avez toujours triomphé.
Comment moi,
Une fille peu instruite
Pourrais-je me mesurer
À tant d’habileté?
Si ces juges sont tels
Que vous les décrivez
Je n’ai plus un mot à dire.
Ils n’ont qu’à me déclarer coupable
Et pour moi
Il n’y a plus aucun espoir.
Mais ces hommes d’envergure
Que vous nommez fièrement
Et qui veulent ma perte
En m’écrasant de tout leur poids
Je les vois tenir des rôles
Bien différents
Dans l’histoire de ce pays.
La haute noblesse d’Angleterre
Et son souverain gouvernement
Ressemblent quant à moi
À un sérail peuplé d’esclaves.
Sa Haute-Chambre
Monnaye ses intérêts
Avec la Chambre des Communes,
L’une et l’autre
Rivalisant de corruption.
Elles votent des lois
Puis les annulent;
Elles concoctent des mariages
Pour aussitôt les dénoncer
Et déclarer des divorces.
Selon l’humeur du roi
N’importe laquelle de ses filles
Peut être déshéritée
Et traitée publiquement de bâtarde
Pour se voir le lendemain
Couronnée reine d’Angleterre.
J’ai vu la haute noblesse d’ici
Aux convictions inébranlables
Changer, sous quatre règnes,
Quatre fois de croyance.
LORD BURLEIGH
Vous vous dites ignorante
Des lois de l’Angleterre
Mais vous connaissez tout
De ses malheurs.
MARIE STUART
Et ça, ce sont mes juges,
Lord Trésorier!
Je suis juste envers vous
Soyez-le vers moi.
On dit que vous voulez
Le bien de cet État
Et celui de la reine;
Que vous êtes incorruptible
Vigilant, infatigable.
J’en doute quand je vous vois
Arranger vos intérêts
Sous le couvert de la justice.
Que les juges qui vous appuient
Soient les hommes les plus nobles
De toute l’Angleterre,
Il n’en demeure pas moins
Que tous, tous!
Vous êtes des protestants.
Vous jugez non seulement
La reine d’Écosse
Mais aussi une femme écossaise
Catholique, une papiste!
Comment l’Anglais
Se peut-il juste
Envers l’Écossais?
Ce proverbe en dit long
Sur nos haines ancestrales.
Toute nation
S’opposant à l’Angleterre
A reçu depuis toujours
L’appui de l’Écosse.
Toute guerre
Visant à détruire l’Écosse
A été depuis toujours
L’œuvre de l’Angleterre.
Un feu nous ravage
Qu’on ne verra s’éteindre
Que le jour où, enfin,
Une seule et même tête
Portera l’unique couronne
Unissant nos deux peuples
Alors inséparables.
LORD BURLEIGH
Et c’est à une Stuart
Si je ne me trompe
Que doit revenir cette couronne?
MARIE STUART
Pourquoi le nier?
Oui, je l’avoue
J’ai cru en cet espoir.
Pour avoir voulu
Apaiser le feu
De nos deux peuples
Je me suis consumée
Dans ma propre passion.
LORD BURLEIGH
Vous n’avez fait
Qu’attiser un feu
Déjà dévastateur
Afin de vous hisser
Sur le trône
Pendant que le reste brûlait.
MARIE STUART
Des preuves!
Où sont vos preuves?
LORD BURLEIGH
Je ne suis pas ici
Pour discuter de la cause
Que vous défendez.
Par quarante voix contre deux
Vous êtes reconnue coupable
D’avoir violé un bill
Instauré l’an passé
À l’effet que :
«Si, dans un royaume
Une rébellion est soulevée
Au nom et au profit
D’une personne
Prétendant à la Couronne,
Cette personne sera traduite
Devant les tribunaux
Et son crime sera puni
Par la peine de mort.»
Comme vous voyez…
MARIE STUART
Milord de Burleigh!
Je vois bien que c’est un bill
Rédigé expressément
Pour me perdre:
Pas étonnant
Que j’en sois la victime!
Quel est mon recours
Si l’homme qui a signé
Au bas de mon jugement
Est celui-là même
Qui a signé la loi?
Niez-le donc!
Niez donc que ce bill
N’a été conçu
Que pour m’anéantir!
LORD BURLEIGH
Que pour vous avertir.
C’est vous-même
Qui avez signé votre arrêt de mort.
Malgré nos loyales mises en garde
Vous vous êtes jetée
Dans le gouffre
Qui s’ouvrait sous vos pieds.
Vous êtes accusée d’avoir,
De votre prison,
Exercé le contrôle
En dictant par écrit
Chacune des opérations
D’un soulèvement.
MARIE STUART
J’ai fait ça, moi?
Qu’on me montre les documents.
Les preuves!
LORD BURLEIGH
On vous les a montrées
Devant le Tribunal.
MARIE STUART
Des copies
Écrites par une main étrangère.
Je veux les originaux!
Je veux les voir
Écrits par ma propre main.
Où sont les originaux?
LORD BURLEIGH
Vos secrétaires Kurl et Nau
Ont attesté les lettres.
MARIE STUART
Pourquoi ne pas m’avoir
Confrontée à eux?
LORD BURLEIGH
Vos secrétaires Kurl et Nau
Ont affirmé sous serment
Avoir écrit ces lettres
Sous votre dictée.
MARIE STUART
On me condamne
Sur la foi de mes domestiques!
On accorde préséance
À des témoignages de subalternes
Qui se sont parjurés
Pour me trahir, moi,
La reine d’Écosse!
LORD BURLEIGH
Vous avez déclaré vous-même
Que l’Écossais Kurl
Était un homme loyal et vertueux.
MARIE STUART
Il l’était.
Mais c’est à l’heure du danger
Qu’on reconnaît un homme.
La peur de la torture
Lui aura fait avouer
N’importe quoi.
LORD BURLEIGH
Il parlait de son plein gré.
MARIE STUART
Puisque mes deux secrétaires
Sont encore en vie
Faites-les comparaître
En ma présence,
Qu’ils répètent ce qu’ils ont dit
En me regardant dans les yeux.
C’est un droit
Qu’on accorde même aux assassins.
Un décret de l’actuel gouvernement
Ordonne que tout accusateur
Parle en présence de l’accusé.
Vrai ou faux, Lord Burleigh?
Lord Paulet,
Je vous ai toujours
Hautement considéré;
Prouvez-moi que je n’ai pas tort
Et répondez sur votre conscience:
Est-ce vrai qu’un tel décret
Existe en Angleterre?
SIR PAULET
Oui, c’est exact.
Cette loi-là existe
Je dois dire la vérité.
MARIE STUART
Puisque vous appliquez
Le droit de l’Angleterre
Quand il peut m’écraser
Pourquoi l’ignorez-vous
Quand il peut m’être favorable?
Pourquoi mes deux secrétaires
Qui sont toujours en vie
Ne témoignent-ils pas
En ma présence
Comme la loi l’ordonne?
LORD BURLEIGH
Ne vous emportez pas, milady.
Tout ceci
N’est pas la seule raison.
MARIE STUART
C’est la seule
Qui me rende passible
De la peine de mort.
Et c’est elle que je conteste.
Ne déviez pas, Lord Burleigh.
Il s’agit de la peine de mort.
LORD BURLEIGH
Il est prouvé
Que vous avez négocié avec Mendoza
L’ambassadeur d’Espagne.
MARIE STUART
Ne déviez pas, milord.
LORD BURLEIGH
Que vous avez comploté
Popur renverser la religion de ce pays
Que vous avez incité tous les rois d’Europe
À nous déclarer la guerre…
MARIE STUART
Supposons que je l’aie fait!
Je ne l’ai pas fait
Mais supposons.
On me garde ici prisonnière
De façon inhumaine
Et contre les droits et libertés
De n’importe quel citoyen.
Par violence,
Vous m’avez enchaînée.
Je suis en droit de légitime défense
J’en appelle
À tous les États du continent
Pour appuyer ma cause,
Tout ce qui est juste et loyal
En temps de guerre
Je compte l’utiliser.
Car la question qui se pose
Entre l’Angleterre et moi
N’est pas une question de justice
Mais bien une question de force.
LORD BURLEIGH
N’invoquez pas
Le droit terrible
De la force.
Ce serait encourager le bourreau.
MARIE STUART
Je suis faible,
Elisabeth est forte.
Bien!
Qu’elle use de sa force.
Qu’elle me tue!
Qu’elle me sacrifie!
Mais qu’elle avoue
Acte de Force
Et non pas acte de Justice.
Qu’elle m’assassine
Mais qu’elle ne prétende pas
Me juger.
Qu’elle ose paraître
Telle qu’elle est.
Elle sort.
SCÈNE 8
Burleigh, Paulet.
LORD BURLEIGH
Elle nous brave
Et nous bravera
Jusque sur l’échafaud.
On ne peut pas briser
Ce tempérament de feu.
A-t-elle été surprise
D’entendre son jugement?
A-t-elle pleuré
A-t-elle seulement pâli?
Elle n’en a pas appelé
De notre pitié.
Elle soupçonne
L’esprit hésitant d’Elisabeth.
Ce sont nos doutes
Qui font son courage.
SIR PAULET
Soyons plus fermes
Et son arrogance disparaîtra.
Il est vrai
Qu’il y a eu des irrégularités
Lors du procès.
Il aurait fallu
Que les témoins à charge
Comparaissent devant elle.
LORD BURLEIGH
C’était trop risqué.
Son pouvoir
Et ses larmes de femelle
Auraient remué
Tous les esprits.
SIR PAULET
Ce procès qui se voulait équitable
Va devenir
Pour les ennemis de l’Angleterre
L’étendard de notre parti pris.
LORD BURLEIGH
Même le plus équitable des tribunaux
Ne saurait échapper au blâme.
L’opinion publique se range toujours
Du côté des malheureux.
Pour nous qui triomphons
Nous ne récoltons que l’odieux
Et c’est Elisabeth avant tout
Qui en portera le poids
Surtout si la victime
Est une autre femme.
La reine a le pouvoir
De gracier les coupables.
Il faut qu’elle use de ce droit.
Il paraîtrait ignoble
Que la justice suive son cours.
SIR PAULET
Vous voulez donc qu’elle vive?
LORD BURLEIGH, brusquement
Jamais!
C’est ce combat entre la vie et la mort
Qui terrifie la reine
Et qui chasse le sommeil de son lit.
Ce combat qui déchire son âme.
Son œil nous implore
Mais sa bouche reste muette.
On peut presque entendre:
«N’y a-t-il aucun de mes sujets
Qui me délivrerait
Du choix terrible qui m’incombe?
Vivre dans la terreur sur mon trône
Ou offrir la tête
De ma propre sœur
À la hache.»
SIR PAULET
Mais que faire?
LORD BURLEIGH
La reine se dit
Que des serviteurs plus attentifs
Pourraient y faire quelque chose.
SIR PAULET
Plus attentifs?
LORD BURLEIGH
Pour interpréter un ordre muet.
SIR PAULET
Un ordre muet?
LORD BURLEIGH
En ne gardant pas comme un trésor
Un serpent venimeux.
En enlevant la reine d’Écosse à Talbot
Pour la remettre entre vos mains,
Nous espérions…
SIR PAULET
Insinuez-vous
Qu’on m’aurait choisi
Pour autre chose
Que mon honnêteté?
LORD BURLEIGH
Laissons courir le bruit
Qu’elle dépérit…
Qu’elle est de plus en plus malade.
Elle disparaît.
Tranquillement elle meurt
Dans la mémoire des hommes.
Et votre réputation
Resterait intacte.
SIR PAULET
Mais pas ma conscience.
LORD BURLEIGH
Si vous ne voulez pas
Y prêter votre main
Il ne faudrait pas
Empêcher celle d’un autre…
SIR PAULET
Aucun meurtrier
Ne passera le seuil de sa porte
Tant et aussi longtemps
Que je serai son gardien.
Sa vie m’est aussi sacrée
Que celle de la reine d’Angleterre.
Vous êtes les juges, jugez.
Si elle est coupable,
Condamnez-la.
Au jour convenu
Convoquez le charpentier
Avec sa hache et sa scie
Qu’il bâtisse l’échafaud.
Pour le bourreau,
Pour lui seulement,
J’ouvrirai la porte.
ACTE II
Le palais de Westminster
SCÈNE 1
Le comte de Kent et Sir William Davison se rencontrent.
SIR WILLIAM DAVISON
Vous, milord de Kent?
De retour du théâtre?
La fête est déjà finie?
LE COMTE DE KENT
Vous-même, vous n’y étiez pas?
SIR WILLIAM DAVISON
Mon travail m’a retenu.
LE COMTE DE KENT
Vous avez manqué le plus beau des spectacles.
Figurez-vous le Lord Maréchal, le juge
Et les dix chevaliers de la reine
Montant la garde
Devant le Château-fort de la Chasteté
Pour prévenir l’attaque française
Des troupes du Désir.
Un drapeau s’avance
Et, dans un madrigal,
Il ordonne à la Chasteté de se rendre.
C’est alors un déploiement d’artillerie
Où, de la bouche des canons,
Des bouquets d’asters
Se déploient en répandant
Une essence enivrante et subtile.
Les troupes du Désir
S’effondrent vaincues,
Et c’est la fin.
SIR WILLIAM DAVISON
Ça ne présage rien de bon
Pour le mariage de la reine
Avec le duc d’Anjou.
LE COMTE DE KENT
Ce n’était que du théâtre.
Dans la réalité,
Parions que la Chasteté
Finira par se rendre.
SIR WILLIAM DAVISON
Croyez-vous?
Vraiment? Pas moi.
LE COMTE DE KENT
Tout est conclu.
La France a accepté
La clause la plus litigieuse:
Monsieur le duc aura droit
À sa messe dans une chapelle fermée
Mais il s’engage
À honorer publiquement
La religion de l’Angleterre.
Le peuple a jubilé
À l’annonce de la nouvelle,
Sa plus grande crainte étant
Que la reine meure sans héritier.
Le trône reviendrait
Forcément à Marie Stuart
Et l’Angleterre se verrait
De nouveau enchaînée
Sous l’autorité du pape.
SIR WILLIAM DAVISON
Alors le peuple
N’a plus rien à craindre:
Les deux reines vont se coucher
L’une dans son lit nuptial
L’autre dans son tombeau.
LE COMTE DE KENT
Chut. La reine.
SCÈNE 2
Les précédents, Elisabeth, conduite par Leicester, le comte de Bellièvre, George Talbot, comte de Shrewsbury, et lord Burleigh.
LA REINE ELISABETH, à Bellièvre
Comte
Je plains ces seigneurs intrépides
Qui ont traversé la mer
Pour venir jusqu’à nous
Car à ma cour
Il n’y a rien de comparable
Aux splendeurs et aux fêtes
Que peut organiser
La machine royale de France.
Mon peuple,
Composé de gens simples et heureux,
Honore mon règne.
L’amour que mes sujets me témoignent
Quand je parais en public
Est l’unique spectacle
Que je puis offrir
Aux délégations étrangères.
J’admets que c’est peu
En regard de la beauté
Solaire et immortelle des jardins
De la reine Catherine de Médicis.
Splendeur qui suffirait à m’affadir,
Moi, et mon règne.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Une femme seulement
Constitue le spectacle étonnant
De la cour de Westminster.
L’étranger en est aveuglé
Car elle possède à elle seule
Tous les délices de son sexe.
Mais que Sa Majesté
Me permette de prendre congé.
Je dois porter la nouvelle inespérée
Au duc d’Anjou.
Jamais je ne l’ai vu
Dans une si chaude impatience.
Il a quitté Paris vers le nord
Et dépêché ses messagers sur Calais.
Votre «oui» au mariage
Volera avec ivresse
Vers ses oreilles
Comme la rapidité de l’air.
LA REINE ELISABETH
Que de hâte, comte de Bellièvre!
Vous me pressez d’allumer
La torche des célébrations
Dans un ciel gris et lourd.
L’habit de deuil
Me conviendrait mieux
Que la toilette nuptiale.
Une terrible épreuve
Menace de s’abattre
Sans tarder sur ce pays
Et sur moi-même.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Votre engagement, reine
Nous convient pour l’instant.
Les fêtes auront lieu
En des jours plus propices.
LA REINE ELISABETH
Les monarques sont esclaves
De leur condition.
Ils ne peuvent avoir accès
Aux impulsions de leur cœur.
J’aurais désiré
Que jusqu’à ma mort
Il ne soit jamais question
De mariage.
Voilà comment
J’aurais conçu mon règne.
Mais le peuple
En a décidé autrement.
Son bonheur présent
Ne lui suffit pas.
Il anticipe l’avenir.
Il veut que j’assure
La pérennité de mon sang.
Je dois lui sacrifier
Mon trésor le plus cher:
Ma liberté.
Le peuple me force
À prendre un maître:
Il me démontre bien
Que je ne suis qu’une femme,
Moi qui me pensais homme
Et roi.
Une souveraine qui s’oblige
À méditer son règne
Dans le dénuement du célibat
Devrait se dispenser
Du principe qui divise
L’humanité en deux sexes
Et qui commande à l’un
De se soumettre à l’autre.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Aucun doute que personne
Sur la terre
Ne vaille le sacrifice
De votre liberté.
Cependant, si la naissance
Le rang, la fortune et la virilité
Rend un mortel
Digne de ce sacrifice
Alors…
LA REINE ELISABETH
Il est hors de doute
Que marier un fils de France
De sang royal
Est pour moi un honneur.
Je le dis sans détour.
Si ce mariage
Fait l’affaire de mon peuple
C’est là le principal.
Si telle est sa volonté
J’ajoute qu’il n’y a pas
D’autres rois en Europe
Auxquels je sacrifierais
Mon trésor le plus précieux -
Ma liberté -
Avec plus d’obéissance.
Voilà qui clôt le chapitre.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Et nos espoirs sont comblés.
Mon maître désire plus
Et s’attend toutefois
À ce que...
LA REINE ELISABETH
À ce que quoi?
Elle tire de son doigt un anneau: le regardant, pensive:
Une reine ne vaut pas plus
Qu’une simple femme.
Même protocole
Même devoir
Même servitude.
L’anneau fait le mariage
Et fabrique des chaînes
Portez ce présent
À Son Altesse
Mais dites-lui bien
Que ce n’est qu’un maillon
Qui ne m’enchaîne pas encore.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Je reçois le gage
En son nom.
C’est un grand jour pour nous
Puisse-t-il l’être aussi
Pour nos peuples.
Que les couronnes alliées
De France et d’Angleterre
Tissent des liens d’amitié
Et non plus de méfiance.
Que la clémence qui brille
Sur votre visage
Atteigne la plus malheureuse
D’entre toutes,
Celle que vous retenez ici
Et dont le sort
Touche d’aussi près la France
Que l’Angleterre.
LA REINE ELISABETH
Une chose à la fois, comte.
Ne mêlons pas deux affaires
Qui n’ont rien en commun.
Si la France veut réellement
Cette alliance
Elle doit partager mes tourments
Et ne pas se faire amie
Avec mes ennemis.
LE COMTE DE BELLIÈVRE
Même à vos yeux
La France serait indigne
D’une telle alliance
Si elle ne se préoccupait pas
Du sort de cette malheureuse.
Elle est veuve de notre roi,
Appartient à notre religion.
Il en va de l’honneur
Et même de votre humanité…
LA REINE ELISABETH
Je prends note
De votre requête.
Vous agissez en tant qu’amis;
J’agirai en tant que reine.
Elle salue Bellièvre qui se retire avec respect.
SCÈNE 3.
Elisabeth, Leicester, Burleigh, Talbot.
La reine s’assoit.
LORD BURLEIGH
Reine,
Tu satisfais aujourd’hui
Le plus grand désir
De ton peuple.
Cette alliance nous garantit
Un avenir dépourvu d’inquiétude.
Toutefois, une affaire
Reste en suspens
Qui tracasse le pays.
On exige de toi
Qu’un sacrifice soit fait.
Exauce le vœu du peuple
Et raffermit à jamais
Le bonheur de l’Angleterre.
LA REINE ELISABETH
Que me veut-il encore
Mon peuple?
LORD BURLEIGH
Il demande la tête de la Stuart.
Si tu veux assurer
Notre pleine liberté
Et notre épanouissement
Cette femme doit disparaître.
Elle doit mourir.
Sinon nous tremblerons toujours
Pour ta sécurité.
Tu le sais,
Tous les Anglais
Ne partagent pas
La même religion.
Il reste encore sur ce territoire
Des fanatiques fidèles à Rome
Dont les cœurs sont attachés
À cette Marie Stuart.
Ils t’ont juré une guerre féroce.
Nous avons déjà
Échappé à trois attentats.
Les membres de son clan
Ne reconnaissent pas tes droits.
Ils propagent l’idée
Que tu as volé ton trône.
La paix ne sera jamais possible.
En lui donnant la mort
Tu te donnes la vie.
LA REINE ELISABETH
La tâche qui vous incombe
Est ingrate.
Je ne doute pas
Que c’est votre rigueur
Et votre loyauté
Qui vous font parler sagement.
Mais je hais la sagesse
Qui ordonne le sang.
Réfléchissez.
Trouvez-moi une solution
Moins dramatique.
Noble Lord de Shrewsbury,
Votre opinion?
GEORGE TALBOT
Je désire que ton règne
N’achète pas la paix
Au prix de sa gloire.
Si cela doit être
Que ce ne soit pas
De mon vivant.
LA REINE ELISABETH
Dieu fasse
Que cela ne soit jamais.
GEORGE TALBOT
L’exécution de la Stuart
Serait un crime.
Elle n’est pas citoyenne
De ce pays.
Tu ne peux pas la juger.
LA REINE ELISABETH
Ainsi mon Conseil d’État
Mon Parlement
Et toutes les cours de justice
De ce pays
Seraient dans l’erreur
En me reconnaissant
À l’unanimité ce droit?
GEORGE TALBOT
La majorité des voix
N’est pas une preuve de la justice.
L’Angleterre n’est pas
Le centre du monde.
Tu n’es pas le jouet
D’un peuple dont l’opinion
Oscille au gré du vent.
Tu es libre.
LA REINE ELISABETH
En m’accordant le pouvoir
Le peuple témoigne qu’en ce pays
L’instinct de massacre
N’est pas l’apanage des rois.
J’aurais préféré
Comte de Shrewsbury
Que vous argumentiez
En ma faveur.
GEORGE TALBOT
Elle n’a pas d’avocat.
Tous ont peur de parler
Parce qu’ils ont peur de ta colère.
Notre Conseil d’État agirait
Avec précipitation et égoïsme
Si ma compassion
N’avait pas la chance de s’exprimer.
Tout est ligué contre elle.
Toi-même
Tu ne l’as jamais rencontrée.
Dans ton cœur
Rien ne parle pour l’étrangère.
On l’accuse d’avoir
Assassiné son mari
Et d’avoir épousé le meurtrier.
C’est une faute très lourde
Il est vrai.
Mais qui connaît réellement les motifs
Qui l’ont fait agir?
La femme n’est-elle pas
Un être essentiellement fragile?
LA REINE ELISABETH
Non.
La femme n’est pas faible.
Qu’il ne soit jamais question
De la faiblesse de mon sexe
En ma présence.
GEORGE TALBOT
La vie ne t’a pas donné
Ta juste part de bonheur.
L’austérité du devoir
T’a endurcie
À l’écart des flatteurs
Et de la vanité du monde.
Tu as appris très tôt
Les rigueurs du pouvoir.
Songe à la fragilité de Marie Stuart
Une enfant déportée en France
Où les valeurs de la cour
Se mesurent à la splendeur des fêtes.
Elle n’avait pour elle-même
Que l’atout de sa beauté.
Pas étonnant qu’elle offre au monde
L’image du ravissement.
Aussi…
LA REINE ELISABETH
Revenez à vous
Comte de Shrewsbury.
Un peu de sérieux -
Nous sommes en Conseil d’État.
Votre engouement pour ses charmes
Nous a convaincus.
Comte de Leicester,
Vous seul ne dites rien?
Les propos de Shrewsbury
Vous ont-ils coupé la langue?
LE COMTE DE LEICESTER
C’est d’étonnement
Que je reste muet.
On abuse de notre temps
Avec des romances
Qui n’ont pour but
Que d’émouvoir le peuple
Et d’éveiller sa sympathie.
LA REINE ELISABETH
Et ces sornettes se répercutent
Jusqu’ici dans notre Conseil d’État.
Par la bouche de mes «sages» conseillers!
Je suis étonnée que cette fille
Bannie par ses propres sujets
Soit devenue ici dans sa prison
Une menace.
Comment elle, sans État,
Sans pouvoir politique,
A-t-elle pu devenir
À ce point dangereuse?
Est-ce parce qu’elle réclame
Ce royaume?
LE COMTE DE LEICESTER
Crois-tu que ceux qui contestent
Ton droit sacré
Pourraient anéantir
Ce pouvoir qui t’est conféré
Par une résolution du Parlement?
Le roi Henri l’a exclue du trône
Dans ses dernières volontés.
Crains-tu que l’Angleterre
À peine sortie de la noirceur
Se jette éperdument
Aux pieds d’une papiste?
Toi, adorée par ton peuple
Tu serais laissée pour compte
Au profit d’une meurtrière?
Qui sont-ils, tes conseillers,
Qui te harcèlent en te parlant
De ton vivant
D’une prétendue héritière
Et qui veulent hâter ton mariage
Pour sauver du danger
L’État et l’Église?
N’es-tu pas encore dans la force
Et la fleur de la jeunesse
Alors que l’autre flétrit
Et se fane de jour en jour?
Grands dieux!
Tu vivras longtemps après elle
Sans qu’il faille provoquer sa mort!
LORD BURLEIGH
Le comte de Leicester
N’a pas toujours parlé ainsi.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est vrai
J’ai voté sa mort au tribunal.
En Conseil d’État je parle autrement.
LA REINE ELISABETH
Ici, il n’est plus question de droit
Mais d’intérêt.
Qu’avons-nous tant à craindre
Puisque la France
Son seul appui, l’abandonne
En concluant par mon mariage
Une ère nouvelle?
LE COMTE DE LEICESTER
Pourquoi la tuer?
Elle est morte.
Le mépris, c’est la mort.
Mais veillons à ce que la pitié
Ne la ramène pas envie.
Qu’elle continue de vivre
Sous la menace de la hache
Et dès qu’un bras s’armera pour elle,
Que tombe la hache.
LA REINE ELISABETH, se levant
Milords, j’ai écouté vos opinions
Et je vous remercie.
Avec l’aide de Dieu
Qui éclaire les rois
Je jugerai selon le choix
Qui me paraîtra le meilleur.
SCÈNE 4
Les précédents; Sir Paulet et Mortimer.
LA REINE ELISABETH, à Paulet qui entre
Milord, quelles nouvelles?
SIR PAULET
Mon neveu, qui revient
D’un long séjour à l’étranger
Veut vous présenter ses hommages.
Accordez à sa jeunesse
Votre bonté et votre protection.
LA REINE ELISABETH, à Mortimer
Soyez le bienvenu.
Vous avez vu la France
Visité Rome, séjourné à Reims.
Dites-moi ce que complotent nos ennemis.
MORTIMER
Que leur Dieu les confonde
Et les darde avec les flèches
Qu’ils vous destinent.
LA REINE ELISABETH
Avez-vous rencontré le Cardinal de Guise,
Ce faiseur d’intrigues?
MORTIMER
J’ai rencontré tous les exilés d’Écosse
Qui concoctent à Reims
La perte de notre île.
J’ai gagné leur confiance
Afin de mettre à jour
Leurs machinations.
LA REINE ELISABETH
Quels sont leurs plus récents projets?
MORTIMER
L’annonce d’une alliance
Entre la France et l’Angleterre
Les a foudroyés.
Ils se sentent abandonnés
Et tournent leurs espoirs
Vers l’Espagne.
De plus,
Un anathème a été prononcé
Contre vous par le pape.
LA REINE ELISABETH
De telles armes
Ne font pas trembler l’Angleterre.
MORTIMER
Non mais elles sont dangereuses
Aux mains des fanatiques.
LA REINE ELISABETH, le regardant avec suspicion
On prétend qu’à Reims
Vous auriez fréquenté leur école
Et abjuré votre foi.
MORTIMER
Il m’a fallu aller jusque-là,
C’est vrai, pour vous servir.
LA REINE ELISABETH, à Paulet qui lui montre une lettre
Qu'est-ce que c'est?
SIR PAULET
Une lettre de la reine d’Écosse
Qui vous est adressée.
LORD BURLEIGH, vivement, voulant la prendre
Donnez-la-moi.
SIR PAULET, qui tend la lettre à la reine
Pardonnez-moi Lord Burleigh.
Marie Stuart m’a demandé
De la remettre en mains propres
À la reine.
Je ne suis pas son ennemi,
Quoi qu’elle dise.
Je ne suis l’ennemi
Que de ses crimes.
Je lui rends volontiers
Les services qui s’accordent
Avec mon devoir.
LA REINE ELISABETH, à Paulet
Que peut contenir cette lettre?
Vous auriez dû soustraire
Votre reine à ces plaintes inutiles.
La reine prend la lettre. Pendant qu’elle lit, Mortimer et Leicester échangent secrètement quelques mots.
SIR PAULET
Marie Stuart désire
Un entretien face à face.
LORD BURLEIGH, vivement
Jamais.
GEORGE TALBOT
Pourquoi pas?
C’est légitime.
LORD BURLEIGH
On ne peut accorder
La faveur de voir
La reine en personne
À quiconque s’est rendu coupable
De complot contre elle.
Nul d’entre vous
Ne peut loyalement
Encourager cette démarche.
GEORGE TALBOT
Si notre souveraine
Consent à cette rencontre
Nul ne pourra l’empêcher.
LORD BURLEIGH
Sa tête est condamnée à la hache.
Une rencontre entre les deux
Signifierait la grâce.
Le jugement ne pourrait s’accomplir.
Ainsi vont nos lois.
LA REINE ELISABETH, ayant lu la lettre, essuie ses larmes
Nous valons peu de chose!
Qui peut parler de bonheur sur cette terre?
Quel étrange destin
Que celui de cette reine!
Elle qui s’est battue sur le trône
Le plus ancien de la chrétienté
Pour rassembler sur sa tête
Les deux couronnes d’Angleterre!
Comme elle parle différemment
Maintenant que ses espoirs sont vains…
Pardonnes-moi.
J’ai le cœur brisé
La mélancolie
Saigne mon âme
Dévastée
Par la fragilité des choses.
Le destin misérable
De l’humanité
M’épouvante…
GEORGE TALBOT
Elle a payé le prix de sa faute.
Tends-lui la main
Comme un ange
Apparu dans la nuit
Où elle s’est engouffrée.
LORD BURLEIGH
Sois ferme.
Ne te laisse pas émouvoir
Fais ce qui s’impose.
Ton humanité
Ne peut rien contre elle.
En la rencontrant
Tu t’exposes au blâme
De provoquer ta victime
Par un triomphe moqueur.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous abusez, milord.
Un entretien entre deux reines
Ne regarde en rien la justice.
LA REINE ELISABETH
C’est le tribunal
Et non la reine en personne
Qui condamne Marie Stuart.
LE COMTE DE LEICESTER
S’il convient à la dignité d’Elisabeth
De suivre l’impulsion de son cœur,
La loi, elle, suivra son cours.
LA REINE ELISABETH
Allez milords
Nous trouverons le moyen
De conjurer la grâce
À la nécessité.
Maintenant, partez.
Les lords sortent. Comme Mortimer va pour sortir, elle le retient.
LA REINE ELISABETH
Jeune homme, un mot.
SCÈNE 5
Elisabeth, Mortimer
LA REINE ELISABETH, après quelques instants, l’ayant mesuré avec des yeux inquisiteurs
Vous avez une audace
Et un courage exceptionnels
Pour votre âge.
Vous cachez bien votre jeu.
Votre apparente candeur
Me laisse soupçonner
Une force dont vous êtes maître.
Un heureux destin
S’ouvre devant vous.
Et de ce destin,
Je veux être l’artisane.
MORTIMER
Moi? Moi? Que puis-je faire?
Je suis à votre service.
LA REINE ELISABETH
Vous savez qui sont
Les ennemis de l’Angleterre.
Leur haine contre moi est implacable
Et leurs projets visent ma perte.
Dieu m’a protégée jusqu’à maintenant.
Mais tant que vivra celle
Qui nourrit l’espoir des catholiques,
Ma couronne sera menacée.
MORTIMER
Cette catholique cessera de vivre
Dès que vous l’ordonnerez.
LA REINE ELISABETH
J’espérais que les lois décident de tout
Sans qu’il faille tremper
Mes mains dans le sang.
Mon cauchemar commence.
Le jugement est prononcé.
On me l’a dicté.
Je dois l’accomplir, Mortimer
Je dois donner l’ordre,
Moi,
De l’exécution
Et je ne peux pas
Me soustraire à cette décision.
Je ne peux pas sauver les apparences.
MORTIMER
Pourquoi sauver les apparences
Si la cause est juste?
LA REINE ELISABETH
Vous ne connaissez pas encore tout
De la nature humaine.
On jugera mon acte
Mais on ne connaîtra jamais
La répulsion que j’éprouve.
Elisabeth reine d’Angleterre
Tuerait Marie Stuart,
La reine d’Écosse?
Cette franchise jouerait contre moi.
Comme je voudrais
Que la part qui m’incombe
Dans cette condamnation
Soir recouverte
D’un doute éternel!
MORTIMER, essayant de comprendre
Alors, le mieux serait
Qu’elle…
LA REINE ELISABETH, vive
Oui, ce serait le mieux.
L’ange qui me garde
Parle par votre bouche.
Oui, continuez
Achevez…
Vous approfondissez les choses
Vous êtes différent de votre oncle.
Puis-je vous demander…
MORTIMER
Mon aide?
Je vous la donne.
Nous sauverons le nom d’Elisabeth.
LA REINE ELISABETH
Oui
Comme je voudrais
Qu’un matin
À mon réveil
Je puisse lire
Sur tes lèvres:
«Marie Stuart,
Ton ennemie jurée,
Cette nuit
A cessé de vivre.»
MORTIMER
Compte sur moi.
LA REINE ELISABETH
Quand donc
Pourrai-je dormir en paix?
MORTIMER
À la nouvelle lune
Tes craintes
Seront choses du passé.
LA REINE ELISABETH
Adieu jeune homme.
Ne souffrez pas
Si ma gratitude est à jamais
Tenue dans les ténèbres.
Le silence
Est le dieu des heureux.
Les liens les plus étroits
Et les plus tendres
Sont ceux que tisse
Le mystère.
Elle sort.
SCÈNE 6
MORTIMER, seul
Va
Reine hypocrite
Et sinueuse.
Tu triches au jeu du monde
Et je triche à ton jeu.
Te trahir me remplit de vertu.
Moi, un assassin?
Est-il écrit sur mon front
Que j’en serais capable?
Laisse-moi agir
Et va-t-en
Avec ton apparente dignité.
Espère longtemps en moi l’assassin.
Je gagne du temps.
Tu veux mon bien
Tu me fais miroiter tes faveurs.
Pourquoi pas ton propre corps?
Mais rien d’autre.
Qui es-tu, toi
Et que pourrais-tu me donner?
Je ne veux pas de ta gloire.
Je ne veux qu’elle:
Son amour, sa jeunesse.
Là où elle m’offre
La grâce et le bonheur
Toi tu ne donnes que la mort.
L’unique bonheur
Est celui qu’on puise
Dans le ravissement
Et dans l’oubli de soi
Dans l’euphorie de l’extase
Mon seul joyau, mon seul rêve.
Mais toi, ce ravissement,
Jamais tu ne l’as possédé.
Jamais par ton amour
Tu n’as rendu un homme heureux.
Moi seul suis désigné
Pour la sauver
Moi seul.
À moi le péril et la gloire
Et à moi la récompense.
Voulant sortir, il se trouve nez à nez avec Paulet.
SCÈNE 7
Mortimer, Paulet, Leicester.
SIR PAULET, sévère
Écoute-moi Mortimer!
Tu t’engages
Sur un sol glissant.
La faveur des souverains
Est séduisante.
Tu es jeune,
Mais gare à l’ambition.
Quelles que soient les promesses
Que la reine ait pu te faire
Ne te laisse pas tenter.
Si tu lui obéis,
Elle te reniera
Afin de sauver son image
Et vengera l’assassinat
Qu’elle a ordonné.
Je sais ce que la reine
Veut de toi.
Elle croit en ta jeunesse
Et veut se servir
De ton ambition.
Que lui a-tu promis?
Dis-moi.
MORTIMER
Mon oncle!
SIR PAULET
Si tu lui as promis
Je te méprise!
Leicester entre.
LE COMTE DE LEICESTER
Milord
J’ai un mot à dire
À votre neveu.
Notre souveraine
A beaucoup d’estime
À son endroit.
Elle veut qu’on lui confie
Sans restriction
La garde de Marie Stuart.
Elle croit en sa loyauté.
SIR PAULET
Elle croit en sa loyauté
Et moi, milord
Je ne crois qu’en moi seul
Et en ce que je vois, de mes yeux.
Il sort.
SCÈNE 8
Leicester, Mortimer.
Mortimer sort la lettre (qu’il a reçue de Marie) et la tend à Leicester.
LE COMTE DE LEICESTER, cherchant à le sonder
Qui doit le premier
Faire confiance à l’autre?
MORTIMER
Celui qui a le moins à risquer.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est donc vous.
MORTIMER
Erreur.
Le peu que je suis
Ne fait pas le poids
Avec votre puissance à la cour.
Une parole de vous contre moi
Peut provoquer ma perte.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous vous trompez.
Je suis l’homme
Le plus vulnérable
De cette cour.
Une parole de vous contre moi
Et je suis fini.
MORTIMER
Si le tout puissant comte de Leicester
Consent à me faire un tel aveu
Je reconnais que ma valeur
Se trouve accrue
Et je peux à mon tour
Vous confier un secret.
LE COMTE DE LEICESTER
Donnez-moi votre confiance
Vous aurez la mienne.
MORTIMER, lui donnant la lettre
Ceci est pour vous
De la reine d’Écosse.
LE COMTE DE LEICESTER, après l’avoir parcourue rapidement
Mortimer, savez-vous
Ce que contient cette lettre?
MORTIMER
Je n’en sais rien.
LE COMTE DE LEICESTER
Allons!
Elle vous a sans doute dit…
MORTIMER
Elle ne m’a rien dit
Sinon que vous alliez m’expliquer
Ce mystère.
Comment concevoir
Que le nom de Leicester,
Amant d’Elisabeth,
Ennemi et juge reconnu
De Marie Stuart,
Soit celui en qui elle ait placé
Son seul espoir d’être sauvée?
Et pourtant!
Vos yeux ne sauraient mentir.
Quels sont vos sentiments pour elle?
LE COMTE DE LEICESTER
Dites-moi d’abord
En quoi son destin vous concerne?
MORTIMER, excédé
Je ne peux en ce moment
Vous le dire en détail.
LE COMTE DE LEICESTER
Donnez-moi votre main.
Pardonnez mes doutes.
Je dois me méfier sans arrêt.
Les lords me détestent.
Ils m’épient.
Ils auraient pu vous utiliser
Pour me tendre un piège.
MORTIMER
Vous, si puissant,
Réduit à la terreur?
Comme je vous plains.
LE COMTE DE LEICESTER
Je sais que les sentiments
Que j’éprouve pour Marie Stuart
Peuvent vous sembler étranges.
Pour éviter
Qu’elle ne consolide sa couronne
En se mariant avec un roi d’Europe
Elisabeth m’avait destiné,
Moi son amant,
À Marie Stuart.
Depuis, les circonstances
Ont fait de moi son adversaire.
Mais aujourd’hui qu’elle est en prison
À deux pas de la mort,
Je veux risquer ma vie
Pour sauver la sienne.
MORTIMER
Quel être généreux vous êtes!
LE COMTE DE LEICESTER
L’ordre des choses a changé.
J’étais un ambitieux
insensible à la beauté
D’une jeune femme.
La main de Marie
Était trop petite pour moi.
Je rêvais de devenir
Le maître de la reine d’Angleterre.
Pendant dix ans,
J’ai rampé à ses pieds
Obéi à ses moindres caprices
J’étais son esclave, son jouet,
Et elle, comme une sultane
Faisait de moi ce qu’elle voulait.
Pour mériter ses faveurs
Il m’a fallu subir ses emportements.
Tour à tour elle me flattait
Puis elle faisait volte-face
En m’humiiant.
Jalouse, elle m’épiait
M’emprisonnait, me surveillait
Comme un enfant
Qui doit rendre des comptes.
Il n’y a pas de mots
Pour décrire cet enfer.
MORTIMER
Je vous plains.
LE COMTE DE LEICESTER
Et comme je touche au but
La récompense m’échappe.
Un autre homme récolte
Le fruit de ma patience.
Ce jeune étranger, un Français,
Me prend ce que j’ai mis
Des années à obtenir.
Tous mes espoirs s’effondrent.
Je cherche dans ce naufrage
Une planche de salut.
Et c’est la beauté triomphante
Qui reprend ses droits.
Marie Stuart, trésor que j’ai perdu!
Je la vois au plus profond de sa détresse
Et l’espoir s’éveille que peut-être
Je pourrais encore la sauver
Et qu’elle m’appartienne.
Et cette lettre m’assure
Que si je la sauve
Elle se donnera à moi
En récompense.
MORTIMER
Vous n’avez rien fait
Rien
Pour la sauver.
Vous l’avez jugée.
Vous avez voté
Sa condamnation.
LE COMTE DE LEICESTER
Si vous saviez pourtant
Ce que j’ai souffert!
Je devais, face aux autres,
Continuer de la persécuter.
Mais ne croyez pas
Que je l’aurais laissée
Dans son désespoir
Marcher vers la mort.
J’espérais
Et j’espère encore
Empêcher l’inévitable
En attendant qu’un moyen se présente
Afin de la délivrer.
MORTIMER
Ce moyen existe, Leicester.
Toutes les dispositions sont prises.
LE COMTE DE LEICESTER
Que dites-vous?
Vous m’effrayez.
Vous voulez…
MORTIMER
Ouvrir de force son cachot.
J’ai des complices, tout est prêt.
LE COMTE DE LEICESTER
Des complices?
Dans quelle entreprise
Voulez-vous m’entraîner?
Et eux, que savent-ils de mon secret?
MORTIMER
Soyez sans crainte
Le plan a été conçu sans vous
Et sera exécuté sans vous.
LE COMTE DE LEICESTER
Assurez-moi que dans ce complot
Mon nom n’a jamais été prononcé.
MORTIMER
Que d’inquiétude, Leicester!
Vous voulez sauver
Et posséder Marie Stuart;
Des amis brusquement
Vous tombent du ciel
Pour vous en fournir les moyens
Et vous montrez plus d’embarras
Que de joie?
LE COMTE DE LEICESTER
Je crains la violence
Et le danger de cette aventure.
MORTIMER
Nous perdons du temps.
LE COMTE DE LEICESTER
La tentative est impossible.
MORTIMER
Impossible pour vous
Qui voulez la posséder.
Nous, qui voulons simplement la sauver
Ne sommes pas si hésitants.
LE COMTE DE LEICESTER
C’est trop de précipitation
Pour une affaire si dangereuse.
MORTIMER
Vous ne pensez
Qu’à votre réputation.
LE COMTE DE LEICESTER
Je vois les pièges qu’on nous tend.
MORTIMER
J’ai le courage qu’il faut
Pour les éviter.
LE COMTE DE LEICESTER
La folie plutôt
De la folie pure!
MORTIMER
Vous raisonnez comme les lâches.
LE COMTE DE LEICESTER
Si nous échouons
Nous l’entraînons à sa perte.
MORTIMER
De même que si nous ne faisons rien.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous ne réfléchissez pas
Vous n ‘écoutez pas.
Par votre exaltation
Vous allez gâcher
Ce qui était si bien planifié.
MORTIMER
Planifié par vous, sans doute.
Qu’avez-vous tant fait?
Et si j’étais son assassin
Comme la reine me l’a ordonné
Dites-moi comment
Vous pourriez lui sauver la vie?
LE COMTE DE LEICESTER, étonné
La reine vous aurait ordonné…
MORTIMER
Elle s’est méprise à mon sujet.
LE COMTE DE LEICESTER
Et vous avez…
Vous avez accepté?
MORTIMER
Pour éviter qu’elle demande
À quelqu’un d’autre, oui.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous avez bien fait
Cela nous permet d’agir.
Elle se fie sur vous
L’exécution sera retardée
Et nous gagnons du temps.
MORTIMER, impatient
Non. Nous en perdons.
LE COMTE DE LEICESTER
En comptant sur vous
Elle se lave les mains du crime
Qu’elle ne veut pas commettre.
Il ne me reste plus qu’à la convaincre
De voir sa rivale face à face.
Elle aura les mains liées.
Burleigh a raison:
On ne peut exécuter la sentence
Si l’une et l’autre se voient.
Je vais tenter par tous les moyens…
MORTIMER
Que comptez-vous obtenir?
Elle verra qu’elle s’est trompée
Sur mon compte
Marie Stuart continuera de vivre
Et tout redeviendra comme avant.
Elle ne sera jamais libre.
Le mieux qui advienne
C’est la prison, éternellement.
Il faudra en finir par la force
Alors pourquoi
Ne pas commencer maintenant?
Vous avez du pouvoir.
Rassemblez une armée!
Cessez ce double-jeu
Montrez, à la face du monde,
Que vous êtes digne
De celle que vous aimez.
Maîtrisez la reine Elisabeth
Vous en êtes capable
Attirez-la
Dans un de vos châteaux
Là où elle vous a déjà suivi
Parlez-lui comme un homme
Montrez que c’est vous le maître
Et retenez-la captive
Jusqu’à ce que Marie Stuart
Soit enfin libre.
LE COMTE DE LEICESTER
Vous ne connaissez rien de la cour!
Vous ne pouvez soupçonner
Le centième de ce dont
Cette femme est capable
Pour nous dominer.
Tout est sous son contrôle.
Suivez mon conseil.
Réfléchissez avant d’agir!
J’entends quelqu’un, allez.
MORTIMER
Marie Stuart vit d’espoir.
Comment puis-je la consoler?
LE COMTE DE LEICESTER
Dites-lui que je l’aime.
MORTIMER
Vous lui direz vous-même.
Je suis son sauveteur
Et non votre messager.
Il sort.
SCÈNE 9
Elisabeth, Leicester.
LA REINE ELISABETH
Qui était là?
J’ai entendu quelqu’un parler.
LE COMTE DE LEICESTER, se tournant brusquement, troublé
C’était le jeune Mortimer.
LA REINE ELISABETH
Qu’avez-vous milord?
Vous semblez troublé.
(Il soupire.)
Pourquoi ce soupir?
LE COMTE DE LEICESTER
Je te regarde
Et je sais que je vais te perdre.
LA REINE ELISABETH
Moi? Me perdre?
LE COMTE DE LEICESTER
Dans les bras
De ton nouvel amant
De ton nouvel époux
Tu m’oublieras.
Personne au monde
Ne t’aime plus que moi.
LA REINE ELISABETH
Plains-moi, Dudley
Au lieu de me faire des reproches.
Je dois agir contre mon gré.
Et pourtant!
Mon cœur aurait fait un tout autre choix.
J’envie les femmes
Qui peuvent élire
Ceux qu’elles aiment.
Le bonheur de mettre ma couronne
Sur la tête de l’homme que j’aime
M’est interdit.
Il n’y a que Marie Stuart
Qui se le permette.
Elle se permet tout.
Elle boit jusqu’au fond
L’ivresse de tous les plaisirs.
LE COMTE DE LEICESTER
Mais maintenant, elle boit
L’amertume de la souffrance.
LA REINE ELISABETH
Sa vie était facile
La mienne, ardue.
Je me suis soumise
Au fardeau de l’existence
À la rigidité
Que ma condition m’impose.
J’aurais aimé moi aussi
Connaître les plaisirs
Et la jouissance.
Mon devoir était
De me consacrer à ma tâche:
Gouverner.
Elle a connu la faveur des hommes
Parce qu’elle a choisi
De n’être qu’une femme.
Tous, jeune et vieux, l’ont aimée.
Ainsi sont les hommes
Ils ne recherchent que leur plaisir
Rien d’autre ne compte
Que l’insouciance
Que la joie,
Que la jouissance.
Talbot lui-même
N’a-t-il pas rajeuni
Lorsqu’il a parlé d’elle?
Qu’avez-vous tous?
Quels sont ces charmes?
De quoi est faite sa beauté?
Comment savoir?
Les portraits embellissent.
les descriptions mentent.
Seuls les yeux
Disent la vérité.
Pourquoi me regardes-tu ainsi?
LE COMTE DE LEICESTER
Je vous vois côte à côte.
Je vous compare.
Si le hasard pouvait vous placer
L’une en face de l’autre
Quelle humiliation ce serait pour elle!
Elle verrait l’ascendance de ton être
Et l’infini que tu portes!
LA REINE ELISABETH, avec négligence
L’univers en entier
Conspire pour que je la voie!
(Fragile:)
On la dit jeune.
LE COMTE DE LEICESTER
La souffrance l’a beaucoup vieillie.
Elle demande
La faveur d’une rencontre.
Accorde-la lui
Comme un châtiment.
L’échafaud ne sera rien pour elle
Quand elle te verra
Dans toute ta puissance.
Elle comprendra sa déchéance
Comme moi-même
J’ai entrevu la mienne
Dès que je t’ai aperçue
Sur le seuil de cette porte
Comme un rayon de lumière.
Maintenant, telle que je te vois
Tu ne saurais trouver
Une heure plus favorable
Pour oser le face à face.
LA REINE ELISABETH
Maintenant?
Non, non, pas maintenant Dudley.
Il faut y réfléchir.
Il faut qu’avec Burleigh…
LE COMTE DE LEICESTER, interrompant vivement
Encore la politique!
Burleigh? Les hommes d’État
Ne pensent-ils donc qu’à leurs intérêts?
La femme que tu es
N’a-t-elle pas des droits?
N’es-tu pas ton propre tribunal?
Tous réclament que tu la voies!
Tous en appellent à ta générosité.
Ensuite, tu feras d’elle
Ce que tu voudras.
LA REINE ELISABETH
Il serait indécent
De me rendre chez ma sœur.
Elle est démunie.
On lui aurait retiré
Tout ce qui lui appartenait de royal.
On dira que j’ai fait exprès.
LE COMTE DE LEICESTER
Pourquoi aller chez elle?
Vois: le hasard veut qu’aujourd’hui
Il y ait chasse à courre.
Nous devons emprunter
Le chemin de Fotheringhay.
La Stuart sera dans le parc.
Tu y entres.
Par hasard.
Rien n’a été prémédité.
Tu n’as même pas à lui parler.
LA REINE ELISABETH
C’est une folie,
Mais c’est la vôtre
Comte de Leicester.
Comment vous la refuser?
Vous êtes, de tous mes sujets
Celui à qui j’ai fait
Le plus de mal aujourd’hui.
Le regardant avec tendresse:
Je vous accorde ce caprice.
Voilà ce qu’est l’amour:
Permettre
Ce qu’en principe
On devrait refuser!
Leicester se jette à ses pieds. Rideau.
ACTE III
Un parc. Au fond, une vaste perspective.
SCÈNE 1.
MARIE STUART, sort de la prison, en courant. HANNA KENNEDY la suit, péniblement.
HANNA KENNEDY
Attends-moi!
Ma foi tu as des ailes.
Comment te suivre!
MARIE STUART
Je veux jouir
De ma liberté
Laisse-moi être une enfant.
Sois-le avec moi!
Finie la prison!
Finis le malheur
Et l’obscurité!
Laisse-moi boire cet air
À grandes gorgées
Pleines de soif!
HANNA KENNEDY
Ô ma Marie
Ton cachot n’a fait
Que s’agrandir un peu.
Ce parc est entouré de murs.
MARIE STUART
Je veux me rêver
Libre et heureuse
Ne m’enlève pas
Mes illusions
Le ciel m’englobe
Céleste, Vaste!
Vaste!
Je n’ai pas de chaînes
Je vais où je veux
Dans l’espace infini.
Des montagnes à l’horizon
Marquent le commencement
De mon royaume.
Par là-bas
Plus au sud
Ces nuages surplombent
L’océan qui nous sépare
De la France!
Aériennes moissons
Soyez mes messagères
Moi qu’on garde en prion
Dans un trou sous la terre.
HANNA KENNEDY
Ah, pauvre toi!
Si tu te voyais!
Ce peu de liberté
Te porte à délirer:
Voilà que tu parles aux nuages!
MARIE STUART
Là-bas, un pêcheur
Dans sa barque!
Une planche misérable
Qui me mènerait
Là où j’ai des alliés…
Cet homme vit de peu -
S’il savait
Tous les trésors
Que je pourrais lui offrir
Pourvu qu’il m’embarque avec lui!
HANNA KENNEDY
Illusion!
Tu vois bien que partout
Des gardiens nous surveillent.
L’ordre a été donné
D’éloigner de nous
Quiconque pouvait
Nous témoigner de l’amitié.
MARIE STUART
Non Hanna
Ce n’est pas par hasard
Que les portes de mon cachot
Se sont ouvertes.
Patience,
Je suis à deux pas
D’un plus grand bonheur encore.
Tout ceci est dicté
Par la main de l’amour,
Celui qu’a pour moi
Le puissant comte de Leicester.
On veut me préparer
Par étapes
À l’arrivée de celui
Qui va me libérer
Pour toujours.
HANNA KENNEDY
Ah je ne peux y croire!
Hier encore
On te condamne à mort
Et aujourd’hui brusquement
On te libère.
Hélas je sais
Qu’on détache les condamnés
Avant de les envoyer
Dans l’autre monde.
MARIE STUART
Écoute, là-bas: le cor!
L’entends-tu qui résonne?
Ah que de souvenirs!
C’est ma jeunesse entière
Que j’entends retentir
Dans ces accords si fiers
Au beau milieu des prés
Où j’allais à cheval
Autrefois m’enivrer
D’un bonheur triomphal!
SCÈNE 2
Entre Sir Paulet.
SIR PAULET
Alors, milady?
Tout ceci
Est-il conforme
À vos désirs?
Il faut m’en remercier.
MARIE STUART
Comment milord?
C’est grâce à vous
Qu’on m’accorde cette faveur?
Vous?
SIR PAULET
Qui d’autre!
Je suis allé à la cour,
J’ai remis votre lettre.
MARIE STUART
Vraiment?
Vous avez fait cela?
Et cette liberté
Dont je jouis maintenant
En est la conséquence?
SIR PAULET, avec une quasi-certitude
Et ce n’est la seule.
Attendez-vous
À une plus grande joie encore.
MARIE STUART
Plus grande, milord?
Que dois-je comprendre?
SIR PAULET
Vous avez entendu
L’appel du cor?
MARIE STUART, reculant avec appréhension
Vous m’effrayez...
SIR PAULET
La reine chasse
Non loin d’ici.
MARIE STUART
Quoi?
SIR PAULET
Dans un instant,
Elle sera devant vous.
HANNA KENNEDY, supportant Marie qui chancelle
Allons…
Comme tu es pâle!
SIR PAULET
N’est-ce pas
Ce que vous souhaitiez?
Votre vœu se réalise
Plus rapidement
Que vous ne l’espériez.
Vous qui d’habitude
Avez la répartie facile,
Quoi? Pas un mot?
C’est le moment de parler.
MARIE STUART
Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue?
Je ne suis pas prête.
Ce qui était mon vœu le plus cher
Me paraît à présent
Une chose effrayante.
Hanna, rentrons,
Que je puisse me ressaisir
Que je puisse…
SIR PAULET
Restez.
Il faut que vous l’attendiez.
Il est naturel que vous ayez peur
Car elle est votre juge.
MARIE STUART
Mais il y a davantage
Qui m’effraie.
SCÈNE 3
TALBOT, et les précédents.
MARIE STUART
Noble Shrewsbury
Je ne veux pas la voir.
Sauvez-moi,
Sauvez-moi.
GEORGE TALBOT
Calmez-vous, reine.
Rassemblez vos forces
L’heure est décisive.
MARIE STUART
Voilà des ans
Que j’espère cette rencontre
Que je note par écrit
Chaque geste
Qui peut l’émouvoir
Chaque parole
Qui peut la convaincre
Et j’ai tout oublié.
Il n’y a plus rien dans ma tête
Plus de vie
Que la souffrance
Qu’elle m’inflige
Et que la haine.
Toute bonnes pensées
Que j’avais
Se sont enfuies.
Je ne ressens plus qu’un mépris
Qui me brûle le cœur.
La fureur s’éveille en moi
Et dresse mes cheveux
Comme des serpents.
GEORGE TALBOT
Domptez votre colère
Il ne résulte rien de bon
Quand la haine
Se heurte à la haine.
Luttez contre vos impulsions
Obéissez à la nécessité
Du moment.
Elle est la puissance:
Faites-vous humble.
MARIE STUART
Devant elle?
Jamais!
GEORGE TALBOT
Il le faut.
Du calme.
De l’humilité.
Invoquez sa générosité.
Pas d’arrogance!
Aucune allusion à vos droits.
Ce n’est pas le moment.
MARIE STUART
Ah! J’ai réclamé ma perte!
Catastrophe! On m’exauce!
Cette rencontre
N’aurait jamais dû
Avoir lieu.
Jamais jamais!
Rien de bon
n’en sortira.
Elle m’a trop cruellement
Fait souffrir.
Pensez-vous que l’eau
Et le feu
Puissent s’accorder?
Jamais il n’y aura
De réconciliation
Entre nous.
GEORGE TALBOT
Ce face à face
Est indispensable.
Je sais que votre lettre
L’a émue.
Elle était touchée
Jusqu’aux larmes.
Ayez confiance.
Je suis venu exprès
Pour vous rassurer.
MARIE STUART, lui prenant la main
Ah, Talbot!
Vous êtes un ami.
Pourquoi ne suis-je pas restée
Sous votre garde?
On me maltraite
Vous savez.
GEORGE TALBOT
Pour l’instant
Oubliez tout.
Pensez seulement
À l’accueillir avec humilité.
MARIE STUART
Est-ce que le sombre Burleigh
Est avec elle?
GEORGE TALBOT
Seul le comte de Leicester
L’accompagne.
MARIE STUART
Le comte de Leicester?
GEORGE TALBOT
N’ayez pas peur de lui.
Il ne veut pas vous nuire.
Cette rencontre
Est son œuvre.
SIR PAULET
La reine.
Tous s’écartent, sauf Marie qui reste, soutenue par Hanna Kennedy.
SCÈNE 4
Les précédents, la reine Elisabeth, le comte de Leicester.
LA REINE ELISABETH
Quel est ce domaine?
LE COMTE DE LEICESTER
Le château de Fotheringhay.
LA REINE ELISABETH, à Talbot
Qu’on renvoie notre cortège à Londres.
Le peuple est attroupé
Dans les rues.
J’éviterai la foule
En m’attardant dans ce coin tranquille.
(Elle regarde fixement Marie Stuart mais continue de parler à Leicester.)
Mon peuple m’aime trop.
Face à l’adoration
Qu’il me témoigne
Je ressens
Ce que Dieu doit ressentir.
Et quiconque se sent Dieu
Ne se sent pas humain.
MARIE STUART, qui, pendant ce temps, s’appuyait, presque évanouie, sur sa nourrice, se redresse et regarde dans les yeux Elisabeth; elle frissonne et se jette de nouveau dans les bras de sa nourrice.
Dieu!
Quelle froideur!
LA REINE ELISABETH
Qui est cette femme?
Silence général.
LE COMTE DE LEICESTER
Majesté… vous êtes à Fotheringhay.
LA REINE ELISABETH
À qui dois-je m’en prendre?
LE COMTE DE LEICESTER
Nous ne pouvons pas reculer.
Marie se ressaisit, et fait quelques pas vers Elisabeth. Mais elle frissonne à mi-chemin, et ses gestes expriment un grand combat intérieur.
LA REINE ELISABETH
Quoi, milords?
On m’avait parlé
D’une femme
Profondément accablée.
Je ne vois là
Qu’une femme fière
Que le malheur
N’a pas cassée.
MARIE STUART
Soit.
Je veux bien endurer cela,
Passer outre
Ma noblesse
Et ma fierté.
Oublions qui je suis.
Elle tombe à genoux devant la reine.
Soyez généreuse
Ma sœur,
Ne me laissez pas comme un chien
À vos pieds.
Tendez-moi votre main
Votre main royale
Redressez votre sœur
Prostrée dans la poussière.
LA REINE ELISABETH, reculant
Vous êtes là
Cousine
Où il vous convient d’être.
Et je remercie Dieu
De ne pas m’écraser
À vos pieds
Comme vous vous écrasez
En ce moment
Aux miens.
MARIE STUART, avec une émotion très forte
Songez au peu que nous sommes.
L’orgueil peut être puni.
Craignez qu’on ne vous fasse
Payer votre arrogance
Comme on m’a fait
Payer la mienne.
Au nom de ceux
Qui nous jugeront
Dans un autre monde
Soyez grande pour vous
En moi.
Ne profanez pas
Le sang des Tudor.
Il coule dans mes veines
Comme il coule
Dans les vôtres.
Pour l’amour de Dieu
Ne restez pas là
Abrupte comme le roc
Insensible
Au désespoir
De la naufragée.
Tout en moi-même
Ma vie
Mon destin
Dépend de mes mots,
De mes larmes.
Touchez mon cœur
Que je puisse
Toucher le vôtre.
LA REINE ELISABETH
Qu’avez-vous à dire
Marie Stuart?
Vous vouliez me parler?
MARIE STUART
Par où commencer?
Quels mots employer!
User de quel tact?
Comment vous atteindre
Sans vous offenser?
Je voudrais plaider ma cause
Mais pour cela
Je n’ai que les mots
De l’accusation.
Vous avez été injuste
De me traiter
Comme vous l’avez fait
Car, comme vous,
Je suis reine
Et vous m’avez mise en prison.
J’étais venue
Pour demander
Votre secours
Et vousSans égard aux lois
De l’hospitalité
Et de la dignité humaine
Vous m’avez jetée
Dans un trou.
J’ai été séparée
De mes amis,
De mes serviteurs,
De mes effets personnels.
On m’a fait comparaître
Devant un tribunal
Qui m’a insultée
Mais
Mais ne parlons pas de ça.
Que l’oubli enfouisse
La cruauté
Dans un voile éternel.
Mettons la souffrance
Sur le compte du destin
Ni vous ni moi
Nous n’y étions pour rien.
Le démon est sorti
De son enfer
Pour s’incarner dans nos cœurs
Et allumer la haine.
L’enthousiasme
De nos convictions
A dressé entre nous
Une armée d’hommes méchants
Dont nous nous serions passé.
Malheur!
Il est dans le destin des rois
De déchirer le monde
Et de semer la discorde
Par leur haine.
Mais en ce moment
Aucun peuple
Ne parle en notre nom.
LA REINE ELISABETH
N’accusez pas le destin
Mais plutôt
La noirceur de votre âme
Et l’ambition sauvage
De votre famille.
Marie Stuart s’approche d’Elisabeth.
MARIE STUART
Nous sommes seuls
Face à face
À présent
Sœur
C’est à vous de parler.
Dites-moi mes torts
Je les reconnaîtrez.
LA REINE ELISABETH
Rien d’hostile
Ne s’était encore
Produit entre nous
Quand votre oncle
Ce catholique orgueilleux
Assoiffé de pouvoir
M’a déclaré la guerre.
Il vous a inspiré la folie
De m’arracher le trône
Et vous avez juré ma perte
Afin de vous emparer
De mes titres.
Qui n’a pas été
Dressé contre moi?
Le clergé, le peuple
Et leur hypocrite dévotion
Cette arme redoutable
Qui a attisé
La rébellion
Dans la quiétude
De mon royaume.
Mais Dieu est avec moi
Et ce vaniteux prélat
A été vaincu.
Vous vouliez ma tête?
C’est la vôtre qui tombe.
MARIE STUART
Pourquoi ne pas m’avoir
Accordé un entretien plus tôt
Alors que je l’implorais
Si violemment?
Jamais les choses
En seraient venues
Où elles en sont.
Nous ne serions pas là
Interdites l’une à l’autre.
Fallait-il cette triste rencontre?
LA REINE ELISABETH
En vouant faire la paix
Avec ses ennemis
Votre famille
Et votre Église
Ont permis
Lors de la nuit
De la Sain-Barthélémy
L’horreur du massacre
Des protestants.
Que cela me serve de leçon.
Qu’ai-je à faire
Des liens du sang
Et du droit des peuples?
Si je permettais
Votre libération
Moi, une reine protestante
Au nom de quel principe sacré
Me donneriez-vous l’assurance
De votre bonne foi?
Ma force politique
Est ma seule sécurité.
Je ne réchauffe pas
Sur mon sein
Des vipères
Qui veulent me piquer.
MARIE STUART
Encore ces affreux soupçons!
Vous m’avez toujours vue
Comme une ennemie
Une étrangère.
Si vous m’aviez reconnue
Comme héritière légitime
Conformément à mes droits
Vous auriez découvert en moi
L’amour et la loyauté
D’une parente dévouée.
LA REINE ELISABETH
C’est hors de ce pays
Que sont vos parents
Et amis,
Lady Stuart.
Vous, mon héritière?
Mensonge! Artifice! Piège!
Jamais, moi vivante
Vous ne gagnerez mon peuple.
Jamais, moi vivante
Vous n’arriverez
À embrigader
La noble jeunesse
De ce pays.
Jamais, moi vivante
Vous ne brillerez
Comme le soleil levant
Jamais, moi…
MARIE STUART
Régnez en paix!
Je renonce à mes prétentions
Sur ce royaume.
Devant tant de haine
L’idée de grandeur
N’a plus d’attrait.
Vous avez atteint votre but.
Je ne suis plus
Que l’ombre de Marie Stuart
Repliée dans la puanteur
De mon cachot.
Vous m’avez fait
Le plus grand mal
Le plus irréparable des torts:
Vous avez brisé
La jeunesse
De ma vie.
Finissons-en
Ma sœur.
Dites les mots
Pour lesquels
Vous vous êtes déplacée
Sans quoi
Ce serait de la méchanceté
De vous moquer
Aussi cruellement de moi.
Dites:
«Vous êtes libre
Marie Stuart!
Vous avez vu ma puissance,
Honorez maintenant
Mas miséricorde.»
Dites-le!
Je veux recevoir
La vie et la liberté
Comme un présent
De votre main.
Un seul mot
Peut tout effacer.
Prononcez-le
Sans attendre.
Mais malheur à vous
Si vous refusez
De le dire
Et si vous quittez ce lieu
En malfaiteur.
Car en dépit
De vos richesses
Et de vos terres
Protégées par la mer
J’aurais honte
D’être devant vous
Ma sœur,
Comme vous êtes
En ce moment
Devant moi.
LA REINE ELISABETH
Vous vous reconnaissez
Enfin vaincue?
Finies les intrigues?
Finis les complots?
Finis les crimes?
Fini, oui,
Lady Stuart.
Vous n’avez plus d’alliés
Le monde a d’autres soucis.
MARIE STUART, éclatant, hors d’elle
Oh Dieu!
Je ne sais pas
Ce qui me retient…
LA REINE ELISABETH, avec un regard fier et méprisant
C’est donc ça, Leicester
Les charmes
De Marie Stuart?
Les charmes qu’aucun homme
Ne eut vaincre?
Il est facile
De se faire aduler par tous:
On a qu’à se donner à tous.
MARIE STUART
Assez!
LA REINE ELISABETH, avec un rire insultant
Tiens!
C’est maintenant
Qu’on voit votre vrai visage!
Avant,
Ce n’était qu’un masque!
MARIE STUART, brûlante de colère, mais avec noblesse et dignité
J’ai commis
Comme chaque être humain
Des erreurs de jeunesse.
Je me suis noyée
Dans trop de faste
Et trop de puissance,
C’est vrai.
Mais je n’ai jamais fait de mystère
Je n’ai pas vécu
Sous de fausses apparences.
Ce qu’il y a de pire en moi
Le monde le connaît
Et je sais que je vaux plus.
Malheur à vous cependant
Le jour où l’on découvrira
Que sous votre manteau hypocrite
Se cachent
Vos appétits
De chienne en chaleur.
Ce n’est pas la vertu
Que votre mère vous a léguée
Et on sait pourquoi
Elle est montée sur l’échafaud -
GEORGE TALBOT, intervenant entre les deux reines
Dieu du ciel!
Fallait-il qu’on en arrive là?
Que faites-vous
De la modération?
MARIE STUART
Modération?
J’ai enduré
Tout ce qu’un être humain
Est capable d’endurer.
Assez de cette résignation!
Voilà ce que j’en fais
De la modération!
Au diable la soumission!
Je me moque de mes chaînes
Je me moque de l’enfer.
Il faut que ma colère éclate!
GEORGE TALBOT
Oh, elle ne se contient plus!
Il faut lui pardonner
Elle ne sait pas
Ce qu’elle dit.
Elisabeth, muette par la colère, lance des regards furieux vers Marie.
LE COMTE DE LEICESTER, extrêmement troublé, essayant d’entraîner Elisabeth
N’écoute pas
La fureur de cette femme.
Viens, suis-moi.
Partons d’ici.
MARIE STUART
Le trône d’Angleterre
Est déshonoré
Par une bâtarde!
Honte aux Anglais!
Ils se sont fait leurrer
Par une menteuse!
Si le droit régnait
C’est toi qui serais
À mes pieds
Car c’est moi
Qui suis ton roi!
Elisabeth part rapidement. Les lords la suivent, plongés dans une grande consternation.