Inédits
7190256 - Post. 18-03-08 - 10:20:22 - Songe
© Photo https://stocksnap.io/ Ruth Florsheim Moonlight sonata
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[extrait]
Athènes. Le palais de Thésée.
Entrent Hippolyta et Thésée.
HIPPOLYTA
Ce que racontent ces amants
Est bien étrange.
THÉSÉE
Plus étrange que vrai.
Je ne crois pas
En ces chimères.
Ce sont des histoires fabriquées.
L’amour rend fou
Et les fous
Ont la tête qui bouillonne.
C’est une façon pour eux
D’ajuster leurs fantaisies
Sans l’autorité de la raison.
Le fou, l’amoureux et le poète
Sont ainsi.
L’un voit plus de diables
Dans l’enfer
Qu’il ne peut y en avoir:
C’est le fou.
L’amoureux, aussi fébrile
Voit la beauté d’Hélène
Dans les yeux d’une Égyptienne.
Le poète, lui
Qui cultive le délire
Quitte la terre à loisir
Et va vers le ciel
Autant de fois qu’il veut.
Et comme il est dans sa nature
De considérer les choses
Qui nous sont inconnues,
Il prête une forme
Et assigne à ce néant
Dans les airs
Une adresse et un nom.
Tel sont les traits
D’une imagination forte.
Si la joie vous anime
C’est un messager qui l’apporte.
Et si quand il fait noir
On ressent de la peur
On voudra concevoir
Que la lune est en pleurs.
HIPPOLYTA
Oui mais le récit
Qu’ils ont fait de leur nuit,
De ces métamorphoses
Du reflet de leurs âmes,
M’a persuadée
Plus que ne l’aurait fait
Le récit d’une vision.
Il se conforme aux étapes
D’un événement réel
Tout étrange
Et tout mystérieux qu’il soit.
Entrent Lysandre, Démétrius, Hermia et Héléna.
THÉSÉE
À la bonne heure!
Voici nos amoureux!
Que l’amour reste toujours
Aussi resplendissant dans vos cœurs.
Voyons à présent
Le programme de nos fêtes.
Mascarades, réjouissances
Bourrées et contredanses…
Trois heures encore
Entre la fin du repas
Et l’heure du coucher.
Que proposes-tu, Philostrate
Pour écourter ces siècles?
PHILOSTRATE
J’ai ici la liste
Des divertissements
À vous de choisir
Celui que vous voudrez.
THÉSÉE
« Le combat des Centaures
Accompagné à la harpe
Par un esclave athénien ».
Non, j’en ai fait le récit
À ma bien-aimée
Pour lui chanter la gloire
De mon frère Hercule.
« Bacchanale et massacre d’Orphée »
Trop vu et revu
On me l’a donné
Quand j’ai vaincu les Thébains.
« Oraison de la Science
morte dans la misère
Chantée par les muses. »
Trop caustique pour un jour de noces.
« Comédie dolente et pensive
Sur la mort féconde
De Pyramus et Thisbé. » Tiens!
« Comédie - dolente »
« Pensive - féconde »
C’est comme qui dirait
De la glace chaude.
Comment s’exprime la liaison de ces contraires?
PHILOSTRATE
Il s’agit d’une pièce
Longue de dix mots
Mon seigneur.
Rares sont les pièces plus courtes.
Cela dit, je considère
Qu’elle est encore trop longue
Et que chaque mot qu’elle contient
Est un mot de trop.
Ceux qui la jouent
N’ont aucun talent.
Le ton général est tragique:
Pyramus se poignarde à la fin.
J’ai vu la répétition
Et j’avoue que mes yeux
Se sont remplis de larmes.
Mais des larmes plus joyeuses
Que n’en a jamais versé
Le plus gai de tous les rires.
THÉSÉE
Parlez-moi des acteurs.
PHILOSTRATE
Des rustres.
Ils gagnent leur vie
Dans les bas-fonds d’Athènes.
Peu enclins au travail de l’esprit
Ces hommes se sont bourrés le crâne
De choses incompatibles
Avec le jour de vos noces.
THÉSÉE
Je veux les entendre.
PHILOSTRATE
Non, mon seigneur, j’insiste.
Cette pièce ne peut pas convenir
Je l’ai vue d’un bout à l’autre
Et, à moins que vous aimiez la sueur
De ceux qui peinent à votre intention,
Vous n’y trouverez rien pour vous plaire.
THÉSÉE
Je veux voir cette pièce
Car il est toujours bon d’observer
La sueur et les peines qu’on nous offre.
Qu’on introduise ces acteurs.
Place!
HIPPOLYTA
Pourquoi nous infliger
Un travail fourni par l’effort
Et non par le talent?
THÉSÉE
Tu ne verras rien de tel.
HIPPOLYTA
Ton ministre nous a dit pourtant
Que ce sont des rustres.
Ils ne sont bons à rien.
THÉSÉE
Nous aurons le mérite
De les récompenser pour le rien.
Nous aurons le plaisir
De comprendre
Ce qu’ils n’auront pu dire
Faute de génie
Et nous serons bienveillants
Car nous apprécierons l’effort
Plus que la réussite.
Là où j’ai l’habitude d’aller
Toujours on me reçoit
Avec une délégation de sages
Qui me récitent leurs hommages
Composés de strophes savantes
Et des mots longuement étudiés.
Je les ai vus trembler
S’interrompre au milieu des phrases
Et malgré leur expérience
Je les ai vus faillir
Avant qu’ils n’aient pu exprimer
Le centre de leur propos.
Souvent j’ai reçu l’hommage
En écoutant le silence.
L’humilité d’un homme timide
A pour moi autant de mérite
Que la langue alambiquée
D’un discours gigantesque.
Simplicité vaut mieux.
Moins il y a de mots
Plus ils parlent à mon cœur.
William Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été, début de l'acte V
La traduction (version numérique intégrale) du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare par Normand Chaurette est disponible chez Adel.
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